M ATHÉMATIQUES ET SCIENCES HUMAINES
J. L. L EBRAVE
La fréquence des nominalisations en allemand
Mathématiques et sciences humaines, tome 52 (1975), p. 35-54
<http://www.numdam.org/item?id=MSH_1975__52__35_0>
© Centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS, 1975, tous droits réservés.
L’accès aux archives de la revue « Mathématiques et sciences humaines » (http://
msh.revues.org/) implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www.
numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est consti- tutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit conte- nir la présente mention de copyright.
Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques
http://www.numdam.org/
LA
FREQUENCE
DES NOMINALISATIONS EN ALLEMANDJ.L. LEBRAVE*
Les nominalisations sont-elles
caractéristiques
de certainsstyles?
Telle est la
question
àlaquelle
ce travail seproposait
initialement de ré-pondre,
enappliquant
une définitionlinguistique rigoureuse
à l’étude d’unphénomène stylistique qui
passe traditionnellement pour bien connu, lestyle
nominal. Nous ne nous étendrons pas ici sur les
problèmes spécifiquement linguistiques posés
par la nominalisation et sonrapport
avec lestyle
nomi-nal. Les traités de
stylistique
allemande définissent engénéral
lestyle
nominal par l’abondance des
"substantifs",
etl’apport
de lalinguistique
consiste d’abord à
quitter
le terrain des "classes de mots"(verbe,
substan-tif, etc.) pour
celui d’unitéslinguistiques
mieuxdéfiniesl.
Onpeut
ainsidistinguer
à l’intérieur dustyle
nominal leprocédé qui
consiste àremplacer
une
expression
verbale par uneexpression
nominale(et
dans ce cas ils’agit
donc de
nominalisations),
et celui parlequel
un auteur évitesystématique-
ment
d’employer
des verbes(c’est
parexemple
le cas pour certains expres- sionnistesallemands).
Nous ne nous intéresserons iciqu’au premier
de cesdeux
procédés,
et nous admettronsqu’on peut
donner des nominalisations unedéfinition
opératoire, applicable
à l’étude d’un corpus.* Centre d’Histoire et
d’Analyse
des Manuscrits Modernes(C.N.R.S.)
1)
On voit malquel
est l’intérêt de ranger sous la mêmerubrique
les deuxphrases suivantes,
comme le font parexemple
V.FLEISCHER et G.MICHEL(Sti-
listik der deutschen
Gegenwartssprache, Leipzig 1975, pp.230-233):
"Diekrankhafte
Erhb 9 des
Blutdrucks beruht zum Teilauf
einerstandigen Er- hohung
desGefâsswiderstandes
der Masse der kleinen Arterien" et"Szenen,
Auffritte,
einMonolog,
ein behbrdlicherEinspruch,
dieStiFtung
eines Ver-lobnisses,
ein scharferDialog,
vorher aber: derAuszug
einesjung n
Men-s en,
vom Dorf nach derStadt,
einesWitwenkindes,
der Abschied amaun."
Malheureusement, l’apport
de lalinguistique
cesse dèsqu’on
abordel’étude
stylistique proprement dite,
où l’on nedispose
qued’approches
rela-tivement
traditionnelles,
toutes fondées en dernier ressort sur l’intuition du chercheur et sur sa connaissance des textes étudiés.Lorsqu’on
essaied’appliquer
ces intuitions à un corpusprécis,
on aboutitrapidement
à uneimpasse:
selon laconception qu’on
se fait de telauteur,
de saplace
dans lemouvement des
idées,
de sonimportance
dans l’évolution de lalangue,
onpourra trouver des
arguments
convaincantssusceptibles
de confirmer les thè-ses les
plus contradictoires,
sans que rienpermette
en fait de choisirentre les deux. Par
exemple,
l’étudelinguistique
montre que les nominalisa- tions sontcaractéristiques
de lalangue scientifique
ettechnique’.
Maisqu’en
est-il dustyle
de Heinecritique
littéraire? Selonl’importance qu’on
donne aux
préoccupations philosophiques
etpolitiques
deHeine,
on chercheradans les textes - et on trouvera - les marques d’une
subjectivité impénitente inapte
àl’objectivation qu’implique l’emploi
desnomïnalisations,
ou au con-traire on s’efforcera de montrer
qu’il
introduit dans lacritique
littéraireune dimension
scientifique,
et donc que sonstyle
se caractérise par un usagemarqué
des nominalisations. Pour sortir de cetteimpasse,
il est nécessairede revenir sur les mécanismes intuitifs
d’analyse
du"style"
en cherchant àquelles hypothèses implicites
ils renvoient. On constate enparticulier
queces mécanismes mettent en
jeu
deshypothèses probabilistes
au nomdesquelles
on
juge
de lapertinence stylistique
d’unphénomène, qu’il s’agisse
de sa"fréquence"
ou de sa valeur.Nous montrerons comment on
peut
formulerexplicitement
ceshypothèses,
en cherchant à vérifier leur
pertinence
par le recours à desprocédures d’ajustement statistique.
