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LE SEIGNEUR DES ILES. CLUB DE LA FEMME 222, Boulevard Saint-Germain PARIS 7e. Société d'éditions et de Publications,

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Texte intégral

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LE SEIGNEUR DES ILES

© Société d ' É d i t i o n s et de P u b l i - cations, 1949.

Tous droits de t r a d u c t i o n , de re- p r o d u c t i o n e t d ' a d a p t a t i o n réser- vés p o u r tous les p a y s , y compris

la Suède e t l a Norvège.

C L U B D E L A F E M M E 222, Boulevard Saint-Germain P A R I S 7e

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Daniel Gray... Sous ce pseudonyme masculin se dissimule la plus féminine de nos romancières et l'on ne saurait souhaiter plus agréable surprise : un visage qui, par son modelé et sa transparence, n'a rien à envier à celui des héroïnes romantiques, des yeux couleur d'algue dorée, une coiffure en vagues douces, une voix qui, mieux encore que les paroles, révèle une âme sensible, une élégance d'autant plus sûre qu'elle sait être discrète...

Ceux qui ont approché Daniel Gray ne peuvent oublier le charme de son sourire aussi gracieux que le vrai prénom de cette jeune femme timide : Agnès.

AU COUVENT, CAPTIVE,

ELLE RÊVE DE VASTES H O R I Z O N S Mais sa timidité est dominée par un besoin d'indépendance qui devait faire d'elle l'une des plus grandes voyageuses de notre temps.

" Née dans une ville industrielle du Nord (à Tourcoing), j'ai passé mon enfance à rêver d'évasion avoue-t-elle bien volontiers... et de s'interroger : " Ai-je voyagé pour écrire ou écrit pour voyager? Jus- qu'à ce jour j'ignore encore la réponse. "

Comment, en effet, ne pas bercer ses songes d'espace, de soleil, de couleurs, lorsque l'on vit sous un ciel terne? Comment ne pas s'éprendre des libres héros d'aventures merveilleuses lorsque l'on s'ennuie au couvent des Dames de Saint-Maur? Sans doute l'éducation y est-elle parfaite : une jeune Chrétienne d'un milieu choisi y apprend à se com- porter comme il sied en toutes circonstances, mais le soleil luit ailleurs.

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E t la petite fille se sent prisonnière. E n elle, avec l'appel des paysages luxuriants, le pressentiment d'une vie ardente aux multiples aspects se précise.

Durant ces années chez les Dames de Saint-Maur, elle découvre que les grandes familles du Nord ont noué des attaches dans le monde entier : la passionnante histoire du coton et de la laine relie de nom- breux points du globe. L'écolière eSt éblouie, fascinée. Elle feuillette son atlas et se promet de mettre un jour à profit les relations de son père. Saisie par l'impatience de vivre ses rêves, elle cherche à donner une réalité sûre et durable à d'imaginaires déplacements en écrivant son premier roman qui porte un titre miroir, " L'enfant L'auteur a 15 ans !

Le second ouvrage de Daniel Gray, publié en Belgique, va lui assurer les ressources nécessaires pour tenter l'expérience de la liberté. Elle quitte sans trop de regrets la terre natale en quête d'horizons nouveaux.

Classiques débuts des grands voyageurs : l'Angleterre. Depuis, elle y eSt retournée 17 fois! Mais le futur tour d'Europe qu'elle projette, néces- site, outre la connaissance de l'anglais, celle de l'allemand. Elle gagne donc l'Allemagne, l'Autriche, pousse jusqu'en Roumanie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie. Hélas, la guerre met bientôt fin à sa carrière à peine commencée de globe-trotter.

Dès 1945, Daniel Gray reprend la route pour un tour du monde " qui

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ne finira qu'avec ses voyages, autant dire avec sa vie Depuis elle n'a cessé de vivre son am- bition de petite fille : l'atlas a pris son véritable relief, ses somptueuses couleurs, de vrais navires l'emportent désormais sur les mers et les fleuves, la terre entière lui livre peu à peu ses secrets. Elle les a recueillis sans carnet de notes, sans appareil photographique. Sa mémoire et son cœur se sont enrichis d'images belles ou terribles, de scènes chargées d'angoisse ou d'émotion.

