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La perte d'une chance et sa réparation

THÉVENOZ, Luc

THÉVENOZ, Luc. La perte d'une chance et sa réparation. In: Quelques questions

fondamentales du droit de la responsabilité civile : actualités et perspectives . Berne : Stämpfli, 2002. p. 237-276

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:8319

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La perte d'une chance et sa réparation

La perte d'une chance et sa réparation

Luc Thévenoz'

Professeur à l'Université de Genève, directeur du Centre d'études juridiques européennes

Comme le savent tous ceux qui pratiquent le contentieux de la responsa- bilité civile, la pratique des tribunaux, comme d'ailleurs celle des assu- reurs, est exigeante quant à la preuve du dommage et de la causalité. Je serais prêt à parier que l'indemnisation complète des lésés échoue plus souvent par l'échec de l'une ou l'autre de ces deux preuves que par la difficulté de démontrer un acte illicite ou une faute. À dire vrai, ce pari ne m'engage guère, car nous manquons complètement de données empi- riques pour établir la vérité de cette proposition.

La causalité naturelle est le lien nécessaire entre le fait générateur de res- ponsabilité et le dommage. Sous la réserve notable de l'art. 42 al. 2 CO, notre droit est sévère: pour être susceptible de réparation, chaque franc du dommage doit être la conséquence naturelle du fait générateur de respon- sabilité. Encore ce dommage causé ne constitue-t-il que la limite supé- rieure de l'indemnité, qui peut être réduite pour divers motifs (art. 43 et 44 CO). Il n'est pas exagéré d'affirmer que l'ordre juridique suisse est plus soucieux d'éviter la sur-indemnisation que la sous-indemnisation des vic- times.

Dommage et causalité ne présentent pas de grande difficulté dans les pro- cessus déterministes et dans les chaînes causales courtes. Si, avec le para- pluie qui pend à mon bras, je raie la carrosserie d'une voiture ou je provo- que la chute d'une personne âgée, ma responsabilité sera facile à établir.

Lorsque la chaîne causale s'allonge, la théorie de la causalité adéquate pourra intervenir pour limiter l'étendue des dommages réparables. Si d'autres causes contribuent à produire ou aggraver le dommage (faute

L'auteur remercie Alexandre Richa, assistant à l'Université de Genève, pour son aide dans l'établissement du texte écrit de cette contribution. L: rédaction de cette contribution a été achevée avant la parution de la thèse, attendue, de Christophe

MÜLLER, La perte d'une chance: Étude comparative en vue de son indemnisation en droit suisse, notamment dans la rejponsabilité médicale, dont il n'a pas été possible de tenir compte.

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Luc Thévenoz

concomitante du lésé, faute grave d'un tiers, force majeure), l'indemnité peut se trouver réduite ou exclue.

Dommage et causalité réservent de toutes autres difficultés lorsque le fait générateur de responsabilité vient perturber un processus incertain, aléa- toire, qui pouvait produire l'enrichissement ou l'appauvrissement de la victime. Quel est le dommage du propriétaire d'un cheval donné panni les favoris de la prochaine course mais accidenté lors de son transport vers le champ de course? S'il est certain que l'accident l'a empêché de participer, on ne peut être suffisamment certain que le cheval aurait emporté la course s'il n'avait été accidenté.

Là où nos conceptions traditionnelles du dommage et de la causalité sont en peine, la doctrine de la perte d'une chance prend le relais. Autrefois apanage des juristes français, et souvent chimère pour les autres, elle est aujourd'hui étudiée, et souvent reçue, dans de nombreux autres ordres juridiques. A l 'heure où l'avant-projet de révision de la responsabilité civile en droit suisse est âprement discuté, il est utile de faire le point sur le sujet.

Après une présentation générale et succincte de la notion de perte d'une chance et de sa problématique, nous ferons un petit tour d'horizon compa- ratif limité à la France, 1'Angleterre et les États-Unis, sans oublier de re- garder les principes Unidroit. La situation actuelle en droit suisse sera ensuite étudiée, avant d'examiner si l'avant-projet de révision de la res- ponsabilité civile apporte une solution au problème.

I. La perte d'une chance: deux hypothèses et une théorie

Notre ordre juridique n'a pas encore trouvé de solution adéquate pour indemniser les situations où un fait générateur de responsabilité cause la perte d'une chance de réaliser un gain ou la perte d'une chance d'éviter ou de réduire un préjudice. En l'étal actuel, notre système de responsabilité civile ne prend pas adéquatement en compte certaines fonnes d'aléa.

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La perte d'une chance et sa réparation

A. Deux hypothèses

Plutôt que d'aborder la question en termes abstraits, on peut la présenter au travers de deux exemples qui illustrén! les deux hypothèses auxquelles l'on peut réduire les situations qui nous intéressent ici.

Exemple 110 J

Un voleur à la tire m'a soustrait mon porte-monnaie, qui contenait des tickets de la Loterie romande. Le porte-monnaie est retrouvé après Je ti- rage de cette série, sans les tickets. On sait donc que le tirage a eu lieu, et il se trouve que le billet gagnant le gros lot n'a pas été présenté au paie- ment. On retrouve mon voleur, qui affIrme avoir jeté les tickets dans une poubelle avant le tirage. La voirie faisant bien son travail, on ne retrouve pas le contenu de ladite poubelle.

Le lien de causalité entre le vol et la destruction de mes tickets de loterie est acquis. En revanche, il n'est pas possible de savoir si ceux-ci don- naient droit à un des lots qui n'a pas été réclamé.

Puis-je me faire indemniser par le voleur pour m'avoir frustré de ma chance de gain? Dans l'affirmative, à hauteur de quel montant?

Exemple Il 0 2

Dans une maladie guérissable entraînant la mort, un médecin commet une erreur fautive de diagnostic et administre un traitement ineffIcace au pa- tient. Celui-ci décède un mois plus tard. Les données épidémiologiques indiquent que, si la maladie avait été correctement diagnostiquée au jour de la consultation et le traitement adéquat administré, le patient aurait eu une probabilité significative (disons: 40%) de guérir.