On verra dansquelle
mesure la distribution des nominalisations dans une oeuvre, littéraire ou non, est réductible à un pro-cessus aléatoire
(processus
dePoisson),
et on essaiera brièvement d’envi- sager lesconséquences
de ce résultat surl’analyse stylistique
et sur lapertinence stylistique
des nominalisations.0 0
0
1)
Cf. K.MOESLEIN,
Der Nebensatz und sein nominalesAequivalent
inder
wissenschaftlich-tecfifiischen Literatur des XIX. und XX. Jahrhunderts. Habi- litationsschrift.
Leipzig
1968.Du
point
de vuelinguistique,
onpeut
définir les nominalisations par leur fonction dans laphrase,
par leurforme,
ou par leurspécificité
séman-tique.
Par la fonction: les nominalisations font
partie
des élémentsqui,
dans unephrase, peuvent
se substituer à un groupe nominal. Une telle définition est de peu d’intérêt dans le cadre du travailentrepris ici, puisqu’elle
regrou- pe sous le terme denominalisations,
outre desexpressions nominales,
cer-taines "subordonnées" comme les
dass-Sâtze,
des groupesinfinitivaux, etc.l.
Par la forme:
parmi
l’ensemble des groupesnominaux,
il en eixstequi pré-
sentent certains traits
spécifiques qui
lesdistinguent
de tous les autres:- la base
comporte
un suffixecaractéristique das
-en,dieF-un , d- -3, etc,);
- on
peut
établir unecorrespondance
terme à termerégulière
entre cesgroupes nominaux et des groupes verbaux
comportant
les mêmeséléments;
- ces groupes nominaux sont par certains
aspects
de"pseudo-groupes
nominaux": une forte
proportion d’entre
eux esttoujours
au"défini-singu-
lier" et ne
supporte
donc pas lejeu
normal desoppositions
decatégories,
ce
qui
laisse supposerqu’il
nes’agit
pas de groupes nominauxquelconques (la
forme est ici l’indice d’un contenusémantique spécifique
et non nomi-nal)~.
Par le sens: la
correspondance
entre nominalisation et groupe verbal n’est pas seulementformelle,
mais fondamentalementsémantique:
on retrouve dansla nominalisation et dans le groupe verbal
correspondant
le même"complexe
connexionnel" de
signifiés ;
dans le groupeverbal,
cecomplexe
est mis enrelation avec les différentes
catégories
verbales(temps, mode,
modalisa-tion) ;
dans le groupenominal,
il est associé à un élément nominal et actua-lisé par les
catégories
nominales commen’importe quel
groupenominal4.
1)
C’est en ces termesqu’on peut,
enpremière approximation,
résumer ladéfinition de la nominalisation dans le cadre de la
grammaire générative:
c’est
"l’apparition
de S sousN",
autrement dit la sous-classe des élémentssusceptibles
de commuter avec des groupes nominaux sans en être eux-mêmes.Cf. par
exemple
R.B.LEES,
The Grammar ofEnglish
Nominalizations. Bloo-mington.1
960.."
mington.1960.
’2)
Pour une étudelinguistique
détaillée des nominalisations dans le cadre de cettedéfinition,
cf. C.MILNER,
Des roupes nominaux enra ort
exclusifavec des groupes verbaux. Thèse de doctorat de 3e
cycle.
Paris1967(Dactyl.) 3)
Pour unejustification
del’analyse
des"groupes spécifiques"
en com-plexes
connexionnels designifiés,
cf. J.FOURQUET, Prolegomena
zu einerdeutschen
Gramatik,
Düsseldorf 1970.‘ "
4) Cf.
J.L.LEBRAVE, La fréquence
des nominalisations. Thèse de doctorat de 3ecycle.
Paris 1973(Dactyl.)
Dans le travail dont on donne ici les
résultats,
on a commencé par utiliser la définition par laforme, qui
semblait convenirparticulièrement
bien à l’étude d’un corpus, dans la mesure où elle mettait en
jeu
le seulsignifiant.
Mais le corpus lui-même en a montré l’insuffisance. D’unepart,
la
présence
des trois traits définissants nepermet
pas de conclure que le groupe nominal enquestion
est bien une hominalisation: il subsiste un assezgrand
nombre de groupes nominaux où seul l’examen du senspermet
de décider s’il y a ou noncorrespondance
avec un groupeverbal.