Chacun des romans de Daniel Gray eSt l'évocation d'une contrée aux mœurs et cou- tumes différentes, et peu d'au- teurs savent, comme elle, rendre le climat des terres lointaines. Les héros des 45 ouvrages qu'elle a publiés sous des pseudonymes divers sont souvent français mais leur drame se joue hors de France, dans le pays où les ont conduits leur destin et le plaisir de l'au- teur. Un nom suffit à dresser un décor, à retrouver intact un film qu'elle déroule alors pour la plus grande joie de ses lecteurs.

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L ' E G Y P T E

« Nul endroit au monde ne m'a révélé autant que Karnak le sentiment du sacré et l'ivresse du beau ».

B E N A R E S

« Les rues sont désespérément sales, e m p u a n t i e s , grouillantes de mendiants, d'infirmes et de pélerins. Sur les bords du Gange on brûle les morts.

Employé à cette funèbre be- sogne, un homme pique sa fourche dans un corps calciné et le retourne c o m m e un morceau de charogne. »

C A L C U T T A

« Les e n f a n t s v o n t nus. Par- tout, un grouillement presque animal. Le soir, les trottoirs sont encombrés de dormeurs enroulés dans des couvertures, au milieu des détritus, des c a d a v r e s d ' a n i m a u x et des danses de rats ».

L ' I R A N

« A travers les cyprès, Chiraz s'étale sous la beauté de la lumière c o m m e une soie rose;

la faïence de ses mosquées y reflète des dessins bleus ».

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LA C H I N E

« L'éthique confucéenne de- mande que l'on n'attriste pas le prochain avec ses peines, c'est pourquoi rien n'est plus gai qu'un enterrement. »

L E J A P O N

« La vertu de patience a u r a t o u j o u r s a u x yeux du Nippon plus de prix que la vitesse et la hâte ».

« A v a n t la guerre une Japo- naise suivait son é p o u x à deux pas, dans la rue. Depuis l'occu- pation, elle ose marcher à ses côtés. »

« L ' a m o u r au J a p o n est tou- j o u r s une chose tragique. Les J a p o n a i s ne croient guère au bonheur. »

LE M E X I Q U E

« Pays terriblement influencé par le culte de la mort : la mère berce son enfant avec ces mots de tendresse « Ma chère petite morte, mon petit lin- ceul... »

LE KENYA

« J'ai vu, dans la lumière du soir, des milliers et des milliers de flamants roses ».

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DANIEL GRAY

en dix-huit questions

Quel e s t p o u r v o u s l e s i g n e de l a r é u s s i t e ?

Pour un homme ? Pour u n e femme ?

Vous q u i c o n n a i s s e z l e monde e n t i e r , dans q u e l p a y s p r é f é r e r i e z - v o u s v i v r e ?

Quels s o n t l e s l i v r e s q u i n e vous q u i t t e n t j a m a i s ?

Quel h é r o s ou h é r o ï n e h i s t o - r i q u e a d m i r e z - v o u s l e p l u s ?

Quels s o n t l e s m u s i c i e n s q u i vous b o u l e v e r s e n t ?

A t t e n d e z - v o u s d ' u n t a b l e a u q u ' i l s o i t l e r e f l e t de l a r é a l i t é ?

ou q u ' i l vous p r o j e t t e dans un monde s u r r é a l i s t e où l e s formes e t l e s c o u l e u r s ont un s e n s i n h a b i t u e l ?

Quel e s t v o t r e p a s s e - t e m p s

f a v o r i l o r s q u e vous n ' é c r i v e z p a s ?

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P o u r v o u s , q u ' e s t - c e q u e l a s o l i t u d e ?

E t r e i g n o r é e , ê t r e c é l è b r e , ê t r e m a l a i m é e ?

Quel e s t l e rêve que vous ne r é a l i s e r e z p e u t - ê t r e jamais ?

Quelle est l a forme de courage qui vous impressionne l e plus ?

Si vous n ' é t i e z pas é c r i v a i n , q u e l l e a c t i v i t é p r o f e s s i o n n e l l e aimeriez-vous e x e r c e r ?