La mort - et donc les préjudices qui lui sont associés - est ici la consé- quence naturelle et adéquate de la maladie, qui n'est pas imputable au médecin. Toutefois, un diagnostic correct et un traitement diligent au- raient peut-être entraîné la guérison ou l'interruption du processus mor- bide.

La veuve du patient défunt peut-elle se faire indemniser par le médecin pour la mort de son époux? En d'autres termes, le médecin doit-il une réparation pour avoir fait perdre fautivement les chances de survie du patient?

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Llle Thevelloz

Ces exemples illustrent les deux grandes hypothèses auxquelles la théorie de la perte d'une chance entend apporter une solution.

Dans la première, un fait générateur de responsabilité (le vol des billets) entrave ou détruit un processus favorable en soi, mais dont l'issue est incertaine. Cette situation peut se produire dans pratiquement toutes les formes de responsabilité, que ce soit à raison d'un acte illicite fautif, de la violation d'une obligation contractuelle, ou encore par la réalisation d'un risque particulier. Le préjudice est ici la non-survenance d'une issue favo- rable qui aurait pu intervenir mais dont on ne saura jamais si elle serait intervenue en l'absence du fait générateur de responsabilité (aléa).

Dans la deuxième hypothèse, un processus défavorable est en cours. La responsabilité éventuelle de l'auteur (ici le médecin, mais ce peut-être un avocat, un guide de montagne, le capitaine d'un remorqueur, etc.) repose sur l'absence ou l'inefficacité fautive d'une intervention promise qui au- rait pu, avec un degré de probabilité variable (dans notre exemple 40%), enrayer ce processus. Le préjudice consiste ici en la survenance d'une issue défavorable qui aurait pu éventuellement être évitée ou, si on veut le dire autrement, en l'absence de réalisation d'une issue (plus) favorable que l'intervention due aurait pu éventuellement produire. On rencontre de telles situations essentiellement en présence d'un devoir d'agir, légal (as-

sistance à une personne en danger de mort) ou contractuel (contrat de

soins). L'avocat, l'employeur, l'entrepreneur sont des acteurs possibles de ce groupe de situations.

Dans les deux hypothèses - auxquelles se réduisent toutes celles qui nous intéressent ici comme relevant de la théorie de la perte d'une chance - le préjudice causé par le fait générateur est grevé d'un aléa irréductible parce qu'il n'est pas possible de tester rétroactivement et concrètement l'issue en l'absence du fait générateur. On ne peut, dans le meilleur des cas, apprécier la contribution du fait générateur à l'issue défavorable que par un raisonnement probabiliste fondé sur des données empiriques sus- ceptibles d'une analyse statistique.

Est-il possible de substituer la preuve statistique d'une relation de causa- lité à sa preuve concrète, et quel doit alors en être l'impact sur la meSure du dommage ou de l'indemnité? C'est tout l'enjeu de la doctrine de la perte d'une chance, qui repose sur un constat essentiel: une réponse néga- tive fait injustement su'pporter tout le dommage à la victime parce qu'elle dispense l'auteur de toute indemnisation, indépendamment de sa contri- bution effective à la survenance aléatoire du préjudice.

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La perte d'une chance et sa réparation

B. La théorie de la perte d'une chance

La théorie de la perte d'une chance envisage ces deux hypothèses dans le même.,cadre analytique. Elle considère' comme un dommage réparable la perte d'une chance mesurable de réaliser un gain ou d'éviter un préju- dicel.

Le dommage imputable à l'auteur du fait générateur de responsabilité n'est pas l'issue favorable perdue (gain à la loterie, guérison), mais bien la valeur que représente la chance (probabilité) d'obtenir cette issue favora- ble, évaluée au jour où cette chance est perdue. Ainsi conçue, la perte d'une chance est une forme spéciale de dommage, et non une atténuation du lien de causalité': le fait générateur de la responsabilité ne fait pas per- dre l'enjeu, qui est intrinsèquement aléatoire, mais une certaine probabi- lité d'obtenir cet enjeu.

Cette approche du problème transforme fondamentalement le fardeau de la preuve à la charge du lésé. Les faits qu'il lui appartient de prouver sont désormais: l'acte ou le fait générateur de responsabilité, l'existence d'une chance que lui a fait perdre cet acte ou ce fait, et la valeur de cette chance.

Or la valeur de la chance correspond en principe à la valeur de l'enjeu multipliée par la probabilité de l'obtenir. L'enjeu est relativement facile à chiffrer (e.g. la valeur totale des lots dont les tickets gagnants ont été ven- dus et pas présentés: le revenu futur du malade au cas où il aurait guéri, sous déduction des frais nécessaires à cette guérison). La probabilité de son obtention peut être plus difficile à établir en fait. Il y faudra des don- nées statistiques (e.g. études médicales sur le succès des méthodes théra- peutiques en fonction du stade de la maladie) ou d'autres éléments comp- tables du problème.

WERRO, 342, n. 1016; cf. CHABAS, 133 ss. Dans le cadre de son exposé sur la théorie française de la perte d'une chance, CHABAS précise qu' "il n'est donc pas tout à fait exact de dire que la victime avait soit la chance d'obtenir un gain, soit celle d'éviter un dommage. Ce second point n'est pas présenté, si l'on puit dire, dans le bon sens".

Il considère en effet que dans "tous les cas considérés par la théDrie de la perte d'une chance, la victime n'avait qu'un espoir, celui de se voir réaliser un événement bénéfique" (133). Cependant, il ne nous paraît pas problématique d'envisager la chance "d'éviter un dommage", cela correspondant intuitiv.ement mieux à la réalité.

Ainsi WERRO, 342, n. 1016: CHABAsFrançois, 133.

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Luc Thévenoz

C. Difficultés de la théorie

On pressent toutefois que la réparation de la perte d'une chance peut pré- senter certaines difficultés, quel que soit l'ordre juridique dans lequel on se place, quant à deux conditions de la responsabilité (civile ou contrac- tuelle), à savoir d'une part la causalité et d'autre part le dommage.

Si l'on prend le point de vue que le dommage réparable est l'issue favo- rable perdue, c'est la condition de causalité qui pose problème': la faute du médecin était-elle la cause de la perte de l'issue favorable, alors que l'on sait que la maladie aurait entraîné la mort du patient dans 60 % des cas: Peut-on admettre que la condition de causalité soit réalisée, et prou- vée?

