LE RAPPORT SECRET
DU DOCTEUR
JOHANNES LEPSIUS
"Président
de laDeutoche ©rient-"Mission
et de la
Société Germano-clrménienne
SUR
LES MASSACRES D'ARMENTIE
- PAYOT106, Boulevard Saint-Germain-r.& Cie PARIS
1919
LE RAPPORT SECRET
DU DOCTEUR
JOHANNES LEPSIUS
""Nous sommes à
uneépoque
oul'humanité
ne
peut vivre avec, dans
eacave, le cadavre
d'un peuple accasoiné
Le comité de célébration du cinquan-
tenaire des Massacres des Arméniens par les Turcs a jugé utile de publier quelques fragments du livre du D' Lepsius sur les
massacres d'Arménie. Il remercie vivement
la Librairie Payot & Ci* d'avoir bien voulu
autoriser cette publication.
LA DEPORTATION
La
déportation
des Arméniens eut lieu en troisrégions différentes
et à troisépoques
consécutives. Les troisrégions
où les Arméniens étaient établis d'unefaçon plus compacte
et formaient uneportion
considérable de lapopulation (de
dix àquarante
pourcent)
sont :L La Cilicie et le Nord de la
Syrie
II. L'Anatolie OrientaleII.. L'Anatolie Occidentale.
La
région
où ilshabitaient,
enCilicie, comprend
levilaÿet
d'Adana et les districts lesplus
élevés duvilayet d'Alep,
situés sur le Taurus et l'Amanus(sandjak
de Marach). Dans le Nord de laSyrie
et dans laMésopota-
mie, ce sont les districtsd'Alep, d'Antioche,
deSuedieh, Kessab, Alexandrette, Killis,
Aintab et Ourfa.Les
sept vilayets
de l'Anatolie Orientale sont :1 Trébizonde ; 2 Erzeroum ; 3
Siwas;
4Kharpout
(Mamuret-el-Azis)
; 5 Diarbekir ; 6 Van ; 7 Bitlis.Dans l'Anatolie
Occidentale,
il faut mentionner le mu-tessariflik d'Ismid etles
vilaÿets
de Brousse(Khodaven- dighiar), Kastamouni, Angora
et Konia.La
déportation
de lapopulation
arménienne de la Cili- cie commence à la fin de marset se continuesystémati- quement
durant les mois d'avril et de mai.La
déportation
commence, dans lesvilaÿets
orientaux(à l'exception
duvilaÿet
deVan),
à la fin de mai et sepoursuit systématiquement
àpartir
du 1"juillet.
La
déportation
dans les districts de l'Anatolieocciden- tale débute au commencement d'août et se continue du- rant le mois deseptembre.
Dans la
Syrie septentrionale
et enMésopotamie,
lesmesures furent
limitées,
audébut,
àl'emprisonnement
des notabilités. Les
déportations
commencent à la fin de mai et continuentjusqu'en
octobre.Les Vilayets de
Anatolie Occidentale
Dans les
vilayets
de l'Anatolieoccidentale,
l'élément arménien n'est pas aussi fortementreprésenté
que dansceux de l'Anatolie orientale.
Dans le mutessariflik
d'Ismid,
ils étaient 71.000 ; dans levilayet
de Brousse 90.000 ; dans levilayet
d'Aïdin(Smyrne)
27.000 ; dans levilaÿet d'Angora
67.500 ; dans levilaÿet
de Koniah 25.000 ; dans levilayet
de Kasta-mouni 14.000 ; en tout environ 300.000. Dans le mutes- sariflik d'Ismid et dans le
vilaÿet
deBrousse, qui
sont situés en face deConstantinople
et au sud de la mer deMarmara,
lespréparatifs
pour ladéportation
eurent lieu à la fin du mois dejuillet.
I. Ismid et Brousse
Un certain Ibrahim
bey, qui
s'étaitsignalé
dans lesguerres
balkaniques
commecomitadji
ture etqui
était le surveillant de laprison
deConstantinople,
futenvoyé
dans lesprincipales
localités duvilayet,
àIsmid,
Ada-7
bazar, Baghtchédjik
etautres,
pour yprocéder
à desarrestations et y faire la recherche des armes. Trois
ans
auparavant,
le même Ibrahimbey avait,
dans ce mêmedistrict,
sur l'ordre du Comitéjeune-ture,
dis- tribué des armes auxArméniens,
autemps
de la réac- tion. C'était afin de soutenir le Comité contre la réac-tion,
s'il en était besoin. Tantqu'il
y eut des armes, on les livra volontiers. Maislorsqu'il n'y
eutplus
d'armesà
remettre,
les Arméniens lesplus
en vue furent mis enprison
et torturés. ABaghtchédjik,
Ibrahim fit arrêter 42 Arméniensgrégoriens,
entre autres unprêtre,
et les fit battrejusqu'au
sang. Ilmenaçait
même d'incendierla localité et de secomporter
envors les habitants comme il avait fait àAdana en 1909. AAdabazar,
àKurde-beyleng
et end'autres
endroits,
les notables arméniensfurentsou-mis par lui à la fallaka
(bastonnade) qu'il
administrait de ses propres mains. Le maître d'écolegrégorien
d'Ada-bazar fut fouetté
jusqu'à
en mourir ; un autre battu defaçon
à enperdre
la raison. Même des femmesreçurent
la bastonnade.Ibrahim
bey
se vantait d'avoir obtenupleins pouvoirs
dugouvernement
pour faire des Arméniens cequ'il
vou- lait. Il fit faire des fouilles dansl'église
deBaghtchéd- jik
pour trouver des armes, mais iln'y
trouva rien.Pour exciter les
Mahométans,
on/propageait
-lesmensonges les
plus
ridicules. Un officier ture racontait que les femmes arméniennes avaient caché chez elles 10.000 rasoirs pour couper le cou aux Turcs.Le 30
juillet,
lapopulation
deBaghtchédjik (Bardézak) Ovadjik
et deDünguell,
d'environ 20.000 personnes, futdéportée. Baghtchédjik
fut cerné par 60zaptiéhs, quand
personne nepensait
à résister.Peu à peu, tous les
villages
arméniens furent évacués.L'ambassadeur des Etats-Unis
put
seulement obtenirqu'on
laissätplus
detemps
auxdéportés
et que ladéportation
fût retardée d'environ 14jours.
