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Le tour de salle à l’hôpital

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lueurs et pénombres

1944 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 5 octobre 2011

Le tour de salle à l’hôpital, c’est une succes­

sion de rencontres avec des individus qui présentent des insuffisances d’orga nes, des infections ou des cancers ; c’est des symp­

tômes à évaluer, des auscultations et des palpations à effectuer, c’est des tensions artérielles et des pansements à contrôler, des résultats de prises de sang à analyser, des traitements à adapter. Et le travail ne se limite pas à ceci puisqu’il s’agit égale­

ment d’aller à la rencontre de l’angoisse ou de la dépression. Il s’agit de se confronter à des personnes porteuses d’un foie qui ne supporte pas plus l’alcool qu’elles ne sup­

portent leurs vies sans alcool ; il s’agit de se frotter à la peur de ceux qui s’amenuisent au rythme de la progression de leurs mala­

dies.

Le tour de salle que j’ai accompagné la semaine dernière débutait dans une gran de

chambre de femmes dont le nombre de lits avait été porté de quatre à six en raison de la surcharge hospitalière. Dans de telles conditions, l’espace vital des malades est réduit à sa portion congrue. Ces derniers ne peuvent alors stationner à côté de leur lit qu’une étroite table de nuit habituelle­

ment chargée de diverses machines. Quant au reste du matériel de soins, il est rejeté aux pieds des lits où il encombre le couloir central. Ainsi, le cortège composé des soi­

gnants de l’unité a souvent bien du mal à se frayer son chemin avec ses propres cha­

riots sur lesquels les dossiers des malades sont disposés.

La première malade en entrant à droite dans la chambre n’était ni démente ni con­

fuse. Il s’agissait d’une septuagénaire hos­

pitalisée pour la quatrième fois en huit mois en raison de complications liées à un trai­

tement immunosuppresseur. Assise sur son lit, elle passait sa journée à interpeller le personnel pour toutes sortes de raisons. Les demandes les plus médicales se mêlaient à des sollicitations en tout genre qui étaient régulièrement mal comprises par les pro fes­

sionnels qui estimaient que cette personne aurait tout à fait été capable d’accomplir sans assistance ce pour quoi on les appelait.

Après un entretien ciblé sur notre prise en

charge assorti d’un examen clinique, le grou­

pe des médecins et des infirmières auquel j’appartenais s’est déplacé au lit suivant, et ainsi de suite jusqu’à se retrouver devant le dernier lit à gauche en entrant.

Ce qui frappe ma mémoire encore aujour­

d’hui, c’est que je me souviens que durant les quarante minutes qu’a duré le passage de l’équipe soignante dans cette chambre, la première malade de droite n’a jamais tari de commentaires déplaisants sur les infir­

miers, sur les aides­soignants, mais égale­

ment sur les physiothérapeutes de passage et sur les médecins. «Ah, vous voici enfin !»,

«j’avais demandé du café et pas du thé», «quelle organisation !», «non, mon médecin n’a rien vu, on ne me prend pas au sérieux», «quand je pense que je pourrais être seule dans mon appartement avec mon propre téléviseur plutôt que dans une chambre à six». Le plus souvent livrées sur le ton d’un bavardage avec elle­

même, elle avait des remarques pour chacun. Tout en me con cen­

trant auprès de chaque patiente sur ce qui était attendu de moi lors de ce tour de salle, je me souviens que je ne pouvais m’empêcher de penser que cette mala de était capable d’une inimitié inépuisable. C’était réellement im­

pressionnant.

Mais le plus inoubliable, c’était que notre malade était munie d’appareils dentaires qui n’étaient plus ajustés. Malgré ce handi­

cap, elle parvenait cependant à parler avec maestria en faisant claquer sa langue sur la prothèse du haut pour la faire remonter sur le palais supérieur, puis sur celle du bas pour la faire redescendre. Et chacun pou­

vait en plus discerner l’entrechoquement des deux rangées de dents. Le bruit était diabolique : claquement de langue et chocs des prothèses sur les deux palais, claque­

ment de dents et choc des prothèses entre elles. En sortant de la chambre, j’ai appris que toutes les stratégies mises en place par l’équipe soignante et par les corésidentes de chambrée pour trouver davantage de quiétude s’étaient révélées vaines : ce bruit de castagnettes ne cessait de souligner la colère de cette femme depuis le premier jour de son hospitalisation.

J’écris tout ceci car, au fil du temps, nos patients doivent bien apprendre à vivre avec leurs maladies et à lutter contre elles.

Le plus souvent, j’observe que leur meil­

leure arme c’est ce qu’ils aiment et c’est

ceux qui les aiment : les rencontres avec les amis du cercle de pêche, le petit­fils qui vient déjeuner le mercredi, ou encore des collègues du travail qui témoignent du fait qu’ils ont toujours une place dans le mon de.

Il arrive fréquemment que les soignants qui se montrent fiables et disponibles bénéficient également de ces dispositions favorables car, habituellement, ce qui fait vivre les malades, c’est ce qui les lie et ils font le maximum pour préserver ces attaches. Grâce à ceci, ils parviennent parfois à dépasser tour à tour leur révolte face à l’insolente image des bien­portants, leurs sentiments d’inutilité, et l’accablement lié à l’angoisse de la mort. Pour d’autres patients en re­

vanche, la seule façon de ne pas être anéan­

tis par l’incapacité à reprendre leurs vies d’avant consiste à déverser leur amertume sur l’entourage. Puisque la maladie les ac­

cable et que tout semble désormais se dé­

sagréger autour d’eux, leur principal mode de défense est constitué par des remontran­

ces, par des plaintes, par des accusations et par des mises en échec car leur environne­

ment n’en fera jamais assez.

Evidemment, chaque thérapeute sait com­

bien l’animosité de certains malades suscite des réactions variées qui aboutissent im­

manquablement à l’appauvrissement des échanges, voire au rejet. En ce qui me con­

cerne, mes réactions sont essentiellement dictées par le fait que l’hostilité des mala­

des touche le cœur même de ma motivation et de mes espoirs : vouloir soigner, espérer guérir, accompagner sans agressivité et sans outrance. Et c’est certainement pareil pour vous : je n’ignore pas ce piège et j’y réflé­

chis souvent afin d’éviter de faire porter à d’autres le poids de ce que je suis. Dans les aléas de la pratique quotidienne et avec ces patients­là néanmoins, il est particu­

lièrement difficile de rester à l’écoute, de manifester de l’empathie, de partager ses émotions et même éventuellement ses dif­

ficultés tout en gardant une maîtrise suffi­

sante de la distance. C’est également ça le tour de salle à l’hôpital.

Dr Christophe Luthy Service de médecine interne de réhabilitation Département de réhabilitation et gériatrie HUG, 1211 Genève 14 christophe.luthy@hcuge.ch

Le tour de salle à l’hôpital

… chaque thérapeute sait com bien l’ani- mosité de certains malades suscite des réactions variées qui aboutissent à l’ap- pauvrissement des échanges …

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