• Aucun résultat trouvé

Les contrats du souverain

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Les contrats du souverain"

Copied!
10
0
0

Texte intégral

(1)

Les contrats du souverain

Sur la théorie bodinienne du contrat

par Thomas B

ERNS

On trouve chez Bodin, écrivain politique concentré sur le droit public qui aurait demandé dans son testament qu’on brûle ses écrits sur le droit romain, quelques considérations disparates sur les différentes conventions qui entou- rent le souverain : il peut s’agir de la convention qui permet d’exprimer l’idée même de la souveraineté, ce que nous appellerions un contrat social, sauf que, comme nous le verrons, il s’agit d’une convention aussi peu contractuelle que possible (1); il peut s’agir des comptes que le souverain consent à rendre en matière fiscale, sans se départir de sa puissance souveraine (2); il peut s’agir surtout des différents contrats que le prince noue comme personne privée (3).

Si on regroupe ces éléments qui concernent le contrat et qui sont liés à des questions différentes et sans rapport immédiat les unes avec les autres, on peut voir émerger une représentation emblématique de la question du contrat au seuil de la modernité.

Certes, le contrat n’est pas un concept, plutôt une notion avec un centre et une périphérie. Toutefois, quand on dit « contrat », on voit bien de quel ensem- ble générique on parle, et ce à l’inverse de la diversité de la conception forma- liste (solennelle), concrète (soumise à la diversité de nature de différents actes) et objective (supposant des éléments objectifs) du contrat dans le droit romain.

C’est l’émergence de cette généricité, avec le mouvement d’abstraction qu’elle suppose, que je veux éprouver en me concentrant sur les seuls contrats du sou- verain chez Bodin. Les contrats de cet être exceptionnel qu’est le prince souverain permettent exemplairement de prendre la mesure de la généricité émergente du contrat. Ces contrats du souverain s’imposent à côté de sa théorie de la sou- veraineté, en partant toujours de l’idée de leur potentielle rivalité avec celle-ci;

il s’agit donc pour Bodin avant tout de distinguer la loi des contrats. Ceux-ci permettent dès lors aussi de prendre la mesure concrète de la puissance souve- raine. Sur la base de ces relations de rivalité et de distinction entre loi et contrat, je conclurai en tentant de définir, par le biais du contrat, quelques points de

(2)

croisement entre la personne privée du prince, et sa personne publique, c’est- à-dire aussi entre droit privé et droit public (4e partie).

1 PENSER LA SOUVERAINETÉ COMME UNE DONATION

Bodin étant considéré et se considérant lui-même1 comme le premier pen- seur du principe de souveraineté, nous devons d’abord rappeler la nature de celui-ci, ce que nous pouvons faire en montrant le type extrêmement spécifi- que de contrat qu’il met en avant pour représenter le moment originaire de l’État : on pourrait aller jusqu’à dire que cette spécificité réside dans le carac- tère peu contractuel du contrat pris en considération dans ce cadre, à savoir la donation.

Toute la théorie de la souveraineté de Bodin consiste à l’affirmer comme inconditionnelle, perpétuelle et absolue, à l’encontre des monarchomaques et des machiavéliens, et donc à l’encontre de toute conception d’une souveraineté divisée, partagée et donc « conditionnelle ». Ceci justifie que Bodin précise que toute monarchie, avant de devenir royale ou légitime, fut d’abord une « monar- chie seigneuriale », c’est-à-dire née du « droit des armes et de bonne guerre »2 et nullement d’un contrat social avec son peuple, pas plus que de l’élection : ceux-ci rendraient la souveraineté conditionnelle. La possibilité d’une appro- che du politique en terme de contrat semble donc d’emblée fermée par Bodin, sinon sous la forme du contrat spécifique et unilatéral qu’est la donation.

