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Une didactique de l'histoire depuis la Suisse sur la criminalité nazie et les déportations

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Une didactique de l'histoire depuis la Suisse sur la criminalité nazie et les déportations

HEIMBERG, Charles

HEIMBERG, Charles. Une didactique de l'histoire depuis la Suisse sur la criminalité nazie et les déportations. En Jeu , 2018, no. 11, p. 69-84

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:152976

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Charles HEIMBERG - Université de Genève.

Résumé : Toute transmission de l’histoire, et de la mémoire, de la criminalité nazie, de ses conséquences, et notamment des déportations, exige d’avoir rendu possible un vrai travail d’histoire, de découverte et d’analyse, autour de sources ou de littérature secondaire, en tenant compte des spécificités de chaque culture, chaque pays, chaque lieu d’où elle se développe. Dans le cas de la Suisse, où des avancées significatives étaient devenues pos- sibles au moment de la crise dite des fonds en déshérence et des travaux de la Commission d’experts dirigé par Jean-François Bergier, cette question est d’autant plus cruciale que des régressions mémorielles tendent aujourd’hui à valoriser une histoire et une mémoire hors-sol de la criminalité nazie mettant (à nouveau) de côté les aspects (sombres) qui re- lient les élites et les autorités helvétiques à certains aspects de ces crimes.

Mots-clés : Histoire ; mémoire ; Suisse ; Seconde Guerre mondiale ; questions sensibles ; reflux mémoriel ; durée ; occultations.

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ne didactique disciplinaire comme la didactique de l’histoire étudie de manière scientifique les méca- nismes et les modalités de la trans- mission d’une discipline, dans le cadre scolaire mais pas seulement dans ce cadre. La didactique de l’histoire étu- die par conséquent les contenus et les processus de l’apprentissage de l’exercice des modes de pensée et de questionnement des sociétés qui sont propres à la science historienne et qui permettent de construire une intelligibilité du passé et du présent.

Cette notion de transmission implique la transformation des savoirs histo- riens proprement dits en des savoirs à enseigner ; ce qui équivaut à proposer aux élèves, ou à d’autres publics, des modalités de travail leur permettant de s’approprier des savoirs qui soient rigoureux, mais aussi accessibles1.

Aujourd’hui, la discipline histoire intègre fortement la dimension de la mémoire, ou plutôt des mémoires, dans ses réflexions. Certes, l’histoire et la mémoire se distinguent par leurs finalités et leurs expressions dans l’es- pace public. « Il s’en faut […] de beau- coup que la demande de mémoire soit une demande d’histoire », souligne Antoine Prost2, qui l’illustre autour de quatre distinctions  : la demande de mémoire est toujours partielle et ne se transforme pas forcément en histoire ; elle semble s’opposer à tout

oubli alors que la construction d’intel- ligibilité de l’histoire ne met pas tout sur le même plan ; elle est affective alors que l’histoire implique une mise à distance ; elle relève du particulier quand l’histoire aspire à une compré- hension plus globale. Si l’histoire et la mémoire ne sont pas de même nature, elles interagissent constamment, et leur complémentarité concerne éga- lement des notions comme la recon- naissance de souffrances, l’occultation de crimes de masse, voire le négation- nisme à l’égard des pires d’entre eux.

Ainsi, au-delà de ce qui les distingue, il n’y a pas d’histoire rigoureuse pos- sible sans une prise en compte des mémoires, et de leur évolution dia- chronique, comme il n’y a pas davan- tage de travail de mémoire possible sans passer par des emprunts subs- tantiels à la pensée historienne et aux interprétations qu’elle rend acces- sibles. Enfin, s’il arrive en effet que des usages tyranniques de la mémoire servent des combats identitaires aussi discutables que dangereux, les valeurs universelles correspondant à « ces idéaux autour desquels l’ensemble de l’humanité peut se rassembler et trouver son unité »3 sont précisément celles autour desquelles il n’y a pas lieu de séparer le travail de mémoire du travail d’histoire. Dès lors, les ap- pels récurrents à la concordance des mémoires ou à l’oubli paraissent aussi

U

1. Dans l’impossibilité de fournir davantage de précisions dans le cadre de cette contribution, nous renvoyons à ce propos à la revue électronique À l’école de Clio. Histoire et didactique de l’histoire : https://

ecoleclio.hypotheses.org/ ; ainsi qu’à Laurence De Cock (dir.), La fabrique scolaire de l’histoire, 2e édition, Marseille, Agone, 2017.

2. Antoine Prost, «  Comment l’histoire fait-elle l’historien ?  », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°65, janvier-mars 2000. pp. 3-12.

3. Ibid.

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discutables que potentiellement pro- moteurs d’occultation, loin de toute perspective de prévention des crimes contre l’humanité4. Nous leur préfé- rons cette double posture proposée par le regretté Pierre Laborie qui considé- rait que l’historien devait être à la fois

« sauve-mémoire » et « trouble-mé- moire »5, sans doute la meilleure façon d’intégrer tout le potentiel d’ouverture et de densification des regards qui est suggéré par les usages publics de l’histoire sans les laisser pour autant conditionner ou contraindre le travail d’histoire et sa méthode critique. Mais nous n’ignorons pas pour autant les constats critiques et les questionne- ments sans doute cruciaux suggérés par les sciences sociales, notamment par Sarah Gensburger et Sandrine Le- franc qui se demandent À quoi servent les politiques de mémoire  ?6 dans un ouvrage stimulant qui interroge sans détour le sens et l’efficacité d’un tra- vail de mémoire trop souvent réduit, concluent-elles, « à une politique de l’impuissance »7 ; ce qui n’implique pas pour autant que l’on puisse s’en passer et renoncer à toute ambition dans ce domaine.

Qu’en est-il alors du cas particu- lier de la Suisse près de 20 ans après qu’un sérieux travail d’histoire y ait été effectué dans un contexte qui s’est révélé conflictuel ?

LES ENJEUX DE MÉMOIRE AUTOUR DE L’ATTITUDE DES AUTORITÉS ET DES ÉLITES SUISSES FACE AU NAZISME

En examinant le cas de la Suisse, nous n’allons pas nous situer dans une perspective d’histoire nationale de la Suisse, mais plutôt dans celle d’une histoire depuis la Suisse de la crimina- lité de masse du national-socialisme, un événement dont l’ampleur et la localisation sont bien plus vastes que la Suisse, qui lui a été proche, mais qui lui est resté extérieur, sans en avoir été non plus complètement détaché.

