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NOUS NE SOMMES PAS SEULS

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NOUS NE SOMMES PAS SEULS

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Léna Balaud Antoine Chopot

NOUS NE SOMMES PAS SEULS

Politique des soulèvements terrestres

Éditions du Seuil

57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe

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© Éditions du Seuil, mars 2021

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www.seuil.com

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LA STRATÉGIE DE L’AMARANTE

Situation terrestre #0

Malvinas Argentina, 2016. Faire attention consiste parfois à faire la guerre à l’inattention. La contestation est lancée par les mères, concernées par la santé de leurs enfants, contre les épandages d’herbicides par avions sur les champs de soja et de maïs transgéniques aux abords de la ville. Elles s’insurgent avec d’autres contre Monsanto, multinationale numéro un mondial du marché des semences OGM. La firme a pour projet de construire ce qui devait être le plus grand centre de production de maïs transgénique au monde (pas moins de 48  000  hectares). Trois années d’occupation du futur site vont contraindre Monsanto à battre en retraite.

La République unie du soja. La semence transgénique vendue chaque année aux paysan·nes1 est modifiée génétiquement pour résister au Roundup, un herbicide total qui contient la fameuse molécule de glyphosate, dont on retrouve des traces dans les urines d’à peu près tout le monde (alors qu’il est probablement cancérogène selon l’OMS), et qu’il affecte également les oiseaux, les insectes, et contamine eau, air et sol. Toutes les « mauvaises

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herbes » concurrentes peuvent ainsi être éradiquées, sauf la culture désirée.

Mais un jour, quelque part dans un champ, invisible de tous.

Une amarante (de l’espèce Amaranthus palmeri) a multiplié le nombre de copies du gène que l’herbicide était censé cibler pour éradiquer les mauvaises herbes : la voilà désormais « immu- nisée » contre la molécule tueuse, ainsi que l’ensemble de sa descendance, qui sera alors involontairement sélectionnée par l’herbicide lui-même… Contaminé·es par les aspersions de glyphosate dans les champs de soja voisins de leurs maisons, des Argentin·es ont une idée ingénieuse  : confectionner des

« bombes à graines » d’amarante. Ces bombes-là n’explosent pas, ce sont de petites boules de terre argileuse mélangées avec de la semence d’amarante, a priori inoffensive. On remplit un seau de ces petites boules de terre, on part arpenter les champs immenses de monoculture transgénique. Et on lance le plus loin possible ces projectiles politiques.

L’amarante se chargera du reste. Pourquoi cette stratégie ? Parce que cette plante sauvage est une alliée  : ce à quoi elle résiste, c’est aussi ce contre quoi se battent les activistes. La résistance de l’amarante est perçue comme une initiative à laquelle il s’agit de répondre. Les actions de lancers de bombes à graines amplifient la progression de l’amarante résistante et causent dans certains cas de sévères pertes de rendement aux grandes monocultures. Jusqu’à 70 % dans les champs de soja.

Cette population d’amarante, ayant muté en « super-mauvaise herbe », envahit les champs de monocultures, prend de vitesse les plants de soja transgéniques, fraye ses puissantes racines dans le sol épuisé – impossibles à éradiquer par la machine, trop fastidieuses à arracher à la main. D’autres producteurs, dont les

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champs ont été envahis, finissent par renoncer à la culture des OGM, retournent à des semences paysannes et à des méthodes traditionnelles, à même d’assurer l’autonomie alimentaire. Des jardinier·es argentin·es montent des coopératives de petits pro- ducteurs d’amarantes et des programmes de nutrition des enfants pauvres – feuilles et graines sont nourricières, pour les humains comme pour les animaux, riches en protéines et minéraux, et possèdent même des vertus médicinales. Les amarantes ne sont pas une « catastrophe » pour tout le monde.

Sentinelle de l’Anthropocène. Le genre Amaranthus (riche d’une soixantaine d’espèces à travers le monde) possède une exception- nelle efficacité à profiter de sols riches en azote. D’où sa richesse nutritive exceptionnelle en protéines qui en a fait un aliment important des civilisations amérindiennes. Mais cette qualité a aussi transformé les amarantes en sentinelles de l’intoxication des sols par l’agriculture industrielle du xxe siècle. Les amarantes rendent visible de façon plus marquée ce que toutes les autres plantes manifestent plus modestement  : un environnement aujourd’hui saturé en nitrates de synthèse – l’un des traits les moins connus de l’Anthropocène.

Une ingouvernable. Une seule plante pourrait produire jusqu’à un million de graines, et celles-ci peuvent rester en état de dor- mance de vingt à trente ans dans le sol, avant de germer quand les conditions sont favorables. De la marge de manœuvre pour tenter toutes sortes de variations et s’adapter à divers environ- nements, aurait dit Darwin ! Plusieurs espèces d’amarantes sont elles aussi devenues résistantes au glyphosate, aux États-Unis cette fois-ci, et ont envahi les champs de coton et de soja OGM.

Elles peuvent réduire les récoltes de 78 à 91 %. Syngenta, Bayer/

Monsanto, DuPont et les autres géants des pesticides auraient

SITUATION TERRESTRE #0 9

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pu apprendre de cette victoire de la complexité du vivant sur le réductionnisme de leurs technologies monogéniques et mono- culturales. Ils ont préféré sonner le rappel des réservistes, les herbicides les plus toxiques comme le paraquat et des dérivés du DDT, et battre le tambour des appels belliqueux à une guerre contre-insurrectionnelle contre la « résistance ».

Une immortelle. Le nom « amarante » tient à la réputation de cette plante de ne pas se flétrir et était, en Europe, associé à la combativité de la déesse de la chasse Artémis. Au Mexique, les colons catholiques cherchèrent à en éradiquer la culture jugée impie (liée à des rituels, on confectionnait notamment de petites figurines symboliques avec de la pâte de graines d’amarante).

Cette plante qui constituait une divinité pour les Mayas, les Aztèques et les Incas aurait le pouvoir d’accomplir de vieilles prophéties  : les paysan·nes et activistes de là-bas racontent que les divinités précolombiennes attendaient de prendre leur revanche sur ces colons qui ont volé leur terre.

