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A propos de Corneille ( ) par Joseph Lagneau

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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(1606 – 2006) par Joseph Lagneau

L’année 2006 achevée, chacun peut constater que le quatrième cen- tenaire de la naissance de Corneille n’y a guère été célébré. Pouvait-il d’ailleurs en être autrement

1

?

A titre de compensation, Le Sel de la terre revient à nouveau sur le père de la tragédie française

2

. Notre collaborateur Joseph Lagneau, diplômé de l’Université en la matière (mémoires de Littérature sur le théâtre de Corneille), opère d’abord une mise au point, à l’occasion de cette année commémorative.

Le Sel de la terre.

*

A

L’OCCASION du quatrième centenaire de la naissance du grand Corneille à Rouen, anniversaire marqué de la plus grande discrétion par les médias officiels, il nous paraît utile de dissiper quelques mal- entendus récurrents ou de réfuter quelques erreurs tenaces concernant certaines notions-clé du théâtre cornélien.

— I —

Passion ou devoir ?

Réduire le fameux dilemme cornélien à cette alternative, c’est le plus sûr moyen de fausser le conflit tragique, car quel héros cornélien digne de ce nom pourrait longtemps hésiter à s’engager dans la voie du devoir « de toute son âme » ?

1 — En 1989, déjà, un sondage réalisé par Le Monde auprès de 500 professeurs de Français classait Corneille en tête des auteurs que ces professeurs n’appréciaient « pas du tout ». Les mêmes professeurs plaçaient également Corneille en tête des auteurs que, selon eux, leurs élèves n’aimaient « pas du tout ».

2 — Joseph LAGNEAU a déjà traité de Corneille à deux reprises dans Le Sel de la terre.

« Du théâtre de Corneille au théâtre de Voltaire » : nº 3, p. 102-110 et nº 4, p. 154-164 ;

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— Certes, il existe des personnages très tôt voués à l’accomplissement de leur devoir (des soldats comme Horace par exemple) ; d’autres qui ont pu osciller un instant (les stances lyriques du Cid ou de Polyeucte sont là pour en témoigner), surtout quand le devoir à accomplir se heurte à la violence de la passion amou- reuse ; mais qui pourrait prétendre que ce devoir s’accomplit sans passion ? C’est parfois même la conception très élevée du sentiment amoureux, fondé sur le mérite, qui rend possible les renoncements les plus douloureux mais les plus glorieux (comme l’a rappelé récemment R. Parisot : Corneille, 2005), à l’image de Chimène et indépendamment de la question du point d’honneur :

Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ; Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi

[à Rodrigue, v. 931-932].

Quoi qu’il en soit, certains héros cornéliens – jeunes gens généreux, soldats valeureux – ceux dont la mission est d’obéir et de se sacrifier, accomplissent leur devoir avec allégresse, enthousiasme et fierté malgré l’humaine souffrance :

HORACE : Contre qui ce soit que mon pays m’emploie J’accepte aveuglément cette gloire avec joie.

Celle de recevoir de tels commandements

Doit étouffer en nous tous autres sentiments [v. 491-494].

POLYEUCTE : Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes […]

Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait ; La foi que j’ai reçue aspire à son effet [v. 645-6 ; 667-8].

En ce cas, la passion (dite en philosophie passion concomitante ou consé- quente) accompagne le devoir, le fait rayonner en le rendant contagieux. La passion, chez Corneille, amplifie ici ce que la raison a établi.

— C’est la même logique psychologique chez d’autres personnages corné- liens qui ont pu se tromper sur la nature du devoir ou qui, plus subtilement – car ces passionnés sont des cérébraux peu enclins à l’autonomie de la vo- lonté –, ont élevé leur passion (haine, vengeance notamment) au rang de devoir universel, telle l’impérieuse Émilie dans Cinna :

Impatients désirs d’une illustre vengeance

Dont la mort de mon père a formé la naissance […] [v. 1–2].

Je lui [à Cinna] prescris la loi que mon devoir m’impose [v. 57].

Pour qui venge son père, il n’est point de forfaits [v. 83].

