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Une plume au serice d'une 'nation' : Julien de Tolède

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Academic year: 2022

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Nation et nations au Moyen Âge, XLIVe Congrès de la SHMESP, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014.

de Tolède (vi

e

-vii

e

siècle)

1

Thomas Deswarte

L’établissement et la structuration de la royauté wisigothique dans la pénin- sule Ibérique, ainsi que la conversion de Reccarède en 587/589, ont permis l’épanouissement d’un des royaumes les plus puissants et les plus presti- gieux d’Occident, avant sa disparition brutale en 711. Il est même souvent considéré comme « le premier État de l’Europe “moderne” à avoir acquis, dès le viie siècle, le statut de nation », au terme d’un processus permettant d’ancrer la nation non plus dans un peuple mais dans un territoire, celui de l’Hispania ; cette évolution aurait culminé chez l’évêque Julien de Tolède (680-690), défenseur d’un « nationalisme hispano-gothique2 ».

Si ces travaux renoncent à juste titre à l’ancienne histoire des peuples/

ethnies au profit d’une étude culturelle et idéologique des représentations et des schémas historiographiques (selon les vœux de Magali Coumert3), ils omettent souvent de comprendre les mots, tout particulièrement ceux conférant une identité, dans leur diversité sémantique, leur contexte tex- tuel et une perspective diachronique. Ainsi le terme de gens, qu’il est diffi- cile de traduire par « nation », est-il doté dans le royaume de Tolède d’une

1. Je remercie vivement Céline Martin (Bordeaux III) pour sa relecture attentive de cet article et ses conseils toujours avisés.

2. S. Teillet, Des Goths à la nation gothique : les origines de l’idée de nation en Occident du ve au

viie siècle, Paris, 2011², p. 630-631 et 636. Voir aussi D. Claude, « Gentile und territoriale Staats- ideen im Westgotenreich », Frühmittelalterliche Studien, 6 (1972), p. 1-38 ; I. Velázquez, « Pro patriae gentisque Gothorum statu (4th Council of Toledo, canon 75, a. 633) », Regna and gentes. The Relationship between Late Antique and Early Medieval Peoples and Kingdoms in the Transformation of the Roman World, éd. H.-W. Goetz, J. Jarnut, W. Pohl, Leyde/Boston, 2003, p. 161-217, ici p. 212 et suiv. ; L. García Moreno, « La idea de España en la época goda », Fundamentos medie- vales de los particularismos hispánicos, IX Congreso de estudios medievales, Avila, 2005, p. 41-60, ici p. 54.

3. M. Coumert, « L’identité ethnique dans les récits d’origine : l’exemple des Goths », Identité et ethnicité : concepts, débats historiographiques, exemples (iiie-xiie siècle), éd. V. Gazeau, P. Bauduin, Y. Modéran, Caen, 2008, p. 49-73.

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pluralité de sens, qui renvoient selon les époques au peuple en armes, à l’aristocratie, au peuple chrétien ou à l’ensemble des sujets du roi wisigo- thique4. Sans verser dans un essentialisme réducteur, toute étude des iden- tités collectives doit alors accorder une importance extrême à l’étude des noms de peuple et/ou de territoire, qui en sont l’expression.

Autre précaution à prendre : il faut se garder d’user d’une manière anachronique du terme de nation, qui reste souvent étroitement dépen- dant du contexte culturel et politique contemporain. Propulsé dans un autre univers conceptuel, ce terme pourrait aboutir à faire des royaumes des blocs pensés selon une conception mécanique de la société – ainsi la Francia et l’Hispania présentées comme deux nations modernes en lutte pour le territoire de la Narbonnaise – alors que la société médiévale est pensée d’une manière organique. Néanmoins, une fois vidé de ses a priori idéologiques, ce concept de nation peut être retenu avec un sens proche de celui de « patrie », selon la définition qu’en donna Isidore de Séville : « ce qui est commun à tous ceux qui y sont nés » (Étymologies, XIV, 5, 19)5. La nation, définie comme la rencontre d’une terre, d’une population et d’une communauté de destin, constitue alors un instrument conceptuel à l’inter- face des concepts de territorialité et d’identité, particulièrement travaillés en histoire médiévale durant cette dernière décennie.

Dans le royaume de Tolède, une telle approche nous oblige à par- tir des deux termes à la base de toute la mythologie politique d’Isidore de Séville, ceux de Goths et d’Hispania : ils auraient connu un proces- sus de territorialisation, d’inscription dans le territoire qui aurait abouti, chez Julien de Tolède, à une « substitution de l’Hispania à la gens et patria Gothorum6 ». Incontestablement, le pouvoir royal connut une territoria- lisation grâce à son gouvernement organisé à partir d’une capitale, à son contrôle des frontières et au maintien de l’unité politique du royaume7. D’ailleurs, à partir de Tolède IV (633), les conciles intervinrent souvent

« pour la sauvegarde de la patrie et du peuple des Goths, et la conservation du salut du roi » (c. 75)8, en veillant notamment au respect du serment de fidélité prêté par les évêques, les grands, les juges et les officiers palatins

4. C. Martin, « La notion de gens dans la péninsule Ibérique des vie-viie siècles : quelques interpré- tations », ibid., p. 75-89.

5. San Isidoro de Sevilla. Etimologías, éd. et trad. esp. J. Oroz Reta et M. A. Marcos Casquero, t. II, Madrid, 1993², p. 190.

6. Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 630-631.