Pour être une puissance absolue et perpétuelle, la souveraineté doit cor- respondre à une « vraye donation », c’est-à-dire être pensée comme si elle résul- tait du fait qu’un « proprietaire peut donner son bien purement et simplement, sans autre cause que de sa liberalité ». La vraie donation « ne reçoit plus de conditions, estant une fois parfaicte et accomplie ». « Les autres donations, qui portent charges et conditions, ne sont pas vrayes donations. »3

Bref, la souveraineté ne peut pas être « donnée […] sous charges et condi- tions », sinon elle ne serait « pas proprement souveraineté, ni puissance abso-

1. L’objet du chapitre 8 du premier livre des Six livres de la République est de « former » la défini- tion de la souveraineté, « par ce qu’il n’y a ni jurisconsulte, ni philosophe politique, qui l’ait definie » alors que « c’est le point principal, et le plus necessaire d’estre entendu au traitté de la Republique ». Je me réfère à la reproduction de l’édition de Lyon de 1593 : BODIN, J., Les six livres de la République, (Fayard, Corpus des œuvres de philosophie de langue française, 6 vol, 1986), Livre I, Chapitre 8, p. 179 (désormais abrégé sous la forme suivante : Rép. I, 8, p. 179). Pour une présentation de la théorie de la souveraineté de Bodin, voir mon livre, BERNS, T., Souveraineté, droit et gouvernementalité. Lectures du politique à partir de Bodin, Paris, Léo Scheer, coll. « Non et non », 2005.

2.Rép. II, 2, p. 35.

3. Hobbes, au début du chapitre XXVIII du Léviathan, poursuit ce raisonnement visant à définir l’originaire de la souveraineté par une relation inconditionnelle, au point de finalement abandon- ner la catégorie de la donation : le droit de châtier est selon lui « laissé » par les sujets au souverain, c’est-à-dire qu’ils ne lui « donnent » pas, mais, de manière encore plus inaugurale et unilatérale, ils s’en déssaisissent.

(3)

luë »1. Le langage juridique employé est propre à certains contrats de donation et est emprunté par Bodin au titre 5 du livre XXXIX du Digeste (de donationi- bus), § 1, ou à Codex VIII, 54 (de donationibus), § 4. Bien sûr, la donation est un contrat, mais un contrat tellement spécifique (même par-delà le droit romain) que ses caractéristiques majeures dessinent avant tout une opposition au contrat entendu comme un rapport ponctuel d’intérêt se suffisant à lui- même2. Spontanée et inaugurale – inaugurale de la relation elle-même –, la donation témoigne toujours de la réalité d’une communauté qui dépasse la simple agrégation des individus. Les attachements résultant de la donation révèlent un originaire tout différent et bien plus complexe que celui du contrat et cette différence se maintient par-delà l’acte de donation puisque le donateur continue d’habiter ce qu’il donne (Sénèque, De Ben., I, 3, 1) : « l’esprit de la chose donnée » ne cesse d’insister, de lier, au point que Mauss a pu faire du don l’originaire de l’échange.

Cet appel à l’idée de la donation permet de la sorte à Bodin de définir la sou- veraineté dans ce qu’elle a d’absolu et de perpétuel tout en l’inscrivant pourtant, et sans conditionner ainsi la souveraineté, dans un cadre où la république est douée d’une finalité (le droit gouvernement) vis-à-vis d’une communauté qui est déjà là, qui participe d’un donné qui insiste tout en étant maintenu en retrait.

Plus profondément, et bien au-delà de la pensée très prosaïque de Bodin, on peut dire que la pensée du politique se montre ainsi dans ce qu’elle a de commun avec tout acte de pensée qui n’est possible que comme l’accueil d’une donation, à partir donc d’un donné absolument préalable mais restant toujours en retrait.

Par cette donation, la souveraineté peut être pensée comme absolue, c’est- à-dire dans sa perfection théorique : absolvere veut dire « délier, dégager, affran- chir… » mais aussi « rendre parfait ». Cette perfection réclame deux choses pour Bodin : d’abord, que la souveraineté ne soit pas « jouee à deux parties »3, comme par exemple, lorsque « tantost le peuple, tantost le Prince sera maistre : qui sont absurditez notables », car cela signifierait qu’on « vole » au souverain

« ce qui luy est propre »4, ce qui relève du don. Ensuite, que le souverain ne soit pas assujetti à ses lois et à celles de ses prédécesseurs, c’est-à-dire qu’il puisse

« deroger au droit ordinaire »5: et Bodin en appelle là non seulement à l’adage des légistes, selon lequel princeps legibus solutus est mais aussi bien à une maxime qui relève strictement du droit privé : nulla obligatio consistere potest quae a voluntate promitendis statum capit (Il ne peut y avoir d’obligation qui découle de la volonté de celui qui promet, Dig. 45.1.108.1). Bref, « le Prince souverain ne peut se lier les mains, quand ores il voudroit »6.

