• Aucun résultat trouvé

L'HOMME AU DOIGT COUPÉ

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "L'HOMME AU DOIGT COUPÉ"

Copied!
22
0
0

Texte intégral

(1)
(2)

L'HOMME

DOIGT COUPÉ AU

(3)

DU MÊME AUTEUR

Collection « LE MASQUE » Les lions sont morts à l'aube.

Solo pour toumba.

Demain n'est qu'une chimère.

Le gang du crépuscule.

L'assassin de l'été.

Les vendredis de la Part-Dieu

(Prix du Roman d'Aventures, 1977).

La mort sur un plateau.

L'affaire des trois cannes blanches (Prix de la Littérature Policière, 1979).

Mourir au son du cor.

Les malles du passé.

La martingale d'Amandine.

La justice des loups.

Librairie des Champs-Elysées : La Manipulation.

Meurtre par ordinateur.

(4)

G I L B E R T P I C A R D

L'HOMME DOIGT COUPÉ AU

ROMAN SPÉCIAL-POLICE

É D I T I O N S F L E U V E N O I R 6, rue Garancière - PARIS V I

(5)

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41 d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© 1984, « Éditions Fleuve N o i r », Paris.

R e p r o d u c t i o n et traduction, m ê m e partielles, interdi- tes. T o u s droits réservés p o u r tous pays, y compris

l ' U . R . S . S . et les pays scandinaves.

I S B N 2-265-02470-8

(6)

CHAPITRE PREMIER

Gisèle Fauvot servit une tasse de café à son mari.

Dans le coin salon de son appartement de fonction à la gendarmerie de Montfort-Lamaury, il le savoura en suivant, quelques minutes encore, le troisième épisode d'une série sur la Deuxième Guerre mon- diale. Une époque qui l'intéressait tout particulière- ment, son père, adjudant dans la Mobile, ayant été tué par les Allemands en combattant dans le Vercors.

Le chef Fauvot, un grand gaillard tout en jambes et dont les pantalons paraissaient toujours trop courts, regarda une dernière fois sa montre, puis abandonna son confortable fauteuil de velours marron.

— Il fait très froid ! constata son épouse. Couvre- toi bien.

Et elle lui tendit un pull bleu marine, tricoté pendant ses longues soirées de solitude.

Le gendarme enfila son trois-quarts et ajusta son brelage. Puis, sur la pointe des pieds, il alla voir son petit garçon endormi. A six ans, lui aussi voulait arrêter les voleurs. Et l'idée d'entrer dans la gendar- merie paraissait déjà bien ancrée chez lui !

Gisèle accompagna son mari sur le palier.

(7)

— Fais bien attention à toi ! lui recommanda-t-elle une fois de plus. Ne prends pas de risques inutiles...

Raymond se contenta de lui sourire avec ten- dresse.

Dehors, le thermomètre accentuait sa chute en dessous de zéro. Fauvot frissonna. Il hâta le pas pour se diriger vers la 4 L, dont le moteur tournait rond, malgré ses quatre-vingt-seize mille kilomètres. Au volant, la tête enfoncée dans les épaules, Jean- Claude Dauban attendait son coéquipier en fumant une cigarette.

— Ça caille ! s'exclama-t-il en se frottant les mains. Quelle direction, chef ?

— Saint-Léger. Des voyous s'amusent à crever les pneus des voitures en stationnement. On va se mettre en planque un moment pour essayer de les prendre sur le fait. Ensuite, on fera le tour classique de nos communes...

— C'est bon ! Alors, en route...

Dauban, qui éprouvait la même sensation qu'un chasseur à l'affût, passa les vitesses, brancha la radio TMS 623 et sélectionna une fréquence pour rester en contact avec la brigade. La voiture prit le chemin de la forêt.

Saint-Léger-en-Yvelines s'endormait dans une brume ouatée. Les rues étaient désertes. Seules, les lumières de l'auberge trouaient l'obscurité de la nuit.

Dauban se gara tout en haut de la place. Phares éteints, l'attente commença. Elle fut de courte durée.

Alors que Fauvot expliquait à son collègue qu'il envisageait l'achat d'un magnétoscope — ce qui lui permettrait de ne plus rater, pour raison de service, ses émissions favorites — une voiture roulant à vive allure s'engagea dans le sens interdit.