« Pour fabriquer les bombes à graines :

¼ de terre végétale + ¾ de terre argileuse + quelques graines d’amarante + un peu d’eau.

¡ Siembra la bomba2 ! »

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INTRODUCTION

Le réchauffement climatique associé à de fortes tempêtes précipite plusieurs centaines d’icebergs géants vers un site de forage pétrolier et gazier au large de Terre‑Neuve. Des champignons mangeurs de kérosène (Cladosporium resinae ou Hormoconis resinae) s’installent dans les citernes et les réservoirs des avions, y opèrent patiemment leur travail de digestion des molécules organiques du carburant et le rendent inutilisable. Les bâtiments de la ville de Kiruna, dans le nord de la Suède, qui exploite la plus grande mine de fer euro‑

péenne, et dont les galeries atteignent une profondeur record de 1 775 mètres, se fissurent lentement et se font engloutir par la mine elle‑même, contraignant quelque 6 000 habitant·es à déménager et reconstruire la ville trois kilomètres plus loin.

Aux États‑Unis, au Canada, en Écosse, en Suède, en Israël, au Japon et en France, des méduses et des algues proliférant sous l’effet du réchauffement climatique, de l’acidification des océans et de la surpêche, bouchent les entrées d’eau de

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refroidissement des centrales nucléaires, mettant à l’arrêt forcé des réacteurs ou obligeant à des travaux coûteux de décolmatage des filtres à eau. À Houston, des « fourmis folles de Rasberry » (Nylanderia fulva), résistantes à tous les insecticides traditionnels, se déplacent de manière erratique par millions et mangent les composants des ordinateurs, des mp3, des alarmes incendie, provoquent des courts‑circuits, des incendies et s’approchent du Johnson Space Center de la NASA. Des essaims de centaines de milliards de criquets pèlerins (Schistocerca gregaria), bénéficiant de la sécheresse pour leur reproduction, ravagent les champs et les récoltes des paysan·nes de l’Afrique de l’Est3.

Nous entrons dans une ère caractérisée par la proli‑

fération de nouvelles formes d’insubordination de masse.

La nature ne peut plus être vue comme ce cadre stable et intemporel à l’arrière‑plan du confort moderne : les puis‑

sances de la Terre réagissent aux actions humaines, de plus en plus violemment et à toutes les échelles. Notre planète n’est pas un substrat minéral sur lequel le théâtre de nos vies se déroulerait, mais bien le théâtre lui‑même, œuvre multimillénaire d’actions conjointes et bricolées d’une infi‑

nité de communautés d’êtres vivants. Or la réaction de ces puissances au régime forcé de la monoculture capitaliste est massive, tellurique. L’ancienne relative stabilité de cet assemblage communautaire – cette époque que les géologues appellent l’Holocène, commencée il y a 11 700 ans – est derrière nous. Que la Terre soit une puissance de mutation,

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il nous faut encore l’apprendre, ou bien nous l’apprendrons à nos dépens.

Les soulèvements politiques en cours, toujours plus nombreux et synchrones à l’échelle de la planète4, doivent apprendre à se situer sur cette nouvelle Terre tumultueuse, trouver leurs manières de revenir sur Terre depuis leur révolte et leur indignation. S’ils veulent pouvoir continuer à défendre un monde vivable, ils doivent devenir des soulève‑

ments terrestres. Mais il n’y a pas de solution unique à cette question existentielle, collective, et relativement inconnue pour nous. L’enjeu n’est autre que celui d’apprendre à situer notre agir politique au sein d’un maillage écologique bien plus vaste que toute communauté humaine. Cela demande une forme de reconnaissance envers les collaborations vivantes qui soutiennent nos existences. Cela exige aussi de percevoir l’affrontement avec ce qui ravage la planète comme « une guerre des écologies » : non plus un rapport de force poli‑

tique entre des humains, autodéfinis comme séparés de tout milieu de vie, mais un antagonisme entre l’écologie ravageuse du capitalisme et les multiples écologies humaines et non humaines qui se soulèvent. Entre une trajectoire géologique désastreuse et d’autres sentiers possibles pour la planète.

INTRODUCTION 13

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Commune vitalité

La politique, au sens de la lutte, de la pensée et de l’action collective égalitaire, a toujours cherché à répondre à la question de ce que peut un collectif. Elle l’a toujours fait depuis le soin dont les gens ordinaires entourent les rela‑

tions, et depuis ce que ces relations ouvrent comme autres mondes. Mais la politique requiert aujourd’hui une autre idée du collectif, une sensibilité élargie à tout ce qui fait qu’un monde tient. Un « monde », c’est‑à‑dire un tissu de lieux, de liens, que l’on habite sans les avoir construits seuls.

Or, nous manquons clairement, dans nos contrées, d’une éducation politique commune capable de tenir ensemble le devenir des peuples humains et celui des autres peuples d’êtres vivants enrôlés dans l’histoire de l’économie globalisée.

Il est à présent vital de réinterroger l’esprit qui anime notre imaginaire démocratique, et notre contestation de l’ordre capitaliste, productiviste, colonial et masculin. Certes, nous sommes de plus en plus nombreux·ses à avoir la conviction que l’écologie à défendre doit être autre chose qu’une adap‑

tation aux nouvelles contraintes du dérèglement climatique, un verdissement du discours et des stratégies de croissance du PIB, une régénération de l’économie par l’« écolonomie5 ».

L’écologie ne peut constituer une voie de sortie du ravage de la Terre qu’à la condition de construire une rupture avec cette course démentielle au profit qui aspire toutes les forces

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d’invention et pilote le phagocytage du monde vivant, par la froide mais enivrante quête du capital6.