1.Rép. I, 8, p. 187.

2. Dans le droit romain, la donation n’était à l’origine pas un acte juridique comme tel; elle fut ensuite introduite dans le droit de manière d’abord négative, comme cause de nullité de certains contrats (sauf cas précisément cernés). Elle ne s’affirmera comme acte juridique qu’à la fin de l’Empire, mais seulement dans la mesure où elle est inscrite dans un registre spécifique.

3.Rép. I, 8, p. 208.

4.Rép. I, 8, p. 209.

5.Rép. I, 8, p. 193.

6.Rép. I, 8, p. 192.

(4)

2 LE SOUVERAIN CONSENT À CE QUE LE PEUPLE CONSENTE À L’IMPÔT

Pourtant, des limites plus positives peuvent surgir et venir perturber cette perfection d’une souveraineté donnée et donc déliée. Parmi celles-ci, la ques- tion de l’impôt est majeure : comment concilier le caractère sans partage de la souveraineté, et donc entre autres le droit du souverain de lever l’impôt, et le fait que Bodin ne cesse de mettre en avant un droit du peuple (ou des parle- ments) à consentir à l’impôt. Pour résoudre ce dilemme1, Bodin explique que le droit réel de la communauté à consentir à l’impôt résulte en fait d’une conces- sion royale acquise « de fait » : il ne s’agit nullement d’un contrat originaire qui rendrait la souveraineté conditionnelle, mais de concessions historiquement répétées par les souverains qui acceptent de ne pas lever d’impôt ordinaire sans le consentement du peuple. Ainsi, Bodin rapporte le testament de Saint-Louis dans lequel il enjoignait à son successeur « ne pren tailles ni aides de tes sub- jects, si urgente necessité et évidente utilité ne te le fait faire, et pour juste cause, et non pas volontairement : si tu fais autrement, tu ne seras pas reputé Roy, mais tyran ». Plus encore : « il fut arresté aux estats de ce Royaume, le Roy Philippe de Valois present, l’an 1338, qu’il ne leveroit aucun impost sur le peu- ple, sans son consentement »2.

Cette entourloupe d’un appel à des concessions volontaires et histori- ques du souverain permet de concilier la puissance absolue du prince et la loi naturelle de la propriété. Elle témoigne du souci de Bodin d’échapper à toute mise en danger du caractère absolu de la souveraineté tout en permettant d’envisager des concessions de fait, contractuelles et limitées, qui supposent le consentement du Prince. De telles concessions du souverain sont nécessai- rement limitées et historiques par opposition au caractère perpétuel de la souveraineté. C’est en ce sens qu’on peut considérer ces concessions comme ayant le sens d’un contrat : il ne peut s’agir de prêter un serment définitif de ne pas changer la loi sans l’accord de certains ou de tous, sans quoi cela don- nerait lieu à un déplacement de la souveraineté, qui de royale deviendrait aristocratique ou démocratique3. C’est précisément ce type de serment défi- nitif que Bodin va s’attacher à exclure, en distinguant le contrat, purement volontaire, du souverain de toute forme plus objective d’engagement tel le serment.