La définition estdonc,
sur cepoint, trop large.
D’autrepart,
l’un de ces traits(la
"neu-tralisation" des
oppositions
decatégories)
n’est pas en fait un trait for-mel,
mais un traitsémantique,
voireontologique:
onqdmet
que le référent d’une nominalisation nepeut qu’être unique.
Or les textes étudiés contien-nent un certain nombre de groupes nominaux
qui obligent
à reposer leproblè-
me du statut des
catégories
dans lanominalisations,
étant donné la nature par ailleurs évidement "verbale" de ces groupes.D’où l’élaboration de la troisième
définition, qui permet
de distin- guer troistypes
d’unités différentes:a)
les"BNv":
lecomplexe
designifiés
verbal s’associe à un sème nominal pour constituer une base nominalecomplexe susceptible
de recevoir des membres commen’importe quelle base,
etcompatible
avec toutes les ca-tégories
nominales. Le suffixe est parexemple
die -uns, das -en, etc.On aura ainsi:
die
Bewàlti
der Materie durch den Geistqui s’analyse
de lafaçon
suivante:1)
Unexemple simple montrera
cequ’on
entend ici par examen du sens. Le groupe nominaldie Lange
des Tischespossède
les traits suivants:-
présence
d’un suffixecaractéristique (die ~e) ;
-
possibilité
d’établir unecorrespondance
terme à terme avec le grou- pe verbal der Tisch istlang
selon leschéma suivant:
au groupe nominal au nominatif u groupe verbalcorrespond
lemême
groupe nominal augénitif
dansla
nominalisation;
à la base du groupe verbal(lan s-) correspond
le lexè-me lang-
dans le groupenominal;
- le groupe est au
défini-singulier.
Mais dans son contexte normal d’utilisation
(par exemple
ich messedie
Lange
desTisches),
il est évidentqu’il
nes’agit
pas de dire que latable est longue, mais
seulementqu’elle a
une certainelongueur. L’analyse
du
signifié
est donc: 1et non pas: 1
Examiner le sens revient à vérifier si la
correspondance
avec un groupe verbal estlégitime.
On y retrouve le
complexe
designifiés
commun aux groupes verbaux suivants:der Geist
bewâltigt (bewâltigt,
wird ...bewàltigen, etc.)
die Materie der Geist würde die Materiebewâltigen
Vielleicht
bewâltigt
der Geist die Materie etc.dont
l’analyse
commune serait:Ce sont les nominalisations à
proprement parler.
b)
les leur caractère verbal estbeaucoup
moins net que celui desBNv,
et lecomplexe
designifiés
verbal n’est reconstituable que dans certains cas.Lorsqu’on peut
établir lacorrespondance,
elle est entre uncomplexe
verbal dontla base est l’association d’unqualitatif
et de sein etle même
complexe
associé à un suffixespécifique (die -heit, die re, etc.).
Ainsi:
die ausserordentliche Dankbarkeit des Vaters für die
Rettung des
Sohnespeut s’analyser
comme:On y retrouve le
complexe
designifiés
commun aux groupes verbaux suivants:der Vater ist
(war,
wird ...sein, etc)
für dieRettung
des Sohnesausserordenltich dankbar
der Vater ware für die
Rettung
des Kindes ausserordentlich dankbar vielleicht ist der Vater für dieRettung
des Sohnes ausserordentlich dankbaretc.
dont
l’analyse
commune serait:Mais,
même dans cetexemple précis,
rienn’empêche
de faire une ana-lyse différente,
danslaquelle
iln’y
a pas decorrespondance
avec un com-plexe verbal,
mais"lexicalisation"
duqualitatif,
d’où résulte un "abs-trait"
qualitatif:
c)
les"GNQdas":
le groupe verbal dont on extrait lecomplexe
verbalcorrespondant
à cetype
de nominalisation est de la forme:was + an + groupe
qualitatif
+ ist .Ainsi,
das Schone darancorrespond
au groupe verbal:was daran schon ist .
Toutefois,
à la différence des deux casprécédents,
le groupe verbal et le groupe nominal sont directement substituables l’un à l’autre. Iln’y
adonc pas nominalisation au même titre que, par
exemple,
dans le cas desBNv.
On verra que ces différences dans le statut
linguistique apparaissent
dans le
comportement statistique
de ces différentes unités.L’étude
linguistique permet
de cerner avecplus
derigueur
lephénomè-
ne
étudié,
en donnant des nominalisations une définitionopératoire applica-
ble à
n’importe quel
corpus. Mais elle ne donne pas d’indications sur cequ’on
entend par un usagemarqué
des nominalisations. Si onprend l’exemple
de
Heine,
un lecteurcompétent (c’est-à-dire qui
connaisse bien l’oeuvre deHeine,
la littérature du XIXesiècle,
lesgrands
traits de l’évolution de1)
Parlexicalisation,
on entend ici la"dégrammaticalisation"
des con-nexions à l’intérieur d’un
syntagme,
au cours delaquelle
cesyntagme
cesse d’avoir un sens déductible de celui de sescomposants
pouracquérir
celuid’un lexème
simple.