(8)

Dauban bondit de sa place, brandissant son bâton lumineux. Il intercepta l'automobiliste peu scrupu- leux sur les règles élémentaires du code de la route.

La puissante Mercedes s'immobilisa le long du trottoir, à moins d'un mètre de lui ! Fauvot intervint :

— Vous êtes en infraction. Excès de vitesse en agglomération. Et vous circulez en sens interdit.

Le conducteur prit ces remarques de haut :

— J'étais à peine à cinquante ! Il n'y a pas de radar. Vous ne pouvez rien prouver !

— La présence d'un cinémomètre n'est pas indis- pensable pour que l'infraction puisse être relevée.

Voulez-vous me p r é s e n t e r v o t r e permis de conduire... assurance, carte grise et vignette ?

En maugréant, l'automobiliste sortit son porte- feuille en croco. Quand il tendit les papiers, Fauvot vit à son petit doigt une énorme chevalière en or massif.

— Je vais chez M Delandin. Le notaire qui habite ici. Les Grands Coins, vous devez le connaître ? Demain, il téléphonera à votre chef pour arranger les choses. Alors, pourquoi me retarder et perdre votre temps ?

Fauvot resta impassible et silencieux. Il vérifia les documents et la plaque minéralogique et commença à écrire sur son carnet.

— Votre contravention, je la ferai sauter ! J'ai des relations...

— Tant mieux pour vous, monsieur. J'ajoute que vous ne portiez pas votre ceinture de sécurité.

Dauban avait regagné la 4 L et trafiquait avec le fichier national de Rosny-sous-Bois.

— Ici 307 Mobile. Comment me recevez-vous ? Parlez.

(9)

— 307 Mobile, ici Rosny. Je vous reçois fort et clair. Parlez...

— Rosny, ici 307. C'est pour identification. Un nommé Barbèche. Oui. Bravo. Alto. Roméo. Bravo.

Echo. Credo. Hosto. Echo.

Une minute plus tard, les gendarmes apprenaient que l'automobiliste en question avait fait l'objet d'une condamnation pour recel de tableaux de maî- tres. Mais, comme pour le moment il n'était pas recherché, ils le laissèrent repartir.

Ce soir-là, les jeunes délinquants du pays préférè- rent rester au chaud. Les derniers clients du Gros Billot n'eurent pas de déconvenue. Leurs voitures les attendaient.

— Avec l'antigel qu'ils ont dû absorber, railla Dauban, ils feraient certainement éclater nos alco- tests.

Son copain proposa de passer devant la maison du notaire qui paraissait avoir des relations peu recom- mandables !

La propriété, située en haut du village et à l'écart, sur la petite route conduisant au cœur de la forêt de Rambouillet, était fortement éclairée. Plusieurs voi- tures — des grosses cylindrées — stationnaient dans l'allée de gravier blanc. Des murs hauts et épais mettaient les propriétaires à l'abri des regards indis- crets. Mais, par le portail resté ouvert, les deux gendarmes purent apercevoir les invités qui, appa- remment, se tenaient dans le grand salon, autour d'une table. Rien d'anormal à cela ! La loi n'interdit pas de recevoir chez soi des amis. Même quand ils ne sont pas très honorables.

— Curieux, tout de même ! confia Dauban. Passer une soirée avec un type condamné pour recel ! Le

(10)

notaire le prend peut-être pour un respectable mar- chand de tableaux du faubourg Saint-Honoré. Barbè- che n'a sans doute pas été chanter qu'il a eu des démêlés avec la justice.

— Vous êtes trop nouveau dans la brigade pour connaître les petites histoires des habitants de la région. J'en sais davantage sur certains d'entre eux. Et notamment sur M Delandin. Une vieille famille du coin. Trois générations de notaires. Le grand-père s'est installé dans le centre de Saint- Léger. Et il a fait fortune en achetant et revendant la moitié du pays ! Il proposait un bon prix aux paysans pour leurs terres et leurs bergeries. Ensuite, grâce à des relations politiques, les terrains devenaient constructibles et valaient alors cent fois plus.