1. Je laisse de côté les possibilités purement théoriques dont on dispose pour concilier ces propo- sitions contraires, par la différence entre lois civiles et lois naturelles, entre souveraineté et gou- vernement, ou par la spécificité historique de la question de l’impôt : pour Bodin, comme pour tous ses contemporains, la souveraineté peut se financer toute seule, par son propre patrimoine (qu’il faut donc ne pas aliéner) et l’impôt n’est donc qu’une forme essentiellement non perma- nente et exceptionnelle (quand la souveraineté elle-même est en danger, Rép. VI, 2, 67) de finan- cement de la souveraineté. Voir à ce sujet mon article, BERNS, T., « L’impôt au seuil des Temps Modernes, souveraineté, propriété et gouvernement », in BERNS T., DUPONT, J.-C. K., XIFARAS, M., Philosophie de l’impôt, Bruxelles, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2006, p. 19-36.

2.Rép. VI, 2, p. 70.

3. Voir Rép. I, 8, p. 199.

(5)

3 LES CONVENTIONS PRIVÉES DU SOUVERAIN

Le raisonnement de Bodin que nous venons d’évoquer dépasse en effet le seul cas spécifique de l’impôt et doit être repensé sur une base plus large.

D’une manière globale, Bodin considère que le Prince est tenu de ses engage- ments c’est-à-dire de ses contrats tout en étant délié des lois civiles. Cette dis- tinction est essentielle : les « justes conventions et promesses » que le Prince a faites le lient, car il agit ainsi comme « un particulier ». Si le prince souverain peut « deroger au droit ordinaire »1, c’est-à-dire s’il « n’est poinct subject à ses loix, ni aux loix de ses predecesseurs », il est par contre bien tenu par « ses conventions justes et raisonnables »2. Qu’est-ce que cela veut dire, et vers quoi cela ouvre-t-il ?

Bodin insiste sur le danger de la « confusion des loix, et des contracts du Prince » que beaucoup (Balde, Bartole, Paolo di Castro…), nous dit-il, indû- ment « appellent loix »3. Il ne « faut donc pas confondre la loy et le contract : car la loy depend de celuy qui a la souveraineté, qui peut obliger tous ses sub- jects, et ne s’y peut obliger soy mesmes : et la convention est mutuelle entre le prince et les subjects, qui obligent les deux parties reciproquement : et ne peut l’une des parties y contrevenir au prejudice et sans le consentement de l’autre et le Prince en ce cas n’a rien par dessus le subject : sinon que cessant la justice de la loy qu’il a juré de garder, il n’est plus tenu de sa promesse […] ce que ne peuvent les subjects entr’eux »4.

Cette distinction est fondatrice, tout autant pour penser et protéger la souveraineté, comme puissance de donner la loi, que pour permettre au contrat d’exister. D’où le fait que Bodin soit particulièrement inquiet par toute hybri- dation de la loi et du contrat, comme ce serait le cas avec les « loix pactionnees », c’est-à-dire des lois que le prince a promis de garder5. Il réprouve l’emploi de ce terme qui laisse penser que la loi elle-même pourrait être contractuelle : le propre de la souveraineté doit rester de pouvoir déroger ou casser la loi qui ne se justifie plus. Bodin ne propose pas de solution claire, pour trancher ce type de situation qui le hante véritablement, sinon en répétant que dans le cas d’une promesse faite de maintenir la loi, il convient de distinguer les deux actes juri- diques qui se rencontrent.

Globalement, Bodin réprouve l’idée que des lois puissent s’inscrire dans le cadre d’un échange, par exemple quand le roi reçoit un subside en échange d’une promesse de respecter la loi, ou encore quand la loi est accompagnée d’un véritable « serment ». La promesse suffit « car la parole du Prince doit estre comme un oracle, qui perd sa dignité, quand on a si mauvaise opinion de luy, qu’il n’est pas creu »6.

1.Rép. I, 8, p. 193.

2.Rép. I, 8, p. 194.

3.Rép. I, 8, p. 194.

4.Rép. I, 8, p. 195.

5.Rép. I, 8, p. 194.

6.Rép. I, 8, p. 194, je reviendrai sur ce refus du serment qui témoigne du projet de maintenir tant la loi que le contrat dans leur nudité, en évitant de les objectiver.