C’est ici l’association duqualitatif
et du suffixequi
est "lexicalisée". Cf. parexemple
Ch.BALLY, Lingqistique générale
et
linguistique française,
Berne1944,
pp. 146 et suiv.l’allemand entre la fin du XVIIIe siècle et nos
jours, etc.) peut
dire avecquelque
apparence de raison que les nominalisations sontcaractéristiques
deses textes
critiques.
Cejugement peut
sejustifier
de deuxfaçons
diffé-rentes :
1)
Ou bien Heine utilise desexpressions
nominales là où sesprédéces-
seurs ou ses
contemporains
auraientemployé
desexpressions verbales;
de cefait,
les textes de Heine sontplus
riches en nominalisations que ne le laisseraientprévoir
les normes d’utilisation dustyle
nominal dans l’alle-mand littéraire du XIXe siècle.
L’usage marqué
des nominalisations se tra- duit donc par unefréquence
anormale des nominalisations. C’est d’ailleursen ces termes que le
style
nominal(et
soncorrélat,
lestyle "verbal")
estdéfini dans les traités de
stylistique.
Voici parexemple
comment W. Fleisch-er et G. F4ichel classent les textes selon leur caractère "nominal" ou "ver- bal" :
"Derartige
Texte sind durch einen über den normalen"Erwartungswert"
hinausgehenden
Anteil nominaler(...)
oder andererseits verbaler Elementegekennzeichnet"1. Malheureusement,
les traités destylistique
restent muetssur ce
qu’est
une"proportion
d’élémentssupérieure
à cequ’on
attendraitnormalement"2.
Or toute tentatived’application
de cetype
de classification à des textesprécis
est immédiatement confrontée à la nécessité de définir la "norme d’attente" dontparlent
W. Fleischer et G. hichel. Ceci supposequ’on
sachecompter
combien un texte contient d’élémentsnominaux,
et sur-tout
qu’on
soit en mesure de comparer lafréquence
de ces éléments dans dif- férents textes. Pourreprendre l’exemple
deHeine,
on est amené à vérifierque les textes de Heine contiennent bien un
plus grand
nombre de nominalisa- tions que ceux des écrivains de la mêmeépoque
traitant desujets équiva-
lents. Ceci revient à comparer différents textes
quant
à laproportion
denominalisations
qu’ils
contiennent. Or undénombrement,
mêmerapide,
montreimmédiatement
qu’on
nepeut
se contenter de ce calcul deproportions.
Celui-1 )
W. FLEISCHER et G.MICHEL,
op.cit.,
pp. 230-231.2)
Il est en outre intéressant de constater que le calcul concret de cetteproportion
passe par undénombrement,
non dessubstantifs,
mais desverbes, puisque
leremplacement
d’uneexpression
verbale par uneexpression
nomi-nale
supprime
un verbe:"Gelegentlich
wird auch von nominaler bzw. verba- ler Ausdrucksweisegesprochen.
Danngeht
es zunachst nicht um einen ausser-gewôhnlich
hohen Anteil nominaler bzw. verbalerElemente,
sonderndarum,
dass ein Sachverhalt
verbal,
etwa in Form einesNebensatzes,
odernominal,
in Form eines
Satzgliedes, ausgedrückt
werden kann.(...)
Wird dasSatzge- füge gewâhlt,
so sind mindestens zwei finite Verbformen(eine
imHaupt-
une eine im
Nebensatz) vorhanden;
derHauptsatz
allein enthalt nur einefinite Verbform. In dem
Masse,
wie der einfache Satz durch immer mehr nomi-nale Elemente erweitert
wird,
veràndert sich das Verhà.ltnis immer weiterzuungunsten
der finiten Verbform."(Ibid.,
p.231).
ci suppose en effet une
répartition
uniforme des nominalisations à l’inté- rieur des textes, alorsqu’on
constate que lafréquence
des nominalisations n’est pas constante à l’intérieur d’un même texte. Elle donne mêmel’impres-
sion d’être extrêmement
"capricieuse":
si on seplace
en unpoint
donné dutexte,
le dénombrement des nominalisations dans lapartie
du textequi
vientd’être lue semble ne fournir aucune indication
quant
au nombre de nominalisa- tionsqu’on
va rencontrer dans la suite: on pourra aussi bien n’en rencon- trer aucune, ou une, ouplusieurs,
etc.. Et si parexemple
on compare des échantillons de 100 pagespris
chez différents auteurs, laproportion
de no-minalisations variera considérablement en fonction de la
place
de l’échan-tillon dans le
texte.