En revanche, si l'on envisage que le dommage réparable est la perte de la chance elle-même, et non pas la perte de l'issue favorable', c'est alors la condition du dommage qui peut susciter certains doutes: la perte d'une chance rentre-t-elle dans la définition classique du dommage?

II. Un bref survol comparatif

Personne ne sera étonné d'apprendre que ce même problème a été identi- fié dans de nombreux autres pays et que la théorie de la perte d'une chance, née en France, a été reçue ailleurs dans une mesure variable'. Un (trop) bref survol nous permettra de préciser les termes de notre discus-

SIOn.

A l'exception du droit français, c'est sous cet angle que la problématique de la perte d'une chance est le plus souvent analysée, comme on le verra plus bas.

Ce qui est le point de vue adopté par la théorie française, et que j'approuve, cf. ILA et Ill.

On trouvera une étude très intéressante dans J. SPIER (éd.). Des juristes de différents ordres juridiques présentent et évaluent les solutions de que donnent leurs tribunaux respectifs à plusieurs problèmes, dont celui de la perte d'une chance. Les réponses montrent qu'une inderriilisation est possible, à des conditions variables, notamment dans les États suivants: France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Afrique du Sud et certains états des États-Unis.

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La perte d'une chance el sa réparation

A. La France, berceau de la théorie de la perte d'une chance

La France est probablement le berceau de la théorie de la perte d'une chance'. C'est en effet la doctrine française qui a proposé de surmonter les difficultés d'une causalité incertaine ou insuffisante en considérant la perte d'une chance comme une forme Spéciale de préjudice. Il s'ensuit que le lien de causalité à apprécier est celui entre la faute et la perte d'une chance, l'aléa étant intégré non dans la relation causale mais dans le pré·

judice lui-même.

Du point de vue du droit de la responsabilité, une personne mal soignée ne perd pas la vie, mais bien la chance qu'elle avait de survivre; elle ne perd pas le procès ou le concours de beauté, mais la chance qu'elle avait de les gagner'. Pour que l'on puisse parler de la perte d'une chance, il faut que le lésé soit engagé dans un processus susceptible de provoquer un certain résultat (la mort, la perte d'un procès) de telle sorte qu'il n'avait plus, lors de l'acte ou de l'abstention de l'auteur, que des chances de ne pas aboutir à ce résultat (chances de survie, chances de gain d'un procès)', des chan- ces qui doivent être réelles et sérieuses9

Le juge doit proportionner la réparation à la probabilité, c'est-à-dire au coefficient de chance qu'avait le lésé, et qu'il a perduelO Ainsi, on ne saurait condamner le responsable à verser une indemnité égale à celle qui serait due s'il avait causé lui-même l'issue défavorable, par exemple si le médecin avait provoqué la maladie et la mort d'une personne saine11

La théorie de la perte d'une chance, expressément reçue par les tribunaux français, a été accommodée à bien des sauces\'. Elle permet de condamner le jockey qui a fautivement cessé_ de pousser son cheval dans la dernière

9

Pour des exposés complets: H. MAZEAU, L. MAZEAU & A. TuNe, 27355: P. LE TOURNEAU & L. CADrET, 319 ss: CHABAS, 132 55. CHABAS distingue deux théories de la perte d'une chance, une "vraie" et une "fausse". Nous nous concentrons sur la

«vraie" théorie, telle que prônée et présentée par CHABAS.

CHABAS, 133.

CHABAS, l34.

CHABAS, 166.

10 CHABAS, 142: LE TOURNEAU & CADI ET, p. 319-320.

Il CHABAS, 142.

12 Voir la jurisprudence citée dans MAZEAU, MAZEAU & TUNe, 276 et LE TOURNEAU &

CADIET, 320.

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ligne droite à indemniser le participant au PMU (Pari mutuel unitaire)".

Elle vient au secours de la veuve d'un jeune chirurgien, mort alors qu'il gagnait mal sa vie comme interne des hôpitaux, mais à qui l'avenir pro- mettait un revenu beaucoup plus confortablel"

Il est intéressant de relever qu'il fallut attendre deux arrêts de la Cour administrative d'appel de Paris du 9 juin 1998 en matière de responsabi- lité des hôpitaux publics pour que les juridictions administratives recon- naissent le caractère distinct du préjudice que constitue la perte d'une chancel'. Le Conseil d'État confirma cette pratique par deux arrêts du 5 janvier 200016

Un arrêt de la Cour d'appel de Versaille du 8 juillet 199317 illustre très bien la diversité des cas dans lesquels les Tribunaux font usage de la théo- rie de la perte d'une chance.

La Cour d'appel admit la responsabilité des médecins qui, par une erreur de transmission d'information plus que par une erreur de jugement, avaient omis d'informer une femme enceinte des résultats d'une analyse (dosage d'une protéine sanguine) destinée à dépister une trisomie 21, analyse dont le résultat n'était pas concluant parce qu'il ne permettait pas d'exclure une telle trisomie. Rapprochée d'une autre analyse (échogra- phie), la suspicion paraissait élevée. Les parents de l'enfant né atteint de mongolisme demandèrent diverses indemnités.

Ils obtinrent une indemnité pour leur tort moral personnel pour avoir été privés de la possibilité de demander un avortement thérapeutique. En re- vanche, ils n'obtinrent pas d'indemnité pour leur enfant, dont la condition médicale trouve son origine dans les aléas de la conception, et non dans la violation par les médecins de leur obligation d'information. Pour l'enfant,

" Cour d'appel de Paris, 21 novembre 1970, La Semaine juridique (JCP) 1970 J 16990.

14 Casso crim. 24 février 1970, Jep 1970 J 16456, obs. LE TOURNEAU. En droit suisse, il ne serait pas nécessaire de recourir à la théorie de la perte d'une chance pour conClure à la réparation d'un tel dommage. Il s'agirait en effet d'une perte de soutien au sens de t'art. 45 al. 3 CO pour laquelle il faut évaluer le revenu futur, qui peut différer du revenu effectif au jour du décès.

IS Voir M. HEERS, 525 ss; arrêts de la Cour administrative d'appel de Paris du 9 juin 1998, Revuefrançaise de droit administr~tifl999, 232.

