1 La présence par l’absence
Disparition et censure en Amérique du Sud Verónica Estay Stange
Intervention au Colloque International « Les archives du silence », Kigali (Rwanda), 2-3 décembre 2016. Organisateurs : Pierre Bayard, Soko Phay et Assumpta Mugigarenza, Université Paris 8-Centre IRIBA.
À paraître.
Il s’appelait Víctor. C’est pourquoi, d’après ce qu’on m’a dit, mon nom commence avec un V. À la recherche des traces de ce V énigmatique, je me rends souvent sur le site « Memoria Viva » : « Mémoire vive », « Archive digitale des violations des Droits de l’Homme pendant la Dictature Militaire au Chili (1973-1990) ». J’y lis et relis la notice, toujours la même, de sa disparition : « Víctor […], célibataire, 24 ans, militant communiste, détenu par des agents du Commando Conjoint Antisubversif le 3 janvier 1976 sur la voie publique ; on ignore son sort depuis lors. » Ami proche de mes parents, il a été arrêté en même temps qu’eux, emprisonné et torturé comme eux. Ils ont survécu, lui non. C’est du moins ce qu’on peut raisonnablement supposer, étant donné que, quarante ans après, ses restes n’ont pas été retrouvés.
Dans des pays comme le Chili, l’Argentine, l’Uruguay et le Brésil, la disparition est devenue une pratique courante dans le cadre des dictatures militaires de la seconde moitié du XX
esiècle, qui, soutenues par les États-Unis, avaient pour cible la gauche démocratique.
Selon des décomptes encore polémiques, on peut supposer que le nombre de disparus en Amérique du Sud s’élève à plus de 35000. Que veut dire ce chiffre, outre « beaucoup », « plus qu’ailleurs », ou « moins qu’ailleurs » ? Face à l’anonymisation inévitable qu’entraîne la quantification, je voudrais analyser ici l’expérience de la disparition dans sa singularité, et notamment étudier quelques-unes des stratégies mises en œuvre par artistes, journalistes et citoyens pour accomplir sa représentation – et, plus fondamentalement, celle de tel ou tel disparu – dans ce qu’elle a de paradoxal : représentation en l’occurrence non pas de ce qui est ou de ce qui fut, mais de ce qui possède un statut ontologique incertain. En 1979, le dictateur argentin Jorge Rafael Videla, interviewé par un journaliste, décrivait avec précision cette nouvelle catégorie de victimes qui émergeait pendant son mandat : « je vous dirai, affirmait-il, que, face au disparu en tant que tel, c’est l’inconnu, […] il n’a pas d’entité. Il n’est ni mort ni vivant… Il est disparu ». C’est pourquoi dans l’imaginaire populaire d’Amérique Latine la figure du disparu est parfois rapprochée de celle du fantôme, être suspendu entre la vie et la mort qui, ne trouvant pas de repos, hante à jamais les vivants. Ainsi, Mario Benedetti, poète uruguayen, parle des « Desaparecidos » comme on parlerait des âmes en peine :
Ils sont quelque part, concertés, Déconcertés, sourds,
Se cherchant, nous cherchant, Bloqués par les signes et les doutes, Contemplant les grilles dans les places, Les sonnettes dans les portes, les vieux toits, Ordonnant leurs rêves et leurs oublis, Peut-être convalescents de leur mort privée.
Personne ne leur a expliqué avec certitude S’ils sont partis ou non […]
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Mario Benedetti, « Desaparecidos », Geografías, 1984. C’est moi qui traduis de l’espagnol.
2 Les disparus nous plongent dans l’univers de l’inachevé, de l’inaccompli, de l’irrésolu. À partir de ce constat élémentaire, je tenterai de définir le régime particulier d’absence qui caractérise la disparition non seulement en tant que fait de disparaître mais aussi en tant qu’action de faire disparaître, pour aborder ensuite les différentes manières de contester ou de circonscrire cet effacement, entre discours journalistique, action militante, et pratique artistique contemporaine.
L’« irreprésenté »
Les procédés mis en œuvre par les dictatures d’Amérique du Sud pour accomplir cette modification unique en son genre du mode d’existence des individus sont méthodiques : effacement de leur ordre de détention, de leur éventuel procès, de leurs affaires personnelles et, enfin, occultation de leur corps, enterré dans des fosses communes, enfoncé dans des falaises ou jeté dans la mer, parfois en brûlant auparavant au chalumeau leur visage et les doigts de leurs mains afin qu’il soit impossible de les reconnaître lors d’une éventuelle trouvaille. Il s’agit donc de détruire toutes les archives potentielles avant même qu’elles en acquièrent le statut. Archives qui, après-coup, seules pourraient permettre la formulation de ces récits de vie et de mort qui tissent la trame de l’Histoire, et la constitution des séquences narratives de base garantissant son équilibre fragile : deuil-réparation ; enquête-élucidation ; transgression-sanction… Loin de se résorber comme une blessure qui guérit, ces vides creusés dans la mémoire individuelle et collective deviennent le foyer de ce qu’on peut appeler les
« passions de l’inachevé » : le regret, le ressentiment, le deuil infiniment prolongé. Des passions qui prennent en charge les « restes » d’une narration incomplète.