Nous considérons ainsi qu’il existe une territorialité des mémoires8 et que le travail de mémoire, s’agissant du nazisme, consiste aussi à réfléchir aux enjeux spécifiques qu’il soulève depuis chaque contexte national ou régional. En effet, il n’affronte pas les mêmes questions depuis un pays plus ou moins proche des faits ; engagé ou

4. Dernier exemple en date, malgré l’intérêt évident d’un regard critique sur les manifestations et les abus éventuels de la mémoire, l’ouvrage déconcertant de David Rieff, Éloge de l’oubli. La mémoire collective et ses pièges, Paris, Premier Parallèle, 2018 (2016).

5. Pierre Laborie, « Historiens sous haute surveillance », Esprit, n°198, 1994, pp.36-49. Voir aussi le très beau dossier et l’entretien réalisés par Annelise Rodrigo et Olivier Loubes, Pierre Laborie, un historien

« trouble-mémoire », https://sms.hypotheses.org/1651, 2013, mis à jour en 2017 (consulté le 16 août 2018 comme les références ci-après).

6. Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, À quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Les Presses de SciencesPo, 2017.

7. Ibid., p. 161.

8. Charles Heimberg, « Le Jardin des disparus de Meyrin, près de Genève : une figure de la territorialité des mémoires », in Jesús Alonso Carballés & Amy D. Wells (éds.), Traces, empreintes, monuments : quels lieux pour quelles mémoires ? De 1989 à nos jours, Limoges, Presses Universitaires de Limoges (PULIM), 2014, pp. 275-289.

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non dans la guerre ; dont la popula- tion a été victime ou complice de ces crimes, en fonction des particularités de chaque situation ; ou un pays à la fois proche, non-belligérant, préten- dument neutre, et en quelque sorte spectateur, comme dans le cas de la Suisse à cette époque.

Pour présenter très rapidement les termes du débat, rappelons qu’au sor- tir de la guerre froide, au cours des années  1990, la Suisse s’est trouvée au cœur d’une crise internationale d’envergure concernant l’affaire dite des fonds en déshérence, soit des avoirs déposés avant la guerre par des juifs dans des banques suisses que ces dernières rechignaient à restituer aux survivants ou à leurs ayant-droit, exigeant notamment des documents d’attestation que l’épreuve de la criminalité nazie ne permettait plus, de toute évidence, de fournir.

Les ambiguïtés de la politique éco- nomique, en particulier les échanges avec les pays de l’Axe des autorités et des élites suisses, qui ne doivent pas être confondues avec toute la popu- lation suisse, avaient déjà donné lieu à l’Accord de Washington de mai 1946 prévoyant notamment une compen- sation financière9. L’épineuse ques- tion de l’accueil ou du refoulement de

réfugiés juifs qui tentaient de sauver leur vie avait déjà provoqué de vives controverses en Suisse, mais il n’en allait pas de même de ces questions économiques, les travaux pionniers et très rigoureux développés dès les an- nées 1970 par un historien comme Da- niel Bourgeois n’ayant guère eu droit jusque-là à la réception et à l’audience qu’ils méritaient10.

La crise internationale et la manière dont les autorités suisses étaient for- tement interpellées ont débouché en urgence, dès 1996, sur la constitu- tion d’une Commission indépendante d’Experts Suisse-Seconde Guerre mondiale11, dont le professeur d’his- toire Jean-François Bergier12 a pris la présidence. Deux décisions exception- nelles ont alors été prises : une somme substantielle a été allouée pour l’en- gagement d'historiennes et historiens pour effectuer des recherches reliées au mandat attribué à la Commission ; et le gouvernement fédéral a émis un décret pour que des archives privées de l’époque émanant des banques, entreprises, compagnies d’assurance et autres structures potentiellement concernées soient mises à disposition de la Commission. Le mandat concer- nait essentiellement des questions relatives aux relations économiques

9. Voir à ce propos cette notice synthétique de Marc Perrenoud  : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/

F17343.php.

10. Daniel Bourgeois, Le Troisième Reich et la Suisse. 1933-1941, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1974 ; ainsi que la réédition d’une série d’articles précieux : Business helvétique et Troisième Reich. Milieux d’affaires, politique étrangère, antisémitisme, Lausanne, Éditions Page Deux, 1998.

11. Dont le site est toujours actif et fournit de nombreuses informations, dont le texte intégral de son Rapport final de synthèse publié en 2002  : https://www.uek.ch/fr/. Version-papier  : Commission Indépendante d’Experts Suisse-Seconde Guerre Mondiale, La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale.

Rapport final, Zurich, Éditions Pendo, 2002.

12. Lire, de Bertrand Müller et Pietro Boschetti, les Entretiens avec Jean-François Bergier, Chêne-Bourg, Éditions Zoé, 2006.

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établies avec le Troisième Reich, mais les vives controverses qui se sont exprimées dans l’espace public n’ont pas pu empêcher que l’attention soit également, voire d’abord, portée sur la question des réfugiés, à tel point qu’elle a fait l’objet d’un rapport inter- médiaire de la Commission en 1999, également disponible en ligne.

Nous renvoyons ici à la synthèse des conclusions de ces travaux de la Commission Bergier que nous avons présentée dans une précédente contribution remontant à une dizaine d’années13 et nous ne reprenons qu’un extrait de la conclusion du Rapport final de 2002 :

« Il ne s’agit pas ici d’opposer naïve- ment une perception “réaliste” à une vision

“idéaliste” des événements, mais d’être à la hauteur des principes moraux qu’un État s’est donnés et auxquels il a d’autant moins de motifs de déroger lorsque sa situation devient critique et menacée. Le tampon “J” de 193814 ; le refoulement de réfugiés en danger de mort ; le refus d’ac- corder une protection diplomatique à ses propres citoyens ; les crédits considérables de la Confédération consentis à l’Axe dans le cadre des accords de clearing15 ; la trop longue tolérance d’un transit énorme et

suspect à travers les Alpes ; les livrai- sons d’armes à l’Allemagne ; les facilités financières accordées aux Italiens comme aux Allemands ; les polices d’assurance versées à l’État nazi et non à leurs déten- teurs légitimes ; les trafics douteux d’or et de biens volés ; l’emploi de quelque 11 000  travailleurs forcés par des filiales d’entreprises suisses ; la mauvaise volonté et les négligences manifestes en matière de restitution ; l’asile accordé au lende- main de la guerre à des dignitaires du ré- gime déchu, qualifiés d’“honorables Alle- mands” ; tout cela n’a pas seulement été autant d’infractions au droit formel et à la notion d’ordre public si souvent invoqués.