J6 Cf. HEERS, 527. ..,'

17 Cour d'Appel de Versailles, 8 juillet 1993, Rolet c. époux Ramtohul, Gazette du Palais 19941 149.

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"ne saurait être considérée comme une perte de chance le fait d'avoir été mis au monde plutôt que d'avoir fait l'objet d'une interruption de gros- sesse. ,,18

Ici, la théorie de la perte d'une chance permet d'éviter aux parents de de- voir prouver qu'ils auraient choisi d'avorter s'ils avaient été régulièrement informés, Le préjudice provient du seul fait de n'avoir pas eu de choix, et non pas du fait qu'il n'y a pas eu d'avortement.

En effet, si les médecins avaient donné une information complète aux parent&; ils n'auraient pas causé de tort moral aux parents:

Soit ceux-ci choisissaient de mener la grossesse à terme: la naissance d'un enfant trisomique n'aurait pas été une surprise mais le résultat d'un choix. Les souffrances ressenties n'auraient été que le résultat des aléas de la nature et de leur choix;

Soit ceux-ci demandaient un avortement thérapeutique. Dans ce cas, la souffrance résultant de la perte de l'enfant aurait été imputable aux aléas génétiques de la procréation et à leur choix.

B, Angleterre

Le droit anglais reconnaît le principe de la réparation de la perte d'une chance, mais dans une ampleur bien plus limitée que le droit français '9

On trouve cependant des décisions dès le début du XX' siècle20

Contrairement au droit français, la jurisprudence anglaise reste fidèle au test de la cause la plus vraisemblable, octroyant une indemnité entière lorsque la probabilité de succès est supérieure à 50% et refusant toute indemnité lorsqu'elle est inférieure2'. Èlle admet en revanche la réparation

18 Ce principe, qui semblait avoir été mis en question par l'arrêt Perruche de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (arrêt 99-13.701 du 17 novembre 2000, wwv.r.courdecassation.fr), a été confirmé par l'article 1er de la loi nO 2002-203 du 4 mars 2002, qui commence ainsi: "Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance."

19 T. WEIR. 12455. Quelque peu provocateur. WEIR conclut néanrg:oins son exposé ainsi (123): "In England, IhereJore, the "Iost chance" theory seems ta he a/ost callse.

Plaintiffs' la...yers must dream up some other fantasy. ".

20 Chaplin v. Hicks, [1911]2 KB 786.

21 CfWEIR, p. 128; B.S. MARKESINIS& S.F. DEAKIN,I81 55.

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dans d'autres situations, comme la perte de la chance de gagner un procès ou de participer à un concours22 Dans ces derniers cas, les juges considè- rent que la chance perdue a une valeur économique, qu'elle est donc in- demnisable.

Un arrêt de la Cour d'appel de 1995, Allied Maples Group Ltd v. Simmons

& Simmons, donne un exemple fort intéressant de réparation de la perte

d'une chance dans le domaine commercial23.

Une société demandait réparation à un cabinet d'avocats pour l'avoir né- gligemment conseillée dans le reprise d'une entreprise. Suite à la reprise, la société dût assumer des dettes dont elle n'avait pas connaissance aupa- ravant, et pour lesquelles elle ne parvint à obtenir aucune réparation du vendeur. La société prétendait que si le cabinet d'avocats avait attiré son attention sur l'existence de ces dettes, elle aurait tenté d'obtenir certaines garanties de la part du vendeur.

La Cour a considéré que la société avait une chance substantielle (subs- tantial chance) d'obtenir après négociation avec le vendeur les garanties qui lui auraient permis d'éviter les pertes encourues. En omettant d'attirer l'attention de son client sur le problème, le défendeur l'a privée de cette chance, et lui doit en conséquence réparation.

Comme on l'aura remarqué, cet arrêt de 1995 est plus proche de l'hypothèse 2 que de l'hypothèse 1. En effet, la négligence des conseillers juridiques a privé l'entreprise acquéreuse de la chance de se prémunir contre un préjudice. De la responsabilité de l'avocat à celle du médecin, il ne devrait plus y avoir un grand pas à franchir.

C. États-Unis d'Amérique

La situation aux États-Unis est particulièrement intéressante, la question ne relevant pas du droit fédéral. La tendance générale est à l'extension de la théorie de la perte d'une chance2'. Si la majorité des États l'admettent, dans une mesure variable d'ailleurs, d'autres ne la reconnaissent toujours pas, ce que j'illustrerai ici en comparant trois décisions récentes".

22 Chaplin v. Hicks, [1911]2 KB 786,796.

23 [1995]1 WLR 1602, (~?95]4 Ali ER 907.

24 WEIR. 124.

2S Pour un aperçu de ces États, cf. P. SPEAKER.

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La perle d'une chance el sa réparation

Les deux premières, Elaine Dumas v. David Cooney (Californie 1991 )'6 et Roberts v. Ohio Permanente Medical Group (Ohio 1996)27 reposent sur des faits étonnamment semblables, avec des solutions radicalement diffé- rentes. Dans les deux affaires, un patient souffrait d'un cancer des pou- mons, dont le diagnostic ne fut malheureusement posé que tardivement.

Dans les deux affaires, le cancer aurait pu être identifié et un traitement entrepris environ 18 mois plus tôt.

Dans Dumas v. Cooney, la tumeur était au stade 3A lorsque le diagnostic en fut posé, ce qui ne donnait pratiquement aucune chance de rémission.

Diagnostiquée 18 mois plus tôt, la tumeur se trouvait soit au stade 1, ce qui aurait donné une chance de rémission de 67%, soit au stade 2, avec une chance de rémission de 33%. La chance de survie perdue par la faute médicale s'établissait donc entre ces deux valeurs, étant cependant acquis que fort peu de tumeurs sont effectivement diagnostiquées au stade 1.

Le patient décéda six jours après avoir obtenu, en première instance, un verdict de 320'000 USD en sa faveur. Ce verdict fut cependant annulé par la Cour d'appel de Californie, dont le raisonnement s'est concentré sur la causalité en appliquant le test décisif du "more likely than not,,28, qui exige une probabilité supérieure à 50%. La Cour rejeta la théorie de la perte d'une chance, car elle y vit une tentative d'abaisser le seuil de cau- salité au-dessous de ces 50%. Elle considéra que le choix entre la notion traditionnelle de causalité et son relâchement par la théorie de la perte d'une chance relève du législateur, et non des juges.