7. C. Martin, La géographie du pouvoir dans l’Espagne visigothique, Lille, 2003, p. 94-98 et 295 et suiv.

8. Concilios visigóticos e hispano-romanos, éd. et trad. esp. J. Vives, Barcelone-Madrid, 1963.

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(Tolède VII, c. 1 ; Tolède VIII, tomus ; Tolède X, c. 2) ; cette politique révé- lait bien la volonté de créer une communauté politique pensée autour des notions romaines de « patrie », de « peuple » et de pouvoir souverain9. Pour autant, ce processus, qui associait le pouvoir wisigothique à un peuple et à un territoire, déboucha-t-il sur la constitution d’une identité gothique et/

ou hispanique du royaume ? La mythologie politique d’Isidore de Séville devint-elle constitutive de l’idéologie royale ? Le dossier élaboré par Julien de Tolède autour de son Historia Wambae ne fut-il pas justement une réponse à cet échec en proposant l’embryon d’un nouvel idéal, celui d’une nation bicéphale ?

Les Gothi

Premier baromètre dans l’étude de ce processus de territorialisation : le peuple des Goths, dont les mentions auraient diminué durant le viie siècle10 et dont le sens aurait pris un caractère territorial11. De fait, les Goths dési- gnaient au départ ce peuple-armée dirigé par un roi – le rex Gotorum des sources littéraires et de l’anneau sigillaire d’Alaric (II) (Vienne, Kunsthis- torisches Museum)12 – et placé, en vertu de son foedus, au service du gou- vernement impérial. En effet, d’après les lois antiquae (des rois ariens) du Liber Judicum13 – code promulgué par Réceswinthe en 654 –, ils consti- tuaient l’exercitus (IX, 2, 2) ; et c’est à l’occasion de leur installation dans l’Empire qu’ils bénéficièrent d’une « division des terres » leur en octroyant les deux tiers (X, 1, 8), tandis que certaines « forêts » étaient « laissées indi- vises entre le Goth et le Romain » (X, 1, 9). Certes, la fusion des peuples fut facilitée par une loi antiqua, probablement de Léovigilde, qui autorisait le mariage entre Goths et Romains (III, 1, 1), et par la conversion du roi Reccarède au catholicisme ; et la loi militaire d’Ervige mettait officielle- ment fin au monopole militaire des Goths, puisqu’elle s’adressait à « tous les peuples de notre royaume » et décrétait que la mobilisation concernait dorénavant tant les Goths que les Romains (IX, 2, 9).

9. T. Eichenberger, Patria. Studien zur Bedeutung des Wortes im Mittelalter (6.-12. Jahrhundert), Sigmaringen, 1991, p. 25-36 et 74-89.

10. Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 628-630.

11. Claude, « Gentile und territoriale Staatsideen… », loc. cit. n. 2, p. 33-34.

12. http://bilddatenbank.khm.at/viewArtefact?id=71108.

13. Leges Visigothorum, éd. K. Zeumer, Hanovre, 1902 (MGH, Leges sectio, 1. Leges nationum Ger- manicarum, 1), p. 33-456.

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Cependant, alors que, dès Léovigilde, les rois n’avaient conservé de leur ancienne titulature que le titre de rex dans la législation et sur les mon- naies14, le terme de « Goth » possédait toujours au début de la monarchie catholique son ancien caractère restrictif, y compris dans les sources conci- liaires : l’assemblée de Narbonne, en 589, énumérait les Goths parmi les différents peuples présents dans la péninsule, aux côtés des Romains, des Syriens, des Grecs et des Juifs (c. 14) ; et même Tolède III semblait tou- jours utiliser ce terme de la sorte, puisqu’il fut convoqué pour officialiser la conversion du roi et du « peuple des Goths » de l’arianisme au catholicisme et qu’il mettait en scène le souverain, les évêques et les grands du « peuple gothique15 ».

Il fallut en fait attendre Isidore de Séville pour que le terme de Gothi soit véritablement valorisé et pour la première fois utilisé de manière inclu- sive dans la législation. Tout d’abord, en écrivant l’Historia Gothorum (625, seconde version)16, il lui ajouta en préambule son De Laude Spaniae et en conclusion une Recapitulatio, qui présentaient une mythologie politique centrée sur l’Hispania et les Goths : ces derniers, désormais investis dans la péninsule Ibérique d’une histoire rattachée à la Bible par leur ascen- dant Magog, étaient à la suite des Romains unis à l’Hispanie après son rapt (Louange) ; ils dominaient aussi tous les autres peuples, en premier lieu Rome, de sorte que le soldat romain « voit de nombreux peuples et l’Hispanie même servir [les Goths] » (Recapitulatio). Ensuite, cette valo- risation des Goths eut un versant politique lors du concile de Tolède IV (633), dans lequel Isidore joua un rôle fondamental. Alors que les pères conciliaires fixaient les critères d’élection du roi, défendaient sa légitimité et dénonçaient le parjure17, ils utilisèrent le terme de « Goth » de manière inclusive en proférant « pour la force de nos rois et la stabilité du peuple des Goths » trois anathèmes contre ceux qui rompaient le serment prêté

« pour la sauvegarde de la patrie et du peuple des Goths, et pour la conser- vation du salut du roi » (Tolède IV, c. 75) : de même qu’il n’y avait offi- ciellement qu’un seul populus romanus dans l’Empire, de même il n’y avait qu’une seule gens des Goths dans cette nouvelle patrie. La louange finale

14. R. Pliego Vázquez, La moneda visigoda, Séville, 2009, p. 178.

15. Voir aussi l’analyse d’Isabel Velázquez dans : « Pro patriae gentisque Gothorum statu… », loc. cit.

n. 2, p. 168-175.