Ce furent autant de manquements au sens de la responsabilité –  parfois dénoncés, mais en vain, au cours du dernier demi- siècle  – qui retombent aujourd’hui sur la Suisse ; elle doit l’assumer. »16

Les conséquences de ce Rapport final ne furent guère à la hauteur de leurs espérances pour les historiennes et historiens puisque, le soufflé de la crise diplomatique étant retombé, il ne donna lieu à aucune discussion parlementaire, les photocopies des archives privées mises à disposition de la recherche ayant même dû être restituées17. Les autorités créèrent

13. Charles Heimberg, « Les allers et retours de la mémoire en Suisse », Revue française de pédagogie, n°

165, 2008, pp. 55-63, disponible sur https://journals.openedition.org/rfp/1074.

14. Après l’Anschluss, les autorités suisses ont introduit une obligation de visa pour les ressortissants allemands afin d’éviter un afflux de réfugiés juifs. Les autorités allemandes, craignant que d’autres pays exigent à leur tour de tels visas, proposèrent d’insérer un signe distinctif dans les passeports de leurs ressortissants juifs, un tampon « J », une pratique antisémite qui a été acceptée par les autorités suisses.

Voir ci-après.

15. Les « accords de clearing » sont des accords de compensation par lesquels des sommes sont réglées entre banques sans versements numéraires. De tels accords étaient particulièrement développés durant la guerre entre la Suisse et l’Allemagne.

16. Commission Indépendante…, La Suisse…, op. cit., p. 499.

17. Beaucoup de documents sont heureusement publiés dans les 25 volumes monographiques qui accompagnent le rapport de synthèse. Voir leur liste sur https://www.uek.ch/fr/, onglets « Rapports 2001- 2002 » et « Études et contributions ».

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toutefois un fonds antiraciste pour financer des initiatives ponctuelles, malheureusement éphémères, de lutte contre les discriminations et les haines identitaires. Elles s’asso- cièrent à la création de la « Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité » du 27 janvier qui donna lieu à quelques initiatives et mani- festations18. Du côté des protago- nistes de l’histoire et de son ensei- gnement, rien ne devait toutefois plus être comme avant. En effet, elle ne tenait plus la route l’histoire mythique et fallacieuse d’une Suisse qui aurait assuré sa défense par la seule vertu de sa force et de son unité intérieures ; une histoire renforcée par le storytelling d’un imprenable Réduit national effectivement creusé au cœur des montagnes et au sein duquel se seraient cachées les élites politiques, économiques et militaires du pays en cas d’invasion allemande.

Un vrai et noble travail d’introspec- tion historique avait été effectué, un travail qui faisait honneur à la Suisse alors que beaucoup de ses citoyennes et citoyens n’en voulaient pas ; un travail d’histoire qui permettait aussi d’engager un travail de mémoire ou- vert à la prévention de défaillances éthiques toujours possibles.

Mais, ce travail, allait-il tenir dans la durée ?

UNE RÉGRESSION DANS LE TRAITEMENT DES FAITS HISTORIQUES

ET DES ENJEUX DE TRANSMISSION DE L’HISTOIRE ET DE LA MÉMOIRE

Dans l’article précité19, nous rele- vions déjà les limites du travail de mémoire en cours et de son évolu- tion, ainsi que les signes annoncia- teurs d’une régression qu’incarnait par exemple le traitement déplorable, ou très minimaliste, de la période de la Seconde Guerre mondiale dans des publications d’histoire nationale suisse redevenues à la mode20. Mais surtout, la question du sens et du devenir de ce travail de mémoire qui n’empêchait ni la montée de l’extrême-droite lors des élections fédérales, ni des cas de violence raciste contre des exilés com- mençait à se poser.

Qu’en est-il alors aujourd’hui, no- tamment du point de vue de la trans- mission de l’histoire et de la mémoire ? Nous allons nous poser cette question autour de trois actions : savoir et faire savoir, prévenir et durer.

Savoir et faire savoir

Les savoirs historiens sont aussi essentiels, nous l’avons vu, que la possibilité de leur transmission. Il est indéniable, quoi qu’en disent ses détracteurs, que les travaux de la Commission Bergier, qui répondaient, rappelons-le, à un mandat précis qui

18. Par exemple à Genève de 2004 à 2018 dans le cadre d’une association entre le Département de l’Instruction publique et le Théâtre Saint-Gervais. Voir Chantal Andenmatten, « La Journée de la mémoire de l’Holocauste à Genève », Tangram, Bulletin de la Commission fédérale contre le Racisme, n° 39, juin 2017, pp. 135-136.

19. Charles Heimberg, « Les allers et retours… », op. cit.

20. L’exemple le plus marquant restant à ce propos L’histoire de la Suisse pour les nuls publiée en 2007 par Georges Andrey (Paris, First).

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ne consistait pas à écrire une histoire de la Suisse pendant cette période, mais à examiner une série de ques- tions précises, de nature économique, sur les relations entre la Suisse et l’Allemagne nazie, ont constitué un apport de connaissances confirmées, précisées ou inédites sur ce passé douloureux. Malheureusement, au grand regret du président de la Com- mission, toutes les archives privées, et même leurs photocopies, ont dû être restituées, ce qui va empêcher d’autres générations d’historiennes et historiens de se replonger dans ces sources avec les questions de leur temps. Plus grave encore, cette déci- sion a laissé très vite la voie ouverte à un relativisme absolu, marqué par des propos insensés et des publications à charge contre les prétendues er- reurs de la Commission Bergier, sans jamais fournir le moindre argument scientifique sérieux fondé sur une analyse de sources et non pas sur des convictions idéologiques. Ces détrac- teurs s’étaient par exemple exprimés dans le cadre d’un «  Groupe de Tra- vail Histoire vécue » qui se demandait, en le contestant, pourquoi on avait désigné dans cette Commission « en premier lieu des historiens suisses et des étrangers qui [n’avaient] vécu ni la guerre, ni une Suisse encerclée par les puissances de l'Axe »21. Mais ce n’est là qu’un exemple parmi beau- coup d’autres.