Dans Roberts v. Ohio Permanente Medical Group, la Cour supérieure de l'Ohio prit l'option inverse et renversa sa jurisprudence en posant un seuil très bas à la probabilité pennettant une indemnisation: "plaintif! must present expert medical testimony showing that the health care provider 's negligent act or omission increased the risk of harm to the plaintiff""

La comparaison est intéressante. La Court d'appel de Californie fournit une analyse beaucoup plus détaillée que la juridiction homologue de l'Ohio: elle paraît avoir besoin de justifier une position qui paraît rétro- grade. De son côté, la Cour supérieure de l'Ohio se fonde sur un test, à

,. 235 CaJ.App.3d 1593 (1991) (cf. annexe 1).

27 76 Ohio SUd 483, 668 N.E.2d 480 (Ohio Supreme Court, 1996) (cf. annexe 2).

28 235 CaJ.App.3d 1601 (1991) (cf. annexe 1).

29 76 Ohio St.3d 488 (cf. annexe 2).

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Luc Thévenoz

savoir la simple augmentation du risque encouru par le patient, qui paraît très bas; en lisant la décision, on peut penser que le fait de ne pas exécuter un traitement qui n'offrait que 10 ou 20% de chances de guérison suffit déjà à entraîner la responsabilité.

La discussion de la perte d'une chance de guérison est nécessairement empreinte d'une dimension affective qui rend difficile une analyse pure- ment rationnelle, parce qu'elle concerne un bien immatériel, la santé, qui ne se traduit qu'imparfaitement en termes monétaires et parce que l'art médical n'est pas une science: il ne saurait promettre la guérison et ne peut qu'y contribuer. La troisième décision, Contemporary Mission c.

Famous Music Corp. (1997)'°, nous trouble moins parce qu'il n'y est question que de gros (ou de petits) sous dans une transaction commerciale.

Elle porte sur le droit de l'État de New York appliqué par une Cour d'appel fédérale.

Contemporary Mission était un groupement de prêtres catholiques répan- dant la bonne parole par de nouveaux moyens. Elle était notamment titu- laire des droits d'auteur sur un opéra, Virgin, dont Famous Music Corpo- ration s'était engagée à promouvoir la diffusion (sous forme de disques) et la production (sous forme de spectacles). Après un bon début des ventes, Famous abandonna toute promotion, sa division disques ayant été vendue à une autre société. La demande porte sur le gain manqué causé par l'arrêt abrupt des efforts de promotion. La position des demandeurs n'apparaissait pas ridicule car, après l'arrêt de la promotion par Famous, le disque en question fit encore l'objet de 10'000 ventes et passa du 80' au 61' rang au hit parade des Hot Soul Singles.

La décision ici commentée concerne l'admissibilité de certains moyens de preuve devant le jury populaire qui devait décider le cas. La Cour d'appel admit la présentation d'analyses statistiques assez complexes établissant une corrélation entre l'évolution d'une chanson au hit parade et ses ventes.

Même si la jurisprudence états-unienne semble admettre qu'en matière de production artistique, le standard de la preuve du gain manqué est assez élevé car le succès d'une œuvre dépend largement des goûts et des modes, il convient d'autoriser l'offre d'une preuve compliquée tendant à établir l'étendue des ventes qui aurait probablement résulté d'une poursuite de·

l'effort promotionnel.

30 557 F.2d 918 (V.S. Court of Appe.ls, 2" Circuit, 1977) (cf. annexe 3).

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La perte d'une chance et sa réparation Une lecture attentive de ces trois décisions montre, me semble-t-il, qu'il est plus facile d'analyser la perte d'une chance de réaliser un profit que celle d'éviter un préjudice.

Dans le premier cas, une chance, même faible, paraît réparable si elle a une valeur: on se convainc facilement que des billets de loterie ont une valeur économique alors même que la probabilité d'emporter un lot est faible ou très faible. Du reste il existe un marché (primaire'l) des billets de loterie, qui sont vendus à un prix fixe par de nombreux distributeurs.

Dans le deuxième cas, le préjudice (la mort, l'invalidité, etc.) est l'issue certaine ou probable d'une situation préexistante: la chance d'une guéri- son ne fait que réduire cette probabilité; le mauvais diagnostic ou le mau- vais traitement n'est pas la cause de l'issue défavorable, même s'il a contribué à ne pas en réduire la probabilité. La valeur économique de la non-diminution de la probabilité de la mort ou de l'invalidité résulte d'une abstraction: elle se calcule comme le produit de la probabilité de gnérison perdue par le préjudice économique (voire le tort moral) que représente la mort ou l'invalidité. Il n'existe pas de marché économique de cette va- leur32.

D. Principes UNIDROIT de droit des contrats du commerce international

La notion de perte d'une chance paraît ainsi plus facile à aborder dans un contexte purement commercial que dans celui, plus émotionnel, et pour- tant scientifiquement mieux balisé, des chances de guérison d'un traite- ment. Ce n'est donc pas étonnant que les Principes UNlDROlT relatifs aux

31 Je parle ici de marché primaire et de marché secondaire au sens où on l'entend dans le domaine des valeurs mobilières. Dans l'un et l'autre cas, des choses d'un genre détenniné sont vendues. Le marché primaire se caractérise par l'émission et la mise en circulation de nouveaux biens; le marché secondaire, par l'échange de biens déjà mis en circulation. Le premier entraîne un accroissement de la quantité des biens en circulation, le second en principe le maintien de cette quantité.

32 La création d'un tel marché a été suggérée aux États-Unis pour le droit à une indemnité dans la liquidation des actions de classe (class actions), lorsque le montant total de l'indemnité est connu mais que le nombre exact des ayant droit ne l'est pas encore, cf. T.A. SMITH.

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Luc Thévenoz

contrats du commerce international33 la reconnaissent explicitement à l'art. 7.4.3, 2' alinéa en ces termes:

"La perte d'une chance peut être réparée dans la mesure de la probabilité de sa

réalisation. n

Une sentence rendue en décembre 1996 par un tribunal arbitral siégeant à Paris34 nous en fournit une excellente illustration.