Il serait donc absurde de vouloir utiliser cette mé- thodesimple
decomparaison, qui
n’a de sens que si onl’accompagne
d’uneétude de la distribution des nominalisations dans les textes étudiés. En
outre, ces comptages
élémentaires mettentplutôt
enquestion l’impression
initiale: il ne semble pas que les textes de Heine contiennent
beaucoup
denominalisations2.
L’étude de la
fréquence
des nominalisations débouche donc immédiate-ment sur une étude
statistique.
2)
Ou bien laspécificité
des nominalisations estqualitative,
et nonquantitative
comme dans le casprécédent.
Le lecteur estfrappé,
non par lamasse des
nominalisations,
mais par leur"incongruité"
ou par leurimpor-
tance dans la
"stratégie"
du texte.L’apparition
de la nominalisationpeut
être inattendue: le déroulement du texte laisseraitprévoir
en certainspoints l’apparition
d’uneexpression verbale,
et c’est uneexpression
nomi-nale
qu’on
rencontre. Il y a doncrupture
entre un enchaînement attendu et un élémentqui
vient briser cet enchaînement. Lapertinence stylistique
desnominalisations
répond
dans ce cas auprincipe
de 1 "’attentedéçue"
ou del’écart,
telqu’a
pu le formuler parexemple
~1.Rif f aterre3 .
On a pu montrerque ce
principe
de l’attentedéçue
supposequ’on
admette l’existence dans le texte de chaînesprobabilistes
dutype
des chaînes deMarkov .
Toute étu-1)
Dans la Romantische Schule de R.Haym, qui comporte
environ 500 pages,ce nombre varie
approximativement
de 100 à 300 selon l’échantillon de 100 pages choisi.2)
Lespourcentages
sontapproximativement
les suivants: Heine utilise environ 1BNV pour
100 groupesnominaux,
alors que lepourcentage
est de1,4~
chezGutzkow, 1,7%
chez H.Laube, 1,6%
chezHegel,
etc..3)
M.RIFFATERRE,
Essais destylistique
structurale. Présentation et tra-duction de D.
DELAS.
Paris 1971.°
4)
Cf. parexemple R.JAKOBSON, Questions
depoétique.
Paris1973,
pp. 485et suiv..
" " "’
de
rigoureuse
de cettehypothèse
suppose doncqu’on
recherche si l’enchaîne-ment des nominalisations obéit à un processus
probabiliste simple.
On
peut
enfin considérer que les nominalisations sontimportantes
dansla
stratégie
du texte: ellescorrespondent
à une "intention de communication"précise
de lapart
del’auteur,
et leurapparition
est fortement liée aucontexte. Ceci revient à admettre que les nominalisations
n’apparaissent
pas"au
hasard",
mais pour des motifsprécis,
aisémentrépertoriables.
Vérifiercette
hypothèse
supposequ’on puisse
évaluer ce"hasard",
ou l’écart entrela distribution réelle des nominalisations et la distribution que
produirait
"le
hasard",
brefqu’on
étudie les nominalisations en termesstatistiques
ou
probabilistes.
On voit que les
jugements
intuitifsportés
sur lapertinence stylisti-
que des nominalisations mettent en oeuvre des
postulats probabilistes impli-
cites. D’où l’idée de recourir
explicitement
à un outilprobabiliste,
et deramener l’étude
stylistique
des nominalisations à l’étude de leur distri- bution.Une telle étude
statistique
n’estpossible
que si l’on soumetpréala-
blement le texte à un certain
"habillage". Certes,
un texte constitue par nature uneséquence
linéaire d’élémentsqui
s’enchaînent dans letemps.
Toutefois,
il ne saurait êtrequestion
de saisir letemps
"eéel" de la pro- duction du texte, pasplus
quecelui
de salecture,
mais seulement de dis- poser d’une unité de référencequi
soit la même pour tous les textes étu- diés etqui permette
undécoupage homogène.