« Le fils, autrement dit le père d'Edouard Delan- din, a mené une vie de seigneur. Il a ouvert une étude à Rambouillet, près de la gare. Il a connu des revers sur la fin de sa vie. Les femmes... et aussi de mauvaises affaires en Bourse. Mais il a tout de même légué à son héritier légitime une sacrée petite for- tune. »

Au carrefour de l'Arbre Mort, la voiture s'engagea sur le chemin de la scierie qui rejoint la départemen- tale numéro 956.

— Alors, où est le problème ? demanda Dauban.

— Le père, c'étaient les filles... Le fils, c'est le jeu.

— Il joue aux courses ?

— Entre autres. Mais c'est à Monte-Carlo, à Vichy, à Deauville et ailleurs qu'il a dilapidé tout le patrimoine... ou presque !

— Au casino !

— Il paraît qu'à Deauville, il a perdu trois de ses

(11)

propriétés avec quelques centaines d'hectares.

Voyant qu'il courait à sa ruine complète, dans un sursaut de lucidité, et de courage, il s'est fait interdire l'accès aux salles de jeu.

— C'était la solution. Ainsi, il est tranquille ! C'est un peu comme l'obsédé sexuel, le maniaque, qui se fait castrer !

La comparaison amusa Fauvot qui répliqua :

— Pas exactement. L'envie du jeu demeure. La passion est, paraît-il, encore plus forte. Au lieu de passer ses nuits autour d'un tapis vert ou devant la roulette, il s'est mis à jouer aux cartes. Il est devenu un flambeur...

— Mais il joue à quoi ?

— A tout, sans doute. Poker. Passe anglaise.

Craps. Poker américain... Et dans ce milieu, on rencontre de drôles de loustics ! Du style de Bar- bèche...

— Je commence à comprendre. Le notaire, le marchand de tableaux et les autres, ils sont en train de flamber !

— J'en mettrais ma main à couper ! En une seule mise, Delandin est en train de gagner, ou de perdre, la somme qu'il m'a fallu économiser depuis deux ans pour m'acheter un magnétoscope. Mais je suis cer- tain que je dors plus tranquille que lui...

Raymond Fauvot était, sans le savoir, bien en dessous de la vérité. Depuis quelques mois, Edouard Delandin ne dormait pour ainsi dire plus. Et, quand il s'assoupissait, sous l'effet de l'alcool le plus sou- vent, dont il usait comme somnifère, son sommeil

(12)

était peuplé de cauchemars dans lesquels il fuyait tout à la fois les truands et les gendarmes. Parfois il se réveillait en sursaut, au moment où un créancier de l'enfer, celui du jeu, appuyait sur la queue de détente d'un .357 magnum, appuyé sur sa tempe. Parfois, à l'instant où un représentant de la maréchaussée refermait sur ses poignets, dans un cliquetis insup- portable, des anneaux qui n'avaient rien d'olympi- que. Ceux d'une paire de menottes !

Ses soucis de finances le harcelaient. A chaque fois, quand il récupérait de l'argent frais, il espérait que la chance allait enfin lui sourire et que quelques quintes ou carrés lui permettraient de mettre un terme à cette sombre période où le destin s'acharnait contre lui. Il se promettait alors, sans trop y croire, de ne plus toucher un jeu de cartes et de brûler son petit carnet de moleskine noire qui contenait les adresses de cercles, de clandés et de tripots, de joueurs, de tailleurs de cartes et lanceurs de dés, d'organisateurs de parties et de banquiers. Bref, le who is who des bonneteaux, pipeurs et tricheurs, le bottin mondain de l'arnaque. Mais, dans cette phase particulière- ment difficile de sa vie, il n'avait d'autre solution que celle de continuer pour s'en sortir. Pour limiter les dégâts. La propriété étant déjà sérieusement hypothéquée, sans d'ailleurs que sa femme ne soit au courant, la réalisation de ses biens ne lui permettrait pas de combler le trou. Dettes de jeu, dettes d'hon- neur ! Et les créanciers du carton savent se montrer plus exigeants que le plus terrible des percepteurs.

Pour eux, « mettre le couteau sous la gorge » n'est pas seulement une allégorie, à la nuance près qu'ils ne mettent pas l'objet tranchant sous le cou, mais dedans !

