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QUITTER LE CENTRE, SANS QUITTER LA POLITIQUE

Dans le document NOUS NE SOMMES PAS SEULS (Page 33-44)

En refusant de dissocier les êtres humains des autres communautés vivantes et de leurs conditions d’existence, la pensée écologique met les idéologies politiques modernes au défi d’une transformation radicale. Les traditions huma‑

nistes – socialiste, réformiste ou révolutionnaire, attachées à l’autonomie, à l’égalité entre humains et à la protection sociale – ont fondé le progrès sur une surexploitation des ressources matérielles, et sur un arrachement aux « fatalités de la nature ». Mais ce fonds humaniste de la politique progressiste est aujourd’hui globalement en crise, sous le coup des critiques écologistes et du déraillement géolo‑

gique de la planète. L’Anthropocène, cette ère de tumultes d’un ordre de grandeur et d’une magnitude inconnus de mémoire d’humain, dissout les promesses de la moder‑

nité : les vies, les organisations, les infrastructures et les systèmes techniques se trouvent encore plus entremêlés aux devenirs imprédictibles d’une Terre en surchauffe.

Tout le contraire donc, des promesses de libération de la modernité14.

Certain·es cherchent à répondre à cet état de fait par une volonté de fusion ou d’hybridation de la nature et de la société. D’autres voient dans cette volonté d’hybridation un abandon de ce qui nous rend distinctement humains, et une forme de refus de la responsabilité politique. Si l’enjeu d’habiter plus dignement la Terre passe par une déstabi‑

lisation radicale de notre mode de relation au monde, la recherche d’une tout autre manière de penser et de sentir nous conduit‑elle dans une impasse politique collective, la visée quelque peu idéaliste d’un changement de « paradigme civilisationnel » ? Comment quitter le centre (du monde, mais aussi de l’humanité) sans quitter la politique, c’est‑à‑

dire sans jeter dans les poubelles de l’histoire les héritages de la pensée critique moderne ? Sans renier la conflictualité et les coalitions stratégiques propres à toute forme de prise de parti collective ?

Une nouvelle donne dans les relations de l’humain à la nature ?

Dans les années 1960‑1970, à mesure que le consensus autour de la croissance économique, du progrès et de la technologisation du monde se fracture, dans le sillage de Mai 68 et du rapport au Club de Rome de 1972, les tentatives

pour écologiser la critique sociale se multiplient, avec les travaux précurseurs d’André Gorz, de Murray Bookchin, d’Ivan Illich, pour ne citer que les plus influents15. Tous cherchent une autre voie que le marxisme orthodoxe et le

« socialisme d’État » pour repenser les conditions de l’éman‑

cipation humaine et la réappropriation de la relation à soi et au monde vécu, contre la colonisation de la vie quotidienne par le travail hétéronome, la marchandisation, la bureaucratie et l’expertocratie. Il ne s’agit plus de partager les fruits de la production et de les socialiser, mais de contester la visée de production elle‑même.

L’écologisme incarne alors « la possibilité d’une nou‑

velle donne dans les relations de l’homme à la nature sus‑

ceptible de constituer la matrice d’une transformation de la société16 ». On perçoit toute l’actualité et la fécondité de ces alternatives à une gauche fascinée par le productivisme et l’industrialisme, dans la tentative précoce de faire naître une « société écologique » et une « écologie sociale »17. Ces tentatives constituent par ailleurs de solides garde‑fous contre toute dépolitisation de l’écologie. C’est néanmoins le socle de représentations et de catégories sur lequel elles prennent appui qui est aujourd’hui mis au défi d’un approfondissement radical, par une nouvelle vague de la pensée écologique : il ne s’agirait plus de politiser les rapports de la société à la nature, mais de sortir des concepts mêmes de « nature » et de « société » (et de toutes les autres notions connexes qui en découlent : à commencer par l’« humain », la « politique »,

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l’« économie », l’« environnement », etc.). En effet, ces grands cadres de la pensée occidentale reconduiraient un certain rapport au monde centré sur l’humain comme mesure de toute chose. La nouvelle époque de l’Anthropocène mettrait fin à la dichotomie Nature/Société et marquerait l’absence d’un environnement indifférent à nos agencements collectifs.

Comme le dit Bruno Latour, « dès qu’on se rapproche des êtres non humains, on ne rencontre pas chez eux l’inertie qui nous permettrait par contraste de nous prendre pour des agents, mais, au contraire, des puissances d’agir qui ne sont plus sans lien avec ce que nous sommes et ce que nous faisons18 ».

Puissances d’agir

Un « tournant non humain » entend aujourd’hui redé‑

finir les catégories, les discours et les visions propres à la modernité occidentale19. Il prend racine dans les recherches visant à rendre compte de l’animation d’êtres et de processus

« non humains » – plantes, animaux, forces géophysiques, objets techniques – contribuant activement à faire les mondes que nous habitons (on peut citer la théorie de l’acteur‑réseau, l’anthropologie de la nature, l’ethnographie multispécifique, les études animales, la théorie des systèmes et des agence‑

ments, le nouveau matérialisme et le réalisme spéculatif). Or ces êtres et processus ont jusque‑là été désanimés, réduits

au silence car inclus dans une Nature définie comme pas‑

sive, déterministe et externe. En retour, le « politique » et le « social » ne peuvent se réduire ni au socius humain, ni à la manière bien particulière dont les modernes perçoivent et construisent leurs relations aux réalités non humaines.