Comme le fantôme, dont on dit qu’il est mort avant l’heure ou qu’il a laissé des affaires non réglées, le disparu est l’acteur d’une histoire bancale qui se prolonge et se mêle à celle des vivants, d’autant plus que, dans l’incertitude où ces derniers sont plongés, aucun rite funéraire ne peut intervenir avec sa fonction de clôture. Dans son célèbre ouvrage Temps et récit
2, Paul Ricœur observait que le temps ne devient appréhensible pour l’homme que dans la mesure où il est mis en récit. Étant donné cette nécessité primordiale de narrativiser – c’est-à- dire de raconter et de se raconter –, des figures comme celle du fantôme permettent sans doute de conjurer un inachèvement qui nous est par nature insupportable : un récit inachevé n’est pas tout à fait un récit, et révèle par conséquent la monstruosité d’un temps qui, rompant ses digues, nous échappe.
Ces « trous dans l’Histoire » posent pour la représentation des problèmes inverses à ceux impliqués par la question, si débattue, de « l’irreprésentable ». Comme on le sait, ce dernier terme suggère l’impossibilité de la représentation en raison de l’impuissance du sujet et des limites du langage face à un objet marqué par l’absolu de l’annihilation
3. En revanche, dans le cas qui nous occupe, la représentation est volontairement supprimée afin d’empêcher l’autre, les autres, de savoir. J’appellerai cette destruction raisonnée de toute archive potentielle l’« irreprésenté ». Considéré du point de vue de la modalité du savoir, l’« irreprésentable » se définit par un excès ; en quelque sorte, l’individu en proie à ce phénomène sait trop : il a vu, entendu, connu, plus que ses moyens psychiques et langagiers ne lui permettent d’exprimer.
L’« irreprésenté », au contraire, se caractérise par un manque : celui qui s’y trouve confronté ne saura jamais assez.
Il en sait pourtant quelque chose ; et, surtout, il sait qu’il ignore l’essentiel et que cette ignorance est la conséquence d’un acte délibéré d’effacement. Ce n’est donc pas la
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T. 1, Paris, Seuil, 1983.
3
Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite », in J. L. Nancy (dir.), revue Le genre humain, n° 6, « L’art et la
mémoire des camps. Représenter, exterminer », Paris, Seuil, 2001.
3 méconnaissance résignée de celui qui accepte ses limites devant une réalité par définition inappréhensible – on ne peut pas, strictement parlant, tout savoir d’un événement dont on n’a pas été témoin –, mais c’est le non-savoir inquiet de celui qui aurait pu ou aurait dû savoir et à qui on a interdit l’accès à la connaissance. Se référant aux secrets de famille, Abraham et Torok appelaient « nescience » le « savoir non-su » qui, à travers les générations, se manifeste par la hantise : d’une certaine manière, l’individu sait qu’il ne sait pas et, à défaut de savoir, il agit. L’« irreprésenté » dans ce sens est une nescience qui, ressentie comme une injustice, génère l’insatisfaction et la révolte.
L’analyse – un peu abstraite, et je m’en excuse – de ce vide particulier laissé par l’irreprésenté – un vide si prégnant qu’il est devenu le cœur de nombreux procès contre la dictature – me permet d’observer concrètement que l’initiale d’un disparu inscrite sur mon prénom est plus que la trace mémorielle d’un être cher que je n’ai pas connu, comme on porterait le prénom d’un grand-père décédé : c’est au contraire une question instamment posée, un appel, une demande. Et, pour construire la mémoire de ce qui me précède, le panorama pour ainsi dire de mes ancêtres, réels ou symboliques, je ne peux me contenter de regarder sur les archives de « Mémoire Vive » la photo de Víctor comme on regarderait les photos de ce grand-père sur un album de famille afin de nourrir l’image, nostalgique peut-être mais en fin de compte paisible, d’un passé révolu. Non, je cherche encore et encore, je fouille ici et là, en quête d’une représentation impossible, consciente que ne saurai jamais où, quand, comment ni pourquoi, et que le propre de l’irreprésenté est d’ouvrir une fenêtre par où le sens s’écoule.
Contre l’irreprésenté : l’absence par la présence
Cette photographie, que je m’abstiens de projeter non pas à cause de ce qu’elle montre mais justement à cause de ce qu’elle ne montre pas, dit sans doute quelque chose de ce que Víctor a été, mais non de ce qu’il est devenu, et encore moins de cette condition incertaine dans laquelle il est désormais suspendu. On y voit un homme jeune, souriant ouvertement, cheveux noirs, profil de trois-quarts, regardant vers un là-bas dont il est la référence, et prêt à boire un verre qu’il tient dans sa main droite, la main de quelqu’un dont le visage sort du cadre posée sur son épaule gauche. Autour de ce verre qui est en quelque sorte mon punctum – dans les termes de Roland Barthes, « un élément qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer »
4–, l’image suggère une ambiance festive qui condense à la fois le présent et le passé : le présent d’un sujet qui, en train de trinquer, remplit l’espace représenté, et son passé pour le spectateur que nous sommes, nous qui savons qu’il a déjà trinqué. « Ce que la photographie reproduit à l’infini, lit-on dans La chambre claire, n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement »
5. Grâce à sa fonction déictique, l’image photographique désigne l’ici et maintenant d’un événement unique et éternellement présent. En même temps, affirme Barthes, « en déportant ce réel vers le passé (“ça a été”), elle suggère qu’il est déjà mort. » Qu’il s’agisse du présent représenté ou du passé de la représentation ; de la vie manifestée par ce qui est ou de la mort inhérente à ce qui fut, la photographie introduit une réalité fermée en elle-même, dont le mode d’existence ne saurait être questionné.