Depuis lors, l’affaire est plus silen- cieuse dans l’espace public et cette thématique de la Suisse au moment de la Seconde Guerre mondiale n’est pas prioritairement développée dans les recherches universitaires et la production éditoriale. Mais quand il en est question, c’est encore et encore la question des réfugiés qui est la plus discutée sans avoir été au centre des études de la Commission indé- pendante d’Experts Suisse-Seconde Guerre mondiale.

C’est ainsi qu’au cours de ces der- nières années, Serge Klarsfeld s’est exprimé dans les médias helvétiques pour dénoncer une prétendue exa- gération de la Commission Bergier dans son estimation du nombre de victimes juives refoulées et disparues dans la destruction des juifs d’Europe.

Le 9 novembre 2000 déjà, un article de Marc Comina dans Le Temps est ainsi intitulé « Rapport Bergier  : les critiques de Serge Klarsfeld »22. On y apprend notamment que « Serge Klarsfeld accorde une grande impor- tance à la vérité des chiffres [et qu’il insiste] sur la différence entre le chiffre retenu par l’opinion publique internatio- nale (24 000) et celui qu’il estime plus proche de la réalité (5 000) ». La publi- cation d’une première étude de l’histo- rienne Ruth Fivaz-Silbermann fondée sur l’examen d’archives de la région frontalière franco-genevoise dont la Commission Bergier ne disposait pas

21. Dans une lettre ouverte reproduite dans Le Temps du 9 février 2000 et qui réagissait alors non pas au Rapport final de la Commission Bergier, mais à son rapport intermédiaire de 1999, La Suisse et les réfugiés à l’époque du national-socialisme.

22. Le Temps, 9 novembre 2000, https://www.letemps.ch/suisse/rapport-bergier-critiques-serge- klarsfeld.

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est aussi annoncée23. Ces travaux don- neront lieu par la suite à une thèse de doctorat finalement soutenue en 2017.

Entre-temps, Serge Klarsfeld inter- vient en 2013 pour déclarer cette fois qu’il n’y avait eu que 3 000 juifs refou- lés, et non pas 24 000 comme l’aurait prétendu la Commission Bergier24. La soutenance de thèse de Ruth Fivaz- Silbermann connaît un important écho médiatique, en présence d’un Serge Klarsfeld contestant encore une fois des chiffres, et même la nature des travaux de la Commission Bergier, sans tenir aucun compte de son man- dat et des circonstances de l’époque25. Enfin, à l’occasion d’un colloque orga- nisé par le Mémorial de la Shoah à Paris le 4 février 2018, Serge Klarsfeld affirme encore que « pour l’image de la Suisse, c’est une image tout à fait diffé- rente, 3 000 ou 30 000 juifs refoulés »26.

Avant d’évoquer sur le fond les contenus de la thèse de Ruth Fivaz- Silbermann, il nous faut souligner la dimension problématique, de- puis la Suisse, de ces interventions médiatiques relevant d’un mésusage public du passé. La querelle sur les chiffres qui a été ainsi distillée est non seulement vaine, mais elle est aussi fondée sur des contre-vérités quant aux chiffres attribués à la Commission

Bergier. Toutefois, le plus grave n’est pas là. En effet, la nature des contro- verses historiennes se transforme et se réifie quand elle s’exprime dans l’espace médiatique, et davantage encore quand elle se prolonge dans le contexte scolaire. Ainsi, l’affirma- tion récurrente qu’il y aurait une divi- sion des historiens, que les travaux de la Commission Bergier seraient à réviser, ou le fait de contester à la baisse la gravité de ses constats au nom d’une volonté de préservation de l’image de la Suisse, sert d’abord et dans l’immédiat les intérêts de milieux conservateurs ou d’extrême-droite qui veulent remettre en cause les travaux de la Commission Bergier pour pou- voir retourner au stade de l’occulta- tion qui les avaient précédés, ou pour imposer un relativisme qui brouillerait toute possibilité de construire une in- telligibilité du passé. Ce qui est pour le moins regrettable.

Mais revenons aux faits. Le Rapport final de la Commission Bergier évoque en réalité une estimation du nombre total de personnes refoulées à environ 20 000 sans que l’on puisse établir le nombre de celles qui étaient juives, ce que l’ancien conseiller scientifique de la Commission Bergier, Marc Perre- noud, ne manque pas de rappeler :

23. Ruth Fivaz-Silbermann, Le Refoulement de réfugiés civils juifs à la frontière franco-genevoise durant la Seconde Guerre mondiale, suivi du Mémorial de ceux parmi eux qui ont été déportés ou fusillés, Paris, Paris, Beate Klarsfeld Foundation, 2000 ; « Refoulement, accueil, filières : les fugitifs juifs à la frontière franco- genevoise entre 1942 et 1944 : pour un nouveau modèle du refuge », Revue suisse d’histoire, n° 51/3, 2002, pp. 296-317.

24. https://www.rts.ch/play/radio/forum/audio/klarsfeld-remet-en-cause-le-rapport-bergier?id=4626494

&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da, émission radiophonique Forum, 10 février 2013.

25. https://www.rts.ch/info/suisse/8655065-le-nombre-de-juifs-refoules-aux-frontieres-suisses-revu-a- la-baisse.html, RTS Info, diffusé au journal télévisé de 19h30 du 31 mai 2017.

26. https://www.rts.ch/info/suisse/9304685-le-nombre-de-juifs-refoules-par-la-suisse-pendant-la-shoah- fait-debat.html, RTS Info, diffusé au journal télévisé de 19h30 du 3 février 2018.