Avec le déraillement écologique et géologique de la planète, la division dualiste du monde en deux grands blocs distincts, ce que l’anthropologue Philippe Descola nomme l’« ontologie naturaliste », est entrée en crise : il n’y a pas d’un côté l’univers de la matière, de la biologie, et ses lois, rassemblant toutes les entités naturelles insensibles à nos choix et à nos représentations, et de l’autre l’humanité, sa diversité et ses cultures, dotée d’une intériorité ou d’un esprit qui la différencierait de tout le reste, relevant du politique et des passions collectives20. Ce que l’on appelle le géolo‑

gique, l’écologique, le social ou le politique ne sont pas des domaines étanches mais des milieux poreux : des champs de relations, enchevêtrés, s’entremêlant dans une multiplicité de boucles, se mélangeant au‑delà de toute possibilité de tracer une ligne de démarcation claire et pure. Les « non‑

humains », ou « autres qu’humains », ne sont dès lors plus seulement supports passifs des projections symboliques des humains : ils précèdent, rendent possibles et excèdent nos propres puissances.

Une ambition commune aux partisan·es de ce décen‑

trement radical, qui nous intéresse particulièrement ici, est de rendre compte de manière non anthropocentrée de la

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« puissance d’agir » : traditionnellement, la capacité d’action est une propriété de l’être rationnel et intentionnel, réservée à un sujet humain, différente de la simple causalité des objets naturels. Or, l’agentivité (agency) ou l’animation serait une compétence bien plus ordinaire et distribuée. Minimalement,

« agit » tout ce qui vient produire une différence qui compte dans une situation donnée, que cet acteur soit humain ou non21. D’autre part, une puissance d’agir ne serait jamais isolée et isolable, car toujours acquise dans un réseau, par l’enrôlement d’autres puissances, dans un système proces‑

suel de relations22. L’animation n’appartiendrait donc pas à ce qui est animé comme une propriété qu’elle possède : un agent acquiert sa propre capacité d’action au sein d’un agencement, d’un champ de forces multiples avec d’autres agents, eux‑mêmes soumis à, et acteurs de, ce champ qu’ils affectent et qui les affecte en retour.

Le chantier conceptuel du tournant non humain cherche, au fond, à désavouer le déterminisme ou le fatalisme associés à des formes d’écologies traitant l’Anthropocène comme une revanche de la Nature extérieure ou comme un triomphe technologique de l’humanité, prise en général23 : si nous ne sommes pas les seuls acteurs, alors cela nous oblige à repolitiser chacune de nos relations à des puissances extrê‑

mement variées, actives et réactives, et pas nécessairement prêtes à se plier tranquillement à nos décisions et à nos infrastructures.

Nous ne sommes que parce qu’ils sont

La puissance d’agir est une capacité d’affecter et d’être affecté, relationnelle, productrice de nouveauté, de ruptures ou de nouveaux équilibres, et de recomposition incessante des collectifs : c’est « une force distribuée et émergente qui peut créer un ordre ou un désordre avec ou sans inten‑

tionnalité24 ». Ce propos s’éclaire parfaitement pour nous avec l’événement du SARS‑CoV‑2 – l’intrusion brutale de microcellules virales d’un peu moins de 150 nanomètres dans la machinerie marcoéconomique mondiale. Ces virus et le ralentissement géant que leur propagation a provoqué sont la parfaite incarnation d’une puissance d’agir extra‑humaine, qui rend immédiatement tangible et compréhensible les analyses du tournant non humain. Il n’est plus possible de parler économie, décisions politiques ou normes sanitaires sans prendre en compte ce que ces virus nous font faire (réorganiser en urgence les hôpitaux, décider d’un confi‑

nement général de la population, monter des collectifs de solidarité alimentaire, etc.).

Mais le coronavirus n’est pas seulement un événement qui aura remis sur le devant de la scène la fragilité de nos systèmes de soins ou l’incompétence de nos gouvernants : il est également l’occasion d’apprendre que 5 à 8 % de l’ADN humain, que l’on pense être le cœur même de notre identité, vient en réalité d’anciennes infections virales passées dans

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notre génome (d’un de nos lointains ancêtres mammifères et vieilles de plusieurs dizaines de millions d’années). Une protéine d’origine virale, la syncytine, entre d’ailleurs dans la production du placenta qui permet à l’embryon humain de se développer normalement dans le ventre de sa mère… Nous avions déjà appris à quel point nos corps étaient peuplés de milliards de bactéries (notre microbiote), nous permettant de digérer, de nous protéger, influençant même nos émotions.