16. Éd. Th. Mommsen, Hanovre, 1894 (MGH, Auctores Antiquissimi, XI-2), p. 267-295.

17. Th. Deswarte, « Tolède III (589) et Tolède IV (633) : deux conciles, deux conceptions du pou- voir », La dramatique conciliaire. Coups de théâtre, tactique et sincérité des convictions dans les débats conciliaires de l’Antiquité à Vatican II, éd. Ch. Mériaux, G. Cuchet, à paraître.

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demandait à Dieu de fortifier « son royaume et le peuple des Goths dans la foi catholique ».

Dès lors, et ce jusqu’à Tolède VIII, la communauté politique fut la plupart du temps désignée au travers des expressions de « royaume des Goths », « peuple des Goths », « patrie », « patrie des Goths » (par ex.

Tolède VI, c. 18) – même si le sens de « Goth » restait incertain dans l’ex- pression de « noblesse du peuple gothique » à laquelle devait appartenir le roi d’après Tolède V (636) (c. 3). Du même coup, l’ancienne expression d’« armée des Goths » prenait un nouveau sens : lorsque Tolède VII (646) dénonça les « tyrans » et les « déserteurs » qui menaçaient « le peuple des Goths, la patrie ou le roi » et, de ce fait, imposaient un « labeur incessant » à l’« armée des Goths » (c. 1), il comprit probablement cette dernière non pas de manière exclusive – le peuple-armée des Goths – mais bien de manière inclusive – l’armée du royaume.

Cette nouvelle acception du terme de « Goth » passa ensuite sous Chindaswinthe dans la législation civile afin de désigner l’ensemble des peuples placés sous le gouvernement du roi : il promulgua ainsi une loi condamnant à mort tous ceux qui agissaient « contre le peuple des Goths et la patrie » « à l’intérieur des frontières de la patrie des Goths » (Liber Judicum II, 1, 8) ; c’est ce sens que semble aussi impliquer sa loi sur la donation maritale lors du mariage d’un officier palatin ou d’un « Grand du peuple des Goths », ou de son fils (III, 1, 5) – puisque figuraient, par exemple, parmi les officiers palatins souscrivant les actes de Tolède VIII, des nobles portant un nom non germanique (Paulus et Evantius) et valori- sant ainsi leur ascendance romaine.

Pourtant, ce terme compris lato sensu cessa d’être utilisé à la fin du viie siècle. Alors que les lois antiquae pour l’exercitus Gothorum étaient reprises dans la révision du Liber par Ervige (681), ce dernier promulgua une loi militaire qui fixait les conditions de la mobilisation pour tous, qu’ils fussent « goths » ou « romains », « libres », « affranchis » ou « esclaves du fisc » (Liber Judicum IX, 2, 9) : malgré la fin du monopole militaire des Goths, la division entre peuples semblait subsister ; d’ailleurs, dans les lois, le pouvoir royal s’exerçait souvent au viie siècle sur des « peuples » (populi, gentes, par ex. Liber Judicum II, 1, 30 et XII, 2, 1) et des provinces. Quant aux textes conciliaires, ils virent le terme de « Goth » disparaître de la trilo- gie politique mise en place à Tolède IV, même si l’unicité du peuple restait toujours de rigueur : en 681 et 683, les assemblées de Tolède XII (c. 3) et Tolède XIII (c. 1) dénonçaient ainsi ceux qui agissaient « contre le roi, le peuple et la patrie ».

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L’exemple de Tolède XVI (693) s’avère particulièrement significa- tif de ce changement lexical. En effet, son canon 10 reprit texto les trois anathèmes proférés par Tolède IV contre ceux qui, parmi les prélats et les « peuples de toute l’Hispanie », trahissaient le serment qu’ils avaient prêté « pour la sauvegarde de la patrie et du peuple des Goths, et pour la conservation du salut du roi ». Or, avant de citer ces anathèmes, les pères conciliaires condamnèrent ceux qui s’en prenaient au roi, à son peuple ou à la patrie, en oubliant de manière significative le terme de « Goth » ; de même, la loi de confirmation du concile par Egica rappela que ceux qui se dressaient « contre le pouvoir royal, le peuple et notre patrie » seraient condamnés conformément à la « sentence canonique » prévue à l’époque de Sisenande, c’est-à-dire à Tolède IV. Ce déclin de l’identité gothique se fit-il alors au profit de l’émergence d’une Hispania politique ?

La Spania

Incontestablement, le processus de territorialisation progressa grâce aux conciles généraux qui, dès la première assemblée de Tolède III (589), furent qualifiés de « conciles de toute l’Hispanie et de la Gaule », alors que, dans le monde mérovingien, seul le « grand et universel synode des Gaules », convoqué par l’unique roi des Francs Clotaire II (626/627)18, fut explicite- ment associé à un territoire géographique. À l’évidence, les situations géo- ecclésiastiques et géopolitiques très différentes dans les royaumes mérovin- gien et wisigothique expliquaient largement cette divergence : alors que, au sein du premier, la géographie ecclésiastique, l’héritage administratif romain et les frontières des regna ne coïncidaient pas, le roi wisigothique dominait deux anciennes circonscriptions administratives romaines (le diocèse des Hispanies, la Narbonnaise) ainsi qu’une région géographique bien identifiée (l’Hispania).