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« Sur la base des archives existantes et de différentes analyses, la CIE a estimé qu’un peu plus de 20000 personnes ont été refoulées pendant la guerre. Elle a affirmé qu’il était impossible de calculer la propor- tion de personnes juives parmi celles-ci.27 Ces 20000 personnes peuvent être juives ou non, adversaires ou partisans de l’Axe ou fuir pour d’innombrables autres motifs.

Ce chiffre peut être comparé avec les ré- sultats d’une enquête de la Direction gé- nérale des douanes sur l’application de la loi de 1931 sur les étrangers : au cours de la seule année 1932, 16000 personnes ont été refoulées, sans compter les expulsions par les autorités cantonales. En fait, la guerre mondiale doit être envisagée dans une plus longue période. »28

Cette dernière phrase est impor- tante, puisqu’en réalité, la polémique sur les chiffres ne porte pas sur la même période. Les travaux de Serge Klarsfeld et Ruth Fivaz-Silbermann concernent en effet les années  1942 à 1944, c’est-à-dire la période des déportations. Mais qu’en est-il des premières années de la guerre ? Et comment évaluer sérieusement la politique des autorités et élites éco- nomiques suisses sans examiner la période précédente, y compris d’avant la guerre. L’affaire du tampon « J », tellement grave qu’elle a suscité les ex- cuses d’un Président de la Confédéra- tion, ne s’est-elle pas déroulée en 1938 ?

Il ne faut donc pas lire les travaux ré- cents de Ruth Fivaz-Silbermann pour ce qu’ils ne sont pas, et pour les mésu- sages auxquels ils peuvent potentiel- lement donner lieu. Cette thèse29, vo- lumineuse30, est une étude minutieuse et détaillée d’un certain nombre de réseaux de passages en Suisse depuis les Pays-Bas, la Belgique et la France.

Elle examine la fuite des réfugiées et réfugiés et déplace par conséquent la focale d’observation habituelle des travaux de l’historiographie suisse.

Elle montre bien combien le danger encouru par ces fugitifs se présentait en amont de l’arrivée vers la frontière suisse, pour celles et ceux qui y arri- vaient. Elle souligne que les facteurs de dissuasion et de découragement ne dépendaient pas seulement de l’attitude des autorités suisses, mais aussi de nombreux autres facteurs de risque pendant leur déplacement.

L’étude fourmille d’exemples, de cas significatifs, d’histoire de vie et de mort. Elle distingue l’attitude des au- torités au moment de la France de Vi- chy ou au moment de la France occu- pée, plus dure. Elle examine le destin des refoulés pour montrer qu’ils n’ont heureusement pas tous été déportés.

C’est en fin de compte une lecture intéressante, qui le sera sans doute davantage dans une version plus syn- thétique. Il ne s’agit pas au fond d’un

27. Commission Indépendante…, La Suisse…, op. cit., pp. 108-109.

28. Marc Perrenoud, « Ne pas voir qu’une facette dans la politique d’asile en Suisse », Le Temps, 25 avril 2013, https://www.letemps.ch/opinions/ne-voir-quune-facette-politique-dasile-suisse.

29. Ruth Fivaz-Silbermann, La fuite en Suisse : migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale, thèse de doctorat sous la direction de Mauro Cerutti, Université de Genève, 2017, disponible sur l’archive ouverte : https://archive-ouverte.unige.

ch/documents/facets.

30. 983 pages, sans les annexes.

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travail suggérant l’occultation de la gravité des manquements des autori- tés suisses, ni même d’une version re- lativiste de l’histoire de cette période.

Toutefois, les conclusions générales et le tableau d’ensemble qui concluent la thèse sont discutables sur au moins deux points. Le premier, déjà évoqué, concerne la statistique du refoulement. Malgré des précautions et des nuances dans le texte, le fait même de pouvoir affirmer une comp- tabilité aussi précise reste discutable et induit un faux débat. Les sources disponibles sont lacunaires, l’effet dissuasif de la politique des consu- lats et ambassades suisses n’est pas quantifiable, et surtout, il est en réa- lité impossible de savoir combien de victimes de la destruction des juifs d’Europe auraient pu être sauvées si les autorités suisses n’avaient pas appliqué une politique de fer- meture très ferme dès les années trente. La précision des chiffres des refoulements effectués par les auto- rités suisses ne peut pas être celle du Mémorial des victimes déportées et exterminées. Second problème, l’auteure se montre plutôt bienveil- lante à l’égard d’Heinrich Rothmund, le directeur de la division de la police du Département de justice et police31. D’une manière générale, elle défend l’idée que les autorités fédérales se seraient montrées fermes par nécessité diplomatique, mais plus souples dans les consignes données à leurs subordonnés aux frontières,

consignes que ces derniers, qui dis- posaient d’une marge de manœuvre, n’ont pas tous appliqué de la même manière ; d’où des abus et des mauvais traitements inexcusables qui seraient à inscrire dans ce contexte. En ce qui concerne Rothmund, il est certes légi- time d’appréhender la complexité de l’itinéraire d’une personnalité en fonc- tion de ses moments successifs. Mais ce regard bienveillant ne convainc pas dans la mesure où il n’est pas possible de sous-estimer des déclarations comme celle qu’il fit par exemple, et parmi d’autres, en 1939 :

« Nous n’avons pas lutté depuis vingt ans avec la Police des étrangers contre l’augmentation de la « surpopulation étrangère », et plus particulièrement contre l’« enjuivement » [Verjudung] de la Suisse pour nous voir aujourd’hui imposer les émigrants. »32

Bien entendu, au cœur du travail d’histoire, il n’y a pas lieu de mini- miser ou exagérer les chiffres, ni de forcer le trait dans les manières de retracer les parcours d’individus et leurs responsabilités éventuelles dans l’histoire. Mais il n’y a pas lieu non plus de vouloir a priori forger telle ou telle image d’une société. Par sa ri- gueur scientifique et son souci de faire connaître les faits, le travail de lucidité sur le passé d’une société constitue un bon signe quant à la manière dont elle se situe vis-à-vis des droits démocra- tiques et face aux menaces contempo- raines de la démagogie identitaire et plébiscitaire.

31. Voir la notice http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F31878.php, également plutôt bienveillante à l’égard de cette personnalité.