Une société suédoise (demanderesse) et une société iranienne (défende- resse et demanderesse reconventionnelle) conclurent un Memoralldum of Understanding (MOU) portant sur la vente de véhicules et leurs pièces détachées, le service après-vente, et prévoyait en outre une coopération future entre les parties.

Lors de l'exécution d'un premier contrat de vente conclu selon les termes du MOU, les parties furent en désaccord sur la portée de leurs obligations respectives et sur l'exécution de celles-ci. La société iranienne reprochait notamment à la société suédoise de n'avoir pas coopéré avec elle pour étudier les possibilités de mettre au point dans le futur une structure per- mettant l'assemblage des véhicules fournis dans le pays.

La sentence retint que la partie du MOU qui concernait la future coopéra- tion devait être considérée comme une obligation pour les parties de faire leurs meilleurs efforts en vue de réaliser l'objet de leur accord (obligation de moyens). Le Tribunal décida ensuite que cette obligation avait été vio- lée en l'espèce par la société suédoise.

Se posait ensuite la question qui nous intéresse plus particulièrement, celle de l'évaluation du dommage. Le tribunal arbitral considéra que ce dom- mage ne pouvait être déterminé avec précision, étant donné qu'il se rap- portait à des hypothèses de ce qu'aurait été le bénéfice résultant de la création d'une joint venture et d'une entité d'assemblage et de fabrication.

Le tribunal appliqua alors l'article 7.4.3 des Principes UNIDROIT en déci- dant que la société suédoise devait indemniser la société iranienne de la perte d'une chance d'obtenir les bénéfices probables des deux projets abandonnés.

3) Rome: Institut international pour l'unification du droit privé, 1994 (c( annexe 4).

l4 Sentence CCI nO 833tJournai du droit international 1998 104155. L'acte de mission stipulait que le tribunal appliquerait les accords des parties et, pour autant qu'il j'estime nécessaire et approprié, les Principes UNIDROIT.

'1

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La perte d'une chance et sa réparation

La solution adoptée par le tribunal paraît satisfaisante et équitable. S'il n'avait pu analyser le dommage de la société iranienne comme consistant en la perte d'une chance, il aurait refusé toute sanction pécuniaire à charge de la société suédoise dont il avait pourtant retenu qu'elle avait manqué à ses obligations.

On voit d'ailleurs ici que le terrain d'élection de la perte d'une chance est celui des obligations de moyen. Lorsqu'un débiteur promet un résultat, le rapport de causalité entre l'inexécution de ses obligations et le dommage du créancier ne pose aucun problème. Le dommage est simplement la valeur économique du résultat promis. Lorsqu'en revanche le débiteur promet sa diligence en vue d'un résultat sans promettre ni garantir celui- ci, la mesure exacte du dommage qui résulte de la violation de son obliga- tion de diligence est difficile à apprécier et pose des problèmes de causa- lité. C'est là précisément où l'approche probabiliste sur laquelle repose la doctrine de la perte d'une chance est utile et nécessaire à permettre une indemnisation qui serait souvent impossible sans cela.

III. Droit suisse

A. Le problème en droit suisse

Si la jurisprudence ne s'est jamais expressément prononcée sur la théorie de la perte d'une chance, celle-ci est régulièrement discutée par la doctrine depuis une dizaine d' annéesJ5

La causalité naturelle est un fait, qui doit être prouvé: elle est réalisée ou ne l'est pas. La preuve doit convaincre le juge que le fait imputable au responsable potentiel est la cause sinon certaine, du moins la plus vrai- semblable (la cause dite prépondérante) du dommage prouvé3'. Le Tribu- nal fédéral énonce à ce propos:

"Les exigences quant à la preuve du rapport de causalité naturelle dans le droit de la responsabilité du détenteur d'un véhicule automobile sont les mêmes que celles du reste du droit en matière de réparation du dommage. Dans ces deux domaines, le lésé n'a pas à prouver avec une exactitude scientifique le lien de

" Notamment R. BREHM, CO 42 N 56a:V. ROBERTO. 158·161; P. ENGEL, 479-481; E.W.

STARK, 101-109; G. PETlTPIERRE, 287; WERRO, 341 55.

36 Cf. BREHM, CO 41 N 117, sur les différents tests employés par la jurisprudence.

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Luc Thévenoz

causalité entre l'événement donunageable et l'accident. Le TF a toujours rejeté ce point de vue qui placerait le lésé devant des exigences souvent excessives.

On ne peut lui demander de prouver toujours la causalité de manière absolue.

La certirude de J'existence d'un événement dont la preuve doit être rapportée au juge n'équivaut pas à l'exclusion absolue de toute autre possibilité. Il suffit que le juge, dans le cas où, de par la nature des choses, une preuve directe-est impossible, ait la conviction qu'une probabilité prépondérante existe en faveur du lien de causalité. Il en va autrement lorsque, en raison des circonstances, il existe d'autres possibilités autant sinon plus vraisemblables que la cause invo- quée." 37

Que l'on interprète la condition de prépondérance comme signifiant 80%, 60%, ou - comme le suggère l'étymologie - 51 %, la non-réalisation de cette condition entraîne un refus complet de toute indemnité qui n'est souvent pas juste ou équitable.

L'A TF 87 II 364 illustre bien cette pratique du "tout ou rien"J8. Un avocat bernois, nommé d'office en 1957, était actionné en responsabilité par son ancienne cliente, pour avoir manqué de deux semaines le délai de pé- remption d'une action en paternité. Il fut condamné à verser sous fonne de capital la rente à laquelle le pére aurait été condamné. Dans le procés en responsabilité, sur la base des moyens de preuve offerts par la mère et en l'absence du père défendeur, les juges estimèrent être "en droit d'admettre avec une sûreté suffisante" le succès de l'action en patemité'9.

Une fois que la causalité est acquise, et avec elle le principe de la respon- sabilité, l'existence d'autres causes qui ont contribué au dommage est un motif de réduction de l'indemnité, que ce soit la faute grave d'un tiers, la force majeure ou encore la faute concomitante du lésé.