C’est pourquoi les photographies des disparus me semblent essentiellement étrangères au phénomène de leur disparition. Certes, elles font partie des premières ressources auxquelles leurs familles ont fait appel lorsqu’elles ont été confrontées à la négation radicale de leur arrestation, de leur présence ou leur passage dans telle ou telle prison, voire, plus
4
Roland Barthes, « La chambre claire. Note sur la photographie », dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, t. 4, 2001, p. 809.
5
Ibid., p. 792.
4 généralement, de leur « personnalité juridique » (article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme), conçue comme « la reconnaissance formelle d’une personne en tant que telle, par le seul fait d’exister (…), qui conduit à lui attribuer automatiquement les droits et les devoirs que la société définit pour tous ses membres »
6. Ainsi, pour ces familles, c’est devenu habituel et même emblématique de porter lors des manifestations les portraits de leurs proches – souvent des photos d’identité – accrochés sur la poitrine, au point qu’aujourd’hui en Amérique du Sud on ne peut voir quelqu’un porter une image de cette manière sans comprendre immédiatement qu’il s’agit du parent d’un disparu. Ces portraits sont parfois accompagnés de la phrase « Où sont-ils ? ». Mais, si ce slogan questionne, la photographie, elle, affirme inévitablement – et c’est bien là le but : elle est une preuve irréfutable de leur existence, qui s’oppose à la négation dont celle-ci fait l’objet. Double preuve en réalité : preuve d’un présent immobilisé lors de la prise photographique, et preuve d’un passé qui apparaît devant l’observateur comme accompli. Ces photographies montrent donc un état certain, que ce soit la vie – car nous comprenons que la personne était incontestablement vivante lorsqu’elle a été photographiée –, ou que ce soit la mort – une mort inhérente à toute photographie, comme le remarquait Barthes, qui se double ici de l’hypothèse de la mort véritable. Adhérant à son référent, l’image photographique impose le réel comme on tape du poing sur la table. Et c’est cette force assertive qui la transforme en arme de bataille. À la question « où sont-ils ? », elle avance d’elle-même une réponse : « ils sont là » ou « ils ont été là » et, quoi qu’il arrive, ils ne seront plus jamais tels qu’on les y voit. En soulignant par son contexte la distance entre le présent du parent qui la porte et le passé de la situation qu’elle montre, la photographie devient dans ce cas exigence, reproche, dénonciation. Accrochée sur la poitrine, et se distinguant donc du vrai corps qui la brandit, elle demande à être remplacée par la personne qu’elle représente, en chair et os, afin qu’elle revienne « parmi nous » – ces corps que nous sommes. En opposant à ces corps vivants l’être de papier, le portrait photographique affirme à la fois la présence passée et l’absence actuelle du disparu, mais elle ne saurait en aucun cas – et ce n’est pas son rôle – suggérer le statut fantomatique, la parenthèse existentielle, propre à la disparition.
Avec des enjeux différents, le Mémorial aux victimes de la dictature, exposition permanente située dans le Musée de la Mémoire et des Droits de l’Homme à Santiago du Chili, reprend les portraits des disparus par centaines. De diverses tailles et nuances, allant du blanc et noir au sépia, ils sont accrochés sur un mur, et composent un objet monumental. La passéité, pour ainsi dire, des photographies, et leur caractère révolu, sont ici accentués d’une part par leur exhibition à la manière d’un immense tableau qui ne peut être appréhendé globalement qu’à distance, et d’autre part par l’introduction d’une vitre qui recouvre l’ensemble. Les portraits sur la poitrine, insérés dans le présent du corps, invitent à l’action ; en revanche, les portraits sur le mur en vitrine incitent à la contemplation de ce qui, extérieur à nous, fait désormais partie de l’Histoire. « L’Histoire est hystérique, dit Barthes : elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu. »
Quoi qu’il en soit, que les portraits fassent irruption dans notre présent ou qu’ils composent le paysage d’un souvenir lointain, il s’agit dans les deux cas d’évoquer une absence en montrant une présence inquestionnable : celle du « référent » avec lequel la photographie fait corps. L’image comble ainsi le vide de l’irreprésenté en s’y opposant, mais en l’excluant par là même.
D’une autre manière, les photographies des corps des disparus, dès lors retrouvés, montrent ce qui avait été occulté, mais non l’acte d’occultation. Ainsi, Le cadavre, le trésor (1991), d’Eugenio Dittborn, est un collage qui contient, parmi d’autres images – dont celle
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