Ici, comme souvent dans ces situations vindicatives, il y a usage dévoyé de la raison, ce que reconnaît lors du dénouement Émilie convertie (Je connais mon forfait, qui me semblait justice, v. 1717), mais tout au cours de la pièce, le pseudo- devoir de vengeance a été poursuivi avec passion, c’est le moins qu’on puisse dire… avant d’être écarté avec détermination et émotion :

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Et ce que n’avait pu la terreur du supplice,

Je sens naître en mon âme un repentir puissant, Et mon cœur en secret me dit qu’il y consent [v. 1718-20].

Ce type de héros ou d’héroïne, au caractère bien trempé, n’est pas velléitaire mais volontaire : les indécis perpétuels ne sont pas les héros de la tragédie cor- nélienne.

— A l’inverse, il existe d’autres personnages monstrueux tout entiers voués à des passions de soi contraires à la raison (passions dites antécédentes ) ou à des vices opposés à la plus élémentaire obligation morale, tels Attila, ou Cléopâtre qui cherche à empoisonner ses propres enfants :

SÉLEUCUS : O haines, o fureurs dignes d’une mégère ! O femme, que je n’ose appeler encore mère ! Après que tes forfaits ont régné pleinement, Ne saurais-tu souffrir qu’on règne innocemment ?

[Rodogune, v. 679-682].

Dans ces conjonctures, ces passions honteuses sont de soi opposées à la no- tion de devoir, et les personnages qui s’y livrent sont étrangers à l’idée de

« droite raison ». Ils servent de repoussoir et sont chargés de susciter chez le spectateur la terreur propre à la fonction cathartique du théâtre antique :

Le succès heureux de la vertu, en dépit des traverses et des périls, nous excite à l’embrasser, et le succès funeste du crime ou de l’injustice est capable de nous en augmenter l’horreur naturelle par l’appréhension d’un tel malheur [Corneille, Discours sur le poème dramatique, I].

— Enfin se présente le cas de personnages qui ne peuvent être soumis à ce faux dilemme (passion ou devoir), pour la bonne raison qu’ils sont eux-mêmes en quête de l’établissement de leur propre devoir, qui n’est pas spécifié sous la forme kantienne d’un impératif catégorique ! C’est surtout le lot des chefs, des autorités politiques ou militaires, chargés prudentiellement de prendre les bonnes décisions à l’aune du bien commun dans des situations souvent péril- leuses. « Il n’est pas difficile de faire son devoir, s’il est parfois malaisé de le connaître », disait le très cornélien Maréchal Pétain (message du 20 août 1944).

Là, au cours de longues délibérations incertaines :

CINNA : En ces extrémités, quel conseil dois-je prendre ?

De quel côté pencher ? à quel parti me rendre ? [v. 873-874]

FÉLIX : Je ne puis me résoudre, et ne sais que choisir [v. 1068]

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aboutissant à de claires décisions fermes, les chefs – don Fernand, Tulle, Auguste – balancent, jugent, choisissent puis intiment avec conviction l’action à exécuter, après avoir surmonté leur « conflit de devoirs » :

AUGUSTE : Mon repos m’est bien cher, mais Rome est la plus forte [v. 622]

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie [v.1701].

TULLE : Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime : Ta vertu met ta gloire au dessus de ton crime ; Sa chaleur généreuse a produit ton forfait ; D’une cause si belle il faut souffrir l’effet.

Vis pour servir l’État ; vis, mais aime Valère.

Qu’il ne reste entre vous ni haine ni colère [v. 1759-1764].

Don FERNAND (à Chimène) :

Ma fille, ces transports ont trop de violence.

Quand on rend la justice, on met tout en balance.

On a tué ton père, il était l’agresseur ;

Et la même équité m’ordonne la douceur [v. 1385-1388].

Il est donc bien rare que devoir et passion s’opposent, s’excluent chez le même personnage, dans les tragédies de Corneille ; hormis le cas des person- nages passionnés par le mal et le vice, la plupart du temps les véritables héros cornéliens accomplissent leur devoir (parfois leur pseudo-devoir) avec passion ou le recherchent passionnément, à moins que la passion les motive à mieux l’accomplir ! Ne nous représentons donc plus le héros cornélien sous les traits du « philosophe » impassible, ce « philosophe austère et né dans la Scythie » de la Fontaine :

Ce Scythe exprime bien Un indiscret stoïcien : Celui-ci retranche de l’âme

Désirs et passions, le bon et le mauvais ; Jusqu’aux plus innocents souhaits.

Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.

Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;

Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort [Fables, XII, 20].

— II —

Orgueil ou magnanimité ?

En notre période de mollesse généralisée (« le siècle est mou », disait déjà Balzac au XIXe siècle ! ) et en raison d’un certain contexte païen – la plupart des tragédies de Corneille sont inspirées de la Rome antique –, il est parfois de bon ton de fustiger les personnages cornéliens : ambitieux, présomptueux, ombra-

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geux, orgueilleux, répète-t-on. Certes, il existe de tels personnages (Sertorius en est un bon exemple, anti-héros gaullien avant l’heure, qui, plutôt que de colla- borer sur place, à l’invitation pressante de Pompée, avec le tyran Sylla, s’exile en Espagne en s’écriant : Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis, v. 936), et nous avons vu tout à l’heure que le but du théâtre est tout autant de susciter l’admiration pour la vertu que l’aversion pour le vice. Mais, à l’instar de l’Édu- cation nationale française, où le grand Corneille est très peu enseigné, dé- valoriser certains héros cornéliens qui font preuve d’authentique grandeur d’âme, c’est montrer son ignorance à la fois historique, philosophique, reli- gieuse, et en conséquence risquer de commettre des contresens littéraires !

— Historiquement, les travaux de Marc Fumaroli (voir par exemple son article

« L’héroïsme cornélien et l’idéal de la magnanimité » dans Héroïsme et création littéraire sous les règnes d’Henri IV et Louis XIII, Strasbourg, 1974) l’ont définiti- vement prouvé : Pierre Corneille, initié par les jésuites à l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et aux commentaires de saint Thomas d’Aquin, a remis en honneur le portrait du magnanime aristotélicien beaucoup plus que celui du généreux car- tésien (tout au plus peut-on constater une coïncidence entre quelques traits stoïciens de certains personnages cornéliens et quelques articles du Traité des Passions de Descartes, également d’inspiration stoïcienne). Écoutons l’académi- cien Fumaroli :

A quel titre les jésuites pouvaient-ils prendre intérêt à l’Éthique d’Aristote ? Sans doute, parce que l’enseignement de la Compagnie a repris à son compte tout le corpus aristotélicien. Mais en ce qui concerne plus spécialement l’Éthique, les mili- tants les plus actifs de la Réforme catholique y trouvent un répondant à un passage important des Exercices spirituels du fondateur de leur Ordre : parmi les comman- dements psychiques postulés par saint Ignace chez celui qui est appelé à

« recevoir » les Exercices, la magnanimité est expressément citée. C’est le terrain na- turel sur lequel peuvent et doivent apparaître la victoire sur les affections désor- données et le don généreux de la créature à son Créateur. Dans la spiritualité à deux étages de la Compagnie, le sommet de la noblesse humaine, la magnanimité, apparaissait comme le point de départ d’une ascension vers une grandeur propre- ment chrétienne.

Philosophiquement ensuite, il ne faut pas confondre orgueil (admiration de sa propre excellence et domination des autres) et magnanimité (reconnaissance objective de ses capacités propres à accomplir de grandes actions dignes d’hon- neur), laquelle peut être contaminée par l’ambition (recherche des honneurs) et la présomption (illusion sur ses capacités). Or, lorsque certains personnages cornéliens virils, d’Horace – dans les trois premiers actes de la pièce – à Nicomède, revendiquent certaines qualités pour défendre leur cité menacée de grands maux, ils sont magnanimes :

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Offre à notre constance une illustre matière, Il épuise sa force à former un malheur Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;

Et comme il voit en nous des âmes peu communes,

Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes ” [v. 431-436].

NICOMÈDE : Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ? Ne soyez l’un ni l’autre [ni père ni mari].

PRUSIAS : Et que dois-je être ?

NICOMÈDE : Roi.

Reprenez hautement ce noble caractère.

Un véritable roi n’est ni mari ni père ; Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez,

Rome vous craindra plus que vous ne la craignez [1317-1322].

Parler ainsi, c’est être réaliste et vertueux, dans la mesure où la vertu de ma- gnanimité réalise la médiété propre à la vertu morale (in medio stat virtus) sous forme, ici, de proportion entre la gravité des situations et l’énergie des résolu- tions :

HORACE : Notre malheur est grand ; il est au plus haut point [v. 489].