Il aurait étépossible
de choi-sir une unité
purement
arbitraire:séquence
designes typographiques,
ou demots, ou de
lignes,
etc.. Mais ceprocédé
auraitsupposé qu’on puisse
donner le même
support
matériel à tous les textesétudiés,
cequi
auraitconsidérablement alourdi le travail. En outre, rien ne
prouvait
audépart qu’une
telle unité aurait la même valeur dans tous les textes étudiés.Compte
tenu de la définitionqui
a été donnée desnominalisations,
onpeut
choisir commue "unité detemps"
legroupe nominal,
dont la définitionest constante et
indépendante
des textes étudiés. Comme les nominalisationssont de vrais groupes
nominaux,
ils’agira toujours d’étudier, parmi
l’en-semble des groupes
nominaux,
la sous-classe de ceuxqui répondent
à la dé-finition de la nominalisation:
soit qu’on
recherche combien de groupes no- minauxquelconques séparent l’apparition
de deuxnominalisations,
soitqu’on compte
combien uneséquence
donnée de groupes nominaux contient de nominalisations.En choisissant le groupe nominal comme unité minimale de
temps,
on réduit donc le texte à une succession de groupes nominaux en faisant abs- traction de tout le reste, et on assimilel’apparition
d’une nominalisation à l’intérieur des groupes nominaux du texte àl’apparition
d’unphénomène
dans le
temps.
Pourchaque
texteétudié, 1 "’habillage" préalable
consiste àcompter
les groupes nominaux. Cecipermet
soit dedécouper
le texte en tran-ches
(équivalentes
à une unité detemps)
encomptant
combienchaque
tranchecontient de
nominalisations,
soit de mesurerles
écarts entre deux nominali- sations. Onpeut
alors comparer la distribution réelle des nominalisations(ou
leurenchaînement)
à la distribution(ou l’enchaînement) théorique
cor-respondant
à une loistatistique précise
choisie comme"hypothèse
nulle".Les nominalisations sont relativement peu abondantes chez
Heine;
end’autres termes,
chaque
texte se divisera en ungrand
nombre de tranches contenant chacune unpetit
nombre de nominalisations. D’autrepart,
l’en- chaînement des nominalisations semble êtrecapricieux
etimprévisible:
laconnaissance du nombre de nominalisations
apparaissant
dans uneportion
res-treinte du texte ne semble pas
permettre
deprévoir
combien il enapparaîtra
dans la
portion
immédiatement suivante. Ces deux donnéessuggèrent
de con-fronter l’enchaînement des nominalisations à un processus de
Poisson.
En ef-fet,
ils’agit
d’un processus "sansmémoire",
où laprobabilité d’apparition
d’un évènement à un instant
quelconque
estindépendante
dutemps. Pratique-
ment, la
procédure d’ajustement
a été la suivante:1)
Pour la loi du nombred’apparitions
duphénomène
par unité detemps, j’ai
choisi comme unité detemps
uneséquence
de 100 groupes nomi-naux. J’ai recherché le nombre moyen m de nominalisations contenues dans 100 groupes
nominaux,
et calculé la distributionthéorique correspondant
à la2 ., -
loi de Poisson de
paramètre
m. Par un test du2 ’’ai
estimé la distance entre la distribution réelle et la distributionthéorique. L’ajustement
serésume donc à la valeur de m et à la valeur de la
probabilité P
que la dis-tance entre la distribution
théorique
et la distribution réelle soit due auhasard. J’ai fixé le seuil de
rejet
à 5%.Exemple d’ajustement:
H.Heine,
Zur Geschichte derReligion
undPhilosophie.
Distribution des
BNV.
Le texte
comporte
n = 112 lots de 100 groupes nominaux.Chaque
lotcontient
0,1,2,...,k BNv.
Pour les 112lots, chaque
modalité a les effectifsn.. .
no,n1,...,nk.
o ! K Le nombre moyen deBNv
par lot est m . Lafréquence
n
d’une modalité est
fi
=ni .
Lesfréquences théoriques correspondantes
sont données par la loi
denPoisson
deparamètre
m:On a donc le tableau suivant:
m =
1,0446
0, 90
POY95
’
2)
Pour la loi desécarts, j’ai procédé
à unajustement graphique.
Dans le cas d’un processus de
Poisson,
si ondésigne
par x les intervalles detemps séparant
deuxnominalisations,
et parF
lafréquence
cumulée deces
intervalles, log (1 - F)
est une fonction linéaire de x. Il suffit donc deporter
sur dupapier semi-logarithmique
lespoints
de coordonnées x et(1 - F)
et de vérifier s’ils sontalignés.
Exemple d’ajustement:
H.Heine, Die
Romantische Schule. Distribution des écarts entre lesBNv.(Fi re 1).
Il est évidemment nécessaire de
pouvoir
comparer la distribution des nominalisations dans des textesdifférents, appartenant
soit au même genrelittéraire,
soit à des genres différents. En outre, il est souhaitable depouvoir
comparer la distribution des nominalisations à celle d’autres unitéslinguistiques,
enparticulier
lexicales.L’ajustement
a été effectué pour les unités suivantes: lesBNv,
lesles les groupes nominaux abstraits
d’origine verbale, cer-
H.
