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"... Et la forme se perd" : structures mobiles à la Renaissance

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"... Et la forme se perd" : structures mobiles à la Renaissance

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. ".. Et la forme se perd" : structures mobiles à la Renaissance. Littérature , 1992, vol. 85, p. 18-30

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:74813

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(2)

/INCl : L'lNFORME ET LE CHAOS

Michel Jeanneret, Université de Genève

« ... ET LA FORME SE PERD »

STRUCTURES MOBILES A LA RENAISSANCE

0 Dieux, que: veritable: c:st la Philosophie, Qui dit que toute chose â la fin perira.

Et qu'en changeant de forme une autre vc:stira:

De Tempé la vallée un jour sera montagne, Et la cyme d'Athos une large campagne, Neptune: quelquefois de: blé sera couvert.

La matiere demeure:, et l:l. forme se perd.

(Ronsard, « Contre les bucherons de b forêt de Gastine »)

En quelques vers, Ronsard semble balayer le platonisme qu'il avait adoré. Il inverse la hiérarchie de la forme - l e modèle transcendant- et de la matière, masse indéterminée, réputée périssable et inférieure.

De l' eidoJ grec, le moul.e originel qui informe toutes choses et garantit la permanence des espèces, il ne reste que des vestiges fugaces, des fantômes d'idéal. Ce choîx d'une philosophie de la matière et du mouvement, à l'intersection de l'épicurisme et du scepticisme, recoupe une tendance de la pensée cosmologique largem~t répandue à la Renaissance. Le monde change, ses configurations sont flexibles. Je voudrais rappeler d'abord quelques aspects de cette représentation, pour en mesurer ensuite l'incidence sur la construction des textes littéraires.

A travers ses dessins et dans les notes de·ses CarnetJ, Léonard de Vinci ressasse, avec l'insistance d'une obsession, le thème du chaos. A une dizaine de croquis de tempêtes et de déluges 1 correspond une série de textes, parmi les plus élaborés de l'œuvre écrite, qui décrivent des cataclysmes et des scènes de destruction naturelle 2 • L'ensemble s'ins- crit dans les recherches savantes de Léonard sur les mouvements telluriques ou relève de ses travaux sur la dynamique de l'eau: courants

1. Voir par exemple Mll.nin Kanp et J:me Robc:tts, l.tD!Im'dD ti.:z Vinû, Y~Ic U.P .. 1989, pl:mehes 22., 45, 46, 47. 63, 64, 65,66.

2. Léonard de Vinci, Lu Carntts, éd. E. MacCurdy, n-ad. L. Servieen, Pll.ris, Gallimard, Tel, 2 vol, 1989; voir p~r c:xemple t. 2, p. 287-92.

Forme, informe, difforme

et tourbillons, flux et remous, causes et conséquences des inondations ...

Mais les mutations et les convulsions de la morphologie terrestre le fascinent à tel point que, dans les dessins comme dans les descriptions, l'imaginaqon submerge l'analyse; des visions de fléaux, des délires de désastre cosmique perturbent l'observation exacte. On croirait à une conspiration de Turner et Hugo !

L'un des scénarios favoris représente l'éboulement des montagnes ou l'érosion des rochers. Sous l'effet du vent, de l'eau, des glissements de terrain, de vastes sédlments s'accumulent dans les plaines; ils bloquent ou déplacent le lit des rivières et provoquent des inondations qui, à leur tour, anéantissent les villes, bouleversent la configuration du paysage ... Léonard déchiffre à la surface du globe les traces de crises violentes.: les reliefs s'affaissent, les lacs noient les cultures; sculptée par le choc des éléments, la terre se creuse, se gonfle, se plisse, elle se transforme comme une masse de matière malléable.

Des tornades et cataclysmes qui le hantent, Léonard retient aussi le brassage et le brouillage des éléments. La surface de plusieurs dessins se présente comme un écran opaque où le vent, la terre et les pierres qu'il soulève, l'eau de la pluie ou celle des fleuves, et jusqu'au feu de la foudre se confondent en une poussière épaisse. On ne distingue plus le ciel de la terre, le solide du liquide. Atomisées, vaporisées, les matières indistinctes s'agglutinent pour former des nuages, des spirales d'écume ou d'air lourd qui tournoient et se modifient à vue d'œil.

Tant de déflagrations et de défigurations ont des allures de fin du monde, comme si Léonard se complaisait à des rêves de ruine universelle. Mais il songe moins à la mort qu'aux étranges avatars de la vie. La.destruction et l'effacement des formes sont les signes tangibles des mutations qui jalonnent le devenir normal de l'univers. De crises atmosphériques en spasmes géologiques, la matière se redistribue ct se régénère, donnant naissance à. des êtres nouveaux. « Le mouvement est le principe de toute vie » 3. Déplacés, mélangés, les éléments retournent au foyer primitif, sorte de creuset universel où ils reposent à l'état de puissance, dans l'attente d'une autre forme. «Considère l'espoir et le désir (pareils à l'élan du phalène vers la lumière) qu'éprouve l'homme de se rapatrier et de retourner au chaos primordial ( ... ) Il aspire à sa propre destruction ( ... ) La quintessence de cette aspiration compose l'esprit des éléments» 4• Lieu provisoire d'indifférenciation, le chaos est en fait un réservoir de potentiel vital; en régressant vers un stade élémentaire, la nature rejoue le moment de la création, l'instant magique où tous les possibles peuvent encore advenir.