A v o t r e a v i s , et en r a i s o n de v o t r e t r è s grande expérience du p u b l i c féminin, q u ' e s t - c e qu'une femme s e n s i b l e a t t e n d d'un bon roman ?

Q u e l e s t , p a r m i v o s l i v r e s , c e l u i q u e v o u s p r é f é r e z ?

Quel a é t é l e p o i n t d e d é p a r t q u i a d o n n é n a i s s a n c e a u SEIGNEUR DES ILES ?

L e s j e u n e s f i l l e s s o n t v o s p e r s o n n a g e s p r é f é r é s ? P o u r q u o i ? P e n s e z - v o u s q u ' e l l e s o n t u n e r i c h e s s e d ' i n t u i t i o n , u n é t a t d e g r â c e q u e l ' â g e e t l ' e x p é - r i e n c e d é t r u i s e n t ?

Q u ' e s t - c e qui vous rend l e plus heureuse en ce monde ?

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Daniel Gray aime le voyage mais déteste le tourisme : " Je refuse les facilités des croisières, les guides, les mentors, les circuits organisés.

Je préfère voir mal et peu mais avec mes propres yeux qu'emprunter le regard et la science d'autrui. "

Aujourd'hui Daniel Gray possède un passeport si épais qu'il décourage les services de sécurité. Elle compte des amis partout, et sa vie est bien telle qu'elle la souhaitait : une aventure constamment renouvelée.

Parfois, elle éprouve le besoin de faire escale. Elle revient alors chez elle, boulevard Raspail, à Paris. Les bibelots n'encombrent pas l'appar- tement : ses souvenirs sont avant tout intérieurs. Elle retrouve là quelques-uns des siens, sa mère et un frère médecin, un frère selon son cœur qui, lui aussi, à 15 ans, aspirait aux grands départs et créait de ses mains des maquettes de caravelles et de corvettes où ne manquent ni un cordage ni un canon.

La mer hante ces enfants des Flandres : l'un confie ses rêves à des modèles réduits de bateaux, l'autre sillonne les mers à la découverte d'un monde toujours recommencé. Mer familière...mer bénéfique aussi puisqu'elle préside à la plus belle rencontre de l'auteur, celle de son mari. " Il terminait un tour du monde qui avait duré cinq ans.

Depuis j'ai cessé d'être une femme seule. Mais je n'ai pas renoncé aux randonnées lointaines.

Épouse d'un officier de marine, j'ai appris de lui qu'un compa- gnon multiplie les plaisirs et les leçons du voyage.

Tant de découvertes cependant ne suffisent pas à satisfaire son avide recherche. L'inépuisable univers des êtres eSt davantage à la mesure de sa curiosité. Si Daniel Gray, par le miracle

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du roman, ressuscite " le goût et l'odeur des choses vécues elle entrouvre les portes du royaume enchanté que chacun de nous aspire à connaître, celui de l'Amour. Parce qu'elle eSt femme, elle comprend les femmes à travers les siècles et les continents. L'Améri- caine eSt sa sœur comme la Japonaise, la Persane comme la Tahitienne. L'intuition de Daniel Gray ne jaillit-elle pas de sa lucidité? Elle surprend, en écoutant le sien, les mouve- ments secrets des autres cœurs.

Le visage de ses héroïnes ressemble à un pastel ; les tons

en sont délicats, et les contours estompés. Malgré une apparente fragi- lité, ils défient le temps. La grâce exiSte-t-elle sans la force? et c'eSt cette force cachée qui rend l'image inaltérable. Au Japon, la geisha farde de blanc son visage. Ce masque épais est le symbole de sa pro- fession : quelles que soient ses peines, elle a le devoir de les cacher et de sourire. Derrière cette impassibilité de commande se jouent des drames insoupçonnés. Ainsi en est-il de toutes les femmes même des plus limpides. Seuls, quelques initiés, comme Daniel Gray ont le pouvoir de suivre les méandres du cœur féminin. On l'a souvent comparée, non sans raison, à Daphné du Maurier, tant il eSt vrai que, comme l'auteur de " Rebecca ", elle sait allier à la science du psycho- logue l'art du poète. Chaque mot est, chez elle, messager de poésie, de légende et d'exotisme.