Dans sa Louange de l’Hispanie, Isidore fit le choix de valoriser l’un de ces deux espaces, le plus important à tout point de vue. En effet, il plaça au cœur de sa nouvelle mythologie politique une Hispania antérieure aux trois peuples qui la connurent : elle était cette « mère sacrée », véritable matrice « sans cesse féconde en princes et en peuples », et « la plus belle de la totalité des terres qui s’étendent depuis l’Occident jusqu’aux Indes »,

18. Les canons de conciles mérovingiens (vie-viie siècles), éd. et trad. J. Gaudemet et B. Basdevant, Paris, 1989, t. II, p. 528-529.

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c’est-à-dire de l’ensemble du monde civilisé gréco-romain. Qui plus est, son union avec les Goths faisait d’elle désormais la « reine de toutes les provinces », la « partie du monde la plus brillante », « à qui non seulement le Couchant, mais l’Orient aussi empruntent leur éclat » : « C’est donc à juste raison que Rome, la ville d’or, le chef des nations, t’a désirée, et bien que la valeur victorieuse des fils de Romulus t’eût épousée aussi la pre- mière, cependant une seconde fois le peuple si florissant des Goths, après de multiples victoires dans l’univers, t’a enlevée de haute lutte, il t’a aimée et jouit jusqu’à ce jour d’un paisible bonheur, parmi les diadèmes de la royauté et les amples ressources du pouvoir souverain19. » Cette belle prose poétique célébrait la naissance d’un nouveau royaume, fruit de l’union entre la Spania et les Goths. Ce terme d’Hispania/Spania, utilisé indiffé- remment au singulier et au pluriel20, et celui d’Iberia furent par la suite, à l’occasion, encore utilisés dans un sens métapolitique ou religieux, comme lorsque Tajon de Saragosse raconta dans sa lettre à Quiricus de Barcelone la rébellion en 653 de Froia, qui s’en prit à la « patrie chrétienne » et à la

« patrie de l’Hibérie21 ».

Pourtant, ce processus de territorialisation du pouvoir et de la com- munauté politique ne connut guère de concrétisation idéologique et ne parvint jamais à établir un lien étroit, indissociable entre le royaume et un territoire clairement identifié : le terme d’Hispania n’acquit jamais vraiment de signification politique22. Certes, Isidore de Séville réalisa une assimilation implicite entre le royaume des Goths et l’Hispania dans son Historia Gothorum au travers des descriptions de règnes – notamment lorsque Léovigilde prit le « principat de l’Hispanie et de la Gaule » et que

« Suinthila s’empara le premier de la monarchie du royaume de toute l’Hispanie » (c. 49 et 62). Pourtant, il restait très en deçà des chroniqueurs extra-péninsulaires, à l’instar de Grégoire de Tours et de Frédégaire, qui utilisaient Hispani, rex Hispaniae, rex Hispanorum et regnum Spaniae dans un sens politique23.

En fait, ce processus de territorialisation se heurta à la force du cadre provincial, ecclésiastique et civil hérité de Rome24. C’est tout d’abord le cas

19. Trad. J. Fontaine, Isidore de Séville, Turnhout, 2000, p. 225-226.

20. J. A. Maravall, El concepto de España en la Edad Media, Madrid, 19974, p. 62 et suiv. ; Martin,

« La notion de gens… », loc. cit. n. 4, p. 84-86.

21. Lettre de l’évêque Tajon de Saragosse à Quiricus de Barcelone, c. 3, éd. Patrologia Latina, t. 80, col. 727.

22. Contra : Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 628 et suiv.

23. Ibid., p. 412-420, 575-578 et 581-584.

24. Martin, « La notion de gens… », loc. cit. n. 4, p. 86.

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des conciles généraux, où le terme d’Hispanie, qui incluait les différentes provinces du royaume, ne parvint jamais à s’imposer totalement et coha- bita souvent avec les provinces de « Galice » et, surtout, de « Gaule » (Nar- bonnaise) qui, manifestement, continuaient de se distinguer – la première parce qu’elle correspondait à l’ancien royaume suève, la seconde parce qu’elle n’appartenait pas à l’ancien diocèse des Hispanies : à Tolède III,

« l’hérésie arienne est condamnée en Hispanie » (titre), tant « l’Hispanie souffrait dans l’erreur des Ariens » (discours du roi Reccarède) ; or, ce concile rassemblait, d’après sa préface, « les évêques de toute l’Hispanie et de la Gaule », ou, d’après l’édit royal de confirmation, « tous les évêques d’Hispanie », alors même qu’étaient représentés de nombreux évêchés de Narbonnaise ; de même, alors que ce concile interdisait les chants et les danses durant les offices divins dans « toute l’Hispanie » (c. 23), il deman- dait de réciter le Credo à la messe dominicale per omnes ecclesias Spaniae, Galliae vel Gallaeciae (c. 2).