Nous apprenons aujourd’hui qu’ils hébergent encore plus de virus (notre virome), eux‑mêmes issus d’autres animaux et plantes, et qu’ils peuvent être bénéfiques à notre santé en tuant certaines bactéries pathogènes25. « Notre » corps est déjà un monde, une « société multiespèce ». On ne sait plus très bien où commence et où se termine notre identité, où commence et où se termine notre humanité, où commence et où se termine l’environnement.

Les « bestioles » – virus, archées, bactéries, plantes, champignons, et l’ensemble des effets que leurs existences produisent sur le monde – font histoire avec nous26. Avec ou sans notre consentement. Comme le dit Natasha Myers, au sujet des plantes et de leur photosynthèse : « Nous ne sommes que parce qu’elles sont27. » Or, si nous avons toujours vécu avec d’autres que les humains, alors la « société » prise au sens du rassemblement des humains dans un espace qui leur est propre et exclusif n’existe pas28. De cette écologie multiespèce, nous ne ressortons pas moins humains, mais autrement qu’Homme.

La responsabilité de fabriquer un monde

Une part de l’effet de réenchantement du monde produit actuellement par le tournant non humain et les sciences contemporaines du vivant tient à ce qu’ils ne cessent d’ajou‑

ter de nouveaux protagonistes à la liste de ce qui nous fait tenir. Si les humains n’évoluent et n’agissent jamais seuls29, ils ne sont pas les seules puissances d’agir capables de trans‑

former et façonner le monde. Les virus, encore une fois, participent par leur activité, d’une manière encore assez peu comprise, à la régulation du climat30. Malgré quelques grands épisodes d’extinction, les vivants et leurs relations écologiques recyclent et régénèrent continuellement les conditions élémentaires de la vie. Ils ne sont pas des orga‑

nismes isolés aux contours bien délimités, juxtaposés et s’adaptant à un environnement physique préexistant, mais des agents relationnels, ayant la capacité de générer leur propre monde (sans que cela exige une intention collective, ce qui est peut‑être le plus dur à comprendre pour nous).

Par leurs activités métaboliques continues et leurs effets dérivés – production d’oxygène, filtration de l’eau, stockage du carbone, pollinisation, création de sol riche en matière organique… – les milliards de milliards de bactéries, virus, vers de terre, planctons, algues, arbres, mycorhizes, entre‑

tiennent des conditions d’habitabilité de notre planète. Gaïa est le nom donné par les scientifiques James Lovelock et

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Lynn Margulis à cette planète Terre autorégulée. Or, selon Latour et Lenton, « la nouveauté introduite [par l’hypothèse Gaïa] consiste à octroyer l’historicité et l’agentivité à toutes les formes de vie, en attribuant aux formes de vie la capacité de créer les conditions pour durer dans le temps et s’étendre dans l’espace31 ». En somme, le climat et les autres condi‑

tions de la vie (atmosphère, eau, sol, etc.) ne seraient pas un cadre pour les humains, comme l’était l’ancienne Nature des modernes, mais une construction de tous les vivants.

L’Anthropocène n’est donc pas la première perturba‑

tion massive d’un environnement jusque‑là inanimé : c’est la dernière modification en date d’une planète animée qui n’a cessé d’être engendrée et perturbée. Mais la mise en péril radicale des conditions d’habitabilité de cette planète32 contraint les forces progressistes à reconnaître les puissances de mutation d’une planète tumultueuse et bien plus volatile qu’on ne peut l’imaginer : Gaïa fait « intrusion dans une histoire que les descendants de la révolution industrielle avaient racontée comme celle de l’émancipation humaine se libérant des contraintes de “la nature”33 ». Le point de bascule de l’Anthropocène ouvre la possibilité d’un autre point de bascule, psychique et politique celui‑là : « des êtres qui font le monde par leur présence n’ont pas leur place comme éléments du décor », ce sont des forces créatrices qui doivent entrer « dans le champ politique des puissances avec lesquelles il va falloir négocier les formes de notre vie commune34 ».

On dira peut‑être : la démocratisation des puissances d’agir ne conduit‑elle pas à une dissolution de toute respon‑

sabilité spécifiquement humaine, et à un abandon de tout idéal de liberté et d’autonomie ? Tout au contraire, si l’on suit le politiste Jedediah Purdy : ce qu’il faut en conclure est que « la prise de responsabilité pour la nature, et la prise de responsabilité pour la démocratie se réunissent ». En somme,

« la responsabilité démocratique devient la responsabilité de fabriquer un monde35 ». Celle de fabriquer un monde avec d’autres puissances fabricatrices.

Un contre-pied radical

À la question de savoir « qui » contribue réellement à l’édification du monde commun, les partisan·es du tournant non humain, dans leur grande majorité, semblent donc répondre ceci : quittons la vision d’un humain producteur de son propre monde, abandonnons les vieilles querelles et catégories de « classes sociales », les schémas obsolètes des anciens antagonismes politiques. Laissons de côté les agents marxiens, reliquats de la modernité hors‑sol, et fai‑

sons place aux agents gaïens… Mais est‑ce bien la seule réponse possible ?

Certain·es refusent que les nouveaux peuples plus qu’humains de Gaïa remplacent le peuple humain en lutte.

Notamment, certain·es marxistes restent de marbre face

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