Mais cette rupture ne peut se contenter de mobiliser les stratégies éprouvées des mouvements démocratiques ou antisystèmes. Hériter de ces mouvements – des révolutions française et haïtienne, des mouvements ouvriers, des luttes paysannes, des combats égalitaires entre genres et classes, des luttes de décolonisation, des outils démocratiques et des pratiques de l’autonomie – est essentiel pour quiconque entend contrecarrer la sécession d’une classe possédante et dirigeante déterminée à brûler la planète tout en se met‑

tant à l’abri7. Mais il faut aussi opérer une métamorphose terrestre de ces mouvements, plus profonde encore qu’une sortie du productivisme. Il s’agit de sortir de l’enfermement solipsiste dans la défense de la seule humanité en progrès.

Cet autre monde plus juste que nous défendons, ce sont des mondes sociaux multiespèces. Il est temps de réajuster nos sensibilités aux réalités du monde vivant, d’adopter un souci constant pour les cohabitations avec les modes de vie spécifiques et entremêlés des sols, des vers de terre, des insectes pollinisateurs et xylophages, des hêtraies, des lichens, des ongulés, des virus, des rapaces nocturnes, des glaciers, des zones humides, des tourbières, des fleuves, des bassins‑

versants, des océans… Nous sommes entouré·es, traversé·es par d’autres « peuples », ceux qui habitent autrement, sui‑

vant leurs propres formes, manières, mœurs, rythmes, mais aussi ceux qui engendrent et entretiennent, à toutes les

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échelles, ce que nous appelons notre « monde ». Si nous ne regardons pas en face comment ces autres peuples sont eux aussi affectés dans leurs corps, frappés dans leur existence, poussés à l’indiscipline ou à l’extinction par l’agressivité des usages capitalistes, comment pouvons‑nous prétendre mieux habiter la Terre ou défendre un monde plus juste ?

L’attention au sort de ces peuples‑là n’est pas une diversion par rapport au « vrai combat » social, au travail politique : leur situation critique révèle le type d’antago‑

nisme politique qu’il faut construire maintenant contre les forces qui détruisent notre commune planète. Au cœur des luttes contemporaines et à venir, ce qui est mis en jeu n’est pas seulement notre commune humanité contre l’injustice sociale – notre capacité à mieux redistribuer les richesses, à diminuer le temps de travail hétéronome, à organiser un mouvement populaire de reprise de contrôle sur les émissions de CO2.

Ce qui est mis en jeu est tout autant notre commune vitalité : notre capacité à conserver et faire croître le tissu de la vie. Notre disposition à voir, sentir et comprendre le continuum de violences infligées aux corps humains et non humains, et à nous consacrer à la régénération des communautés vivantes qui ont été dans leur grande majo‑

rité homogénéisées, fragmentées, simplifiées, intoxiquées, intimement dégradées.

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Angles morts

Nous avons, sans doute comme d’autres, la sensation d’être pris·es en étau. Entre d’un côté un héritage de gauche, démocrate et socialiste, ou anticapitaliste et révolutionnaire, mais très anthropocentrique, qui éprouve la plus grande difficulté à déplacer ses cadres de pensée, du fait d’un atta‑

chement à une tradition de lutte humaniste ou classiste. Et de l’autre, une sensibilité au vivant, où l’humain n’est plus au centre, n’est plus le seul être qui compte et qui agit. Or, nous le sentons bien, aucune de ces deux grandes options ne peut répondre, en tant que telle, à la situation de désta‑

bilisation profonde que nous traversons.

Les héritier·es d’une tradition sociale et humaniste main‑

tiennent hors du champ de vision qui oriente leurs actions, dans leur grande majorité, ce que le forestier Aldo Leopold appelait « l’odyssée de l’évolution », c’est‑à‑dire l’histoire de la communauté de vie et de relation des vivants, la profon‑

deur des liens de parenté ancestraux, la magie omniprésente des symbioses, ayant sculpté notre humanité et reproduit continuellement la trame de notre planète pendant des millions et des millions d’années.

Le réenchantement de nos rapports au vivant, à son tour, met entre parenthèses la politique bien humaine : les forces sociales et politiques qui sont à l’origine de ce qui est désigné comme la « perte radicale de contact avec la

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Terre ». Les causes du désastre sont renvoyées à de grandes ruptures fondamentales ou à de grands facteurs hors de portée, impalpables, que ce soit la démesure et la puissance prométhéennes, la pensée judéo‑chrétienne, le dualisme corps/esprit ou nature/culture, l’invention de l’agriculture et la révolution néolithique il y a dix mille ans, l’humanité comme espèce destructrice par nature.

Les premier·es s’inquiètent toujours de ce qu’un intérêt trop affirmé pour la vie des petites bêtes et la biodiversité masque un désintérêt bourgeois pour les luttes contre les oppressions sociales. Les second·es se méfient toujours de ce qu’un intérêt trop affirmé pour l’économie politique et le volontarisme collectif prenne le pas sur le respect du

« donné » (tout ce qui n’est pas construit par les humains) et ferme la porte à la transformation culturelle et civilisa‑

tionnelle.

Points de contact

Pourtant, rien ne serait plus stérile que de chercher à rendre ces deux grandes positions davantage exclusives l’une à l’autre. C’est le jeu qu’il s’agit d’arrêter de jouer. Il est urgent d’abandonner les postures, de sonder les points de contact et les connivences entre le meilleur de ces deux grandes options, pour trouver une forme d’alliance mariant leurs différentes forces. Mieux : pour rendre possible l’émergence

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d’un nouveau camp politique à part entière. Un camp des Terrestres, dont nous sommes nombreuses et nombreux à vouloir hâter la naissance.

Notre grande question commune est non seulement celle de savoir quels nouveaux rapports au vivant et à la Terre nous devons forger pour réparer le monde et nos relations à lui, mais aussi de déterminer quelles sont au juste les forces collectives qui pourront porter et défendre l’attachement au monde vivant. C’est‑à‑dire, comment faire naître une puissance politique commune, attachée aux pra‑

tiques d’émancipation, alimentée et animée par cette nouvelle

« culture du vivant8 » qui est aujourd’hui appelée à naître.