Heine,
Die Romantische Schule. Distribution des écarts entre lesBN .
Figure
1tains dérivés
lexicalisés,
certains lexèmes defréquence
relativement éle- vée dans les textes de Heine(par exemple
les lexèmes en -ismus et les lexè-mes en
-tum).
Il a été effectué d’autre
part
pour les textes suivants:H.
Heine,
Die Romantische Schule(RS)
Zur Geschichte der
Religion
undPhilosophie (ZG)
~
Die Nordsee
(N)
R.
Haym,
Die Romantische Schule( )
R.
Huch,
Blütezeit der Romantik(Huch)
W.
Benjamin, Ursprung
des deutschenTrauerspiels (Benjamin)
Th.
Mann,
Der Tod inVenedig (Mann)
S.
Freud,
Das Unheimliche(Freud)
C.G.
Jung,
Bewusstes und Unbewusstes(Jung)
H.
Hartig, Lârmbekâmpfung
in der Industrie(LI)
c’est-à-dire des textes de
critique
littéraire datant du XIXe siècle(H.
Heine,
R.Haym, R.Huch)
oucontemporains (W. Benjamin),
un texte littéraire(Th. Mann),
des textessemi-techniques
ouscientifiques (S.
Freud et C.G.Jung)
et un textetechnique
moderne(H. Hartig).
RESULTATS:
d)
Résultats annexes:J’ai tenté ces
ajustements
pour étudier lerapport
entre la défini-tion
linguistique
des unités et leur distribution. Ont été examinés en par- ticulier :- l’efficacité d’une
distinction,
à l’intérieur des dérivés dequali- tatifs,
entre "abstraits" et "vrais"- la distribution des abstraits
d’origine verbale 2
1)
Cf. ici mêmep. 40 .
Onpeut
considérer dieSchonheit comme
un abstraitet die
ausserordentliche Dankbarkeit des Vaters für dieRettung
des Kindescomme une nominalisation.
2)
Parexemple
dasDenken,
dasDichten,
etc.- l’efficacité d’une
distinction;
à l’intérieur desGNQdas,
entre lesGNQdas
à valeurgénérique
et lesGNQdas "quelconques 1;
- divers
ajustements, portant
pour laplupart
sur des unités lexica-les.
1)
Onappelle "GNQdas
à valeurgénérique"
des groupes nominaux comme das Kindliche ou dasLhâeimliche’3
danslesquels
ledéfini
a une valeurgenerl-
que ; on
appelle " das quelconques"
des groupes comme das Schânedaran, qui
ne créent pas une"espèce",
mais renvoient à un groupe nominalparti-
culier. Cf. J.L.
LEBPAVE,
op.cit.,
pp. 112 à 118.4)
Divers:2)
Loi des écarts:Il n’est pas
possible
dereproduire
ici l’ensemble desajustements
graphiques1.
Il suffit de savoirqu’ils apportent
une bonne confirmation desajustements numériques;
on verra ci-dessous dansl’interprétation
desrésultats comment les unités étudiées se
comportent
vis-à-vis de cesajus-
tements.
IrITERPRETATION DES RESULTATS:
1)
La confrontation à un processus de Poissonpermet
d’établir unecoupure nette à l’intérieur des unités
étudiées,
ceciquels
que soient lestextes soumis à
l’ajustement statistique.
On trouve en effet:- d’une
part,
despopulations
pourlesquelles l’ajustement
à unedistribution
poissonienne
nepeut
êtrerejeté.
Ils’agit toujours
des1)
On les trouvera dans J.L.LEBRAVE, o . cit.,
pp. 300 à 361.BNv
et d’eux seuls(valeurs
deP élevées;
bonneapproximation
par une droi-te) ;
- d’autre
part,
le reste despopulations étudiées,
c’est-à-dire les nominalisations dequalitatifs
et les unitéslexicales,
pourlesquelles
l’ajustement
est engénéral
difficilementacceptable (valeurs
deP faibles;
mauvais
ajustement graphique
à unedroite).
C’est la double
"surprise"
révélée par cette étude:1 "’hypothèse
nulle" ne
peut
êtrerejetée
dans le cas des nominalisationsprcprement
dites(BNv),
mais d’autrepart
elle ne rend pascompte
de ladistribution
d 1..". d..". 1 1
.
des autres
populations étudiées 1-
2)
Onpeut
donc considérer que la distribution desBNv
estaléatoire,
et que ce trait les
distingue
des autres unitéslinguistiques étudiées2.