(6)

Si ce type de situation hybride hante Bodin, c’est dans la mesure où pour lui, dès lors que le souverain a fait la promesse de maintenir ou de respecter une loi, il ne peut y contrevenir ou l’annuler sans « juste cause »1: il peut donc

« deroger » à sa promesse « sans le consentement des subjects », mais seulement si la « justice » de la loi concernée cesse, et il s’agit alors d’une « derogation speciale », car « derogation generale en ce cas ne suffit pas »2: l’engagement personnel du souverain dans un contrat qui porte sur le respect d’une loi fait que celle-ci n’est plus inscrite dans ce registre de dérogation générale selon lequel le prince est a priori délié des lois positives, mais réclame une dérogation spéciale.

Toutefois, les possibilités que le souverain fasse effectivement des promes- ses ou des « serments » qui le lient sont strictement limitées par le fait que de telles promesses ou serments ne peuvent pas contredire son statut de souverain (ce qui montre par la négative que le principe de la promesse reste) : « les Prin- ces souverains biens entendus, ne font jamais serment de garder les loix de leurs predecesseurs, ou bien ils ne sont pas souverains »3.

Tous ces éléments, malgré les méandres des solutions que Bodin prétend apporter, témoignent de son souci de toujours distinguer la convention ou le contrat de ce qui relève de la pure fonction législatrice du prince, qui ne sup- pose aucun engagement personnel de sa part, et ne peut être d’aucune manière aliénée sans que la fonction même du souverain (faire la loi, donc pouvoir la casser, la changer ou la corriger) ne soit altérée, ce qui serait soit une absurdité théorique, soit un vol4.

La question reste toutefois de savoir comment le souverain est tenu par ses promesses.5 Premièrement, seules les conventions « en l’observation des- quelles les subjects en general ou en particulier ont interest »6 lient le prince.

Deuxièmement, et tout comme les « particuliers », ces conventions le lient seu- lement dans la mesure où elles sont « justes et raisonnables »7, c’est-à-dire si elles n’occasionnent pas une « diminution de sa majesté »8. Et Bodin s’acharne à expliquer ce point comme s’il relevait essentiellement du droit des contrats :

« pour les mesmes causes que le particulier peut estre relevé d’une promesse injuste et desraisonnable, ou qui le greve par trop, ou qu’il a esté circonvenu par dol, ou fraude, ou erreur, ou force, ou juste crainte, pour lesion enorme, pour les mesmes causes le Prince peut estre restitué en ce qui touche la dimi- nution de sa majesté, s’il est Souverain »9. La majesté souveraine fait partie de

1.Rép. I, 8, p. 194.

2.Rép. I, 8, p. 194.

3.Rép. I, 8, p. 195.

4.Rép. I, 8, p. 209.

5. Sachant bien entendu que pour prometteuse que puisse paraître la distinction entre conven- tion et loi, elle reste peu opérante dans la mesure où le souverain ne peut être empêché d’agir, ni poursuivi, ni bien sûr condamné, c’est-à-dire dans la mesure où il reste seul habilité à juger du caractère juste ou raisonnable de ses contrats, pour lui comme pour ses sujets.

6.Rép. I, 8, p. 194.

7.Rép. I, 8, p. 193, le juste et l’utile étant la finalité du contrat.

8.Rép. I, 8, p. 194.

9.Rép. I, 8, p. 193-194.

(7)

la personne du souverain qui est engagée dans le contrat. S’il est donc bien engagé contractuellement comme un particulier, la spécificité de sa personne implique des spécificités quant aux possibilités concrètes de pouvoir le considé- rer comme désengagé.

Une seconde question qui se pose est de savoir qui est concerné par ces contrats du souverain. Le prince souverain est « tenu aux contrats par luy faicts, soit avec son subject, soit avecques l’estranger »1. Même s’il veille toujours à justifier son propos par rapport aux sujets privés, c’est tout particulièrement le cas de la promesse faite au prince étranger qui permet à Bodin d’ouvrir son questionnement sur les lois pactionnées et sur la manière par laquelle un sou- verain est tenu par ses promesses : « si le Prince souverain promet à un autre Prince de garder les lois que luy ou ses predecesseurs ont faictes, il est obligé les garder, si le Prince auquel la promesse est donnée y a interest […] : et si le Prince auquel la promesse est faicte n’y a point d’interest, ni la promesse, ni le serment ne peut obliger celuy qui l’a promis »2.