(13)

L'avant-veille, un riche négociant, vieux client de l'étude, avait confié au notaire dix millions de centimes, ce dernier l'assurant d'avoir trouvé un placement extrêmement sûr à un taux digne d'un usurier. Les intérêts payables tous les trois mois. Il est évident que l'emprunteur n'existait que dans son esprit. Mais ce subterfuge lui avait tout de même permis une rentrée conséquente et en liquide. Avec cette somme, et les dieux du jeu avec lui, il pourrait, en misant très gros, se refaire rapidement, régler les dettes les plus criardes et rendre le capital à celui qui lui avait fait confiance. Après tout, il ne s'agissait pas de malhonnêteté ! Delandin, pas une seconde, n'avait songé à détourner ces fonds pour se les approprier. Il entendait bien les restituer et ainsi, faire face à ses responsabilités.

Profitant de l'absence de sa femme, partie aux sports d'hiver avec leur fille Nadège, Delandin avait téléphoné à Jean Brucini, pour lui demander d'orga- niser une partie de poker. Cet homme, d'origine italienne, s'était fait un nom et une spécialité dans le monde du jeu. Il mettait en présence des joueurs quasi professionnels et, sans même s'asseoir à la table, il servait à la fois de juge arbitre et de garant de la probité des participants et des banquiers. En cas de perte, si l'un des protagonistes ne pouvait payer, il réglait la dette. Ce qui présentait l'immense avantage pour les joueurs qui, parfois, ne se connaissaient pas, de blinder très fort en ayant la certitude d'être payés.

Sinon cash — Brucini ne se promenant pas avec un coffre-fort dans sa voiture et, de plus, ne voulant pas tenter les petits malfrats —, mais dans les deux jours qui suivaient la partie.

Brucini avait consenti un délai à Delandin. Cela,

(14)

simplement en raison de la surface sociale de son client. Il ignorait que ses biens étaient hypothéqués pour les trois quarts. La dette s'élevait ainsi à deux cent vingt millions de centimes... Aussi, Brucini se fit-il tirer l'oreille quand Delandin lui demanda d'organiser une soirée de jeu chez lui. Puis il finit par accepter en le prévenant solennellement qu'il s'agis- sait là de la der des der. Et qu'ensuite, il passerait à la caisse.

Pour mettre l'Italien en confiance, Edouard se força à faire preuve d'humour.

— Venez avec une valise. Vous en aurez besoin au moment du départ...

Mais Brucini était toujours sur la défensive.

— Et vous, rétorqua-t-il, inutile de faire la vôtre ! Nous vous retrouverions, où que vous puissiez aller, dans le monde entier.

— Mais je n'ai pas l'intention de voyager. J'ai de trop bons amis ici. Et vous en faites partie...

Dans la vie, comme au poker, le bluff devenait monnaie courante...

Brucini avait donc contacté plusieurs joueurs. Paul Lazardi, son compatriote, proxénète de haut vol, dont les filles travaillaient en amazones rue Godot- de-Mauroy. Louis Fratier, directeur d'une société spécialisée dans l'import-export et qui devait faire pénétrer en France des produits moins encombrants et plus lucratifs que des fauteuils en osier et autres Bouddhas de pacotille. Hervé Périoule, industriel, domicilié avenue Hoche, dont les affaires florissantes lui permettaient des pertes assez considérables.

Quant à Roland Barbèche, il se flattait de jouer souvent, et gros, avec des artistes de cinéma. Mais il savait s'arrêter à temps...

(15)

Devant eux, et dès le premier tour de table, Delandin se trouvait en état d'infériorité à cause de cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Situation très inconfortable quand l'avenir immédiat dépend d'une paire de rois ou d'un brelan...

A minuit, les joueurs firent une pause pour se détendre les jambes. Brucini, sans pudeur, se prome- nait dans la maison, s'arrêtant devant les objets d'art, pour les évaluer. Le notaire devina sa pensée en le voyant contempler deux énormes vases de Chine.

« Il se demande combien il pourra en tirer... » L'Italien s'en rendit compte, sentant qu'on lisait dans son cerveau comme dans un livre ouvert.

— Tâchez de vous refaire ! dit-il d'un ton hypo- crite. Il serait navrant pour vous d'abandonner ces pièces rares. Elles sont d'une grande beauté !

— Mais je compte bien les garder.