Il est clair que l’on peut très bien se sentir faire partie du monde naturel, développer pour soi ou avec les autres une sensibilité accrue au vivant, tout en n’ayant d’autre choix que d’agir de manière néfaste vis‑à‑vis de la nature non humaine dans notre vie de tous les jours. Cela, en raison de notre participation à la vie de l’économie capitaliste – nous sommes encore toutes et tous, que nous le voulions ou non, des sujets de l’économie9. Et nous ne savons que faire de la dissonance existentielle qui s’impose à nous, entre un désir de se forger une culture du vivant et de prendre soin de la Terre, qui peut tout à fait trouver à s’épanouir dans une bulle privée, et une relation capitaliste subie et globalement aliénée vis‑à‑vis des autres, de la nature et de nos conditions d’existence. Mais ne nous usons pas à jouer la politique, la stratégie ou la critique des rapports de domination contre la

INTRODUCTION 19

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recherche d’une nouvelle sensibilité au monde. Portons atten‑

tion aux obstacles et aux conditions de possibilité politique et sociale de cette nouvelle et nécessaire sensibilité à la Terre.

L’écologie du capitalisme

Nous sommes à un moment charnière, mettant à rude épreuve notre faculté d’invention politique : les anciennes formes de résistance et d’organisation sont soit laminées par une sorte de débrouille existentielle et néolibérale perma‑

nente, qui détruit les subjectivités politiques et les solidarités collectives, soit étouffées par des formes de discipline des corps, de gestion policière et sanitaire des populations, se réinventant sans cesse et souvent plus vite que les répertoires d’action collective. Mais la désorientation qui s’ensuit n’est pas entièrement à notre désavantage. Le moment opportun à saisir est celui d’une synchronisation possible entre la déstabi‑

lisation des anciennes manières de lutter, et la déstabilisation des grands cadres et repères qui ont jusque‑là réglé notre expérience collective dans l’Occident dominant (la Nature d’un côté, la Société de l’autre), induite par les dérèglements climatique et écologique. Cette explosion synchronisée des cadres de la modernité oblige à des formes d’expérimen‑

tation, d’audace et de libération des imaginations. L’heure est à prendre le risque de proposer les lignes de force d’une action politique terrestre.

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Dans cette perte de repères, il est plus que néces‑

saire de garder une boussole précieuse, transmise par les luttes passées : « capitalisme » n’est pas un mot trop abstrait, trop grand, trop imprécis, trop démodé pour dési‑

gner ce qui mène une guerre continue au déploiement des vivants humains et non humains. Au contraire, il se révèle aujourd’hui comme le moteur du dérèglement géo‑

logique de la planète, donc une catégorie fondamentale pour appréhender notre époque. Certain·es sont toujours tenté·es de l’abandonner au profit de descriptions moins globales et plus minutieuses, plus ajustées à l’échelle des territoires concrets. Nous y voyons une sophistication qui n’est souvent là que pour dispenser ou retarder le fait d’avoir à prendre parti. Le « capitalisme » reste l’ensemble des forces et des décisions plus ou moins coordonnées qui imposent leurs règles du jeu à tous les peuples depuis cinq siècles d’expansion mondiale : leur système de pouvoir, leur impératif de croissance, leur technologie d’extraction, leur mépris des limites et des dépendances, leurs lois de l’équivalence, de la valeur et de l’inégalité. Néanmoins, ce « capitalisme » ne peut plus être réduit à une forme de « société » qui exploiterait « l’environnement » : c’est une écologie, au sens où Jason W. Moore entend ce mot10. C’est‑à‑dire une manière d’organiser le tissu des relations entre les humains et les non‑humains, qui aura marqué un tournant sans précédent dans l’histoire de la vie. Or, cette écologie‑là a un sérieux problème d’insoutenabilité : elle

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ne sait produire de la valeur qu’en créant des inégalités extrêmes, qu’en s’appropriant les capacités des vivants et des non‑vivants, qu’en brûlant la toile de la vie dans les cheminées de l’accumulation. Qu’en bouleversant pour des millénaires les conditions d’habitabilité de la planète – le contraire même de toute véritable valeur.

L’écologie de nos luttes

Solidarité entêtée du mouvement coopératif, fêtes endia‑

blées de 1936, noble idée de sécurité sociale, bricolages astucieux de l’autogestion… La richesse relationnelle propre aux luttes sociales et anticapitalistes, l’entraide dont les un·es et les autres savent se rendre capables en situation sont un ferment actif qui place l’attention à l’autre et à la consistance du collectif au cœur de la lutte. Comment étendre cette richesse à nos relations autres qu’humaines ? Cette finesse relationnelle dont nous sommes toutes et tous capables, il s’agit de la reprendre, de la porter encore un peu plus loin. Notre manière de comprendre ce qu’est le pouvoir, l’action politique et la résistance aujourd’hui peut encore s’approfondir, à la faveur de l’attention à l’écologie des relations, et à l’écoute d’autres perspectives et histoires se déroulant hors du script militant classique occidental, ne déniant plus le sort et le rôle des femmes, des colonisé·es et des autres qu’humains.

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Mais réparer les dommages subis, réparer les dégâts humains, cela « ne peut jamais advenir selon la seule action humaine11 ». Seules les forêts savent recréer des forêts – vivantes, saines et résilientes – après une coupe rase menée par les machines‑monstres de l’exploitation forestière.

Seuls les vers de terre, les nématodes, les champignons, les arthropodes savent reconstituer des sols grouillants, oxygé‑

nés et décompactés, après les stérilisations et les tassements imposés par les tracteurs géants et la chimie guerrière. Seules certaines plantes pionnières peuvent rendre le milieu hospi‑

talier pour les autres vivants, par leur capacité à vivre dans des sols très pauvres et à y accumuler une couche d’humus fertile. Comment ne pas voir que toutes ces véritables puis‑

sances d’engendrement de lieux habitables sont de part en part impliquées dans les luttes pour les réparations et les reconstructions d’une vie collective ?