32. Voir https://dodis.ch/46769. Cité par Marc Perrenoud in « Ne pas voir… », op. cit.

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Soulignons aussi que l’apprentis- sage de l’histoire implique de donner à voir la complexité des faits et les processus par lesquels nos connais- sances d’aujourd’hui ont été éla- borées. Il implique une ouverture à l’éventail des possibles en évitant de fataliser le récit du passé comme si rien des faits de ce passé n’aurait pu se dérouler autrement. Cette concep- tion du savoir implique par exemple de développer des perspectives mul- tiples, à l’image des trois grandes parties de l’œuvre de Raul Hilberg, La destruction des juifs d’Europe33, qui examine successivement les points de vue des victimes, des bourreaux et des témoins, actifs, ou spectateurs, passifs34. Les enjeux de savoir sont donc ici d’une importance primordiale, entre histoire et mémoire.

Prévenir

L’idée qu’un travail de mémoire, voire une politique de mémoire, serve à prévenir les crimes contre l’huma- nité relève autant d’une nécessité éthique que d’un problème de très grande envergure. Elle s’inscrit dans ces bonnes intentions qui peuvent se retourner contre leurs buts initiaux suivant la manière de les mettre en pratique. Par exemple, faire le choix dans le monde scolaire de la commé- moration rituelle et de la sacralisation des propos plutôt que de l’appren- tissage et de la réflexion a les meil- leures chances de se révéler contre- productif. Les pratiques moralisantes

et prescriptives n’ont ainsi guère de chance de contribuer à une prévention des crimes contre l’humanité, si tant est qu’elle soit possible. Aussi est-il plus pertinent de se demander com- ment faire valoir sans prescrire ; ce qui constitue une sorte de dilemme s’agis- sant des valeurs proprement dites, mais ce qui incite en même temps à se fonder sur des savoirs rigoureux et sur des méthodes d’apprentissage qui les rendent accessibles.

Malheureusement, les phéno- mènes médiatiques de réification précédemment évoqués se repro- duisent d’une manière encore plus pernicieuse dans le contexte scolaire, sous l’effet de la transformation des savoirs en des savoirs à enseigner, ou à apprendre. Nous n’allons prendre brièvement que quelques exemples qui illustrent cette difficulté et concernent des ressources ou manuels scolaires.

Le premier concerne l’affaire du tampon « J », sans doute la plus grave sur le plan des manquements éthiques des autorités suisses de l’époque.

Rappelons que ces autorités, après l’Anschluss, avaient d’abord introduit une obligation de visa pour les res- sortissants allemands dans le but de mieux maîtriser l’afflux probable de ré- fugiés juifs. Les autorités allemandes, craignant que d’autres pays exigent à leur tour de tels visas, proposèrent d’insérer un signe distinctif dans les passeports de leurs ressortissants, un tampon « J », ce qui fut accepté par les autorités suisses. Cet accord bilatéral

33. Paru en 3 tomes en 2006 : Paris, Gallimard-Folio. 1ère édition française : 1988 ; édition originale : 1961.

34. Il est intéressant de relever que, d’une certaine manière, la Suisse s’est trouvée en position de tiers spectateur au cœur de l’Europe et de la Seconde Guerre mondiale.

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discriminatoire et antisémite établi de fait à l’initiative des autorités suisses a suscité une première enquête ayant abouti au Rapport Ludwig de 1957, puis les excuses officielles des autorités par la voix du président de la Confédé- ration Kaspar Villiger le 7 mai 199535. Or, en mai 2018, suite aux protesta- tions d’une personnalité d’extrême- droite, « le premier matériel scolaire sur l’Holocauste publié en Suisse pour l’école primaire [a dû] être revu et cor- rigé ». En effet,

«  Le manuel, réalisé par Lehrmit- telverlag Zurich, écrit que la Suisse a demandé à l’Allemagne d’introduire la mention “juif” sur les documents de voyages des personnes de confession juive. C’est une inexactitude que re- connaît Christian Mathis, l’auteur. La requête de tampon “J” a été faite par l'Allemagne en 1938 »36.

Certes, cela aurait pu être écrit autrement, en explicitant davantage toutes les étapes du processus. Mais s’agissait-il vraiment, pour un texte destiné à de jeunes élèves, d’une inexactitude méritant une modifica- tion ? Sans doute pas puisque c’est bien à l’initiative des autorités suisses, qui avaient introduit préalablement le visa obligatoire pour tous les ressor- tissants allemands, que cette manière de distinguer les juifs dans leurs pas- seports a été finalement proposée par les autorités allemandes, et accep- tée d’un commun accord. C’est donc avec un certain malaise qu’il nous

faut constater, plus de 20 ans après les excuses officielles du Président de la Confédération, quelle peut être l’influence de pressions abusives de l’extrême-droite sur les contenus d’un ouvrage scolaire ; avec le risque que l’on finisse par mentir aux enfants en leur suggérant qu’il s’agissait, avec ce tampon « J », d’une initiative purement allemande.

Du côté de la Suisse francophone, des moyens d’enseignement romands pour toutes les écoles de fin de sco- larité obligatoire sont actuellement en phase de probation37. Ils portent sur une douzaine de thèmes par an- née donnant lieu chacun à un livre de l’élève et à une fiche de l’élève. Il n’est pas question dans cette contri- bution de les analyser, surtout qu’ils ne sont en l’état pas définitifs, mais seulement de pointer quelques élé- ments-clés relatifs à l’histoire et à la mémoire de la Seconde Guerre mon- diale depuis la Suisse, ainsi qu’à la possible régression de leur dimension critique. Ils sont d’autant plus révé- lateurs que si les contenus ci-après devaient être confirmés, ils seraient imposés comme tels à tous, corps en- seignants et élèves, selon un principe de manuel d’histoire unique qui pose bien des questions en termes de plu- ralité démocratique.

Le thème consacré à la Seconde Guerre mondiale signale par exemple que l’on « ne saura jamais avec exacti- tude combien de candidats à l’asile ont

35. Discours reproduit dans Le Nouveau Quotidien, 8 mai 1995. Voir la notice https://t.co/Dk7lMlGpvW.

36. Le Temps, 6 mai 2018, https://www.letemps.ch/suisse/polemique-lenseignement-lholocauste-lecole.

37. Ce qui signifie que les constats ci-après ne sont pas définitifs. Ces ressources sont publiées sur le site https://www.plandetudes.ch/home, mais en accès fermé.