A
Brousse,
un Arméniengrégorien
de bonnefamille,
nommé
Sétrak,
devait livrer des armes mais n'en avaitpoint.
Il fut tellement maltraité par lapolice
que ses côtés furent brisées. Il fut alorsjeté
dans la rue avecces
paroles
: « Ilpeut
àprésent
devenir ministre armé.nien ».
Le Docteur Taschian et le Docteur
Melikset,
médecinen chef de
l'hôpital
de la ville deBrousse,
furent conduits enchainés à Panderma et y furent condamnés à 10 ansde
prison.
Le Docteur Melikset fut ramené enchaîné à Brousse etydisparut
unbeaujour.
Comme preuve de sesdispositions révolutionnaires,
onproduisit
une carte devisite, qu'il
avaitenvoyée
à safemme,
six ans aupara- vant, et surlaquelle
étaient écrits ces mots : <J'ai visité les gensenquestion
».A
Adabazar,
des femmes et desjeunes
filles de famillesdistinguées
furent emmenées dansl'église
arméniennepour subir un
interrogatoire
ausujet
d'armes cachées.Comme elles ne
pouvaient
riendéclarer,
on secomporta
avec elles de la
façon
laplus
honteuse.Dans cette
région aussi,
ladéportation
fut mise àprofit
par les fonctionnaires du
gouvernement
pour tirer del'argent
des Arméniens riches.Ainsi,
onprit
àBiledjik,
150 1. t. àAgop Mordjikian
; 100 1. t., aux frères Dira-gossian.
ATrilia,
onexigea
de lapopulation
1.000 1. t.,en lui
promettant
de ne pas l'exiler. Apeine l'argent
était-il entre les mains des fonctionnaires que la
dépor-
tation suivit.A
Marmaradjik,
60 personnes furenttuées et lesjeunes
filles, jusqu'à l'âge
de 11 ans, furent violées.Les Arméniens de ces districts furent en
partie
trans-portés
par le chemin de fer; entassés dans des wagons àbétail,
ils étaientenvoyés quelques
stationsplus
loinet
débarqués
enpleine
campagne. Unemployé
allemanddu service de santé
vit,
au moisd'août,
en revenant d'Ismid etEski-Chékir,
enpleine
campagne, les campe- ments immenses d'une foulequ'il
estimait de 40 à 50.000 personnes. Dans les stations dedépart
sepassaient,
selon des témoinsoculaires,
des scènes navrantes. Les hommes étaientséparés
desfemmes,
et on lesenvoyait
ainsi à des endroits différents, De pauvres femmes/
souvent leurs enfants pourquelques médjidiés
pour pou-vendirent voir leur sauverla vie.Nous avons un récit
particulier
de témoinsoculaires,
sur la manière dont les Arméniens de la
région
d'Ismid étaient traités durant lesinterrogatoires
par les em-ployés
depolice
et lesgendarmes.
<Le 1°"
août,
on commença à battre à coups debâton,
dansl'église,
ceuxqui
avaient été arrêtés. On voulait par là les forcer à remettre les armesqu'ils
auraient pu avoir. Laplupart
serésignèrent
en silence à leur sort, parcequ'ils
n'avaientpoint
d'armes. Une mère sejeta
entre les
gendarmes
et sonfils,
consumé par laphtisie,
et reçut elle-même les coups. Une femme allemande es-
sayait
de sauver son mari arménien : «Allez-vous-en,
ouje
vousfrappe
! » crial'employé.
Comme elle déclaraitqu'elle
étaitallemande,
ilrépondit
: < Je ne me soucie pas de tonKaiser,
mes ordres viennent de Talaatbey
! >«
Quelques
damesdistinguées
vinrent intercéderauprès
de
l'employé,
et les mauvais traitements se relâchèrent pour un ou deuxjours.
«
Ensuite,
vint lejour terrible, l'effroyable
soir dusamedi. Des femmes se
précipitèrent
chez nous et nous10
dirent : « Ontue les Arméniens ! On tuera aussi bientôt les femmes ! > Je courus à la maison d'un
voisin,
etj'y
trouvai hommes et femmes enpleurs.
Les hommes s'étaientéchappés
del'église
et racontaient cequ'ils
y avaient dû souffrir. « Ilsnousbattaienteffroyablement
»,s'écriaient-ils,
<et ils disaientqu'ils
nousjetteraient
aufleuve. Ils veulent nous envoyerenexil ! Ils veulentnous faire Mahométans ! Ils veulent aussi battre les femmes.