Reste enfin la question de savoir devant qui et à quel titre le prince est tenu par ses contrats et conventions : même si les obligations des conventions ne sont « que de droit Civil », Bodin affirme clairement que le prince « n’y peut deroger de sa puissance absoluë » et qu’il est « obligé aux conventions qu’il a avec ses subjects »3. Et cette obligation est absolue, « veu que Dieu mesme, comme dit le maistre des sentences4, est tenu de sa promesse »5. Dès lors, ce serait « injure à Dieu » de considérer que les princes ne sont pas tenu par « les justes conventions et traittés faicts avec eux »6. Le contraire ne peut être défendu que par ceux qui pensent que le souverain peut « faire son proffit du dommage d’autruy sans juste cause », ce qui est « contre la loy de Dieu et de nature »7. C’est donc devant Dieu seul et au nom de la loi de nature que le prince est tenu par ses conventions qui relèvent du droit civil.

Mais, c’est exclusivement en tant que particulier que le souverain est ainsi tenu devant Dieu par les contrats qu’il noue comme personne privée : d’où le fait que Bodin aille jusqu’à préciser que le souverain « n’est pas tenu aux conven- tions et serments de ses predecesseurs, s’il n’est leur heritier »8. Bodin évoque ici une affaire concernant un contrat du Roi Charles IX passée en 1563 devant

1.Rép. I, 8, p. 217-218.

2.Rép. I, 8, p. 193.

3.Rép. I, 8, p. 218-219.

4. C’est-à-dire LOMBARD, P., Sententiarum Liber, I, dist. XLIII, § 392 (voir le recueil de textes tra- duits par BOULNOIS, O., La puissance et son ombre, de Pierre Lombard à Luther, Paris, Aubier, 1994, p. 87) : Bodin est un peu trop affirmatif par rapport à ce texte de Lombard qui discute de la puissance absolue de Dieu et avance, contre Abélard, que Dieu ne doit ou ne nous doit rien, c’est- à-dire n’est en rien lié du point de vue de sa puissance absolue, « si ce n’est, sans doute, quant à ses promesses ». Ce passage, qui renvoie à un de ces cas extrêmement spécifiques qui permettait de questionner la puissance absolue de Dieu, prouve surtout combien la question de la promesse et de la parole donnée pose problème à la fin du Moyen Âge.

5.Rép. I, 8, p. 219.

6.Rép. I, 8, p. 214.

7.Rép. I, 8, p. 219.

8.Rép. I, 8, p. 194.

(8)

la Cour du Parlement de Paris : « sa Majesté seule ne pouvoit rompre le contract faict entre luy et le Clergé, sans le consentement du Clergé, attendu qu’il estoit debteur de justice »; et Bodin rappelle alors le principe selon lequel « on doit mettre entre les cas fortuits, si le prince contrevient à sa promesse, et qu’il n’est pas à presumer au contraire »1, discours en tout point opposé à celui sur la loi, de laquelle le souverain est présumé délié.

La spécificité de la personne du souverain implique aussi un surcroît de responsabilité par rapport aux contrats : étant « garand aux subjects des conven- tions et obligations mutuelles qu’ils ont les uns envers les autres », le Prince souverain est lui aussi « debteur de justice » en matière de convention. Et cette

« obligation est double : l’une pour l’équité naturelle, qui veut que les conven- tions et promesses soyent entretenuës : l’autre pour la foy du prince, qu’il doit tenir, ores qu’il y eust dommage, parce qu’il est garand formel a tous ses sub- jects de la foy qu’ils ont entr’eux ». Le « parjure » est le « crime le plus detesta- ble » que puisse commettre un Prince, lequel est plus tenu que tout particulier par ses promesses : « le prince souverain doit estre tousjours moins supporté en justice que ses subjects quand il y va de sa promesse »2.