A côté des intuitions du savant, la méditation sur les puissances de l'informe anime aussi la réflexion esthétique et le travail de l'artiste. On connaît le conseil de Léonard sur la valeur heuristique de la tache : regarde, dit-il au peintre, «des murs barbouillés de taches ( ... ) Tu y

3. Ibid., t. 1, p. 75.

4. Ibid., t, 1, p. 79.

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MONTAIGNE:

UN UNIVERS EN GESTATION

(r ... et la forme sc perd;>

verras des paysages variés, des montagnes, des fleuves ( ... ) Tu y découvriras aussi des combats ( ... ) et une infinité de choses que tu pourras ramener à des formes distinctes et bien conçues >> 5. Les formes vagues ou arbitraires peuvent stimuler l'invention d'idées ou d'images nouvelles ; l'indéterminé contient, latentes, toute sorte de configura- tions que le peintre actualisera. Léonard applique lui-même le procédé.

Un brouillon de « la Vierge et Sainte Anne>> se présente comme une masse à peu près indistincte de traits superposés 6 - le noyau confus d'où se dégagera le tracé idéal. Plus généralement, la technique de l'estompe, dans maints dessins et tableaux, détermine des zones incertaines, qui sollicitent l'imagination du spectateur. Les atmosphères vaporeuses et les fonds bleuâtres entourent d'ombre des visions évanescentes, souples et malléables, comme saisies en cours de gesta- tion. Ailleurs, la poussière ou la fumée, des nappes de brume ou des rideaux de pluie jettent sur les objets une sorte de flou, et les voilà qui tremblent, qui oscillent d'une forme à une autre. Si Léonard recourt souvent au style de l'esquisse, c'est pour prêter aux choses cette dynamique, cette disponibilité qui leur garantit un surcroît de vie.

A l'autre extrémité du

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siècle, Montaigne mène une réflexion sur les phénomènes naturels, sur le devenir de l'homme et sur le mouvement des formes qui ressemble étonnamment à la recherche de Léonard. Leur fascination commune pour l'eau -l'eau comme agent de transformation et comme métaphore du flux universel - est l'un des indices de cette familiarité.

Fidèle à la leçon de Pythagore - « toute matiere est coulante et labile» 7- et à celle d'Héraclite-« jamais homme n'estait deux fois entré en mesme riviere» (II, 12 ; p. 602) - , Montaigne invoque souvent l'écoulement de l'eau «pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpetuelle» (II, 12; p. 601-02).

Rien ne coïncide jamais avec soi-même ; vouloir saisir quelque chose, c'est «ne plus ne moins que qui voudrait empoigner l'eau>> (II, 12;

p. 601). En accord avec Léonard, il situerait volontiers, dans sa cosmologie imaginaire, la masse liquide, instable et informe, à l'origine de la vie, comme la matrice où reposeraient, lourds de tous les futurs, les germes des choses. Dans sa méditation sur la dérive des formes, sur le flux et le flou qui mènent le monde, à la fin de l'Apologie de Raymond Sebond, Montaigne assimile l'être au naître:« Platon disait que les corps n'avaient jamais existence, ouy bien naissance ( ... ) Ce qui commence à naistre ne parvient jamais jusques à perfection d'estre, pourautant que ce naistre n'acheve jamais, et jamais n'arreste )) (II, 12; p. 601-02). Il n'y a pas d'être, il n'y a que du naître, c'est-à-dire du n'estre. En glissant

s. JhiJ., t. 2, p. 247.

6. Voir M:utin Kemp et J:me Robert;$, op. dt. (note 1), pl:mche 77.

7. Emir II, 12; éd. P. Villey, Paris, PUF, 1965, p. 602. Toutes les citations de Montaigne renvoient ô.

cette êdition. Dms le passage cité ici, Mont::ûgne suit de près le discours de Pythagore sur le flux univers<:!, dans le livre XV da Mifamorphosu d'Ovide. .

r

Forme, informe, difforme

au gré des consonances du è et du nè, la phrase mime l'enchaînement des chc.ses qui, ébauches incomplètes et inchoatives, se transforment l'une dans l'autre, sans jamais atteindre à la plénitude de l'être. Seul Dieu est, habite pleinement le présent et coïncide avec une forme stable. Les hommes, eux, sont inconsistants et, en dedans comme au

dehors, ne perçoivent que des différences, des contingences.

On comprend mieux, à partir de là, le rôle joué par l'informe dans l'épistémologie et dans la poétique de Montaigne. La forme, selon la tradition platonicienne, c'est l'élément constitutif et invariant, c'est l'essence qui soustrait la matière à son indétermination et transcende le hasard des accidents. Aux yeux du sceptique, pareil Concept est une pure spéculation, un vain prodUit de la métaphysique, un simple mot, sans fondement dans la réalité. Ainsi s'explique que, si «les autres forment l'homme, je le récite et en represente un particulier bien mal formé)> (III, 2 ; p. 804). Les « autres », ce sont les dogmatiques, les détenteurs de vérités générales qui travaillent avec des modèles réputés universels et les érigent en normes. Montaigne, lui, se limite à décrire son cas individuel ; plutôt que redresser ou camoufler les défauts de la forme, il les étale au grand jour.