Ils vont venir bientôt !»
< Un soldat ture se tenait tout en
pleurs
en dehors del'église.
Il disaitqu'il
avaitpleuré
troisjours
et trois nuits à cause des terribles traitementsqu'on infligeait
aux Arméniens.
Quelques
personnes restèrent enfermées dansl'église
dixjours
durant.« Trois
jours après,
la bastonnade cessa et nousrepri-
mes courage. Le
samedi, quelques magasins
arméniens furent ouverts de nouveau. Mais le lendemain matin de bonne heure - c'était un dimanche - vint la nouvelle que tous lesArméniens,
environ25.000,
devaient êtredéportés.
Ils devaientpartir
pour Konia avec le train demarchandises,
s'ilspouvaient
payer le voyage ; et de là ils iraient en voiturejusqu'à
Mossoul. Les autres de- vraient aller àpied
; c'était un voyagequi
durerait des semaineset des mois... Des nouvelles terribles nous arri- vérent ensuite de ceuxqui
avaient eu à faire le voyage àpied
et de ceuxaussiqui
avaient vendu tousleurs biens pourpouvoir
payer le voyage en train. Ils avaient eupeur de
prendre
del'argent
avec eux. Les pauvres n'en avaientpoint.
Les riches durent laisser toute leur fortune.S'ils avaient
pris
del'argent
avec eux, ils auraient eu à redouter de mauvais traitements.Quand
ce fut mercredi, iln'y
avaitplus
de trains de marchandises pouremmenerceux
qui
voulaientpartir.
Onjeta
alors sur lepavé
tousceux
qui
restaient ; ils devaient y attendre que leur tour vint pourpartir
».11
2.
Smyrne, Angora, Konis,
KastamouniDans l'Anatolie
occidentale,
iln'y
eutjamais
rienqui
ressemblät à une «question
arménienne ». Les pourpar- lers entre les Puissances et laTurquie,
ausujet
de < Ré- formes dans lesprovinces
habitées par les Arméniens >ne s'étendaient
qu'aux provinces
de l'Anatolieorientale,
en y
comprenant
aussi tout auplus
laCilicie. Si l'onvou- lait trouver là aussi une <question
arménienne», elle nepouvait qu'être
artificiellement créée par legouvernement.
Mais la manière de
procéder
rendaitsuperflu
de chercher mêmeunprétexte
à ladéportation.
Deuxansauparavant,
on avait
déjà,
sans aucunmotif,
faitévacuer lesvillages
grecs de la côte occidentale de l'Anatolie et de la
région
deSmyrne,
et l'on avaitexpulsé
les habitants. On dési- raitàprésent
se débarrasser aussi de lapopulation
armé-mienne. Ici
aussi,
lapopulation turque
a, à différentesreprises,
élevé desprotestations
contre ladéportation
des Arméniens. Car
ici, depuis
dessiècles,
sous la pres- sion morale exercée par laproximité
del'Europe
sur lapopulation
des villes duLevant, Turcs, Arméniens,
Grecs etJuifs,
avaienttoujours
vécu enpaix.
Dansquelques
villes comme
Smyrne,
l'élément chrétien est tellementprédominant qu'un quart
seulement de lapopulation
re-vientauxTures. Sur 210.000
habitants, Smyrne
necompte
que 52.000Tures,
et parcontre, 108.000Grecs,
15.000 Ar-méniens,
23.000Juifs,
6.500Italiens,
2.500Français,
2.200 Autrichiens et 800Anglais (pour
laplupart Maltais).
Lalangue
dominante n'est pas le ture, mais le grec. Les Arméniens ont unepart
trèsimportante
dans le commer-ce.
L'importation
pour l'intérieur est en trèsgrande
par- tie entre leurs mains. Unedéportation
des Arméniens deSmyrne
était un défi au bon sens, et on nepouvait
trou-ver aucun
prétexte
à une telle mesure.Malgré
tout, l'or- dre dedéportation parvint
au vali.Celui-ci,
Rahmibey,
refusa d'exécuter l'ordre ; il dut, pour cette raison, aller12
à
Constantinople
pour sejustifier. Jusqu'à présent,
il a puempêcher
ladéportation.
Aussi bien en ville que dans le paysenvironnant,
lapopulation
arménienne(environ
30.000 âmes sur unepopulation
totale de1.400.000)
a étéépargnée.
Cela est dûuniquement
àl'intelligence
du vali.Le
vilaÿet d'Angora compte, d'après
lesstatistiques turques,
95.000 Arménienssur 892.000habitants. La villed'Angora
est un centreimportant
d'Arméniens catholi- quesqui comptent
là et dans les environs 15.000 âmes.Sur les événements
qui
sepassèrent
dans levilaÿet,
seulement dans le courant du mois
d'août,
on a les infor- mations suivantes : A la fin dejuillet,
tous les hommesâgés
de 15 à 70 ans, dans la communautégrégorienne,
furent
déportés d'Angora,
àl'exception
dequelques
vieillards. Ils furent menés à six ou
sept
heures de distance de laville,
à l'endroitappelé
BeihamBoghasi,
cernés parles bandes
turques qu'on
y avaitplacées,
et tués à coupsde
pelles,
demarteaux,
de haches et defaux, après qu'on
leur eût
coupé,
àbeaucoup,
le nez et les oreillesetqu'on
leur eût crevé les yeux. Le nombre des victimes fut de 400. Leurs cadavres restèrent là et
empestèrent
toute lavallée.