De même que l’émancipation des esclaves par la fuite hors des plantations coloniales a pu s’associer à des géo‑

graphies et des puissances d’agir non humaines – comme les communautés marronnes implantées dans les forêts et montagnes escarpées impossibles à atteindre et à mettre au travail, sur l’île de la Réunion, de la Jamaïque ou de la Dominique – les voies de sortie de l’âge du capital n’existent pas sans les capacités de tous ces autres êtres à fabriquer et refabriquer des mondes habitables et luxuriants.

Si les humains restent bien les uniques êtres à pou‑

voir agir et synchroniser leurs actions contre les causes du

INTRODUCTION 23

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ravage planétaire, ils ne sont pas les uniques acteurs du changement que nous souhaitons voir advenir. Nous ne sommes pas les seul·es à pouvoir transformer la situation : bien d’autres puissances d’agir que les puissances humaines peuvent intervenir et remédier à la situation présente.

Agir avec la nature, contre ceux qui l’effondrent

Ce livre est moins un manifeste, qui proposerait une nouvelle stratégie d’action globale, qu’un traité d’écologie sur ce à quoi il faut être sensible dans la construction de notre politique. C’est une tentative pour se donner une méthode de perception écologique dans l’élaboration de toute stra‑

tégie anticapitaliste. Et pour commencer, il s’agit d’entrer dans une autre logique de l’action. Or celle‑ci demande de comprendre que des êtres humains ne peuvent jamais pro‑

duire leur monde commun, et le défendre, avec seulement d’autres êtres humains. D’autres manières de faire, de se défendre, de se protéger, de résister, nous devancent, nous déstabilisent ou nous renforcent : des manières animales, végétales, sylvestres, microbiennes, fongiques… Nos alliés sont multiformes, considérablement plus nombreux et divers que ce que notre imagination laisse entrevoir. Il s’agit non pas de fantasmer ces autres manières mais d’apprendre à mieux les connaître, à les rencontrer, à les défendre, à les amplifier et à les associer à nos combats.

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S’ouvrent alors non seulement une nouvelle culture du vivant, mais de nouvelles pratiques politiques. Si les acteurs capables d’inventer des actions de résistance à la destruc‑

tion des mondes vivables et de les régénérer ne sont pas toujours humains, ce sont les notions mêmes de résistance et de stratégie qui s’en trouvent transformées. Se poser la question de la stratégie, traditionnellement, c’est se pen‑

cher sur l’ensemble des actions coordonnées qui pourront permettre à des humains d’atteindre le but qu’ils et elles se sont donné ou ont découvert ensemble. Mais la perspective d’une écologie des relations ouvre une modification possible du rapport entre acteur et récepteur de la stratégie. Ce rap‑

port peut ne plus être seulement à sens unique, allant de l’humain à la nature, du protecteur au protégé, comme dans l’environnementalisme mainstream, mais peut circuler d’un acteur à un autre acteur : dans la mesure où les plantes, les animaux et les éléments non humains agissent et réagissent, ont des comportements et des pouvoirs propres, fabriquent des mondes, voire parfois refusent de se conformer à la discipline du travail forcé en suivant leurs propres manières, comme nous le verrons, nous pouvons nous engager à les suivre non seulement dans nos choix d’habitation – « faire avec la nature plutôt que contre », comme le soutiennent la permaculture, le biorégionalisme ou la paysannerie depuis longtemps déjà – mais aussi dans la construction de nos mouvements politiques : faire avec la nature contre ce qui l’épuise et ceux qui l’effondrent.

INTRODUCTION 25

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Des capacités humaines et non humaines seront parfois parvenues, en certaines circonstances, à se rencontrer, à se joindre, à s’amplifier, à trouver un appui mutuel fortifiant, à mettre en déroute ce qui les empêchait de croître – comme dans cette lutte des paysan·nes argentin·es s’associant à des

« super‑mauvaises herbes », ligué·es contre l’empire du soja transgénique sud‑américain, mais aussi dans les formes d’autosubsistance décentralisées des habitant·es des forêts kirghizes rendues possibles par la « greffabilité » de cer‑

tains arbres fruitiers, microcapacité végétale leur permettant d’échapper au contrôle centralisateur de l’État postsoviétique.

Plus loin de nous dans le temps, ce sont les femmes esclaves africaines emportant clandestinement graines et plantes (notamment des grains de riz cachés dans leurs chevelures) sur les bateaux négriers et apportant leur écologie au Brésil au nez et à la barbe des planteurs12.

Alors que l’écologie du capital se demande qui ou quoi peut être « mis au travail », notre écologie explore qui ou quoi peut être reconnu comme partie prenante de conflits qui nous importent. C’est le mouvement que propose ce livre : quitter un certain fétichisme de l’action humaine, apprendre à lâcher un peu le gouvernail des opérations, et convoquer les autres vivants dans la recherche des lignes du conflit et des finalités de nos actions.

*

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Traçons à présent le chemin de l’ouvrage par une série de questionnements. Que devient la « politique » dès lors que la « nature » ne joue plus le rôle d’environnement extérieur entourant la « société » mais se trouve requalifiée comme un tissu social de puissances d’agir participant à l’engendrement du monde ? (Première partie : « Le conflit des écologies »).

Comment comprendre ce que nous appelons d’ordi‑

naire le « capitalisme » si celui‑ci n’est pas un « système économique » mais une certaine écologie des relations de travail entre humains et non‑humains, et que l’exploitation des humains n’en constitue pas l’unique base ? (Deuxième partie : « La planète au travail »).

Si les humains n’ont jamais été les seules puissances d’agir, et s’ils ne sont pas les seuls êtres enrôlés dans la constitution et le maintien des environnements de travail, quelles autres formes de résistance peuvent apparaître et quelles nouvelles camaraderies peuvent devenir pertinentes pour nos luttes ? (Troisième partie : « Les soulèvements de la Terre »).

Comment porter la cause des autres à partir du moment où ces autres ne sont pas humains ? Quelle parole, méthode et dispositif pouvons‑nous élaborer pour défendre une com- munauté politique avec ces autres collectifs, tout en main‑

tenant l’exigence d’égalité entre humains, et l’altérité des non‑humains ? (Quatrième partie : « Nous est un autre »).