CURIACE : Comme notre malheur, elle [la vertu d’Horace] est au plus haut point [v. 505].

Ou Corneille, dans la préface de Nicomède :

La grandeur de courage de Nicomède règne seule dans cette pièce. Elle y est combattue par la politique romaine et n’oppose à ses artifices qu’une prudence gé- néreuse, qui marche à visage découvert, qui prévoit le péril sans s’émouvoir et ne veut point d’autre appui que celui de sa vertu et de l’amour qu’elle imprime dans les cœurs de tous les peuples.

Homme généreux, capable de faire face à des malheurs hors du commun par une vertu du même type susceptible de lui procurer honneur et gloire, le héros cornélien, au langage rude ou ironique selon les circonstances, est un magna- nime de type aristotélicien, facilement « transposable » ou réellement transposé dans un cadre chrétien, comme l’a bien vu Péguy.

— Et là religieusement enfin, le passage d’Horace à Polyeucte manifeste cette sainte « promotion ». Déjà l’analogie est possible entre le héros cornélien défini naturellement ci-dessus et le saint chrétien défini surnaturellement ci-dessous : âme baptisée, capable de faire face à des épreuves (dites « croix ») hors du commun (incluant la grandeur de petitesse thérésienne) par une vertu du même type soutenue de la grâce et susceptible de lui procurer gloire céleste et cou- ronne impérissable. Corneille et Saint Paul, même combat en l’occurrence !

Mais en plus, Corneille, catholique fervent et convaincu, a voulu lui-même nous indiquer « in medias res » la signification de cette transposition : si Horace déchoit au cours de l’intrigue – de la magnanimité à la cruauté – comme pour

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mieux montrer que cette vertu naturelle doit être réglée, pour perdurer, par l’humilité qui empêche l’homme de s’approprier les dons reçus de Dieu, et par la charité qui l’oblige à en user en faveur du prochain (voir saint Thomas et saint François de Sales), il existe en parallèle un Horace chrétien : c’est Polyeucte.

Jugeons-en plutôt par ces rapprochements éloquents :

HORACE (à Curiace) : Albe vous a nommé, je ne vous connais plus [v. 502].

POLYEUCTE (à Pauline) : Je ne vous connais plus si vous n’êtes chrétienne [v. 1612].

HORACE : Mourir pour le pays est un si digne sort

Qu’on briguerait en foule une si belle mort [v. 441-2].

POLYEUCTE : Si mourir pour son prince est un illustre sort,

Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort ! [v. 1213-14]

HORACE : Qui, près de le [son pays] servir, considère autre chose, A faire ce qu’il doit lâchement se dispose [v. 495-6].

POLYEUCTE : Qui fuit croit lâchement et n’a qu’une foi morte [v. 669].

Qui marche assurément n’a point peur de tomber [v. 676].

Dès lors, ridiculiser la psychologie d’Horace ou du Cid, faute de l’avoir com- prise (voir à ce sujet, le remarquable article de M. l’abbé Malassagne intitulé

« Corneille, Rodrigue et l’honneur », dans la Lettre de l’Étoile du Matin, mars avril 2006), c’est se rendre incapable d’apprécier Polyeucte et ses saintes colères.

D’ailleurs, l’impie Voltaire, grand admirateuresthétique du théâtre de Corneille mais pourfendeur mesquin du « fanatique » Polyeucte, n’avait pu remonter si haut… car noblesse oblige !

En dépit des oppositions et des incompréhensions souvent opiniâtres à son encontre, Corneille doit par conséquent rester d’actualité : il met en scène des héros (ou plus rarement des anti-héros) aux dispositions généreuses, chez les- quels la volonté, éclairée par la raison et parfois par la grâce, accomplit des ac- tions dignes d’honneur au service du bien commun temporel ou spirituel. Dès lors, faire son devoir avec passion et entretenir magnanimement la passion de la cité catholique et de la cité de Dieu, n’est-ce pas le plus beau des programmes cornéliens ?

Si les passions que l’on a pour les hommes sont si fortes, que sera-ce des pas- sions que l’on aura pour Dieu ? [P. Corneille, cité par le Père Dehau, dans Invitation à la contemplation, Cerf, 2006, p. 134.]

Alors, Sursum corda !

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