Deux semaines
après
l'on se mit àarrêter les hommes dans lapopulation
arméniennecatholique
; ils durentquitter
la ville en deux détachements successifs. Le pre- mier groupe était de 800 personnes ; ilcomprenait
aussi lesecclésiastiques.
L'autrecomptait
700 personnes. Ils durentmarcherdans la direction deKaïsarieh,
en faisantchaque jour
de 10 à 15 heures de route. Ils n'avaient nipain,
niargent.
On ne sait où ils ont abouti.La troisième caravane était
composée
de femmes et d'enfants. Le Munadi(le
crieurpublic)
leur annonça unjour qu'ils devaient,
dans deuxheures,
se trouver tous à la gare. Dans lahâte,
ils nepurent prendre
avec eux13
que peu de choses en fait de vêtements et autres
objets.
A la gare, ils furent enfermés durant
quatre
àcinq jours
dans undépôt
decéréales,
souffrant de la faim et dufroid,
etlivrés auxplaisirs
desgendarmes. Quand
oncrutqu'ils
étaient devenusplus dociles,
on leur fit savoir queceux
qui
embrasseraient l'Islampourraient
rester. Ceuxqui
sedéclarèrentprêts
à le fairepurent
rentrer en ville.C'étaient environ une centaine de familles. Ils durent
signer
undocument,
attestantqu'ils
étaient librementpassés
àl'Islam,
et ils furentpartagés
entre les familles mahométanes. Les autres furenttransportés
par train àEski-Chéhir,
et de là à Koniah. Les soldats arméniens travaillant sur la voie ferrée furent forcés d'embrasser l'Islam.Beaucoup
le firent;
ceuxqui
refusèrent furent tués. 6.000 Arméniens en tout ont dû être tués dans levilayet d'Angora.
A
Kaïsarieh,
le 13juin,
lejour
même où 21 hintcha- kistes furentpendus
àConstantinople,
12Arméniens,
membres despartis politiques,
furent condamnés à mort.Déjà,
dans le courant du mois demai,
on avait arrêté 200 notablesDaschakzagans.
L'aratchnort(métropolite)
de Kaïsarieh fut aussi arrêté et condamné à mort. Des
prêtres
furent battusjusqu'à
neplus pouvoir
se lever.Toute dénonciation suffisait pour
opérer
une arresta-tion. Les
villages
des environs deKaïsarieh, Indjésou, Tomardze,
Fenessé et autres, furent évacués enquelques
heures.Le
sandjak
deYozgat compte
243.000Mahométans,
29.000-
Arméniens-grégoriens,
.
15.000- catholiques
-
500protestants.
AYozgat,
on donna l'ordre dequitter
et la ville dansl'espace
de deux heures. Enchemin,
les hommes furentséparés,
Les soldats les attachèrent 5 à 5,avec des
baguettes
desaule,
leurappuyèrent
la têtecontre des trones d'arbres
abattus,
et les assommèrent à coups degourdins.
14
A
Dewank,
à une demi-heure de Talasprès
de Kaïsa-rich,
trois déserteurs s'étaient cachés(l'un
des trois chezsa
femme)
et n'avaient pasété livrés. Enpunition,
toute lapopulation
futdéportée,
et tous les biens vendus. On entassatout,jusqu'aux
souliers desenfants,
dansl'église,
et toutfut mis envente. Ce
qui
coûtait 100piastres
était cédé auprix
de 5piastres.
A
Ewérek,
40 kilomètres au sud deKaïsarich,
avaiteu
lieu,
le 11février,
donc trois mois avant que ladépor-
tation fût
décidée,
un incidentqui
n'avaitd'importance
que pour la localité. Une
explosion
eut lieu dans une maison duvillage.
On établitqu'un jeune
homme armé-nien,
nomméKévork,
revenud'Amérique
peu avant la guerre, avaitessayé
deremplir
une bombe et avait ainsipéri
lui-même. Il avait succombé à ses blessures six heu-res
après l'explosion.
Une Allemandequi
vivait alors à Ewérek raconte que le caimacan et sesagents
se compor- térent d'unefaçon
raisonnable. Lecaïmacan, qui
était unhomme sensé et
bienveillant,
fit sans doute arrêterquel-
ques personnes, mais ne rendit pas toute lapopulation
arménienneresponsable
dufait,
parcequ'il
savait que ceux-ci n'avaient rien àfaire avec lejeune
homme récem- ment arrivé. Cette conduitedéplut
au mutessarif de Kaï- sariehqui
destitua le caïmacan et mit à saplace
unTcherkesse du nom de Zéki
bey,
une vraie brute. Arrivéen
ville,
celui-cipénétra
dans toutes les maisonsavec unecravache à la main et une suite de
gendarmes,
fit des arrestations en masse, de sorte que lesprisons
étaientbondées,
et fit torturer lesprisonniers.