Certes, lorsque les évêques wisigothiques envoyèrent une lettre au pape Honorius en 638, ils se présentèrent comme « tous les évêques ins- titués à travers l’Hispanie25 ». Pourtant, cette pluralité lexicale perdura dans tous les conciles, comme à Tolède XII (681), qui rassembla tous les évêques d’« Hispanie » (c. 1) et « tous les pontifes d’Hispanie et de Gaule » (c. 6). La situation était la même dans les documents royaux conciliaires : à Tolède XII, Ervige déplora dans son tomus que la moitié de la popula- tion « à travers tous les territoires d’Hispanie » soit marquée de l’infamie, avant de demander que les « religieux gouverneurs de provinces et les ducs des ordres clarissimes de toute l’Hispanie » présents fassent connaître les décisions conciliaires ; mais l’année suivante, dans la loi royale qui suivit le concile de Tolède XIII, Ervige annula les arriérés d’impôts « pour tous les peuples de notre royaume […] dans la province de Gaule et de Galice, et dans toutes les provinces d’Hispanie ». De même, en 684, Ervige pres- crivit aux évêques de se réunir en conciles provinciaux, en premier lieu à Tolède XIV, afin d’adopter « à travers toute l’Hispanie et la Gaule un unique et indivisible édit synodal de tous les prélats hispaniques (!) » (c. 1), puisque les « évêques d’Hispanie » ne pouvaient pas se réunir tous ensemble en un concile général afin d’adopter les actes de Constantinople III (c. 5) ; aussi, après avoir envoyé à Rome « par des légats de l’Hispanie » un Apologeticum traitant des questions doctrinales, les évêques se réunirent « au moyen de conciles tenus dans chacune des provinces de l’Hispanie » (c. 4). Plus tard,

25. Epistolario de S. Braulio de Zaragoza, éd. J. Madoz, Madrid, 1941, no 21, p. 123.

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Tolède XV (688) rassembla encore de manière tout à fait classique « tous les évêques d’Hispanie et de Gaule » (préface). En fait, la force du cadre provincial, tout particulièrement en Narbonnaise, expliquait tout à la fois la précocité de la territorialisation du pouvoir conciliaire, et sa limite vite atteinte : le terme d’Hispania conserva un sens géographique, puisqu’il ne correspondait à aucune circonscription civile ou ecclésiastique, tandis que sa dimension inclusive se heurtait à la Gallia et à la Galicia.

Seuls les derniers conciles témoignèrent d’une timide valorisation de la notion d’Hispania, peut-être sous l’influence du métropolitain Julien de Tolède – qui participa activement aux conciles de Tolède XII (681), XIII (683), XIV (684) et XV (688). Selon les actes de Tolède XIV, les

« peuples d’Hispanie » et les évêques prirent connaissance des actes de Constantinople III ainsi que de la lettre du pape demandant que lesdits prélats « fass[ent] connaître les susdites dispositions synodales […] à tous ceux qui vivent sous l’autorité royale d’Hispanie » ou bien, si Hispaniae n’est pas au génitif mais au locatif, « à tous ceux qui vivent en Hispanie sous l’autorité royale » : omnibusque per nos sub regno Hispaniae consisten- tibus patescerent divulganda (c. 2)26 : dans le premier cas, le terme d’Hispa- nia acquiert un sens politique par son association avec regnum. Dans son tomus pour Tolède XVII (694), Egica valorisa, lui, l’Hispanie d’un point de vue religieux, en rappelant que « les territoires d’Hispanie ont toujours fleuri par la plénitude de la foi » (tomus). Pourtant, ces rares occurrences ne remettent jamais en cause le cadre provincial : Tolède XVII dispersa les juifs réduits en servitude « à travers toutes les provinces d’Hispanie » (c. 8) et, dans le même temps, prit diverses mesures, que devaient appliquer les

« évêques de toute l’Hispanie et des Gaules » « dans toutes les provinces d’Hispanie et des Gaules » (c. 2, 3 et 6).

La situation était en tout point semblable dans la législation civile.

Ignoré de la titulature royale, le terme d’« Hispanie » ne fut que très rare- ment utilisé dans les édits royaux, et toujours dans un sens géographique : quand les souverains légiféraient pour les « provinces », les « personnes » et les « peuples » (par ex. Liber Judicum XII, 2, 14 et II, 1, 1), Egica précisait en 702 qu’il luttait contre les fuites d’esclaves « à l’intérieur des frontières de l’Hispanie » (IX, 1, 21). Encore une fois, le processus de territorialisa- tion politique se heurta au maintien du cadre provincial d’origine romaine, qui perdurait au travers des régions civiles. La loi militaire de Wamba (673)

26. Le mot consistentibus, qui figure dans l’édition de Francisco González de 1808 (éd. Patrologia Latina, t. 84, col. 506), est oublié par José Vives (Concilios visigóticos…, op. cit. n. 8, p. 442).

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était à cet égard très significative, puisqu’elle était promulguée en cas de

« scandale à l’intérieur des frontières de l’Hispanie » (titre), « dans les pro- vinces de notre royaume » ou « à l’intérieur des frontières de l’Hispanie, de la Gaule, de la Galice ou dans toutes les provinces qui appartiennent à la domination de notre gouvernement » (IX, 2, 8). Bref, les pouvoirs royaux et conciliaires s’exerçaient sur un agrégat de provinces et non pas sur un unique territoire politique ou ecclésiastique.