Il est vrai qu'il ne saurait se passer de toute référence stable. L'essai Du Repentir, qui s'ouvre sur ces lignes, démontre la nécessité, dans la vie morale, d'une «forme maistresse )) (III, 2; p. 811), d'une fermeté intérieure, fût-ce pour mesurer la dérive d'un sujet pris entre une exigence vitale de cohésion, de fidélité à soi et l'évidence de la discontinuité. Montaigne sait parfaitement que l'informe n'est pensable qu'en rapport à une idée de la forme et ne peut être adopté, dans la représentation du monde ou dans l'autoportrait, que comme l'un des termes d'une dialectique oscillant de la constance à l'inconstance, de l'indéterminé au déterminé.

Reste que les Essais insistent sur la fluidité des choses, la versatilité du moi et revendiquent la part de l'informe. L'enjeu dépasse la simple polémique contre les philosophies essentialistes. Montaigne veut explo- rer jusqu'au bout les conséquences d'une phénoménologie et d'une psychologie fondées .sur la mobilité universelle. «Toutes choses ( ... ) branlent ( ... ) et du branle public et du leur». Il en découle que «je peints le passage >> (III, 2 ; p. 804-05) : une série ouverte et non organisée d'observations ponctuelles. Et de même quand il parle de soi : puisque nos esprits sont ccmme les femmes qui produisent « des amas et pieces de chair informes >) (I, 8 ; p. 32), il est logique que, dans mon livre, «je propose des fantasies informes et irresolues » (I, 56 ; p. 317). Les essais répondront précisément au projet d'installer l'in- forme dans l'univers des formes, et de donner un statut littéraire à la transformation dans un monde comme celui de l'écrit, normalement dévolu à la fixité. Malléables et dépourvus de contraintes génériques, ils se présentent comme autant d'instantanés, capables de refléter les mutations et les contradictions de la vie intérieure. On dégagera plus loin les stratégies mises en place par Montaigne pour faire de son livre

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L

POUR UNE ECRITURE CINÉTIQUE

(t ••• ct la forme .;c perd»

une œuvre en devenir, à l'image d'un univers en perpétuelle gestation.

Il aura suffi de suggérer que deux grandes figures de la Renaissance adoptent l'idée de métamorphose comme un principe constitutif de leur philosophie naturelle et de leur réflexion sur l'art.

!2e-ar t:IB:e éEF:Ït1:1re Eisé13.qae. L'esthétique de la Renaissance, dans les arts plastiques, est souvent réduite à un idéal d'harmonie, de perfection géométrique et de stabilité. On invoque Raphaël et Durer, Alberti et Philibert Delorme, on extrapole volontiers à la poésie et on retient, comme tendances dominantes, la maîtrise de la nature par le calcul, le triomphe d'un art lumineux et rationnel, capable de créer des formes parfaites, universellement belles, et de construire l'image d'un monde rigoureusement réglé et accompli. La fameuse dichotomie de Wôl.ffiin renforce ces stéréorypes 8 . Pour la Renaissance et l'art classique, les lignes droites et clairement dessinées, les objets nettement délimités, les formes closes, les positions stables. Au Baroque, en revanche, les jeux sur les courbes et les volumes, les structures ouvertes, le flou dans les formes et les corps en mouvement.

Cette distribution n'est pas sans fondement. Elle s'appuie sur les grandes réalisations du Quattrocento et sur les avancées spectaculaires d'une esthétique qui, brisant avec les traditions médiévales, ravive les canons de la beauté antique. Mais ce versant classique de la Renaissance en occulte un autre, pourtant très actif au XVIe siècle 9. Cette autre Renaissance, dominée par une sensibilité naturiste ou animiste, est celle des sorciers et des alchimistes, des Démons de Ronsard et des monstres de Bomarzo. Elle conçoit le monde comme un organisme vivant, un foyer d'énergies latentes qui s'actualisent en créations infiniment variées. Principe suprême, la Nature est perçue comme un noyau de forces en attente de leur forme; sa morphologie est une morphogenèse, et si diverse, si mystérieuse, qu'aucun système rationnel ne peut en rendre compte. Je plaide ici pour un

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siècle qui serait plus archaïque que classique, plus païen que chrétien ou, si l'on veut, plus ovidien que virgilien, pour une culture qui, saturée de traditions et croyances populaires, mais alimentée aussi par les mythes antiques 10,

reconnaîtrait, comme loi universelle, la permanence de la matière et son aptitude à se transformer indéfiniment.

Il importe de rendre justice à ce versant du XVIe siècle afin de saisir mieux ce qui se joue dans les textes littéraires. Le rapport est vite établi : dans la nature, les formes bougent ; or la littérature, selon le principe de mimesis, doit imiter la nature; donc les formes littéraires doivent bouger.

8. Heinrich Wodffiin, PrindfXJ /Qndamm/41/X dt fhùtoir. dr fart, Paris, Plon, 1953.

9. Voir Eugenio Battisti, L'Anlirinasrimmto, Milano,·Felrrinclli. 1962. Cet ~spect de hl culture du XVI"

sii:cle est parfois indu~. mais lat.:Uicmcnt, dans les di:finitions du m~niérismc.