Ainsi retrouvons-nous :

la vieille Écosse et ses superstitions dans " La jeune fille et le monstre ", et " La fin de la Maison EaStmiln

La beauté sauvage d'un atoll du Pacifique, dans " La baie du silence ".

L'Afrique du Sud où se sont juxtaposées civilisations hollandaise et anglaise, dans " La tour de Babylone ".

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Le Japon, déchiré entre sa fidélité aux traditions et l'influence de l'Occi- dent, dans " La robe de plumes

Les Antilles, la mer Caraïbe, les récifs de coraux, les Noirs et les Blancs autrefois esclaves et maîtres, dans " Les nuits de la Barbade " et " Le jour des diablesses

Enfin, La Nouvelle Orléans où nous entraîne le flibustier Jean Fran- çois Laffitte dans " Le seigneur des Iles ", une des œuvres les plus attachantes de notre auteur.

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L E S V O Y A G E S D E D A N I E L G R A Y

1 9 4 5 J a n v i e r - J u i n Angleterre. Ecosse.

Août-Octobre Belgique. Hollande. Suisse.

Espagne.

Décembre Ecosse.

1 9 4 6 Avril-Juin Scandinavie. Laponie. Ecosse.

Août-Décem bre Ecosse.

1 9 4 7 Mai-Août Etats-Unis. Canada.

1 9 4 8 Périple à t r a v e r s l ' E u r o p e .

1 9 4 9 Février Maroc. A.O.F.

Mars-Mai Uruguay. Argentine. Chili. Pe-

rou. Bolivie. Brésil.

1 9 5 0 Mai-Septembre Afrique du Sud. Rhodésies.

Mozambique. Congo belge.

1951 Février-Mai Egypte. Liban. Syrie. Jordanie.

Irak. Perse. T u r q u i e . Grèce.

Octobre Début du t o u r du m o n d e : Perse. Pakistan. Inde. Siam.

Indochine.

1 9 5 2 Janvier-Mars Hong-Kong. J a p o n . Hawaï.

Etats-Unis. Mexique. Canada.

Octobre-Janvier 53 Etats-Unis. Canada. Mexique.

1 9 5 3 Novembre-Décem bre Indochine. Manille. Hong- Kong.

1 9 5 4 J a n v i e r Malaisie. Ceylan. Liban. Syrie.

J u i n - S e p t e m b r e Indochine. Singapour. Liban.

Décembre Indochine.

1 9 5 5 Janvier-Mars J a p o n . Singapour. Indochine.

J u i n - S e p t e m b r e Italie. Espagne. Portugal.

Suisse.

1 9 5 6 J a n v i e r Italie. Egypte.

Mars Belgique. Hollande.

Mai-Juin Etats-Unis. Islande. Ecosse.

Août Portugal.

1 9 5 7 Mai-Juin Madère. Portugal.

A o û t - S e p t e m b r e Antilles.

1 9 5 8 Mai Italie.

Septembre-Octobre Colombie. Vénézuela. Antilles.

1 9 5 9 A o û t - S e p t e m b r e La Réunion. Madagascar. Mau- rice. Kenya.

Décembre Portugal.

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B I B L I O G R A P H I E

1 9 4 5 La dame de perdition (Plon).

1 9 4 6 La jeune fille et le monstre (Plon).

1 9 4 7 La fin de la Maison Eastmiln (Plon).

1 9 4 8 Quivera, la ville fabuleuse (Plon).

Le seigneur des Iles (Tallandier).

1 9 4 9 L'ombre et le sable (Editions de Flore).

Le bruit des e a u x (Tallandier).

1 9 5 0 Périls de l'ombre (Tallandier).

La baie du silence (Plon).

1951 Saison sèche (Tallandier).

La t o u r de Babylone (Flammarion).

1 9 5 2 Terlamenn (Tallandier).

1 9 5 3 Le bel été de S t é p h a n e Jorris (Flammarion).

Les saveurs du sel (Tallandier).

Le fleuve A m o u r (Tallandier).

1 9 5 4 L ' h o m m e du Sud (Tallandier).

Lui (Tallandier).

1 9 5 5 L'arbre du voyageur (Tallandier).