Dès lors que le conflit peut être redéfini par des asso‑

ciations à des puissances d’agir non humaines, comment

INTRODUCTION 27

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constituer des alliances plus qu’humaines, c’est‑à‑dire des réseaux d’actes politiques interspécifiques ? Et comment se rendre attentifs à ce que ces puissances nous indiquent sur les lignes de clivage politique à construire ? (Cinquième partie : « Factions interspécifiques »).

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Première partie

LE CONFLIT DES ÉCOLOGIES

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« À LA GRÈVE QUI AFFECTE DÉJÀ UNE PARTIE DU TRAFIC, S’AJOUTENT MAINTENANT LES INTEMPÉRIES »

Situation terrestre #1

Juin 2016. « Alors que les journées d’action contre la loi “travail”

se multiplient et s’intensifient partout en France, un nouveau protagoniste s’est invité dans l’arène, et il joue maintenant sa propre partition en matière de blocage de l’économie. En effet, force est de constater que les intempéries et les inondations qui frappent le pays depuis plusieurs jours viennent renforcer de manière inattendue les efforts des manifestants et des grévistes pour paralyser l’Hexagone et, à l’approche de l’Euro 2016, faire pression sur le gouvernement. Comme semble le déplorer un journaliste du Monde : “à la grève qui affecte déjà une partie du trafic, s’ajoutent maintenant les intempéries”. […] Tant et si bien que cette conjonction inédite entre les efforts des grévistes d’un côté, et l’inexorable montée du Loing et de la Seine de l’autre […], dessine peut-être les contours d’une alliance poli- tique d’un genre nouveau entre certaines pratiques humaines et certains phénomènes cataclysmiques – dans la continuité de leurs effets. […] Dans ces conditions, le mouvement contre la loi El Khomri pourrait peut-être encore gagner en puissance si nous parvenions, nous autres grévistes et opposants au gouvernement,

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à composer avec ces conditions catastrophiques, voire (mais nous avons bien conscience de notre folie, quand nous disons cela) à nous coordonner avec elles. Autrement dit, il n’a peut-être jamais été aussi nécessaire de réapprendre à danser la danse de la pluie, et à tisser des liens politiques avec ces camarades non humains dont nos “gouvernants” ont déchaîné les puissances.

Tous ensemble, ouvrons les vannes13 ! »

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1.

QUITTER LE CENTRE, SANS QUITTER LA POLITIQUE

En refusant de dissocier les êtres humains des autres communautés vivantes et de leurs conditions d’existence, la pensée écologique met les idéologies politiques modernes au défi d’une transformation radicale. Les traditions huma‑

nistes – socialiste, réformiste ou révolutionnaire, attachées à l’autonomie, à l’égalité entre humains et à la protection sociale – ont fondé le progrès sur une surexploitation des ressources matérielles, et sur un arrachement aux « fatalités de la nature ». Mais ce fonds humaniste de la politique progressiste est aujourd’hui globalement en crise, sous le coup des critiques écologistes et du déraillement géolo‑

gique de la planète. L’Anthropocène, cette ère de tumultes d’un ordre de grandeur et d’une magnitude inconnus de mémoire d’humain, dissout les promesses de la moder‑

nité : les vies, les organisations, les infrastructures et les systèmes techniques se trouvent encore plus entremêlés aux devenirs imprédictibles d’une Terre en surchauffe.

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Tout le contraire donc, des promesses de libération de la modernité14.

Certain·es cherchent à répondre à cet état de fait par une volonté de fusion ou d’hybridation de la nature et de la société. D’autres voient dans cette volonté d’hybridation un abandon de ce qui nous rend distinctement humains, et une forme de refus de la responsabilité politique. Si l’enjeu d’habiter plus dignement la Terre passe par une déstabi‑

lisation radicale de notre mode de relation au monde, la recherche d’une tout autre manière de penser et de sentir nous conduit‑elle dans une impasse politique collective, la visée quelque peu idéaliste d’un changement de « paradigme civilisationnel » ? Comment quitter le centre (du monde, mais aussi de l’humanité) sans quitter la politique, c’est‑à‑

dire sans jeter dans les poubelles de l’histoire les héritages de la pensée critique moderne ? Sans renier la conflictualité et les coalitions stratégiques propres à toute forme de prise de parti collective ?

Une nouvelle donne dans les relations de l’humain à la nature ?

Dans les années 1960‑1970, à mesure que le consensus autour de la croissance économique, du progrès et de la technologisation du monde se fracture, dans le sillage de Mai 68 et du rapport au Club de Rome de 1972, les tentatives

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pour écologiser la critique sociale se multiplient, avec les travaux précurseurs d’André Gorz, de Murray Bookchin, d’Ivan Illich, pour ne citer que les plus influents15. Tous cherchent une autre voie que le marxisme orthodoxe et le

« socialisme d’État » pour repenser les conditions de l’éman‑

cipation humaine et la réappropriation de la relation à soi et au monde vécu, contre la colonisation de la vie quotidienne par le travail hétéronome, la marchandisation, la bureaucratie et l’expertocratie. Il ne s’agit plus de partager les fruits de la production et de les socialiser, mais de contester la visée de production elle‑même.

L’écologisme incarne alors « la possibilité d’une nou‑

velle donne dans les relations de l’homme à la nature sus‑

ceptible de constituer la matrice d’une transformation de la société16 ». On perçoit toute l’actualité et la fécondité de ces alternatives à une gauche fascinée par le productivisme et l’industrialisme, dans la tentative précoce de faire naître une « société écologique » et une « écologie sociale »17. Ces tentatives constituent par ailleurs de solides garde‑fous contre toute dépolitisation de l’écologie. C’est néanmoins le socle de représentations et de catégories sur lequel elles prennent appui qui est aujourd’hui mis au défi d’un approfondissement radical, par une nouvelle vague de la pensée écologique : il ne s’agirait plus de politiser les rapports de la société à la nature, mais de sortir des concepts mêmes de « nature » et de « société » (et de toutes les autres notions connexes qui en découlent : à commencer par l’« humain », la « politique »,

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l’« économie », l’« environnement », etc.). En effet, ces grands cadres de la pensée occidentale reconduiraient un certain rapport au monde centré sur l’humain comme mesure de toute chose. La nouvelle époque de l’Anthropocène mettrait fin à la dichotomie Nature/Société et marquerait l’absence d’un environnement indifférent à nos agencements collectifs.