10. Ban:haemy Ancau commeme :ûnsi les MitamorphoJu: Ovide «ne veult autr~ chose faire entendre sinon qu'en la nature des choses les formes sc muent cominuelkmcnt, la matiere non perissantc » (Trois prtmim livw dr /4 Mrt4morp!MJr âOvùk, Lyon, G. Rouille, 1556, Prefuec, fol. b 5 v").

RONSARD:

FORMES LABILES

Forme, informe, difforme

Une autre dichotomie simPliste doit aussi être revue. On admet que le texte du Moyen Âge, transmis par des copistes ou des récitants qui l'altèrent à leur guise, est en perpétuelle gestation ; plutôt qu'un étalon d'une part et des versions corrompues d'autre part, on aurait un noyau commun, mais flexible, et des variations légitimes. Avec l'imprimerie, en revanche, s'imposerait l'idée du texte ne varietur, le livre fixant un état définitif, qui désormais fait foi. La publication oblitérerait la genèse de l'œuvre et, simultanément, hypothéquerait son avenir.

Cela est vrai, à moins que les écrivains ne travaillent au contraire à atténuer ou neutraliser les effets de l'imprimerie en conservant au texte sa mobilité. La technique même des typographes, déjà, est moins fixiste qu'on ne pense. Comme les copistes de naguère, il leur arrive de prendre des libertés avec l'original. En outre, la «même» édition- même page de titre, même année - peut comporter des variantes, introduites par les ouvriers ou par l'auteur, dans l'atelier, au fur et à mesure des tirages. Deux exemplaires paraissent identiques? Il n'est pas exclu que, de l'un à l'autre, le texte ait bougé. Du manuscrit à l'imprimé, d'une impression à la suivante, la vie de l'œuvre peut continuer.

Plus important que cela, maints auteurs semblent considérer leur œuvre comme un organisme en croissance, un objet qui a son histoire, sa temporalité et qui, même publié, conserve sa liberté. Moins qu'un chef-d'œuvre accompli, le livre est un potentiel à exploiter, un espace disponible, où l'on peut gommer, corriger et surtout ajouter. Il n'y a pas un texte définitif, mais des états de texte. La génétique littéraire ne pourrait guère trouver, pour ses enquêtes, de terrain plus favorable.

Les auteurs gèrent leur liberté de diverses manières ; pour saisir queléJ.ues-unes de leurs stratégies, je propose de visiter deux chantiers ouverts : chez Ronsard, puis dans les Essais.

L'attrait des métamorphoses hante la poésie de Ronsard. Comme pour participer, dans ses vers, aux mouvements d'une nature variable et polymorphe, il multiplie les effigies de formes mobiles : les nuages, où se dessinent, pour se transformer bientôt, des figures évanescentes ; tel ballet dansé à la cour :

Ores il estoît rond, ores long, or estroit, Or en poincte, en triangle ( ... ) 11 ;

ou encore les démons, qui, constitués de corpuscules infiniment légers, adoptent toutes les configurations possibles :

Changent bien tost de forme, et leur corps agile est Transformé tout soudain en tout ce qui leur pla.ist:

Ores en un tonneau( ... ) Or' en un peloton ( ... ) 12

Le singulier bouge et se démultiplie, il accueille en soi la différence. Dès lors que la frontière du même et de l'autre se brouille, il est logique que

11. Srmnrll pQur Hiûne II, sonnet 30, dans Lu Amour;, i:d. H. ct C. Webe•, P~I"Î:i, G<..mict, 1963, p. 435.

12. "Les Daimons », v. 93·96. d~s Ln Hym11u, i:d. A. Py. Gcni:vc, Droz. 1978, p. 193-94.

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<r ••. ct la forme sc perd))

deux objets distincts, échangeant leurs propriétés, en viennent à se confondre. On entre ici dans le domaine de la métaphore, agent par excellence de la métamorphose littéraire. Le transfert d'un être à un autre, d'un règne à un autre, donne l'illusion de la transformation. Ceci ressemble à cela? Il peut aussi le devenir. La métaphore construit un monde où d'infinies substitutions sont possibles, un monde où une identité en cache une autre et où une forme donnée peut connaître de surprenants avatars. Les échanges entre le registre de l'humain et celui du naturel ouvrent à la réversibilité des espèces le champ le plus large.

Une femme belle comme une fleur, fraîche comme une plante se fond dans le paysage; à force de ressembler à une rose, Marie s'approprie ses qualités et, entraînée dans le cycle des saisons où tout finit par renaître, transcende le scandale de la mort 13. Mais c'est surtout l'amant qui, hanté par le désir, multiplie les rêves de métamorphoses. Pour mieux embrasser, il prend « la forme de l'eau » ou, ailleurs, se transforme en lierre, en pluie, en taureau 14. Terrassé par la passion, il se mue fantasmatiquement en feu; en glace, en rocher ... Il peut aussi chercher ses avatars parmi les dieux, chez les héros de la légende, ou se projeter fictivement dans des histoires de guerre, des scènes de chasse. Chaque fois, deux objets se superposent, l'un se glisse dans la forme de l'autre et leur identité s'enrichit de cette contamination. L'anamorphose, alors à la mode, obéit au même principe : une figure donnée, vue de face et vue de biais, révèle deux êtres différents ; ce qui, dans la perspective ordinaire, semble laid, difforme ou illisible devient, sous un angle oblique, une image juste et belle 15. On pense aussi aux figures d'Arcimboldo, noces étranges de l'inerte et de l'humain, ou à ces autres jeux de la peinture de l'époque, les paysages anthropomorphiques.