Julien de Tolède ou le rêve littéraire d’une nation bicéphale

Alors que le royaume était régulièrement déchiré par des révoltes ou des crises successorales, Julien de Tolède constitua un dossier composé de quatre pièces autour de l’Histoire de l’expédition et de la victoire du très excellent roi Wamba, lorsqu’il soumit par un illustre triomphe la province de Gaule révoltée contre lui27. En effet, ces quatre pièces, qui traitent toutes de la révolte de la noblesse en Narbonnaise contre Wamba (672-680) et de sa répression par le nouveau roi (672-673), présentent de nombreuses simi- litudes textuelles et thématiques28. Deux pièces sont incontestablement de sa propre composition : l’Historia et l’Insulte d’un historien indigne contre la tyrannie de la Gaule. Quant aux deux autres œuvres, elles furent très probablement récrites par Julien à partir des originaux (perdus) : la « lettre du perfide Paul » à Wamba et le Jugement promulgué contre la perfidie des tyrans par Wamba. D’ailleurs, ces quatre pièces utilisent des procédés poé- tiques similaires (rime, synonymie), tout particulièrement les clausules accentuelles, présentes dans 100 % des fins de phrases (trois seulement) de l’Epistola, 98,56 % de l’Historia29, 89,47 % du Judicium et 95,31 % de

27. Éd. W. Levison, Hanovre/Leipzig, 1910 (MGH, Scriptores rerum merovingicarum, 5), p. 486-535.

28. J. Martínez Pizarro, The Story of Wamba. Julian of Toledo’s Historia Wambae regis Translated with an Introduction and Notes, Washington, D.C., 2005, p. 78 et suiv.

29. Th. Deswarte, « La Nouvelle Histoire au septième siècle : l’Historia Wambae de Julien de Tolède », L’historiographie tardo-antique et la transmission des savoirs, éd. Ph. Blaudeau, P. Van Nuffelen, Berlin, à paraître.

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l’Insultatio30. Enfin, l’étude de la tradition manuscrite prouve que l’arché- type commun comprenait bien ces quatre œuvres31.

Or, ce dossier d’une grande richesse littéraire, où se côtoient la variété des genres littéraires (épistolaire, historiographique) et la diver- sité des styles (satire, invective, poésie), est mis au service d’une ambition essentielle : la défense du souverain légitime, alors même que depuis le ren- versement de Liuva II en 603 par Wittéric et la fin de la dynastie de Léo- vigilde, les révoltes et les usurpations étaient fréquentes (le morbus Gotho- rum de Frédégaire32). Ce dossier commençait par une lettre-préambule, où l’usurpateur, pourtant sacré, était décrit sur un mode satirique33, puis continuait avec l’Historia Wambae conçue comme une histoire exemplaire, qui stigmatisait les parjures et dressait un portrait du roi idéal, légitime, sacré, victorieux et miséricordieux34. La dernière pièce, le Judicium, clô- turait ce dossier par la condamnation des parjures, capturés au fur et à mesure des prises de villes ou forteresses par Wamba. En (r)écrivant ces trois pièces, le Tolédan s’inscrivait pleinement dans cette politique mise en place à Tolède IV (633), qui cherchait à institutionnaliser la royauté et dénonçait sans cesse le parjure.

L’Insultatio occupait une place singulière dans ce dossier, puisqu’elle était le seul écrit dirigé non pas contre des personnes physiques, mais contre une personne morale, la Gallia. Faut-il alors y voir l’expression d’un « natio- nalisme, dirigé contre la Gaule franque par l’intermédiaire de la Gaule wisi- gothique35 » ? Ou bien la description d’une « enclave », d’un « protectorat » placé sous l’occupation d’une armée étrangère, celle des Spani36 ? Rien n’est moins sûr, car ce que dénonce Julien, c’est encore une fois l’infidélité, mais cette fois-ci de la Gallia à l’encontre de la Spania. Sous la plume du prélat, cette « Gaule », dont les habitants sont des cives, est bien distinguée des externi, des « étrangers », c’est-à-dire des Francs (c. 6) : elle constituait une

30. Th. Deswarte, « La lettre de Paul à Wamba (672), une lettre-préambule ? », Écriture et genre épistolaires (ive-xie s.), éd. Th. Deswarte, K. Herbers, Madrid, à paraître.

31. J. C. Martín, J. Elfassi, « Iulianus Toletanus archiep. », La trasmissione dei testi latini del Medioevo. Mediaeval Latin Texts and their Transmission, Te.Tra. 3, éd. P. Chiesa, L. Castaldi, Florence, 2008, p. 373-431, p. 422-431 (Historia Wambae).

32. Frédégaire, Chronique, IV, 82, éd. B. Krusch, Hanovre, 1888 (MGH, Scriptores rerum Mero- vingicarum, 2), p. 163.

33. Deswarte, « La lettre de Paul à Wamba (672)… », loc. cit. n. 30.

34. Th. Deswarte, « La trahison vaincue par la charité : Julien de Tolède et les rebelles », La tra- hison au Moyen Âge. De la monstruosité au crime politique (ve-xve siècle), éd. M. Billoré, M. Soria, Rennes, 2010, p. 353-368.

35. Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 634.

36. Martínez Pizarro, The Story of Wamba…, op. cit. n. 28, p. 162.

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région à part entière du royaume, qui, au lieu d’être fidèle à son « oint », avait tué le « citoyen » et non pas combattu l’« ennemi » (c. 5). Alors que la Spania avait apporté la paix à la Gallia par sa pietas, cette dernière avait fait preuve de « cruauté » dans un moment de folie (c. 6), suscitant l’inter- vention de l’exercitus Spanorum (c. 7) : à la pietas/miséricorde, considérée par Isidore comme l’une des deux vertus royales (Étymologies IX, 3, 5)37 et invoquée dans de nombreux conciles (Tolède VIII)38, avait répondu la crudelitas, dénoncée chez les rois par Tolède IV (c. 75).