Il n’est
peut-être
pas inutile derappeler
ici les cas danslesquels
on re-court habituellement à la loi de Poisson: files d’attente devant un
guichet
de métro en dehors des heures de
pointe,
files d’attente de voitures à un feu rouge, arrivées de navires dans unport,
etc.. Aucun voyageur n’est là parhasard,
mais pour des motifsprécis qu’il pourrait
énumérer.Toutefois,
ces raisons varient d’un voyageur à
l’autre,
elles sontindépendantes
lesunes des autres, et
négligeables
parrapport
auphénomène pris
dans sonensemble. On
peut
considérerqu’il
en va de même pour les nominalisations:il y a autant de cas
particuliers
que de nominalisationsparticulières
dansun texte; mais seule une loi aléatoire
générale permet
de rendrecompte
del’agencement
d’ensemble de ces casparticuliers.
Ceci a deux
conséquences
pourl’interprétation stylistique
des nomi-nalisations. En
premier lieu, l’apparition
d’une nominalisation en unpoint
donné du texte est
indépendante
de tout cequi
aprécédé.
Tout se passe donc comme si l’auteur negardait
aucun souvenir des nominalisationsqu’il
utilise: en
particulier,
il estprobable qu’il
ne cherche pas à les utili-1)
Au vu despremiers résultats,
on aurait pu se demander si la loi de Poisson nes’applique
pas àn’importe quelle
unité defréquence
faible.En
effet,
unepopulation statistique
arbitrairement définie - parexemple
les mots commençant
par f
etcomportant plus
d’unesyllabe -
seprête,
aussi bien que les
BN ,
a unajustement
à une distributionpoissonienne.
L’existence
d’unités pour lesquelles l’ajustement
estinacceptable
estdonc
aussi décisive que lapossibilité
d’effectuerl’ajustement
pour lesBN .
2) Il
seraitplus
exact de dire que tout se passe comme si la distribution desBNV
était aléatoire. Du moins ceci suffit-il à montrerqu’il
est im-prudent
depostuler
lapertinence
immédiate de cettedistribution,
commele font les études
stylistiques
intuitives.ser
systématiquement,
ni à en limitersystématiquement l’emploi 1.
Toute in-tervention
systématique
aurait en effet pour résultat d’accroître la dis- tance entre la distribution réelle et la distributionthéorique
des nomina-lisations.
En
second.lieu,
tout se passe comme si la distribution des nominali- sations étaitindépendante
du contexte: s’il en étaitautrement,
laspéci-
ficité des contenus et des intentions de communication viendrait
spécifier
la distribution des nominalisations.
Il est donc illusoire de rechercher une
interprétation thématique
oustylistique
pour la distribution desBNv
dans une oeuvre donnée. En revan-che,
il serait certainement intéressant de comparer ungrand
nombre d’au- teurs dupoint
de vue de lafréquence
des nominalisations. Si on admet que la loi de Poisson rendcompte
de la distribution des nominalisationsquelle
que soit l’oeuvre et
quel
que soitl’auteur, l’emploi
des nominalisations est défini exhaustivement par leparamètre
de la loi de Poisson correspon- dante. Dans cesconditions,
onpeut
chercherquelle
est la relation entreles
caractéristiques
d’une oeuvre(sujet, période, auteur)
et la valeurprise
pas ceparamètre.
Il est parexemple
intéressant de voir que la fré- quence des nominalisations estbeaucoup plus
élevée dans les textes tech-niques
ouscientifiques
que dans les textes littéraires: Freud utilise beau- coupplus
de nominalisations que Th. Mann. Demême,
on constate que lesBNv
sont
beaucoup plus fréquents
dans l’allemandcontemporain
que dans l’alle- mand du XIXe siècle.3) Inversement,
onpeut rejeter l’hypothèse
d’une distribution aléa- toire pour les "nominalisations dequalitatifs",
dont larépartition
estbeaucoup plus proche
de celle des unités lexicales.Toutefois,
il seraitprématuré
d’en tirer des conclusionsstylistiques:
on a vu que la défini- tionlinguistique
des estbeaucoup plus ambiguë
que celle desBNv ,
puisqu’il
est souvent difficile de dire s’ils’agit
d’une nominalisationou d’un abstrait
qualitatif2.
Si l’on récusait l’existence d’une correspon- dance entre ces unités et desexpressions verbales,
lesGNQs
ne seraient1)
Ceci semble confirmé par l’étude des variantes dans les manuscrits de Heine: alorsqu’on
y voit sans cesse à l’oeuvre leprincipe stylistique qui
commande d’éviter les
répétitions,
les nominalisations ne semblentl’objet
d’aucune attention
spécifique.
Il ne semble pasqu’il
y ait unjeu
de va-riantes
caractéristique
des nominalisations.2) die
Schonheit des Gedichtspeut
êtreparaphrasé
de deuxfaçons
diffé-rentes : das Gedicht ist