Non seulement onleur donnait la
bastonnade,
maisonleur versait de l'acidesulfurique
sur lespieds
et l'on y mettait le feu ; on leur brûlait lapoitrine
avec des fers incandescents. Comme lesprisonniers,
ne sachantrien,
nepouvaient
rien décla- rer, le caimacan les faisait de nouveau tortureraprès
une pause de
quelques jours
; il les soumettait de nou-15
veau à la bastonnade
jusqu'à
ce que leurspieds
fussent déchirés par deprofondes
blessures. Le caïmacan fit fu- siller en chemin un convoi de 14 personnesqu'il
accom-pagnait
lui-même.M" Frieda
Wolff-Hunecke, qui
raconte cesfaits,
ne se sentaitplus
en sûreté dans ce pays et désirait retourneren
Allemagne.
Mais le mutessarif de Kaïsarieh ne voulut pas l'autoriser àpartir,
car « ellequitterait
le pays,disait-il,
sous une mauvaiseimpression
». Elleput partir grâce
à l'intervention de l'ambassade. Il y avait alors à Kaïsarieh 640 Arméniens enprison.
On avait tellement fracassé lespieds
à coups degourdin
à 30 d'entre eux que les médecinsqui
se trouvaientenprison
avec eux nesavaient que faire. La chair s'était détachée des os
et,
parendroits,
lagangrène s'y
était mise. Aplusieurs
ondut couper les
pieds.
« Selon le dire d'un hommedigne
defoi,
écritM"Wolff-Hunecke, qui
se trouvaitlui-mêmeen
prison,
on mettait aux fers lespieds
desprisonniers puis
deuxgendarmes
seplaçaient
à ladroite,
deux autres à lagauche,
et deux autres auxpieds
dupatient,
et lui labouraient lespieds
àtour de rôle avec de gros bâtons.Si le
prisonnier perdait connaissance,
on lui versait unseaud'eau froide surla tête.» On laissa ainsi étendu pen- dant trois
jours
unpieux prêtre
très connu, tandisqu'à
ses
côtés,
unjeune
hommeétaitmort encinq
minutes par suite deses blessures.Le cas
d'Ewerek, qui
eut lieu enfévrier,
est,d'après
tous les
témoignages
que nous avons, le seul cas où un Arménien futpris
avec une bombe. Lejeune
hommequi essayait
deremplir
une vieillebombe,
était récemment arrivé etne se trouvait enrapports
ni avec lapopulation
del'endroit,
ni avec aucuneorganisation politique.
On aessayé plus
tard de mettre cejeune
homme en relationsavec les
hintchakistes,
mais on n'a puapporter
aucune preuve pour cela.16
LE SORT DES DEPORTES
Nous avons établi
jusqu'ici
les faits telsqu'ils
se dé- roulèrent dans les villes et lesvillages
des différentesprovinces.
La mesure de ladéportation dégénéra
trèsvite,
leplus souvent,
en une exterminationsystématique.
On avait en vue, tout
d'abord,
de se débarrasser en pre- mier lieu des mâles de la nation arménienne. Dans cebut,
un travailpréliminaire
considérableprécéda
l'ordrede
déportation générale.
Tous les chefspolitiques
etintel- lectuels dupeuple
furentinternés, déportés
vers l'inté-rieurou tués. Ceux
qui
étaientaptes
au service militaire avaient été levés etincorporés
: ceuxqui
restaient et étaientcapables
detravailler,
même ceuxqui
avaientpayé
la taxed'exonération, furent, depuis
16jusqu'à
50(quelquefois
aussi70)
ans,éloignés
de leur pays natal pourréparer
les routes ou servir deportefaix,
etenvoyés
ensuite sur les routes dans les
montagnes
ou les déserts rocheux. En vertu de l'ordre dedéportation,
les autreshommes,
restant dans les villes et lesvillages, furent,
enrègle générale, séparés
des femmes ettués,
soit immé- diatement en dehors de laville,
soit durant letransport.
Sur le sort de la
population
mâle au service del'armée,
ou
employée
à la construction des routes ou comme por-tefaix,
on nepeut
que tirer des conclusions desrécits de témoins oculairesqui, voyageant
par hasard sur lesrou-tes de
l'intérieur,
ont certifié l'anéantissement méthodi- que de colonnes entières.Le résultat de ces mesures
préliminaires
fut de désar-mer le
peuple
arménien defaçon qu'il
ne restât aucundanger
pour la mise à exécution de ladéportation
etqu'elle n'exigeât
que desfraismodiques
en escortearmée.Après
que les détails dudépart
desdéportés
desdifférents
vilayets
ont étédécrits,
il est nécessaire de17
2
dépeindre
encore, autant que cela estpossible,
le sort deces malheureux dans leur voyage vers le but de leur exil.
Les routes choisies pour les
transports
venant de pays très différents se limitent aux voies peu nombreusesqui
conduisent de l'intérieur vers lespoints désignés
commebut de la
déportation.
Un
changement
de résidenceméthodique
de toute unepopulation
mettrait l'administration la mieuxorganisée
devant lesproblèmes
lesplus
difficiles. On devrait natu- rellementprendre
d'avance les mesures nécessaires dans lesétapes
de lamigration,
veiller aux moyens de trans-port
et d'alimentation durant le voyage, etpréparer,
dans les nouvelles
régions
àcoloniser,
tout cequ'il
faut pourloger provisoirement
et pour entretenir de si gran- des masses depopulation.