Notre jurisprudence reconnaît donc le concours de plusieurs causes pour un même dommage, mais elle ne retient la responsabilité que si le rôle causal de celle dont répond l'auteur est acquis avec une "vraisemblance prépondérante" .

37 ATF 107 Il 269, c. lb, JdT 1971 1446,448. J'ai remplacé "probabilité déterminante"

(JdT) par "probabilité prépondérante", qui est une traduction plus exacte de l'expression "überw(~gende Wahrschein/ichkeit" employée par le Tribunal fédéral.

l8 ATF 8·7 11 364, JdT 1962 1 363.

39 JdT 1962 1 368.

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~"'"

La perte d'une chance el sa réparation

B. Jurisprudence relative à la théorie de la perte d'une chance:

On l'a dit, la jurisprudence suisse ne s'est jamais expressément prononcée sur la perte d'une chance. Toutefois, dans un arrêt de 19894

°,

les juridic- tions zurichoises passèrent fort près, sans cependant la retenir ni même la discuter.

A nouveau, il s'agissait d'un cas de diagnostic tardif d'un cancer. Ce re- tard avait eu pour conséquence de différer de deux mois les traitements qui auraient peut-être permis d'éliminer les cellules cancéreuses. À l'époque où elle fut pratiquée, l'ablation du testicule atteint par la tumeur ne laissait plus guère de chance de rémission au patient. Au moment où elle aurait pu et dû intervenir, deux mois plus tôt, l'ablation et les autres traitements auraient donné une chance de survie dont la probabilité dé- pendait du stade de la tumeur, que le diagnostic et l'ablation tardifs ne permirent pas de constater.

Le retard du diagnostic et des traitements étaient·il la cause du décès du patient? Pour cela, le Tribunal supérieur rappelle qu'en principe, selon la jurisprudence, il faut que le retard soit la cause prépondérante du décès.

Lorsque cependant la faute médicale prive le patient de la possibilité d'apporter cette preuve, l'Obergericht, approuvé par le Kassationsgericht, estime qu'il faut se contenter d'une probabilité sérieuse ("dass die Mô- glichkeit eines solchen Kausalzussillnenhanges emsthaft besteht''''').

Ce qu'est une chance sérieuse aux yeux des juges zurichois, nous ne le saurons pas ici. Le Tribunal supérieur finit en effet par retenir une proba- bilité de guérison de 60% perdue en raison du diagnostic tardif: il admit ensuite que celle-ci constituait une probabilité prépondérante. Nos juges sont d'une nature prudente: comme souvent, une évolution (probabilité sérieuse) est indiquée dans les considérants alors qu'elle s'avère inutile pour la résolution du litige d'espèce, le Tribunal concluant que la condi- tion originale (probabilité prépondérante) était réalisée.

Cependant, l'Obergerichl n'était pas prêt à accorder une indemnité com- plète, qui aurait été injuste. Il diminua celle-ci de 40% pour tenir compte de la chance de succès du traitement qui n'était que de 60%.

40 RSJ 1989 119 ~ ZR 1989 209 nO 66, confinné par le Kassationsgericht, ZR 1989216 nQ 67.

41 RSJ 1989 122.

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Luc Thévelloz

Le raisonnement des juges zurichois consiste, sans le dire, à admettre que la perte d'une chance prépondérante est indemnisable à proportion de cette chance et que, dans certaines circonstances, la perte d'une chance sérieuse sans être prépondérante peut aussi l'être.

Cela n'est pas étonnant, car le droit suisse connaît déjà des calculs abs- traits voire probabilistes du dommage. Les juges font déjà un usage inten- sif de statistiques42 pour la détermination de la perte de soutien de l'art. 45 al. 3 CO ainsi que pour le calcul du dommage pour incapacité de travail et atteinte à l'avenir économique en cas de lésions corporelles selon l'art. 46 CO.

La doctrine l'a bien compris. Certes, les avis et les solutions proposées par les auteurs divergent, mais la tendance générale est à admettre, du moins dans certains cas, la réparation de la perte d'une chance. Mais comme nous allons le voir, il est vain de se focaliser, comme le font la plupart des auteurs, sur le problème de la causalité.

C. Réception de la théorie en droit suisse

Rien ne s'oppose en effet à ce que la théorie française de la perte d'une chance soit reçue en droit suisse. Comme en droit français, la perte d'une chance doit être conçue comme une forme spéciale de dommage. JI faut prendre le point de vue que le Jait générateur.de la responsabilité ne fait pas perdre l'enjeu mais une certaine chance d'obtenir cet enjeu. Ce pas étant franchi, la causalité naturelle et adéquate à analyser n'est plus celle qui relie le fait générateur de responsabilité à l'enjeu, mais bien ce même fait générateur et la disparition de la chance, qui existait dans le patri- moine du lésé, de parvenir à cet enjeu.

La proposition que la perte d'une chance est une forme de dommage par- ticulière - et non une extension ou une modification de la condition de causalité nàturelle - est compatible avec notre ordre juridique. Selon la conception classique du Tribunal Fédéral, le dommage est la diminution involontaire de la fortune nette, qui peut consister en une réduction de l'actif, en une augmentation du passif ou dans un gain manqué. Calculé selon la méthode de la différence, il correspond à la différence entre la

42 En particulier les tables de STAUFFERISCHAETZLE.

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La perle d 'une chance et sa réparation

valeur actuelle du patrimoine du lésé et la valeur qu'il aurait eue sans l'événement dommageable43

Il suffit qu'une chance, c'est-à-dire la .probabilité de réaliser un gain ou d'éviter une perte, ait une valeur économique pour qu'elle puisse et doive être comptée dans la valeur du patrimoine. Pour autant qu'on puisse l'évaluer en termes monétaires, la chance est en réalité un actif dont la disparition doit être indemnisée si elle résulte d'un fait générateur de res- ponsabilité.

En d'autres termes, la reconnaissance de la perte d'une chance comme dommage réparable ne suppose pas que l'on se départisse de la théorie de la différence encore dominante en droit suisse. Elle n'exige pas que l'on adopte des notions telles que celles de Fruslrationsschaden, de Kommer- zialisierungsscchaden ou encore de nomlOliver Schaden44.