Cette double obligation, au nom de laquelle le prince est à la fois tenu par ses engagements comme un particulier parmi d’autres et comme un particulier spécifique rend manifeste le fait que la promesse comme parole donnée définit désormais le cœur essentiel et suffisant du contrat : c’est la confiance mutuelle des sujets dans leur parole qui est mise en jeu. La parole, l’échange de parole, occupent seuls l’espace du contrat. Comme le dira un peu plus tard Loisel :

« On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles ». Et il ajoutait, en marquant ainsi clairement combien la parole était suffisante pour engager, c’est-dire représentait l’essence du contrat, indépendamment des actes objectifs réclamés en Droit Romain : « Et autant vaut une simple promesse ou conve- nance que les stipulations du Droit Romain ».3 Tout le chapitre que Grotius consacre à la promesse consiste aussi à montrer que celle-ci suffit à engager sans réclamer en outre un engagement valide en justice et sans qu’aucun geste ne doive s’y ajouter.4 La preuve de cette suffisance de la parole est selon Grotius aussi donnée par le fait que Dieu, qui n’est soumis à aucune loi, agirait contre sa propre nature s’il ne tenait ce qu’il a promis.5 Le contrat se dénude au point de ne plus être rien d’autre qu’une parole. Par cette nudité qui le rend équiva- lant à la parole, il devient un acte véritablement générique; mais étant donné cette nudité, se pose dès lors incessamment la question de son fondement et de son garant : Dieu d’abord, le souverain ensuite, et le second à l’image du premier.

1.Rép. I, 8, p. 218.

2.Rép. I, 8, p. 218.

3. LOISEL, A., Insititutes coutumières, Livre III, titre 1, § 2; pour la seconde partie de ce §, il faut consulter l’édition longue de 1611.

4. GROTIUS, H., Droit de la guerre et de la paix, Livre II, chapitre 11 (voir aussi le § XVI du Discours préliminaire du Droit de la guerre et de la paix où Grotius annonce qu’il est « de Droit naturel, que chacun tienne religieusement sa parole »).

5.Ibid., § iv, 2. Grotius, qui analyse aussi les serments, reconnait que ceux-ci doivent se limiter à prendre Dieu à témoin (ibid. chapitre 13, § x).

(9)

4 DU DROIT PRIVÉ AU DROIT PUBLIC : THÉOLOGIE POLITIQUE DU CONTRAT

Bien que soucieux de repousser toute autorité au droit romain, responsa- ble potentiel d’un « crime de leze majesté »1, de manière à imposer le souve- rain comme seule source du droit, Bodin ne cesse pourtant de se référer à des

« structures » issues du droit privé pour penser la souveraineté et il dessine, sur la base de ce même droit privé, des liens et des limites à la puissance souveraine de manière bien plus explicite (même si juridiquement peu opérante) que sur la base du droit public. Surtout, il met en avant de manière insistante une dis- tinction massive entre la loi (qui n’engage pas la volonté du Prince et qui relève de sa seule fonction) et le contrat (qui consiste dans un engagement de la per- sonne du prince). Ce faisant, nonobstant les spécificités des contrats du souve- rain, il manifeste clairement le caractère générique de la figure du contrat, à l’opposé de son éclatement (en fonction de ses objets et de ses formes) dans le droit romain, généricité qui consiste dans le fait que le contrat se réduit dès lors à un échange de volonté, c’est-à-dire de parole. Ceci ouvre trois grandes questions qui permettent de repenser la relation entre le champ du droit public et celui du droit privé.

Tout d’abord, on peut dire que l’analyse des contrats du souverain permet de mettre en doute la représentation « volontariste » que l’on peut avoir de l’idée de la puissance absolue du souverain (ce qui ne veut pas dire qu’il s’agi- rait de diluer son caractère absolu, mais seulement de ne pas l’entendre comme désignant une réduction de la puissance à la volonté), précisément parce qu’il n’est question de ce point de vue que de fonction et non pas de volonté : cette dernière est monopolisée dans la sphère contractuelle.