Se profile ainsi, par la magie de la métaphore, un monde dont les formes vacillent, se chevauchent et s'échangent. Mais la recherche de Ronsard ne s'arrête pas là. Jusqu'à la structure de ses poèmes devrait participer des pulsations de la nature. Quelques aspects de leur histoire _" .. · ·en témoignent. ..J J._.

D'une édition à l'autre, pendant quelc:iue trente ans, Ronsard se relit et corrige, complète, déplace ses poèmes 16_ Il multiplie les variantes : les vers jaillissent avec passion, dans la vigueur des débuts, puis sont coulés dans une forme plus ordonnée, plus harmonieuse; on dirait qu'ils naissent, mûrissent et vieillissent à la manière de leur auteur.

D'autres mouvements, à une autre échelle, contribuent à inscrire le temps dans l'espace de l'œuvre: les recueils sont conçus comme des structures souples et ouvertes, dont les unités sont mobiles. Ronsard mute tel poème d'une collection à une autre ; il complète une série, ou l'allège, ou la refaçonne. Un livre donné semble avoir atteint son point

13. S~~r 14 Mort tk Marit, sonnet 5, d:ms Lu Amo~~rs, op. cil. (nor~ 11). p. 335.

14. Voir« Le Voiagc de Tours», v. 234; Lu Amours divrrm, sonnet 39; Sonnr/J à Cammdrt, sonnet 20, d~ns Lu Amourr, op. ât. (note Il), resp. p. 285, 474, 15.

15. Voir Jurgîs fultrusaitis, Anamorphom 011 Magir ortijiâdlr Jor r}f#r mervâUrux, Puis, Perrin, 1969.

16. Voir Louis Terreaux, Ronrard, ço"rçftllr dt m flllllftr ( ..• ), Genève. Droz, 1968.

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Forme, informe, difforme

d'équilibre? Il peut, à tout moment, être disjoint, ses parties se déployant en combinaisons nouvelles. L'histoire des éditions de Ronsard pourrait relever de la science naturelle: les formes croissent et meurent, elles se gonflent ou s'atrophient, à la manière d'organismes

L

vivants.

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Une étude récente de Doranne Fenoaltea 17 sur le classement des Odes s'inscrit dans cette perspective. L'analyse des structures, dans chacun des quatre livres parus en 1550, révèle une construction savante et rigoureuse. Disposés par emboîtement ou par imbrication, les poèmes dessinent d'élégantes symétries. Ronsard rivalise avec les architectes et cherche à édifier une œuvre monumentale qui, régie par des normes idéales, dans l'esprit du classicisme vitruvien, soit aussi solide que le marbre des palais. Mais l'ouvrage, bientôt, se met à bouger. Dès 1555 et dans la série des rééditions suivantes, des déplacements, des adjonctions et des suppressions perturbent l'équilibre primitif; les schémas se brouillent. On dirait que le rêve de pierre ne résiste pas au temps et que les monuments, comme laissés à l'abandon, se fissurent, pour finalement s'écrouler. Au modèle de l'architecture, Ronsard semble préférer maintenant celui du jardin, aux ouvrages immuables de l'art, les tracés flexibles de la nature. Un foisonnement de végétati0ns désordonnées envahit l'espace d'abord contrôlé par la géométrie/ Le jeune poète avait cru ériger des formes inaltérables.; le voilà qui maintenant les déconstruit pour se rallier à une poétique de l'instabilité et de la transformation.

L 1

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Le passage du premier livre des Amours (1552-53) à sa Continuation (1555-56) obéit au même projet d'émancipation de la forme. Un moule fixe détermine la série des poèmes à Cassandre : le sonnet en décasyl- labes, avec des rimes disposées selon un schéma qui varie à peine. Pour canaliser le flux de la passion, Ronsard adopte un canon rythmique et lt

prosodique qu'il juge si parfait, si nécessaire, que les écarts sont imperceptibles. La palinodie des Amours de Marie, beaucoup moins homogènes, est d'autant plus frappante. Placé sous le signe de l'infidélité et de l'inconstance, au plan amoureux comme au plan : > stylistique, le nouveau recueil revendique aussi sa liberté dans la manipulation des formes- et voilà l'étalon qui varie, la matrice fixe

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des quatorze vers qui conquiert sa mobilité. La carapace du sonnet craque de tous côtés-: la longueur des vers peut changer-10 ou 12 pieds-, la disposition des rimes, notamment dans le sizain, se prête à L une multiple combinatoire; jusqu'à l'alternance des masculines et des féminines souffre des exceptions. Surtout, le sonnet perd son exclusi- vité; dans la Nouvelle Continuation de 1556, il voisine avec des poèmes à rimes plates et des pièces strophiques, elles-mêmes extrêmement diverses. Olivier Pot a montré comment le moule primitif, encore représenté par quelques sonnets canoniques, se déforme et se trans-

17. Du Pa/air ou )11rdin. L'archil~cl"" du"' Oder» de RMsard, Genè:ve, Droz.. 1990.

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MONTAIGNE:

MOUVEMENT PERPÉTUEL

<( ••• et la forme sc perd)>

forme en multiples avatars 18Comme dans les palais envahis par les.

plantes, une structure jadis immuable se fracture et se dilate; un vers de plus ici, une strophe là et le poème, libéré de sa gangue, se met à proliférer. D'autres arboréscences, par exemple au plan lexical, relèvent du même jeu cinétique. Un syntagme, répété, semble s'établir comme un refrain ; mais )e ·noyau perd bientôt sa stabilité : un mot est ajouté, un autre, dépl_?-cé, une tournure qui paraissait figée se met réellement à tourner, et çéla suffit pour qu'une fois de plus on croie voir les formes s'animer.