Comme le dit Bruno Latour, « dès qu’on se rapproche des êtres non humains, on ne rencontre pas chez eux l’inertie qui nous permettrait par contraste de nous prendre pour des agents, mais, au contraire, des puissances d’agir qui ne sont plus sans lien avec ce que nous sommes et ce que nous faisons18 ».

Puissances d’agir

Un « tournant non humain » entend aujourd’hui redé‑

finir les catégories, les discours et les visions propres à la modernité occidentale19. Il prend racine dans les recherches visant à rendre compte de l’animation d’êtres et de processus

« non humains » – plantes, animaux, forces géophysiques, objets techniques – contribuant activement à faire les mondes que nous habitons (on peut citer la théorie de l’acteur‑réseau, l’anthropologie de la nature, l’ethnographie multispécifique, les études animales, la théorie des systèmes et des agence‑

ments, le nouveau matérialisme et le réalisme spéculatif). Or ces êtres et processus ont jusque‑là été désanimés, réduits

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au silence car inclus dans une Nature définie comme pas‑

sive, déterministe et externe. En retour, le « politique » et le « social » ne peuvent se réduire ni au socius humain, ni à la manière bien particulière dont les modernes perçoivent et construisent leurs relations aux réalités non humaines.

Avec le déraillement écologique et géologique de la planète, la division dualiste du monde en deux grands blocs distincts, ce que l’anthropologue Philippe Descola nomme l’« ontologie naturaliste », est entrée en crise : il n’y a pas d’un côté l’univers de la matière, de la biologie, et ses lois, rassemblant toutes les entités naturelles insensibles à nos choix et à nos représentations, et de l’autre l’humanité, sa diversité et ses cultures, dotée d’une intériorité ou d’un esprit qui la différencierait de tout le reste, relevant du politique et des passions collectives20. Ce que l’on appelle le géolo‑

gique, l’écologique, le social ou le politique ne sont pas des domaines étanches mais des milieux poreux : des champs de relations, enchevêtrés, s’entremêlant dans une multiplicité de boucles, se mélangeant au‑delà de toute possibilité de tracer une ligne de démarcation claire et pure. Les « non‑

humains », ou « autres qu’humains », ne sont dès lors plus seulement supports passifs des projections symboliques des humains : ils précèdent, rendent possibles et excèdent nos propres puissances.

Une ambition commune aux partisan·es de ce décen‑

trement radical, qui nous intéresse particulièrement ici, est de rendre compte de manière non anthropocentrée de la

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« puissance d’agir » : traditionnellement, la capacité d’action est une propriété de l’être rationnel et intentionnel, réservée à un sujet humain, différente de la simple causalité des objets naturels. Or, l’agentivité (agency) ou l’animation serait une compétence bien plus ordinaire et distribuée. Minimalement,

« agit » tout ce qui vient produire une différence qui compte dans une situation donnée, que cet acteur soit humain ou non21. D’autre part, une puissance d’agir ne serait jamais isolée et isolable, car toujours acquise dans un réseau, par l’enrôlement d’autres puissances, dans un système proces‑

suel de relations22. L’animation n’appartiendrait donc pas à ce qui est animé comme une propriété qu’elle possède : un agent acquiert sa propre capacité d’action au sein d’un agencement, d’un champ de forces multiples avec d’autres agents, eux‑mêmes soumis à, et acteurs de, ce champ qu’ils affectent et qui les affecte en retour.

Le chantier conceptuel du tournant non humain cherche, au fond, à désavouer le déterminisme ou le fatalisme associés à des formes d’écologies traitant l’Anthropocène comme une revanche de la Nature extérieure ou comme un triomphe technologique de l’humanité, prise en général23 : si nous ne sommes pas les seuls acteurs, alors cela nous oblige à repolitiser chacune de nos relations à des puissances extrê‑

mement variées, actives et réactives, et pas nécessairement prêtes à se plier tranquillement à nos décisions et à nos infrastructures.

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Nous ne sommes que parce qu’ils sont

La puissance d’agir est une capacité d’affecter et d’être affecté, relationnelle, productrice de nouveauté, de ruptures ou de nouveaux équilibres, et de recomposition incessante des collectifs : c’est « une force distribuée et émergente qui peut créer un ordre ou un désordre avec ou sans inten‑

tionnalité24 ». Ce propos s’éclaire parfaitement pour nous avec l’événement du SARS‑CoV‑2 – l’intrusion brutale de microcellules virales d’un peu moins de 150 nanomètres dans la machinerie marcoéconomique mondiale. Ces virus et le ralentissement géant que leur propagation a provoqué sont la parfaite incarnation d’une puissance d’agir extra‑humaine, qui rend immédiatement tangible et compréhensible les analyses du tournant non humain. Il n’est plus possible de parler économie, décisions politiques ou normes sanitaires sans prendre en compte ce que ces virus nous font faire (réorganiser en urgence les hôpitaux, décider d’un confi‑

nement général de la population, monter des collectifs de solidarité alimentaire, etc.).

Mais le coronavirus n’est pas seulement un événement qui aura remis sur le devant de la scène la fragilité de nos systèmes de soins ou l’incompétence de nos gouvernants : il est également l’occasion d’apprendre que 5 à 8 % de l’ADN humain, que l’on pense être le cœur même de notre identité, vient en réalité d’anciennes infections virales passées dans

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notre génome (d’un de nos lointains ancêtres mammifères et vieilles de plusieurs dizaines de millions d’années). Une protéine d’origine virale, la syncytine, entre d’ailleurs dans la production du placenta qui permet à l’embryon humain de se développer normalement dans le ventre de sa mère… Nous avions déjà appris à quel point nos corps étaient peuplés de milliards de bactéries (notre microbiote), nous permettant de digérer, de nous protéger, influençant même nos émotions.