— Vous n'en prenez pas le chemin. Si je ne m'abuse, vous avez déjà perdu huit millions de centimes. Exact?

— Exact.

— Combien vous en reste-t-il ? Deux ? Vous vous souvenez de nos conditions ? Pas d'emprunt, ni de chèques que je ne pourrais toucher. La partie s'arrê- tera quand vous n'aurez plus de liquide.

— Ou à cinq heures, si je retourne la situation.

— C'est ce que je vous souhaite.

Planté devant une porte-fenêtre, Delandin passait la main sur son crâne dégarni. Il était moite. Sans doute par compensation à une calvitie précoce, un fin collier de barbe encadrait son visage anguleux et donnait à ses yeux bleus une profondeur où, ce soir- là, perçait l'inquiétude. Grand, légèrement voûté, il

(16)

ne possédait vraiment de l'allure que sur ses chevaux.

Sa grande passion ! Chaque jour, en fin d'après-midi, il montait Uranus et Sassy. Pour une longue prome- nade dans le bois. Ou pour effectuer des dizaines de fois dans sa carrière le subtil parcours d'obstacles qu'il avait lui-même dessiné.

Au galop dans les allées cavalières de la forêt, ou en franchissant les barres, il parvenait à oublier le néant dans lequel le jeu le précipitait. Il laissait à l'écurie le pressentiment de sa décadence, la crainte du jugement de sa femme et de sa fille quand elles découvriraient qu'il les avait ruinées, et le remords d'avoir, nuit après nuit, méthodiquement construit son échec en détruisant l'harmonie de sa vie et sa réputation.

Après avoir vidé d'un trait son verre de William Lawson's et allumé une nouvelle Gitane, il invita ses partenaires à reprendre la partie. Il se sentait plus fort. Plus confiant. Le sort ne pouvait tout de même pas se montrer constant dans la cruauté. Avec les deux millions qui lui restaient, il pouvait encore espérer. Et vaincre.

En première main, il toucha deux rois et deux dames.

— Une carte !

Son cœur se serrait. Sans hâte excessive, pour ne rien laisser percevoir, il ramassa celle qui venait de glisser vers lui.

« Roi de trèfle, constata-t-il. Avec le roi de cœur et le roi de pique, cela me fait un joli full... »

Et il commença à lancer quelques liasses au milieu du tapis, pas trop, seulement pour endormir. Les joueurs suivirent. Au deuxième tour, Périoule se

« coucha ».

(17)

« C'est le moment de frapper fort, se dit le notaire.

Quel dommage que je n'aie pas plus de disponibili- tés. Je vais garder seulement quatre billets de cinq cents francs. »

Et il poussa tout le reste.

Lazardi l'imita, « pour voir ». Delandin abattit son jeu, prêt à récupérer la petite montagne de billets.

L'Italien ne sourcilla pas. Comme si tout était naturel, sans le moindre accent de triomphalisme, il annonça :

— Ce n'est pas suffisant. J'ai un carré de valets.

Et, d'un ample geste, il fit la moisson.

Edouard accusa le choc. Il connaissait bien cette sensation d'avoir le cerveau sur le point d'exploser.

Ce qui, parfois, semblerait la moins mauvaise des solutions.

Au tour suivant, le notaire, avec un brelan de dix, abandonna ses quatre derniers billets. Avec une quinte, Périoule les empocha et donna, comme chaque fois, les dix pour cent réglementaires du montant des mises au banquier. La partie s'arrêta, non pas faute de combattants, mais de munitions du côté du notaire. La cause était entendue...

Les joueurs classèrent leurs billets en comptant leur gain. Puis, pour éviter d'être témoins d'explica- tions pénibles qui ne les regardaient pas, ils se levèrent pour se diriger vers le guéridon-bar où, entre les bouteilles de vodka, de porto, de cognac et de Long John, on n'avait que l'embarras du choix pour fêter les succès... ou oublier les déconvenues.

Bien qu'il eût l'accent du Midi, Jean Brucini parla gravement, sur un ton où perçait la menace.

— Monsieur Delandin, l'heure est venue de faire les comptes. Vous nous devez beaucoup d'argent. Le

(18)

consortium auquel j'appartiens a été patient avec vous. Et compréhensif. Mais maintenant, il ne veut plus vous accorder de nouveaux délais. Il faut nous payer, mon cher maître ! Puis-je vous demander comment vous allez faire ?