Montaigne lui aussi cherche à inscrire le temps dans l'écriture et rêve d'un livre qui, une fois mis en marche, continuerait à évoluer. et se transformer. Comment l'ouvrage consubstantiel à son auteur pourrait- il être autre chose qu'un mobile, une recherche en cours? Les Essais obéissent à une poétique de la métamorphose dont je voudrais esquisser quelques rudiments 19.

<< J'adjouste, mais je ne corrige pas» (III, 9; p. 963). L'affirmation est douteuse, à deux titres au moins. D'abord parce qu'il arrive à Montaigne, se relisant, de biffer ou d'amender tel passage antérieur.

Ensuite parce que, amplifiant le texte ancien, il le modifie parfois en profondeur, déplace les enjeux et corrige ainsi le sens premier. Mais le principe, dans sa simplicité trompeuse, est significatif et sa logique mérite d'être mise à jour. «Je ne corrige pas», pour plusieurs raisons : un produit, une fois aliéné au public, ne m'appartient plus; il n'est pas sûr que mon opinion actuelle soit plus juste que celle d'autrefois; il faut assumer même les erreurs anciennes et en conserver la trace, de telle sorte que le livre soit la mémoire de tous les états du moi et le miroir de ses contradictions, de ses transformations. Effacer, ce serait nier la foncière instabilité du sujet. «J'ajoute>>, parce que, revenant aujour- d'hui sur ce que je pensais hier, je ne suis plus le même. Je n'en finis pas de me construire, de tenter de me connaître et de découvrir, en moi et hors de moi, une irréductible diversité. Il est donc normal que, dans la marge du livre publié, s'inscrive, par sédiments, le jeu de la différence.

La pratique des « allongeails >> est celle qui convient le mieux à un auteur et un livre toujours entraînés au-delà d'eux-mêmes. Il y a toujours une nouvelle expérience, une nouvelle lecture qui complètent ou modifient la perspective et, se greffant sur le texte ancien, le transforment. Si chaque essai peut, à tout moment, être rouvert, augmenté et, par là-même, refaçonné, les Essais dans leur ensemble n'atteignent jamais, eux non plus, leur configuration définitive. On peut gonfler les chapitres déjà écrits, mais on peut aussi en écrire de nouveaux, à l'infini:« Qui ne voit que j'ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j'iray autant qu'il y aura d'ancre et de papier au monde?>> (III, 9 ; p. 945). Ainsi va le livre scandé par la marche du

18. Voir Olivier Pot,lnspi~afÎqn tlmllancoiù. L'fpirflmoiogit poitiqur Ja1111rr Amoxrr Jç Ro11JUJ, Genève, Droz, 1990, p. 222-27.

19. Pour oompl~ter, voir surtout François Rigolot, Lu Mltamorpbom dt MMfllignt, P~ris, PUF, 1988.

Forme, informe, difforme

temps : il se déroule comme un film, il cherche son unité dans le

!IlOuvement.

Montaigne connaît une autre façon de mimer, dans son style, le fil des métamorphoses naturelles. Comme les poètes, il ausculte la matière sonore de la langue et se laisse volontiers entraîner d'un sens à l'autre par les liens que les mots établissent entre eux. Un noyau lexical se déploie à travers le texte comme un germe et, par association phonique, génère des significations nouvelles. Un mot (forme, III, 2; vanité, III, 9), pris d'abord dans une acception précise, libère, par homonymie, d'autres valeurs, qui fécondent la suite de l'essai. Les enchaînements de la paronomase déroulent également, au fil de l'exposé, le potentiel sémantique d'une sonorité de base ; on a rencontré plus haut les variations sur naître-être-n'être (II, 12 ; p. 602) qui,· dans un passage sur l'universelle mutation des formes, suggèrent que le discours peut obéir lui aussi au principe de dissémination et de transformation d'une matière première. Lire avec attention les Essais, c'est découvrir un peu partout ces phénomènes d'embrayage: un thème est lancé, dont les modulations entraînent le texte dans sa fuite en avant.