Le
changement
d'habitat d'unepopulation, qu'on
veutfixer en des
régions
déterminées par masses de dizaines demille,
se heurte naturellement aux droits et aux inté- rêts de lapopulation déjà établie, qui
n'est pastoujours disposée
àpartager
son bien avec de nouveaux usufrui- tiers. Unsystème
d'administration excellentpourrait
seul résoudre de telsproblèmes
etprévenir
un choc entrele nouveau et l'ancien élément.
Dans la
déportation
dupeuple
arménien vers lesrégions limitrophes
des déserts del'Arabie,
on ne s'est pascasséla tête à de telsproblèmes.
Les traitementsqui
furentinfligés
en chemin auxdéportés
nousfontconclurequ'il importait
peu, aux auteurs et aux exécuteurs de ces mesures, que lapopulation déportée reçût,
d'unefaçon quelconque,
le moyen de subsister. Ilsneparurent
même pas fâchés que la moitiépérit
en route, etqu'ils
fussent exterminés par la faim etles maladies durant leurmigra-
tion.18
Ce but n'était pas, comme on l'a
dit,
les pays de laMésopotamie,
aux environs du «chemin de fer deBag- dad»,
mais les déserts del'Arabie,
s'étendant au sud de cesrégions jusqu'à
l'infini. Les villes de laMésopo-
tamie ont été elles-mêmes évacuées. Comme but de la
déportation,
on avaitdésigné
larégion
située entre Deir-ez-Zor,
surl'Euphrate,
à 300 kilomètres au sud-estd'Alep,
et Mossoul sur leTigre.
Il ne se trouve, danscette
région,
que de raresvillages
dans levoisinage
immédiat duTigre
et del'Euphrate
; le reste sert de lieu depâturage
aux hordes nomades des Arabes.Les chemins de ces
régions
conduisent àAlep,
dans la direction deDeir-ez-Zor,
surl'Euphrate,
àOurfa,
Vé- ranchéhir etNisibine,
à la limiteseptentrionale
des désertsarabiques,
et àDjesiréh,
dans la direction de Mossoul. Destransports
ultérieurs furent aussidirigés
par leHauran,
vers Damas.La chaîne du
Taurus, qui sépare
l'Anatolie antérieure etseptentrionale
de laplaine
deMésopotamie,
n'est tra-versée
qu'en
peu d'endroits par des voiesquelque
peupraticables.
Les «Portes ciliciennes» relient l'Asie Mi-neure à la Cilicie ; le chemin mène à
Alep
à travers les défilés de l'Amanus. Une voieplus animée, plus
fré-quentée,
conduit desrégions
des sources del'Euphrate,
sur le haut
plateau arménien,
à laplaine
deMésopotamie
par
Kharpout,
Diarbékir et Mardin. De cette voie se détache un cheminplus
à l'est, par des sentiers de mon-tagne
incommodes, sur Malatia et Adiaman. Il franchitl'Euphrate
à Samsat et atteint à Ourfa la routequi
con-duit
d'Alep
à Diarbékir.Tous ceux
qui
furenttransportés
vers le Sud, venantdes
vilaÿets
d'Erzéroum et deTrébizonde,
durent passer par le défilé deKemagh,
où s'enfoncel'Euphrate
orien-tal,
etprendre
le chemin deKharpout
etMalatia,
par19
Eguine
et Arabkir. Lestransports
duvilayet
de Sivaspassèrent également,
pour laplupart,
par Malatia etKharpout.
L'évacuation desvillages
de Taurus et de larégion
de Cilicie offrait le moins dedifficultés,
car la routede Marach et Aïntab àOurfa ouAlep,
et le chemin de fer deBagdad
au nord desmontagnes
del'Amanus,
restentpraticables.
Pourtransporter
lapopulation
desprovinces
du centre et de l'ouest de l'Anatolie vers les déserts del'Arabie,
onpouvait disposer,
soit du «chemin de fer deBagdad
», soit de l'ancienne route lelong
de ce chemin de fer. Le chemin de fer nepouvait
être utilisé que par ceuxqui pouvaient
se payer un billet avec le reste de leursbiens,
pour s'assurer par là uneplace
dans les wagons à bestiaux. Mais ces trains ne furent bientôtplus accessibles,
car ils devenaientindispensables
auxtransports
militaires. On aconduit unepartie
de la popu- lation de Cilicie dans lesrégions maréeageuses
duvilayet
de Konia. On
employa quelquefois,
pour les familles desrégions
d'Ismid et deBrousse,
unsystème
dedispersion.
Dans les
familles,
leplus
souvent,hommes,
femmes et enfantsfurentséparés
les uns des autres, etpartagés
enpetits
groupes de 10 à20,
entre lesvillages mahométans,
pour y être islamisés.Des
vilayets orientaux,
la route conduisait seulement par BitlisetSürt,
sur leTigre,
versDjéziréh
et Mossoul.Ces
transports
ont été enpartie
exterminés en route ounoyés
dans les eauxduTigre.
Seuls les habitants des
régions
frontières duvilayet
d'Erzéroum et des environs du lac de Van
pouvaient
arri-ver à se
réfugier
au-delà des frontièresturques.
Des vil-lages
deSouediéh,
à l'embouchure del'Oronte,
une foule de 4.058 personnes,parmi lesquelles
3.004 femmes etenfants, purent
s'enfuir sur leDjébel-Moussa.