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été refoulés, voués ainsi à une mort probable, car les fichiers des per- sonnes refoulées ont été détruits dans les années 1950 (entre 2 844 et 21 000 selon les recherches). »

Cette phrase n’est pas rigoureuse.

Il est correct de souligner qu’il n’est pas possible de chiffrer avec exacti- tude le nombre de personnes refou- lées, ni non plus la proportion de celles qui étaient juives. Mais ce n’est qu’une partie des fichiers qui ont été détruits et le problème posé pour éta- blir ces chiffres est d’abord celui de la valeur des extrapolations qui sont nécessaires pour ce faire. Enfin, cette parenthèse relativiste évoquant deux versions « selon les recherches » est problématique  : les deux chiffres ne portent en effet ni sur le même espace frontalier, ni sur la même chrono- logie. Le chiffre de 2844 juifs refou- lés entre 1942 et 1944 à la frontière franco-suisse est mentionné dans les annexes de la thèse Ruth Fivaz-Sil- bermann, qui les estime par ailleurs à 4 000 pour toute la Suisse durant la guerre38, alors que le chiffre de 21 000 correspond soit à l’estimation de la Commission Bergier d’environ 20 000 refoulements, de juifs et de non-juifs, parmi lesquels le nombre de per- sonnes juives concernées ne peut pas être établi, soit à une confusion avec le chiffre de 21 000 juifs accueillis en Suisse pendant la guerre (sic)39.

Il y a certes aussi des éléments intéressants dans ces documents,

notamment une pluralité de points de vue sur la Suisse de cette époque et le fait qu’elle ait été épargnée par la guerre. Il est également bienvenu de voir évoquer la figure de Rosette Wolczak, une jeune réfugiée juive mi- neure expulsée depuis Genève dans des conditions scandaleuses, non pas

« pour conduite indécente » comme le mentionne la fiche de l’élève en ques- tion, mais en tant que jeune fille de 15 ans victime de la promiscuité de ses lieux d’accueil, et même d’une pro- bable agression sexuelle par des mili- taires suisses40. Cette enfant, morte gazée à Auschwitz, est une figure emblématique de la politique d’asile suisse et de ses manquements.

Sur la question du tampon « J », le livre de l’élève propose l’image d’un passeport portant ce signe distinctif discriminatoire. Mais la légende de cette illustration est problématique  :

« Un «  J  » pour Juif apposé sur les passeports du Reich allemand, avec l’accord de la Suisse. » Elle occulte en effet un élément essentiel : le fait que les autorités suisses et leur exigence de visa pour tous les ressortissants allemands sont en réalité à l’origine et à l’initiative de ce signe distinctif choquant, dont il n’est par ailleurs pas précisé qu’il a suscité les excuses d’un Président de la Confédération.

La manière dont l’existence et les travaux de la Commission Bergier sont mentionnés est elle aussi probléma- tique, à commencer par son titre, « Le

38. Selon sa déclaration dans Le Temps du 23 octobre 2017  : https://www.letemps.ch/suisse/ruth- fivazsilbermann-une-these-memoire-refugies-juifs-suisse.

39. Ruth Fivaz-Silbermann, La fuite en Suisse…, op. cit., p. 944.

40. Voir ibid., pp.336-343 ; Claude Torracinta, Rosette, pour l’exemple, Genève, Slatkine, 2016.

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travail de mémoire », alors qu’il s’agit à l’évidence d’un travail d’histoire per- mettant un travail de mémoire ulté- rieur. Quant au paragraphe d’explica- tion il est ainsi rédigé :

« En décembre 1996, une commission indépendante d’experts - dite Com- mission Bergier, du nom de l’historien Jean-François Bergier qui la préside - est mandatée pour étudier durant cinq ans tous les documents publics et pri- vés relatifs aux questions litigieuses de la période de guerre. En 2002, les ré- sultats de ces recherches sont publiés.

Toutefois, l’opinion reste divisée quant aux conclusions des experts. »

En matière de superficialité, d’eu- phémisation et de relativisme, il est difficile de faire mieux !

Mais il y a plus gênant encore ! Dans le cahier de l’élève qui propose des exer- cices, une « proposition de production » donne lieu à la consigne suivante :

« Imagine que tu fasses partie de la police suisse durant la Seconde Guerre mondiale : tu dois rédiger deux lettres à des réfugiés ; l’une expliquerait son refus/l’autre son acceptation sur le ter- ritoire helvétique. Tu peux faire valoir des arguments officiels et/ou utiliser des arguments humanitaires. »

Cette consigne qui demande à l’élève d’écrire forcément deux lettres ne suggère aucune réflexion sur la marge de manœuvre des exécuteurs.

En outre, est-il pertinent de mener les élèves à s’identifier à des policiers quand les historiennes et historiens s’accordent pour considérer qu’aucun de ces refoulements ne se justifiait ?

Ces quelques exemples ne sont évi- demment pas anodins. Ils révèlent un état d’esprit, une adaptation à l’air du temps, qui peuvent inquiéter.

Mais un autre problème se pose en- core. La Suisse a été admise dans ce qui est devenu aujourd’hui l’« Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste »41. Elle a assumé pen- dant une année la présidence de cette organisation, du printemps  2017 au printemps  2018. Or, il est frappant de constater que, mise à part la publica- tion d’un ouvrage sur Carl Lutz, qui sauva de nombreux juifs alors qu’il était consul à Budapest42, rien n’a été entre- pris au cours de cette présidence pour envisager ce que signifie de manière spécifique la transmission de l’histoire de la destruction des juifs d’Europe depuis la Suisse, en fonction de ce qui s’est passé dans ce pays ; rien non plus en matière de mise à jour historiogra- phique sur la question des relations des autorités et élites économiques suisses avec le national-socialisme43. Cette posture rend sans doute compte d’un air du temps, avec la montée de l’influence de la droite la plus conser- vatrice et extrême et la volonté de ne

41. L’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), créée en 1998 et dont la Suisse est membre depuis 2004 : https://www.holocaustremembrance.com/.