«Je naturaliserois l'art autant comme ils artialisent la nature» (III, 5 ; p. 874). Encore que le projet soit chimérique, il exprime un désir qui mérite d'être pris au sérieux. Montaigne rêve d'un livre qui agisse, change et prolifere à la manière d'un être vivant. Comme Ronsard ou les peintres qui donnent à voir des temples ou des palais recouverts- et recouvrés- par la végétation, il travaille à restaurer, dans l'objet culturel, la part de nature qui en a été refoulée. Sous la façade policée de l'art, il voudrait laisser filtrer quelque chose des puissances élémen- taires - les pulsions, les fantasmes - qui semblent situer le pôle de gravité du sujet dans une zone obscure - une sphère énigmatique de

« chimères et monstres fantasques }) (I, 8 ; p. 33) que pourtant il pressent. Dans ce mouvement de régression vers les énergies primiti- ves, de la forme à la force, de la beauté de surface à l'exploration des profondeurs, Montaigne rejoint tout un courant, lui aussi souvent ocçulté, de l'art de la Renaissance. On pense à la trouble séduction de la mythologie antique, où peintres et poètes trouvent un langage qui, sous des apparences inoffensives, révèle tout un monde d'obsessions scabreuses : le sexe, l'amour et la mort, la violence ... On pense aux géants et aux monstres de Rabelais, aux figures cauchemardesques du Quart Livre, qui semblent remonter à un stade élémentaire de la vie animale et incarner des désirs inavouables, d'ordinaire censurés. On pense aux folles visions de Piero di Cosimo, aux corps hybrides et aux anatomies délirantes des grotesques ... Si ces différentes manifestations de primitivisme ont quelque chose en commun, c'est de restituer à l'art sa vocation inchoative, d'en situer le surgissement à cet instant pivotai où la nature et les pulsions basculent de l'innommable dans le dicible, de la force brute dans le discours organisé.

La machine textuelle, une fois mise en marche, va donc fonctionner jusqu'à la mort de l'auteur. S'arrêtera-t-elle là? Montaigne s'assure au

(7)

<< ••• et la forme se perd;>

contraire que le lecteur, dans son corps à corps avec le livre, le maintiendra en mouvement. Lui-même, dans son rapport avec les Anciens, donne l'exemple. Qu'il approuve ou qu'il condamne tel ouvrage, il se l'approprie, il l'actualise. La lecture est un duel dont nul ne sort indemne : les livres vous transforment et vous les transformez.

Lire la plume à la main, comme fait Montaigne, c'est ranimer une matière première en l'altérant et la refaçonnant.

« Un suffisant lecteur descouvre souvant és escrits d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceües, et y preste des sens et des visages plus riches >> (1, 24 ; p. 127). L'idée était alors beaucoup moins banale qu'aujourd'hui et Montaigne, pour garantir la dynamique pcsthume des Essais; adopte des stratégies spécifiques, aisément reconnaissables. Par les ruptures logiques et les multiples accidents dans la disposition de son texte, il abandonne au lecteur une partie du travail de composition. Les idées, elles aussi, saisies en cours de gestation, appellent des compléments ; les chapitres finissent souvent en queue de poisson ; les phénomènes singuliers, faute de généralisations valables, demeurent en suspens ... Beaucoup des histoires que je raconte, dit Montaigne, ne sont pas commentées et restent inexploitées, de façon que « qui voudra [les

J

esplucher un peu ingenieusement, en produira infinis Essais ( ... ). Elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d'une matiere plus riche et plus hardie>> (!, 40; p. 251). Que le jugemenr fasse défaut, qu'il soit au contraire si personnel ou paradoxal qu'il appelle une réaction, Montai- gne multiplie les occasions, pour le lecteur, de faire germer les semences disséminées un peu partout dans son livre. Etrange philolo- gie: conserver un texte comme celui-là, c'est le compléter, le contester, le transformer.

L'idée paraît moderne et suspecte d'anachronisme. Elle est pourtant conforme à la poétique de l'imitatio, Montaigne ne faisant que pousser jusque dans ·ses conséquences extrêmes une logique qui commande alors, et depuis des siècles, l'art d'écrire.

On ne crée pas (sauf Dieu) à partir de rien. Le nouveau est nécessairement une imitation de l'ancien et l'écriture, une transforma- tion de matériaux déjà existants. Qu'il aille puiser dans la bibliothèque des œuvres classiques ou dans telle autre tradition, qu'il exploite, pour les recycler, des unités de sens déjà constituées - lieux communs, exempia-ou des canons de style dûment reconnus, un auteur ne peut intervenir et son travail, être perçu, que dans l'écart qu'il creuse entre lui et ses modèles. La continuité n'inhibe pas l'invention, la réécriture n'est pas une répétition, de sorte que, même si le degré de fidélité varie et que les modes de l'imitation sont multiples, le facteur de transfor- mation joue, immanquablement, un rôle central. Comme chez Montai- gne, un état d'extrême dépendance par rapport aux classiques s'accom- pagne souvent d'une attitude iconoclaste et inspire la volonté, sinon de trahir et déformer les sources, du moins de les surpasser. Les monuments du passé impliquent, certes, un mouvement rétrospectif et

MlMESIS DE LA PRODUCTION

Forme, informe, difforme

un risque de fascination, de paralysie, mais ils sont aussi les moyens de la nouveauté. Il est normal que les pierres du Colisée soient utilisées pour construire des palais ou des églises. Les blocs sont les mêmes, mais ils circulent, ils sont affectés à des chantiers nouveaux, ils épousent les fluctuations d'un monde instable.