Comment attribuer une valeur à une chance perdue et donc chiffrer le dommage:

S'il existe un marché, où des chances identiques sont vendues (billets de loterie) ou éChangées (instruments financiers tels que des options ou futures): la preuve du dommage et de son étendue est aisée, la valeur des chances perdues étant en principe celle donnée par le marché.

S'il n'existe pas de marché, la valeur de la chance se calcule comme la valeur de l'enjeu multipliée par la probabilité de l'obtenir. Lorsque des données statistiques ou épidémiologiques existent, il est possible de fixer le taux de cette probabilité. C'est d'ailleurs ce que les juridictions font depuis des décennies en appliquant des tables actuarielles au cal- cul du capital d'une rente: l'espérance de vie à un âge donné est une valeur statistique de la même maniére que la probabilité de guérison d'un cancer déterminé à un stade de développement identifié. En l'absence de données statistiques suffisantes, le juge peut encore faire usage de l'art. 42 al. 2 CO.

4l ATF 127 III 73, c. 4o, SJ 2001 397: ATF 127 II 403, ATF 127 III 403, c. 4o, SJ 2001 1605.

44 A ce sujet. cf. ROBERTO, 19 ss. Dans l'ATF 121 111350, le Tribunal Fédéral a admis la reparation d'un préjudice (des conges de travail pris inutilement par un lutteur de par la faute de la Fédération suisse de lutte amateur) ne répondant pas à une stricle définition du dommage. Voir aussi le calcul du préjudice ménagt.·r (Haushaltschaden) dans l'arrêl du 21 juin 2001, SJ 2001 1605,607.

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ii

1

Luc Thévenoz

D. L'avant-projet de révision de la responsabilité civile

Les auteurs de l'avant-projet de révision de la responsabilité civile de 199945(ci-après "APRC") proposent une solution ingénieuse à ['article 56d:

1 La preuve du dommage et celle du rapport de causalite incombent à la personne qui demande réparation.

2 Si la preuve ne peut être etabHe avec certitude ou si on ne peut raisonnablement en exiger l'administration de la personne à qui elle incombe, le tribunal pourra se contenter d'une vraisemblance convaincante; il sera en outre habilité à fixer l'étendue de la réparation d'après le degré de la vraisemblance.

L'APRC consacre une ouverture à la reconnaissance de causes qui ne remplissent pas le critère ordinaire de causalité naturelle, avec le correctif du rabaissement de l'indemnité. On ne peut certainement pas chiffrer dans l'abstrait ce qui correspond à une "vraisemblance convaincante". Mais il s'agit là sans aucun doute d'un niveau de preuve inférieur à la "vraisem- blance prépondérante" retenue jusqu'à présent par le Tribunal fédéral.

L'art. 56d al. 2 de l'APRC devrait permettre de résoudre la plupart des cas de chance perdue, dans un processus défavorable, d'endiguer ou d'empêcher l'issue défavorable. En particulier, on peut attendre de l'art.

56d al. 2 APRC qu'il soit mis à contribution dans les procès en responsa- bilité médicale, qui sont les cas les plus douloureux. En atténuant la preuve de la causalité et en mesurant l'indemnité en proportion de la vrai- semblance de cette causalité, l'APRC supprime un obstacle majeur à la réparation de la perte d'une chance. Elle répond à l'argument ~ détermi- nant pour certains, comme le montre l'arrêt californien Dumas v. Cooney

~ selon lequel réparer la. perte d'une chance revient à modifier, sans le dire, la condition de causalité naturelle sur laquelle repose la responsabi- lité.

Cette disposition ne consacre toutefois pas la théorie de la perte d'une chance. En particulier, elle est inutile à la solution du vol des billets de loterie ou de la blessure causée au favori de la prochaine course à Vincen- nes. II ne s'agit en effet pas d'un problème de causalité que l'art. 56d APRe nous permettrait de résoudre. Dans ces deux cas, il est inutile de se

45 Révision el unificàlion du droit de la responsabilité civile: avant-projet el rapport explicatif, Berne: Office fédéral de la justice 1999, disponible sur Internet:

www.ofj.admin.ch (cf. annexe 4).

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La perte d'une chance et sa réparation demander si le vol des billets est la cause de l'absence d'un gain de loterie ou si l'accident fautif est la cause pour laquelle le cheval n'a pas remporté le trophée. La réponse est logiquement impossible puisqu'il n'est pas pos- sible de réécrire l'histoire: les conditions d'une expérience de laboratoire ne peuvent pas être réalisées. La solution de ces situations consiste sim- plement à considérer qu'il y avait une probabilité de gain, qui avait une certaine valeur qu'on peut déduire de façon plus ou moins directe, par exemple du prix des billets de loterie (en connaissant le bénéfice qui reste acquis à l'organisateur) ou des paris faits par les joueurs. L'acte fautif a causé la perte de cette valeur-là, et non de l'enjeu qui restait aléatoire.

Grâce à l'avant-projet, la réparation de la perte d'une chance pourrait en- fin être admise, par le biais - même s'il paraît conceptuellement moins convaincant - de l'atténuation des exigences concernant la preuve de la causalité. La voie choisie par les auteurs de l'APRC n'interdit en outre pas que la théorie de la perte d'une chance soit reçue comme telle en droit

SUIsse.

IV. En guise de conclusion

Il est intéressant de relever que les tribunaux éprouvent plus de facilité à retenir la responsabilité d'un avocat qui a manqué un délai de procédure

,

que celle d'un médecin qui a manqué de poser un diagnostic en temps utile. Dans le premier cas, le juge de l'action en responsabilité peut faire appel à son expérience pour apprécier les chances de succès (en soi beau- coup plus difficiles à établir statistiqùement) de la demande introduite tardivement. Ce n'est pas le cas pour les chances de succès d'un traite- ment médical, alors même que la littérature médicale comprend souvent d'importantes données statistiques, ce à quoi on ne trouve pas d'équi- valent dans la littérature juridique .

. Les juristes ont une riche expérience, pas toujours heureuse, des expertises établies par des professionnels ou des gens de l'art. Ce qui leur manque peut-être encore pour recevoir et admettre la notion de perte d'une chance, c'est une meilleure compréhension des bases conceptuelles du calcul des probabilités.

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La perte d'une chance et sa réparation

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Références

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