Deuxièmement, si le simple échange de volontés suffit à établir une caté- gorie générique, c’est seulement dans la mesure où cet échange dispose d’un garant. Comme Alain Supiot2 l’a bien montré, c’est dans un cadre essentielle- ment monothéiste d’abord, c’est-à-dire devant Dieu, et dans le cadre de l’État ensuite, c’est-à-dire devant le prince, que l’idée générique et abstraite du contrat a pu s’imposer : la dimension purement horizontale de l’engagement par la simple promesse, par la parole, qui assure la généricité du contrat, n’est conce- vable que dans la mesure où elle est accompagnée de la dimension verticale d’une garantie universelle. Chez Bodin, ce préalable purement vertical au développement de toute horizontalité est tout particulièrement manifeste : le prince est le garant des promesses; il est tenu par celles-ci vu que Dieu même serait tenu par les siennes. On peut même dire que Bodin nous met face au moment de la passation de pouvoir de Dieu au prince; étrange moment qui n’est pas un enchaînement d’autorisation – tel serait le régime fondateur de la loi souveraine – mais une suite exemplaire d’engagements de bonne volonté.

Un chantier me semble devoir être ouvert ici sur ce « second » axe du théolo- gico-politique, un axe trop minimisé au seul profit de l’axe principal du dérou-

1.Rép. I, 8, p. 221.

2. SUPIOT, A., Homo juridicus, Paris, Seuil, 2005, p. 135-175.

(10)

lement théologico-politique qui serait celui de la souveraineté et de la loi avec les passages explicites qu’il manifestait entre la puissance absolue de Dieu et celle du prince. Cette exclusivité dont semble bénéficier le droit public en matière théologico-politique laisse croire, à tort, que le contrat ne serait pas marqué de la même manière que la loi, c’est-à-dire qu’il représenterait a priori un surcroît d’autonomie, de rationalité voire d’humanité par rapport à la loi.

La manifestation empirique du devenir générique et du mouvement d’abs- traction du contrat à l’œuvre dans le texte de Bodin (lesquels réclamaient d’être nécessairement supportés par un garant universel) réside dans la méfiance insistante de Bodin envers tout serment qui renforcerait et objectiverait la pro- messe ou la convention : la parole se suffit à elle-même. Le serment est précisé- ment ce qui nierait le caractère générique du contrat, ce qui l’éloigne de la nudité de la parole donnée, ce qui le romanise. Une dernière question s’ouvre alors : est-ce qu’on peut aussi considérer que la suffisance de la parole (qui ne réclame plus aucun supplément concret ou objectif comme le serment) pour engager les personnes dans un contrat ne pourrait pas à son tour être considé- rée comme un élément constitutif de la souveraineté, voire comme son modèle ? En d’autres mots : ne doit-on pas repenser aussi la souveraineté depuis l’importance non questionnée d’une parole donnée et suffisante ? La suffisance de la parole deviendrait alors l’élément essentiel et commun des contrats entre les personnes privées et de la loi souveraine. Et le serment est en effet l’acte trop objectif qui fut éloigné tant de la parole qui engage la volonté dans le contrat que de la parole qui a pour fonction de dire la loi. On ne jure pas – on promet ou on fait des lois.

Références

Documents relatifs

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

La réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations entre en vigueur le 1 er octobre 2016 et bouleverse profondément le Code civil.. Pour

o Dans le cadre du service mais faute personnelle : d’une particulière gravité (inexcusable), faute détachable du service, dépassement des compétences règlementaires :

La modification-transformation des contrats à durée déterminée (CDD) en contrat à durée indéterminée (CDI) connait un regain d’actualité à l’initiative du

Simplement pour que cette présomption d’approbation tacite des écritures joue, il faut que le banquier puisse prouver que le client à été le destinataire des relevés de

A travers le Projet de l’Acte Uniforme sur le contrat, le législateur communautaire de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique de droit des affaires, poursuit sans désemparer

La même approche se retrouve assez fréquemment dans le cadre de subven- tions accordées à des entités privées qui accomplissent spontanément des tâches sociales ou

puisque, suivant 'l'expression de M. Toullier à cet égard faisait une distinction selon que la peine est stipulée du père pour le cas où l'enfant refuserait de se marier, ou