La véritable innovation de Julien consista donc à opposer non pas deux « nations », deux blocs irréconciliables, mais deux entités géogra- phiques personnifiées : la Spania et la Gallia – dont les habitants étaient les Spani et les Galli – faisaient partie d’un même royaume, au départ unis au roi et désormais séparés par l’adultère, la trahison, le parjure. En fait, la Gallia de Julien était l’exact opposé de la Spania décrite par Isidore dans son De laude Spanie ; après l’union féconde (mater, fecunditas) des Goths avec l’Hispanie (rapere, amare), la Gaule s’est rendue coupable d’adultère avec un usurpateur (c. 1 et 3), dont le résultat fut l’engendrement de cette descendance monstrueuse des rebelles : « mais si tu as engendré, pourquoi est-ce que tu ne tues pas ces enfants monstrueux avant qu’ils ne gran- dissent ? » (c. 4). Mais ce n’est pas seulement en le peignant sous les traits de l’infidélité matrimoniale que Julien stigmatisa le parjure : il le fit aussi en y associant l’infidélité des juifs, qui était passée aux enfants de la Gallia désormais alliés de ces derniers (c. 2) ; comme dans la législation conci- liaire et royale, infidélité religieuse et infidélité politique se trouvaient ici identifiées39.

Pour mettre fin à cette « tyrannie de la Gaule », « l’armée des Spani […] subjugua partout ses forces » et « soumit son cou » (c. 7), mais avec l’objectif ultime de rétablir l’union entre la Gallia et le roi : après l’avoir réduite « en servitude », Wamba lui donna l’« hostie de la liberté », effaça les « vieilles marques de [s]a perfidie par une main clémente », l’associa « à sa dignité » et lui permit ainsi de retrouver la « liberté » qu’elle avait per- due par sa « témérité impie » (c. 7) ; la Gaule devait désormais repousser l’orgueil, s’humilier, se repentir, se corriger de sorte que tout soit « restauré pour [son] salut » (c. 9) : « Que donc cette insulte te soit utile » et « qu’elle

37. Isidore de Séville, Les Étymologies. Livre IX. Les langues et les groupes sociaux, éd. et trad.

M. Reydellet, Paris, 1984, p. 121-123.

38. Deswarte, « La trahison vaincue par la charité… », loc. cit. n. 34.

39. B. Dumézil, Les racines chrétiennes de l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares,

ve-viiie siècle, Paris, 2005, p. 275-302.

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soit la cause de ta correction plutôt que la strophe du désespoir » (c. 8) ! En clair, la miséricorde du roi devait permettre à la Gallia de s’amender et de retrouver la voie de la fidélité au roi. Loin de prouver l’apparition d’une

« nation » Espagne, cette Insultatio présentait les acteurs d’une manière métaphorique et les réduisait au nombre de deux, en faisant fi de la rébel- lion en Tarraconnaise, pourtant explicitement décrite dans l’Historia Wam- bae (c. 8). Elle présentait un nouvel idéal politique, centré sur la dénon- ciation du parjure et construit autour des deux notions d’« Hispanie » et de « Gaule », appelées à partager un destin commun sous l’autorité du roi ; sous la plume de Julien, ces deux réalités n’étaient donc pas exclusives l’une de l’autre mais complémentaires.

À vrai dire, une telle dualité figurait déjà dans l’Historia, où s’oppo- saient l’« armée d’Hispanie » (exercitus Hispaniae, c. 13), l’« armée des Gau- lois » (c. 13) et l’« insolente multitude des Gaulois et des Francs » (c. 24).

Cependant, encore une fois, ces termes d’Hispania et de Galli avaient une acception purement géographique, comme lorsque Julien décrivit le retour de Wamba depuis les « Gaules » jusqu’en « Hispanie », après avoir vaincu les « Gaulois » (c. 29). Le terme d’« Hispanique » fut utilisé à une seule occasion, quand éclata une sédition au sein des rebelles retranchés dans Nîmes et opposant deux groupes : les incolae et les Spani. En effet, « ces mêmes citoyens et natifs répandirent le soupçon de la trahison sur certains des leurs », notamment le serviteur de l’usurpateur Paul, qu’il tuèrent :

« car même Paul – avec tous les autres qui étaient venus d’Hispania avec lui – était considéré comme suspect par les natifs, afin que [Paul] n’ima- ginât pas leur reddition en échange de sa libération, et que les Spani non plus ne passassent point du côté du prince [Wamba] après avoir infligé la mort aux natifs » (c. 19)40. En fait, l’antagonisme géographique qui divisait les rebelles était sous-tendu par le soupçon de la trahison : s’opposaient les soldats originaires de Narbonnaise, à l’origine de la révolte, et ceux venus d’Hispania, suspects car initialement envoyés par Wamba pour réprimer la rébellion. Chez Julien, le mot de Spani avait donc un sens exclusivement géographique, qui renvoyait aux habitants de l’Hispanie, qu’ils soient rebelles (Historia) ou bien fidèles à Wamba (Insultatio).

40. Comme la version de W. Levison (op. cit. n. 27, p. 517) est totalement incohérente (inrogata ab incolis morte), je suis la leçon d’autres manuscrits : ne inrogata incolis morte transirent ad principem.