L'œuvre ancienne accomplit donc sa vocation dans la mesure où, modifiée par ses imitateurs, elle contribue à la production d'une œuvre nouvelle. -Son destin est d'être métamorphosée et de renaître sous des formes inattendues. L'Iiiade se réalise pleinement lorsqu'elle génère I'Enéide et l'Enéide s'accomplit à travers les poèmes qui la copient, la modernisent ou la travestissent. Ainsi fonctionne la tradition : elle est une masse en puissance, comme le chaos ou la matière première des cosmologies, et s'actualise par l'intervention de l'écrivain plasmateur qui lui imprime une forme transitoire, laquelle à son tour ... L'histoire de !'imitatio pourrait se raconter comme un enchaînement de métamor- phoses. Dans l'espace de la littérature comme dans celui de la nature,

«la matiere demeure, et la forme se perd >>.

«Il convient de louer plutôt l'entreprise que le résultat)), dit Léonard 20. Au lieu de chercher la perfection du produit fini, l'œuvre d'art exhiberait le processus de production; elle postulerait une praxis et, plutôt que se laisser enfermer dans les catégories stables de la poétique, relèverait de la génétique, voire d'une sorte de naturisme. J'ai suggéré au début de cet article que la perception du monde comme un corps mal~éable, en constante transformation, fournissait le support idéologique de cette esthétique. Je voudrais avancer, pour finir, une autre explication possible.

Avec la Renaissance émerge, on le sait, la figure de l'artiste comme sujet créateur, personnellement engagé dans la gestation de son œuvre.

A l'artisan ou au copiste anonyme du Moyen Âge succède un individu qui, adoptant volontiers l'allure du génie inspiré, revendique la responsabilité - et la gloire - de son entreprise. Par-delà sa dimension collective et ses qualités techniques, l'art est désormais conçu, parmi les peintres et les poètes, comme manifestation d'une disposition intérieure; qu'il procède d'une impulsion divine ou jaillisse des profondeurs du moi, il parle au nom de l'âme; un chef-d'œuvre est l'expression unique d'une imagination où s'équilibrent, selon des pondérations diverses, l'unive'rsel et le singulier, le souvenir des modèles et les déterminations psychologiques 21 .

Ainsi se déplace l'accent, dans l'œuvre, de l'objet créé au geste créateur, de l'énoncé à l'énonciation. L'enjeu de l'art réside dans la performance d'un sujet qui se lance à la recherche du beau, du vrai et qui, directement ou indirectement, représente l'événement par lequel il donne naissance à une forme ou une idée nouvelles. Si le texte de

20. Lu C,;mt!J, op. dl. (note 2), t. 1, p. 93.

21. Voir André Ch~std, Manil< Firin <1 !art, Gcnêvc, Droz, 19S4 ct Olivier Pot, op. âl. (note 18).

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(( ... et la forme se perd))

Montaigne ou l'esquisse de Vinci apparaissent inachevés, inchoatifs et chaotiques, comme une matière en cours d'élaboration, c'est qu'ils représentent avant tout le mouvement de l'esprit - moto mentale - et les tourments de l'auteur en proie aux douleurs de l'enfantement. La promotion de l'artiste moderne implique, logiquement, que l'art soit défini comme une action, une conquête et une transformation.

L'inscription, au cœur de l'œuvre, des traces de sa genèse peut prendrf' de multiples tournures. Le non finito des peintres et des sculpteurs donne à voir le travail en cours et la difficulté d'imprimer une belle forme à une matière rebelle 22 • Dans les statues<< inachevées»

de Michel-Ange s'exprimerait, selon un programme néo-platonicien, la lutte d'un esprit affamé d'idéal et freiné dans son élan par la résistance de la pierre ; illustrer le conflit de la forme et de l'informe, ce serait évoquer - et dramatiser - l'effort titanesque du sculpteur dans sa quête de perfection. Léonard, de son côté, dévoré par une légendaire impatience, laisse maintes œuvres en chantier et multiplie au contraire, comme dessinateur et comme écrivain, les brouillons, les ébauches, tous les moyens d'expression rapides, capables de reproduire, dans son surgissement désordonné, le mouvement de l'invention 23. Comme Léonard, Montaigne veut saisir, au fil de la plume, le jaillissement de la pensée, l'émergence de la forme, le passage crucial de l'indétermination à la clarté. Les Essais le disent suffisamment : ils ne transmettent pas un savoir, ni une quelconque substance valable en soi, mais racontent une genèse et suivent les divagations de l'esprit dans sa quête de connais- sance. La chasse vaut mieux que la prise.

Si l'œuvre d'art, à la Renaissance, adopte volontiers l'allure instable d'une structure mobile, c'est que l'auteur nouvellement advenu est aussi un acteur et veut être perçu comme un homme d'action. Il ouvre des chantiers, destinés à être façonnés, développés et transformés. Lui- même, dans certains cas, continuera à exploiter le terrain, à modeler et déployer son ouvrage. Puis viendront d'autres travailleurs qui, lecteurs ou spectateurs, prolongeront le cycle des métamorphoses.

22. Voir André Chastel," Le Fragmentaire, l'hybride et l'inaehevé "·dans Fables, For mu, Fi guru, Paris, Flarrunarion, 1978, 2 vol. ; t. 2, p. 33-45.

23. Voir Ernst Gombrich. «Leonardo's Method for Working out Compositions», dans Normand Form, Londres, Ph:Udon, 1966. p. 58-63.

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