— Laissez-moi encore quelque temps...

— Il faut être lucide. Ce n'est pas avec le jeu que vous vous en sortirez. Il faut vendre pour nous rembourser. Vous avez une belle propriété ici. Je sais, c'est triste de vous en séparer. Mais il n'y a pas d'autre solution.

En le fixant dans les yeux, il ajouta :

— Il vaut mieux être pauvre mais vivant, que riche et mort !

Delandin comprit fort bien qu'il s'agissait là d'un avertissement sans frais. D'autant plus que le ban- quier du jeu ajouta :

— Et votre mort, dans l'hypothèse d'un suicide par exemple, n'arrangerait pas les choses, car nous nous retournerions contre vos héritiers. Et ils seraient obligés de nous payer. De gré... ou de force.

— Vous pensez à tout !

— Eh oui ! Dans ce métier, c'est indispensable.

Mais je disais cela, façon de parler. Vous aimez bien trop la vie pour avoir de telles idées, n'est-ce pas ? Alors, voilà nos conditions : vous nous ferez quatre versements de cinquante millions. Et un dernier de vingt pour le solde. Les échéances seront espacées de dix jours, la première prenant effet dans quarante- huit heures. La chambre des notaires vous avancera cette somme sans problème puisque vous avez du répondant.

« Excusez-moi, maître, d'être très direct avec vous. Mais je n'ai pas le choix. Je suis également dans

(19)

l'obligation de vous prévenir que vous êtes interdit de jeu sur notre territoire. Mais il s'agit là d'une mesure tout à fait provisoire. Quand vous vous serez acquitté de votre dette, vous aurez regagné notre confiance et pourrez à nouveau toucher des cartes. Et je suis persuadé qu'elles vous permettront de regagner ce que vous avez perdu...

« Nous allons rentrer sur Paris maintenant. Vous me permettrez, bien sûr, d'emporter un petit acompte ? Nous allons charger les deux vases chinois dans ma voiture. Je les ferai expertiser. Et nous les déduirons éventuellement de la somme globale. » Delandin était bien trop abattu pour protester.

D'ailleurs comment aurait-il fait? Et à quoi cela aurait-il servi? Il se contenta de se servir une nouvelle rasade de scotch en priant les autres joueurs d'accepter le dernier verre. Il ne leur en voulait pas d'avoir pris son argent. Ou celui de son client pour être plus précis. A leur place, il aurait agi de la même façon. La partie s'était déroulée régulièrement.

Aucune tricherie dans les donnes. Il était le seul responsable et ne devait s'en prendre qu'à lui-même ! Ce qu'il faisait d'ailleurs.

Il aida à transporter les précieuses pièces de l'époque Ming. Et il les regarda partir avec un étrange sentiment. Comme si sa propre décadence lui procurait une sorte de plaisir.

Avant de monter dans sa chambre, il se rendit vers les écuries de ses deux chevaux. Il entra dans les boxes pour les flatter.

— Je préférerais vous tuer plutôt que de vous vendre ! leur dit-il. Mais je trouverai bien la solution pour vous garder. Du moins, le plus longtemps possible...

(20)

Paradoxalement, cette nuit-là, il dormit mieux.

Sans doute parce qu'il touchait le fond. Et que, pour en sortir, il décida d'employer des moyens que, jusqu'alors, sa conscience et son honnêteté naturelle lui interdisaient d'envisager.

« Non ! Je ne vendrai pas la propriété, se dit-il avec force. Edwige et ma fille ne sauront rien. Elles pourront continuer à vivre sans problème. Elles ne sont pas concernées. Je n'ai donc pas le droit de les plonger dans le drame. Je veux les épargner. Et, en jouant habilement, je peux reculer considérablement les échéances. D'ici là... »

C'est à ce moment précis, cette nuit où il gelait à pierre fendre, que le notaire honorable de Saint- Léger bascula dans l'illégalité. Il a b a n d o n n a consciemment l'autoroute de l'honnêteté pour les sentiers sinueux de l'escroquerie. Et ce furent des horizons nouveaux qui s'ouvrirent à lui !