Nous apprenons aujourd’hui qu’ils hébergent encore plus de virus (notre virome), eux‑mêmes issus d’autres animaux et plantes, et qu’ils peuvent être bénéfiques à notre santé en tuant certaines bactéries pathogènes25. « Notre » corps est déjà un monde, une « société multiespèce ». On ne sait plus très bien où commence et où se termine notre identité, où commence et où se termine notre humanité, où commence et où se termine l’environnement.

Les « bestioles » – virus, archées, bactéries, plantes, champignons, et l’ensemble des effets que leurs existences produisent sur le monde – font histoire avec nous26. Avec ou sans notre consentement. Comme le dit Natasha Myers, au sujet des plantes et de leur photosynthèse : « Nous ne sommes que parce qu’elles sont27. » Or, si nous avons toujours vécu avec d’autres que les humains, alors la « société » prise au sens du rassemblement des humains dans un espace qui leur est propre et exclusif n’existe pas28. De cette écologie multiespèce, nous ne ressortons pas moins humains, mais autrement qu’Homme.

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La responsabilité de fabriquer un monde

Une part de l’effet de réenchantement du monde produit actuellement par le tournant non humain et les sciences contemporaines du vivant tient à ce qu’ils ne cessent d’ajou‑

ter de nouveaux protagonistes à la liste de ce qui nous fait tenir. Si les humains n’évoluent et n’agissent jamais seuls29, ils ne sont pas les seules puissances d’agir capables de trans‑

former et façonner le monde. Les virus, encore une fois, participent par leur activité, d’une manière encore assez peu comprise, à la régulation du climat30. Malgré quelques grands épisodes d’extinction, les vivants et leurs relations écologiques recyclent et régénèrent continuellement les conditions élémentaires de la vie. Ils ne sont pas des orga‑

nismes isolés aux contours bien délimités, juxtaposés et s’adaptant à un environnement physique préexistant, mais des agents relationnels, ayant la capacité de générer leur propre monde (sans que cela exige une intention collective, ce qui est peut‑être le plus dur à comprendre pour nous).

Par leurs activités métaboliques continues et leurs effets dérivés – production d’oxygène, filtration de l’eau, stockage du carbone, pollinisation, création de sol riche en matière organique… – les milliards de milliards de bactéries, virus, vers de terre, planctons, algues, arbres, mycorhizes, entre‑

tiennent des conditions d’habitabilité de notre planète. Gaïa est le nom donné par les scientifiques James Lovelock et

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Lynn Margulis à cette planète Terre autorégulée. Or, selon Latour et Lenton, « la nouveauté introduite [par l’hypothèse Gaïa] consiste à octroyer l’historicité et l’agentivité à toutes les formes de vie, en attribuant aux formes de vie la capacité de créer les conditions pour durer dans le temps et s’étendre dans l’espace31 ». En somme, le climat et les autres condi‑

tions de la vie (atmosphère, eau, sol, etc.) ne seraient pas un cadre pour les humains, comme l’était l’ancienne Nature des modernes, mais une construction de tous les vivants.

L’Anthropocène n’est donc pas la première perturba‑

tion massive d’un environnement jusque‑là inanimé : c’est la dernière modification en date d’une planète animée qui n’a cessé d’être engendrée et perturbée. Mais la mise en péril radicale des conditions d’habitabilité de cette planète32 contraint les forces progressistes à reconnaître les puissances de mutation d’une planète tumultueuse et bien plus volatile qu’on ne peut l’imaginer : Gaïa fait « intrusion dans une histoire que les descendants de la révolution industrielle avaient racontée comme celle de l’émancipation humaine se libérant des contraintes de “la nature”33 ». Le point de bascule de l’Anthropocène ouvre la possibilité d’un autre point de bascule, psychique et politique celui‑là : « des êtres qui font le monde par leur présence n’ont pas leur place comme éléments du décor », ce sont des forces créatrices qui doivent entrer « dans le champ politique des puissances avec lesquelles il va falloir négocier les formes de notre vie commune34 ».

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On dira peut‑être : la démocratisation des puissances d’agir ne conduit‑elle pas à une dissolution de toute respon‑

sabilité spécifiquement humaine, et à un abandon de tout idéal de liberté et d’autonomie ? Tout au contraire, si l’on suit le politiste Jedediah Purdy : ce qu’il faut en conclure est que « la prise de responsabilité pour la nature, et la prise de responsabilité pour la démocratie se réunissent ». En somme,

« la responsabilité démocratique devient la responsabilité de fabriquer un monde35 ». Celle de fabriquer un monde avec d’autres puissances fabricatrices.

Un contre-pied radical

À la question de savoir « qui » contribue réellement à l’édification du monde commun, les partisan·es du tournant non humain, dans leur grande majorité, semblent donc répondre ceci : quittons la vision d’un humain producteur de son propre monde, abandonnons les vieilles querelles et catégories de « classes sociales », les schémas obsolètes des anciens antagonismes politiques. Laissons de côté les agents marxiens, reliquats de la modernité hors‑sol, et fai‑

sons place aux agents gaïens… Mais est‑ce bien la seule réponse possible ?

Certain·es refusent que les nouveaux peuples plus qu’humains de Gaïa remplacent le peuple humain en lutte.

Notamment, certain·es marxistes restent de marbre face

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Penser l’écologie depuis le monde caribéen Malcom Ferdinand, 2019

L’Aigle, le Dragon et la Crise planétaire Jean-Michel Valantin, 2020

Lettre à Greta Thunberg Laurent de Sutter, 2020 Leur écologie et la nôtre Anthologie d’écologie politique André Gorz, 2020

La Servitude électrique

Du rêve de liberté à la prison numérique Gérard Dubey, Alain Gras, 2021

Références

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