Le bonheur vert (Tallandier).

1 9 5 6 Néant 8 (Tallandier).

La robe de plumes (Flammarion).

1 9 5 7 Le j o u r que je n'ai pas vécu (Tallandier).

Dangereuse Lucrézia (Tallandier).

L'Amour, cette passion (Le Livre contemporain).

1 9 5 8 Les nuits de La Barba de (Flammarion).

Le j o u r des diablesses (Tallandier).

1 9 5 9 La Chambre des loups (Tallandier).

Les chaînes (Le Lirre contemporain).

La septième porte (Le Livre contemporain).

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P R E M I È R E P A R T I E

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Il plut toute la nuit du 19 au 20 mars 1845. Je m'en souviens comme d'aujourd'hui. Le destin d'Évangéline de Parlange semble écrit sur l'eau. La pluie, le bayou et la mer l'ont marqué. C'était carême et il faisait déjà chaud. Les crapauds chantaient dans le marais Atchafalaya.

Depuis le jour où Louis de Parlange m'avait amenée à Félicité, je parta- geais la chambre de sa fille. La porte-fenêtre était entrebâillée sur la galerie qui faisait le tour de la maison. La cloche de la plantation, mal attachée, sonnait sans relâche. Un esclave se leva et sortit de sa cabane.

Les chiens, aussitôt, aboyèrent. Évangéline dormait. La veilleuse, dans la lampe à tasse, mettait une clarté sur ses mains. Je me redressai, le cœur défaillant. On avait bougé dans la chambre de Mme de Parlange. La porte restait ouverte. La pluie tombait sur les feuilles des chênes et leur longue chevelure de mousse. L'ombre de la mousse agitée traversait la chambre comme les vagues noires d'une mer épouvantée. Je n'osais m'allonger : je craignais, en regardant la porte, de voir entrer le couple fantôme, le couple jeune et sans tête qui, dans les temps d'orage, monte et descend sans se lasser les escaliers de Félicité.

— Évangéline...

La voix de Mme de Parlange était impatiente et aiguë. Je courus vers le lit, j'écartai le rideau. Évangéline s'était découverte dans son sommeil.

Je levai la veilleuse. Le visage endormi était blanc, sans autre couleur que la tache brune des cheveux et des cils sur les joues. La bouche endormie était pâle et moqueuse.

— Évangéline...

L'appel était angoissé. La jeune fille ouvrit les paupières et me regarda avec étonnement. L'intelligence de ses yeux gris me surprit. Elle sauta du lit et courut vers la chambre de sa mère. Il y eut un autre silence.

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Mme de Parlange ne m'aimait pas. Hésitant à m'approcher, je restai au seuil. Le vent poussa la fenêtre, s'engouffra dans la chambre. J'eus froid. Les persans favoris de Mme de Parlange s'étirèrent sur la couverture, sautèrent sur le tapis. La chambre était pleine de chats. Caron, le mâle, vint se frotter contre mes jambes. Je serrai les mains contre mes lèvres pour ne pas crier.

— Allumez...

La vieille dame dormait toujours dans l'obscurité. Évangéline s'était penchée à son chevet. Elle frotta l'allumette d'une main ferme. Son beau visage dans la lumière du flambeau parut soudain plus pâle et plus moqueur. E t comme elle restait penchée, l'ordre obéi, avec cette expres- sion lointaine, je sus tout à coup qu'elle n'aimait pas sa mère. L'affection profonde et jalouse que j'avais vouée à Évangéline venait sans doute de cela, que ma curiosité d'elle n'était pas contentée. Dans le lit, la femme n'avait pas fait un geste. Elle était sèche, maigre et grande.

De longues anglaises grises encadraient son visage. Elle s'était adossée aux oreillers sous le baldaquin fleuri. Ses mains avaient toutes leurs bagues. Elle les avait posées à plat sur le drap brodé avec de l'air entre les doigts. Elle paraissait vieille, beaucoup trop vieille en vérité, pour être la mère d'une fille de seize ans. Un grand Christ d'ivoire au visage torturé étirait les bras au-dessus de sa tête. Son regard ne nous voyait

pas.

— Prenez un papier, une plume...