42. Voir la notice http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F14866.php.

43. Voir notamment ce site de la Confédération  : https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/actualite/

dossiers/alle-dossiers/schweizer-vorsitz-holocaust.html, ainsi que le discours du Président de la Confédération Alain Berset à l’occasion de la Journée de la mémoire du 27 janvier 2018, à la fin de cette période de présidence helvétique  : https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.

msg-id-69608.html.

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plus revenir sur ce passé. Elle relève d’une conception « hors-sol » de l’his- toire de la criminalité nazie et de la Shoah qui tourne le dos au vrai travail d’histoire et peut mener à des formes d’essentialisation. Ce silence sur la dimension helvétique de ce moment historique et sur le rapport de la Suisse à la question de la criminalité nazie est devenu plus criant encore avec l’orga- nisation par le Mémorial de la Shoah à Paris, le 4 février 2018, d’un colloque intitulé La Suisse face au génocide. Nou- velles recherches et perspectives, col- loque au cours duquel il a notamment été question de la thèse de Ruth Fivaz- Silbermann.

Durer

Les évolutions que nous avons dé- crites, comme cette volonté de réduire la présence et l’expression de la di- mension critique de l’histoire et de la mémoire de la Suisse au cours de la Seconde Guerre mondiale, nous ra- mènent à un enjeu fondamental, celui de la durabilité du travail d’histoire et de mémoire. La reconnaissance des traumatismes du passé, pour les vic- times, ou des erreurs du passé, pour les responsables de ces souffrances, est bien sûr une affaire de construc- tion mémorielle. Mais cette construc- tion sociale est toujours située dans le temps et l’espace. Elle n’est jamais définitivement acquise et nécessite souvent le volontarisme d’un travail de mémoire porté à contre-courant d’année en année. La durée se révèle ainsi une donnée essentielle de la mémoire, qui l’est d’autant plus quand partent les derniers témoins.

Dans le contexte scolaire, cet enjeu de durabilité met en cause le droit de tous les élèves, de chaque volée, à accéder à une connaissance des faits, des enjeux de l’histoire et des mé- moires, ainsi qu’à une sensibilisation à l’idée de prévention des crimes contre l’humanité. C’est un problème absolument crucial qui n’est guère abordé dans la formation initiale et continue à l’enseignement de l’histoire.

C’est aussi une question d’autant plus sensible et déterminante qu’elle se pose dans un contexte d’affirmation des extrémismes identitaires et de formes de relativisme dont certaines concernent notre rapport au passé et au présent.

À juste titre, des protagonistes du travail de mémoire comme les musées d’histoire ou les sites histo- riques, comme des associations mé- morielles ou de défense des droits hu- mains, ou des initiatives d’envergure telle que l’est, en France, le Concours national de la Résistance et de la Dé- portation, encouragent l’engagement d’enseignantes et d’enseignants dans des projets ponctuels, exceptionnels, qui sont parfois de grande ampleur.

Toutes les réalisations que cela sus- cite et permet sont évidemment bien- venues. Comme le sont les initiatives qui peuvent être prises dans le sens d’un vrai travail d’histoire et de mé- moire à l’occasion des journées com- mémoratives.

Cependant, la vie scolaire réelle n’est pas toujours celle que sug- gèrent ces exceptions et ces enga- gements. Le risque est aussi que les autorités scolaires se donnent bonne

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conscience sans affronter les vrais problèmes. Comment faire en sorte que les expériences exemplaires qui sont réalisées dans le domaine du tra- vail de mémoire soient connues, mais ne servent pas à masquer les diffi- cultés réelles du plus grand nombre en la matière ? Le manque de temps disponible et le manque de moyens poussent davantage à la commémo- ration, voire à la sacralisation, qu’à un vrai travail d’histoire et de mémoire.

Mais il y a sans doute un espace d'ini- tiative que la réflexion collective sur ce travail d’histoire et de mémoire pour- rait contribuer à ouvrir et raffermir.

POUR CONCLURE PROVISOIREMENT…

Deux pistes de réflexion, parmi d’autres, pourraient conclure provisoi- rement cette réflexion sur l’histoire et la mémoire, autour du cas de la Suisse et de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi plus généralement en ce qui concerne la criminalité de masse du nazisme.

Tout d’abord, il serait judicieux d’exa- miner la mémoire, cette construction sociale située et en constante évolu- tion, comme un objet à repolitiser dans le meilleur sens du terme, dans une perspective éthique, ou « poléthique », en fonction de la responsabilité so- ciale de celles et ceux qui cherchent à élaborer et à transmettre une intelligi- bilité du passé et du présent.

Par ailleurs, il est non moins impor- tant de déconstruire toutes les formes de relativisme qui touchent aussi bien les interprétations historiennes que les manifestations de la mémoire.

Face à l’explosion des impostures et du nombre de sources d’informa- tion, notamment chez les élèves, il y aurait lieu de reprendre sur le fond, pour une science sociale qui néces- site assurément des débats, mais pas n’importe lesquels, les enjeux de véri- dicité et de quête de vérité qui déter- minent notre rapport critique, ou pas, au passé et au présent.

Mais pour ce faire, l’histoire doit être reconnue, y compris à l’école, comme une science qui a ses méthodes, ses modes de pensée et son épistémo- logie ; une science qui propose un regard particulier sur le monde pour tenter de mieux le comprendre. Quant à la mémoire, elle est d’abord un objet d’études de l’histoire, mais elle est surtout un processus de reconnais- sance de faits traumatiques et de res- ponsabilités à leur égard qui a bien entendu une dimension émotionnelle.

Cependant, le travail de mémoire pro- prement dit, surtout à l’école, passe par l’histoire et ses perspectives mul- tiples pour éviter que ces émotions prennent le dessus, que les mémoires s’essentialisent et que la perspective de l’universalité des droits humains s’en trouve brouillée. Les mémoires sont plurielles, parfois divisées, et il ne s’agit pas de forcer leur fusion. Le passage par l’histoire permet à la fois de les préserver (« sauve-mémoire ») et de les interroger (« trouble-mé- moire »). Il vise aussi potentiellement à les faire dialoguer. À condition toute- fois, y compris à l’école, qu’il s’agisse bien d’une histoire rigoureuse et savoureuse, défatalisée et ouverte à l’éventail des possibles.

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