Ils furent recueillis sur la côte par un croiseurfrançais
et mis en sûreté à Alexandrie.20
Nous avons des récits de témoins oculaires sur l'état des caravanes
qui passèrent
parKharpout
et par la voie deMarach-Aintab-Alep,
ou Aïntab-Ourfa-Ras el Ain.RAPPORT DU CONSUL AMERICAIN
Le Consul américain Leslie A. Davis écrit de Khar-
pout
:Kharpout,
le 11juillet
1915.«S'il ne
s'agissait simplement
que d'aller d'ici à unautre
endroit,
ce seraitsupportable
; mais chacun sait que, dans les événementsactuels,
ils'agit
d'aller à la mort. S'ilpouvait
encorerégner quelque
doutelà-dessus,
il seraitcomplètement dissipé
par l'arrivée d'une série detransports qui,
venant d'Erzéroum etd'Erzingian,
com-prenaient plusieurs
milliers de personnes. J'aiplusieurs
fois visité leurs
campements
etparlé
avecquelques-uns
d'entre eux. On ne
peut
absolument pass'imaginer
unaspect plus
misérable. Ils étaienttous,
presque sansexception,
enhaillons, affamés,
sales et malades. Iln'y
a pas là de
quoi s'étonner, puisqu'ils
sont en routedepuis
deux
mois,
sans avoirjamais changé
devêtements,
sanspouvoir
leslaver,
sansabri,
etn'ayant
que très peu denourriture. Le
gouvernement
leur adonné,
une ou deuxfois,
des rations insuffisantes. Je les observais unjour qu'on
leurapportait
àmanger. Des animaux sauvages nepourraient
êtreplus
avides. Ils seprécipitaient
sur lesgardes qui portaient
les vivres et ceux-ci lesrepoussaient
à coups de gros bâtons. Plusieurs en eurent assez pourtoujours
: ils étaienttués !Quand
onlesvoyait,
on pou- vait àpeine
croire que ce fussent des êtres humains.Si l'on passe à travers le
campement,
des mères vous offrent leursenfants,
voussuppliant
de lesprendre.
Les Tures ontdéjà
choisi lesplus jolis, parmi
les enfants et21
les
jeunes
filles. Ils servirontd'esclaves,
s'ils ne servent à des butsplus
vils. On avaitmême,
dans cedessein,
amené des médecins pour examiner lesjeunes
fillesqui plaisaient,
afin de neprendre
que les meilleures.Il ne reste que peu d'hommes
parmi
eux : ils ont ététués en route pour la
plupart.
Tous racontent la mêmehistoire ; ils ont été
attaqués
par les Kurdes etdépouil-
lés par eux. Ces
attaques
se renouvelaient etbeaucoup,
surtout leshommes,
avaientété ainsi tués. On atué aussi des femmes et des enfants. Naturellement,beaucoup
moururent aussi route de maladie et
d'épuisement.
Tous les
jours qu'ils passèrent ici,
il y eut des cas de mort. Plusieurstransports
distincts sont arrivés iciet, après
un ou deuxjours,
on lespoussait plus loin,
appa-remment sans aucun but déterminé. Ceux
qui
arrivèrentici ne
forment,
tousensemble, qu'une petite partie
deceux
qui partirent
de leur pays natal. Sioncontinueà les traiterainsi,
il serapossible
aux Turcs dese débarrasser d'eux dans untemps
relativement court.Parmi ceux avec
lesquels j'ai
eu l'occasion deparler,
il y avait trois sœurs. Elles avaient été élevées dans un
collège
américain etparlaient
très bienl'anglais.
Elles disaient que leur famille était laplus
riche d'Erzéroumet
comptait
25 personnes audépart.
Il ne restaitplus
que 14 survivants. Les 11 autres, entre autres le mari de l'une des
trois,
avaientété, disaient-elles,
massacrés par Kurdes sous leurs yeux mêmes. Parmi les mâles survi- vants, leplus âgé
avait 8 ans. Enpartant d'Erzéroum,
ils avaient encore del'argent,
des chevaux et desbaga-
ges. Onleur avait tout
volé,
mêmeleurs vêtements.Quel
ques femmes furent
laissées,
au dire des trois sœurs,complètement
nues ; àd'autres,
on ne laissaqu'un
seullinge. Quand
on arriva à un certainvillage,
les femmes du pays donnèrent auxgendarmes
des vêtements pour lesdéportées.
22
Une autre
jeune
fille aveclaquelle je parlai
était la fille dupasteur protestant
d'Erzéroum. Elle raconta que tous les membres de safamille,
emmenés avecelle,
avaient été tués. Elle était restée toute seule. Elle etquelques
autres sont les seuls survivants des hautes clas-ses
parmi
lesdéportés.
Elles sontlogées
dans un vieuxbâtiment
scolaire,
immédiatementendehors de laville,
et personne nepeut
y entrer. Elles disaientqu'elles
étaientvraiment
prisonnières
; elles nepouvaient
tout auplus qu'aller jusqu'à
la fontaine touteproche
de la maison.C'est là que
je
les vis par hasard. Tous les autres sontcampés
dans degrands champs,
à l'airlibre,
et ne sontnullementabritéscontre le soleil.
L'état de ces gens laisse deviner clairement le sort de
ceux
qui
sontdéjà partis
d'ici etqui partiront
encore.On n'a
jusqu'ici
aucune nouvelled'eux,
etje
suis d'avis que l'on n'en aurajamais.