(21)

CHAPITRE II

Le lendemain matin, le notaire Delandin se rendit de très bonne heure à son étude, rue Sadi-Carnot, à Rambouillet. Il étudia quelques dossiers, les remit en place et attendit l'arrivée de M Jolivot, la vieille secrétaire — elle était à l'étude depuis plus de trente ans — et qui remplissait les fonctions de clerc.

Depuis quelques années, depuis que le notaire se livrait à sa passion du jeu, elle réglait elle-même les affaires, quelquefois à son compte personnel ! Mais, se montrant aussi compétente et plus efficace que lui, souvent les clients, anciens ou nouveaux, préféraient s'expliquer avec elle.

Maître Delandin se rendit ensuite à Poigny-la- Forêt où vivait, dans une bâtisse austère, style manoir, Gabriel Manouvrier, un vieil ami fortuné de son père qui, après son retour des colonies, où il avait exploité des mines de phosphates, bénéficiait d'une vieillesse dorée auprès de son épouse, d'une gouver- nante et de vingt-cinq chats ! Son argent était placé à droite et à gauche, mais, par fidélité à son ami décédé qui, pendant toute sa vie, s'était chargé de gérer son portefeuille, il avait continué avec le fils, en lui confiant certaines affaires.

(22)

Gabriel Manouvrier l'accueillit sur le perron.

— Tiens, Edouard ! Quel bon vent t'amène?

Entre donc. Nous allons boire un café arrosé d'un petit armagnac de derrière les fagots.

— Bon vent... Ce serait plutôt celui qui annonce la tempête.

— Que veux-tu dire par là? Pas de mauvaises nouvelles, j'espère ?

— Tout est relatif. Je vais vous expliquer. Mais, rassurez-vous. J'apporte également des solutions.

Edouard salua M Manouvrier au passage et il suivit le maître des lieux dans son bureau-bibliothè- que où flottait l'odeur âcre de la fumée d'une pipe refroidie. Des chats dormaient sur les fauteuils, sur le radiateur, et même dans la corbeille à papiers.

La gouvernante apporta le plateau avec des tasses en porcelaine décorée de petites fleurs dorées et une cafetière dépareillée. Elle servit le café et se retira.

— Alors, mon ami, tu es venu m'annoncer des catastrophes ? Tu me parais bien inquiet !

— Effectivement. Et j'ai toutes les raisons de l'être.

— Mais que se passe-t-il donc ?

— J'ai un excellent ami très haut placé au minis- tère des Finances. Pour tout dire, mais c'est confi- dentiel, il s'agit du chef de cabinet du ministre...

— Et alors ?

— La situation économique est de plus en plus préoccupante. Un coup de Trafalgar se prépare à la Bourse. Des actions vont perdre les neuf dixièmes de leur valeur. Hélas, il s'agit en majeure partie de celles que vous possédez.

— Fichtre ! Es-tu certain de ce que tu avances ?

— Hélas oui ! Pour le moment, et dans le secret,

Références

Documents relatifs

Vous pourrez connaître l’état de votre coffre-fort et la liste des documents déposés en utilisant l’application « coffre-fort » accessible depuis votre ENT

rejoindrez votre hôtel*** où vous pourrez plonger dans la piscine pour marquer la fin de cette première journée.. Nuit en Balagne (Calvi ou village voisin) en hôtel*** avec

Pour un tel ensemble P 1 fix´ e, il existe a n−k fa¸cons de le compl´ eter en une n-combinaison, et il existe n k..

Art. 3.— Sauf dispositions contraires de la présente loi du pays, les demandes de subvention au titre des interventions générales et des interventions spécifiques sont régies

Des cartons d'emballage tous identiques de forme parallélépipédique dont les côtés a, b et c s'expriment en nombres entiers de décimètres, distincts entre eux, servent à

Des cartons d’emballage tous identiques de forme parallélépipédique dont les côtés , et s’expriment en nombres entiers de décimètres, distincts entre eux, servent

Pratique et sécuritaire, ce coffre-fort pour ordinateur en acier épais et robuste est muni d’une serrure électronique programmable soi-même comprenant un code général et... un

Vous passerez de nombreuses forêts et pourrez même vous rendre à Ghisoni et sa "station de ski", avant de rejoindre la route du défilé de l'Inzecca, puis la plaine et