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Mais si les termes d’Hispania, de Gallia, de Galli et de Spani per- mettaient de distinguer les soldats selon leur origine géographique, il n’en était pas de même des termes de Gothi et de Franci, dotés d’une significa- tion essentiellement politique : ils désignaient les fidèles/sujets du roi des Francs et du roi des Wisigoths, puisque c’était « la communion de tout le peuple et de la patrie » qui avait élu Wamba roi pour régner « sur les Goths » (c. 2) ; aussi les Gothi affrontèrent-ils les Galli alliés aux Franci (harangue de Wamba, c. 9), jusqu’au siège de Nîmes où s’étaient retran- chés les derniers rebelles (c. 16 et 17). Cette identité gothique restait sem- blablement affirmée dans la Chronica regum Visigothorum, qui énumérait les différents rois depuis Atanaric, « premier roi sur les Goths » ; après la mort d’Ardo, plusieurs manuscrits comptabilisèrent alors : « Les rois des Goths, qui régnèrent, furent quarante41. » En fait, à lire Julien, la situation politique normale devait être celle d’un roi légitime, sacré, régnant sur tous les « Goths », tant Spani que Galli.

Conclusion

Des deux termes de gens Gothorum et d’Hispania propulsés par Isidore au cœur de sa mythologie politique, aucun ne s’est durablement imposé dans le vocabulaire politique du viie siècle, alors que, dans le même temps, les termes de Francia et de Franci désignaient outre-Pyrénées la partie du royaume des Francs et sa population effectivement soumises au pouvoir des rois mérovingiens puis des Pippinides, c’est-à-dire les régions situées au nord de la Loire. Pourtant, dès Tolède III, les conciles s’étaient définis d’un point de vue géographique à partir de l’« Hispanie », de la « Gaule » et, dans une moindre mesure, de la « Galice ». Puis, sous l’influence d’Isidore, Tolède IV avait promu une idéologie politique très unitaire, ensuite adop- tée dans les lois royales sous Chindaswinthe : la communauté politique était constituée de trois institutions qu’il fallait protéger du parjure, le roi, la « patrie et le peuple des Goths ».

Or, après des débuts prometteurs, l’usage du terme de « Goths » dans son sens inclusif déclina dans la législation civile et canonique durant les années 680, alors même que Julien continuait de l’employer dans son Historia Wambae pour désigner l’ensemble des sujets du roi. Ce décalage

41. Chronica regum Visigothorum, éd. K. Zeumer, op. cit. n. 13, p. 457 et 461.

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entre les sources littéraires et législatives prouve bien la fragilité de l’iden- tité gothique du royaume, interdisant l’émergence d’une Gothia – que, en une autre époque, Athaulf avait rêvée pour remplacer la Romania et qui apparaîtra plus tard dans le cadre de l’Empire carolingien. Quant aux termes d’Hispania et de Gallia, ils ne parvinrent jamais à s’imposer dans la terminologie politique et demeurèrent des qualificatifs essentiellement géographiques. Il n’y eut donc aucune substitution du terme de Spania à celui de Gothi, mais bel et bien déclin du second, tandis que le premier ne parvenait pas à le « remplacer ».

En fait, la force du cadre provincial, civil et ecclésiastique, l’origi- nalité des provinces de Galice et, surtout, de Narbonnaise, et la diver- sité des peuples, limitèrent rapidement le processus de territorialisation du pouvoir et la genèse d’une identité pour l’ensemble du royaume : la législation s’exerça souvent dans un cadre pluriel, qu’il s’agît des provinces ou des peuples, tandis que la priorité politique demeurait la lutte contre le parjure. En clair, à la fin du viie siècle, le roi et les évêques continuaient d’abord de lutter contre l’infidélité et de défendre, dans une logique très romaine, les trois institutions qu’étaient la patrie, le peuple et le roi ; mais ils avaient renoncé à créer une identité commune, alors que Rome avait su élaborer, par-delà la diversité des provinces, ce creuset identitaire du populus romanus et cette institution fédératrice de la Romana res publica/

imperium Romanum42.

D’ailleurs, le dossier constitué par Julien de Tolède autour de l’His- toria Wambae s’inscrivait dans cette logique, puisque le Tolédan voulut d’abord y présenter le portrait du roi idéal et y stigmatiser l’infidélité des rebelles, tandis que le terme de Gothi n’y faisait l’objet d’aucune valori- sation particulière. En revanche, face aux rébellions fréquentes en Nar- bonnaise, l’Insultatio cédait en quelque sorte face au principe de réalité en appelant de ses vœux une nouvelle union entre la Gallia et le roi, et en repensant le royaume autour de ces deux réalités territoriales de l’Hispanie et de la Gaule. Loin de valoriser une Hispanie politique qui se substituerait au royaume des Goths, Julien mit en équivalence et de manière imagée l’Hispanie et la Gaule, dont les habitants étaient les Hispaniques et les Gaulois : tous formaient le peuple des Goths, et ces deux territoires de l’Hispania et de la Gallia avaient pour vocation de demeurer dans la fidé- lité au roi. Pourtant, après l’échec du projet isidorien d’une Hispanie unie

42. M. Speidel, « Pro patria mori… La doctrine du patriotisme romain dans l’armée impériale », Cahiers Glotz, 21 (2010), p. 139-154.

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autour du peuple des Goths, cette représentation littéraire d’une nation bicéphale ne déboucha sur aucune idéologie politique structurée et ne connut aucune concrétisation politique susceptibles de garantir la fidélité des grandes familles de la noblesse et de l’armée. L’échec des idéaux poli- tiques d’Isidore et de Julien laissait le royaume dans un incontestable vide identitaire, une nation inachevée.

Thomas Deswarte Université d’Angers

CERHIO (CNRS/UMR 6258) / CESCM (CNRS/UMR 7302)

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