Lesystème qu'on
suit semble être le suivant : on les faitattaquer
en chemin par lesKurdes,
pour tuer surtout les hommes et incidemment aussi lesfemmes. L'ensemble desmesures meparaît
cons-tituer le massacre le mieux
organisé
et le mieux réussiauquel
ce pays aitjamais
assisté.Nous
extrayons
cequi
suit duRAPPORT D'UN EMPLOYE ALLEMAND DU «CHEMIN DE FER DE BAGDAD>
Lorsque
les habitants desvillages
de Cilicie se mirenten route,
beaucoup
d'entre eux avaient encore des ânes pour lesporter,
eux et leursbagages.
Mais les soldatsqui accompagnaient
lestransports
firent monter sur les ânes leskaterdjis (âniers)
car il y avait ordrequ'aucun déporté,
ni homme nifemme,
nepût
aller à cheval. Dans leconvoi,
venant deHadjin,
ceskaterdjis
emmenèrent23
directement à leurs propres
villages
les bêtes de somme, dont lesbagages contenaient, croyaient-ils,
del'argent
et des chosesprécieuses.
Le reste du bétail que les gens avaientpris
avec eux leur fut enlevé de force en routeou acheté à un
prix
si ridiculequ'ils
auraient aussi bien pu le laisser pour rien. Unefemme,
dontje
connais lafamille,
vendit 90moutons pour 100piastres
; end'autrestemps,
ils auraient coûté de 60 à 70 1. t.(environ
1.300marks).
Cela revient à direqu'elle
avait reçu, pour les 90moutons,
leprix
d'un seul. On avaitpermis
aux pay-sans de Chéhir d'emmener avec eux leurs
bœufs,
leurs chariots et leurs bêtes de somme. Ils furent forcés àGeukpounar
dequitter
la voiecarrossable,
pours'enga-
ger dans des sentiersplus
courts, à travers les monta- gnes. Ils durent continuer leur voyage sans aucune pro- vision debouche,
ni aucun autreobjet.
Les soldatsqui
les
accompagnaient
déclarèrent nettementqu'ils
avaient reçu cetordre.Au
début,
lesdéportés reçurent
dugouvernement
un kilo depain
par tête et par mois(non point
parjour !)
Ils vivaient de cequ'ils
avaient puprendre
avec eux. On leur donna ensuite depetites
sommesd'argent.
A Boum-boudj (Membidj,
sur les ruines de l'ancienBambice), village
habité par lesTcherkesses,
àunejournée
etdemiede distance
d'Alep, j'appris
de 30 personnes, autrefoisaisées, qu'en
30jours
on leur avait donné 20piastres,
non
point
partête,
mais pour toutes à la fois : cela reve-nait à 10
pfennig
par mois pourchaque
personne. Dans lespremiers jours,
400 femmespassèrent
à travers Ma-rach, nu-pieds,
avec un enfant dans lesbras,
un autresur le dos
(assez
souvent c'était uncadavre)
etun troi- sièmequ'elles
tenaient par la main. Les Arméniens deMarach, qui
furent eux-mêmesdéportés plus tard,
ache-tèrent des chaussures pour une somme de 50 1.
t.,
afin d'enpourvoir
cesmalheureux. Entre Marach etAïntab,
la24
population
mahométane d'unvillage
ture voulait donner dupain
et de l'eau à un convoi d'environ cent familles.Les soldats ne les laissèrent pas faire.
La Mission américaine et les Arméniens
d'Aïntab, qui
furent aussi
déportés plus tard,
réussirent àporter
dupain
et del'argent,
durant lanuit,
aux convoisqui
pas-saient par Aïntab et
qui comprenaient
entout 20.000 per-sonnes
environ,
pour laplupart
des femmes et des enfants. C'étaient les habitants desvillages
dusandjak
de Marach. Les convois ne
pouvaient
pas entreràAintab,
maiscampaient
enpleine
campagne. Les missionnaires américains purent ainsi ravitailler de nuit les convoisjusqu'à
Nisib(situé
à 9 heures au sud-est d'Aintab, sur le chemin del'Euphrate).
Pendant le
transport,
on volait d'abord auxdéportés
leur
argent comptant, puis
tous leurs biens. Unpasteur protestant déporté
vit enlever 43 1. t. à unefamille,
et 28 à une autre. Lepasteur
lui-même était récemment marié et dut laisser àHadjin
sajeune
femmequi
attendaitsonpremier
enfant. Du reste, les4/5
desdéportés
sont desfemmes et des enfants. Les
3/5
d'entreeux vontnu-pieds.
Un homme de
Hadjin,
queje
connaispersonnellement,
et
qui
avait une fortune d'au moins 15.000 1.t.(environ
270.000marks),
avait été en routedépouillé
de ses vête-ments comme les autres, de sorte
qu'on
dut mendier des vêtements pour lui. Lesdéportés
étaientparticulièrement affligés
de n'avoir pu ensevelir leursmorts. Les cadavres restent sur la route,n'importe
où. Des femmesportent
encore sur leur
dos, pendant
desjournées entières,
les cadavres de leurs enfants. Onlogea provisoirement,
pourquelques semaines,
àBab,
à dix lieues à l'estd'Alep,
lesdéportés qui passaient,
mais on ne leurpermit
pas deretournersur leurs pas pourensevelirles cadavres
gisant
sur le chemin.
25