Sa bouche sans lèvres était serrée. Elle ne se permettait aucune fai- blesse. Née Maria-Nieves d'Ulloa, malgré son mariage avec Louis de Parlange, elle n'aimait pas les Français. Elle, qui n'avait jamais perdu sa rigueur et sa singulière piété, pouvait témoigner d'une générosité sans mesure et d'une cruauté que redoutaient les esclaves, mais elle était incapable de négligence.

— Écrivez...

Caron avait appuyé les pattes sur la porte de la galerie et miaulait pour qu'on ouvrît. Je n'osai m'avancer dans la chambre. Mes gestes, ma présence étaient offensants. Sur la commode d'acajou, la pendule sonna deux heures. Les mains de Mme de Parlange se joignirent. Elle déjeunait et dînait souvent au lit. Ses draps étaient tachés de chocolat.

Dix esclaves étaient attachés à la maison; elle n'avait cure cependant de changer son linge. La propreté n'était pas sa qualité dominante. Elle regarda sa fille. A cet instant-là, je compris qu'on eût célébré sa beauté.

— Écrivez : Marie-Nieves de Parlange mourra à Félicité...

— Madame...

Évangéline avait laissé tomber la plume. Le pli moqueur s'était effacé de sa bouche. Elle rencontra le regard de sa mère et se soumit :

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— Écrivez, dit Mme de Parlange. « Mourra à Félicité, le 6 juillet 1845, à trois heures de la nuit ».

Elles restaient l'une devant l'autre, en silence. Le vent agitait la flamme, jetait leurs ombres sur le mur.

— Madame, dit Évangéline.

Elle pleurait. Penchée sur le lit, elle avait moins besoin de donner du réconfort et de la tendresse que d'en recevoir. Mme de Parlange ignorait les abandons. Le chat de nouveau gratta à la porte et miaula. D'un mou- vement inconscient. Évangéline se leva et alla ouvrir. La vieille dame tourna les yeux vers elle. Ses mains s'étaient cachées sous le drap :

— C'est bien, Évangéline. Je n'ai besoin de rien. Retournez vous coucher... Nous parlerons demain...

Elle prit le papier des doigts de sa fille et, sans presque se pencher, souffla la chandelle. Ainsi avait-elle annoncé, plus de cinq ans aupara- vant, la mort de son mari.

Le lendemain, elle ne descendit pas avant quatre heures. A travers toute une vie, elle avait gardé ses habitudes espagnoles. Cette femme sévère était toujours en retard. Elle se levait à onze heures, déjeunait d'un fruit et d'une tasse de chocolat et ne dînait que rarement. Cependant, toutes les nuits un aide-cuisinier et une fille de chambre veillaient. Elle eût pu désirer un repas nocturne.

Elle fumait et dormait peu. A la recherche de sommeil, elle errait d'un bout à l'autre des galeries ou descendait les escaliers. Ses chats la suivaient. Nous vivions dans la peur de l'incendie. Elle jetait le bout de ses cigarillos au hasard et quand, au milieu de la nuit, je m'éveillais et apercevais sa grande figure grise arrêtée sous la galerie, avec son escorte de chats, moins silencieux qu'elle, je n'étais plus que peur. On disait qu'elle était ainsi depuis la mort d'Aloys, le fils qu'elle avait eu vingt ans avant la naissance d'Évangéline, et qui était mort d'une façon singulière et tragique.

Ce jour-là, la pluie nous garda prisonnières. Nous eûmes pour déjeuner le même gumbo (1) que les esclaves de la maison et des crabes à carapace si molle qu'on les mange en entier. Dans le salon bleu, Évangéline s'était assise auprès de la cheminée. Les carreaux en porcelaine de Delft racon- taient en dessin camaïeu l'histoire d'Adam et d'Ève. Et je ne savais pas d'où lui venait cet air de connaissance et de moquerie comme si elle eût été assez forte pour ne tenir que d'elle le bonheur et la peine.

Apollon entra, les bras chargés de bûches. Il s'agenouilla auprès du feu et souffla sur les braises. Il était majordome à Félicité. Ses cheveux (1) Sorte de bouillabaisse; le même mot désigne aussi un patois négro- français.

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