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La présence par l'absence. Disparition et censure en Amérique du Sud

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1 La présence par l’absence

Disparition et censure en Amérique du Sud Verónica Estay Stange

Intervention au Colloque International « Les archives du silence », Kigali (Rwanda), 2-3 décembre 2016. Organisateurs : Pierre Bayard, Soko Phay et Assumpta Mugigarenza, Université Paris 8-Centre IRIBA.

À paraître.

Il s’appelait Víctor. C’est pourquoi, d’après ce qu’on m’a dit, mon nom commence avec un V. À la recherche des traces de ce V énigmatique, je me rends souvent sur le site « Memoria Viva » : « Mémoire vive », « Archive digitale des violations des Droits de l’Homme pendant la Dictature Militaire au Chili (1973-1990) ». J’y lis et relis la notice, toujours la même, de sa disparition : « Víctor […], célibataire, 24 ans, militant communiste, détenu par des agents du Commando Conjoint Antisubversif le 3 janvier 1976 sur la voie publique ; on ignore son sort depuis lors. » Ami proche de mes parents, il a été arrêté en même temps qu’eux, emprisonné et torturé comme eux. Ils ont survécu, lui non. C’est du moins ce qu’on peut raisonnablement supposer, étant donné que, quarante ans après, ses restes n’ont pas été retrouvés.

Dans des pays comme le Chili, l’Argentine, l’Uruguay et le Brésil, la disparition est devenue une pratique courante dans le cadre des dictatures militaires de la seconde moitié du XX

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siècle, qui, soutenues par les États-Unis, avaient pour cible la gauche démocratique.

Selon des décomptes encore polémiques, on peut supposer que le nombre de disparus en Amérique du Sud s’élève à plus de 35000. Que veut dire ce chiffre, outre « beaucoup », « plus qu’ailleurs », ou « moins qu’ailleurs » ? Face à l’anonymisation inévitable qu’entraîne la quantification, je voudrais analyser ici l’expérience de la disparition dans sa singularité, et notamment étudier quelques-unes des stratégies mises en œuvre par artistes, journalistes et citoyens pour accomplir sa représentation – et, plus fondamentalement, celle de tel ou tel disparu – dans ce qu’elle a de paradoxal : représentation en l’occurrence non pas de ce qui est ou de ce qui fut, mais de ce qui possède un statut ontologique incertain. En 1979, le dictateur argentin Jorge Rafael Videla, interviewé par un journaliste, décrivait avec précision cette nouvelle catégorie de victimes qui émergeait pendant son mandat : « je vous dirai, affirmait-il, que, face au disparu en tant que tel, c’est l’inconnu, […] il n’a pas d’entité. Il n’est ni mort ni vivant… Il est disparu ». C’est pourquoi dans l’imaginaire populaire d’Amérique Latine la figure du disparu est parfois rapprochée de celle du fantôme, être suspendu entre la vie et la mort qui, ne trouvant pas de repos, hante à jamais les vivants. Ainsi, Mario Benedetti, poète uruguayen, parle des « Desaparecidos » comme on parlerait des âmes en peine :

Ils sont quelque part, concertés, Déconcertés, sourds,

Se cherchant, nous cherchant, Bloqués par les signes et les doutes, Contemplant les grilles dans les places, Les sonnettes dans les portes, les vieux toits, Ordonnant leurs rêves et leurs oublis, Peut-être convalescents de leur mort privée.

Personne ne leur a expliqué avec certitude S’ils sont partis ou non […]

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Mario Benedetti, « Desaparecidos », Geografías, 1984. C’est moi qui traduis de l’espagnol.

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2 Les disparus nous plongent dans l’univers de l’inachevé, de l’inaccompli, de l’irrésolu. À partir de ce constat élémentaire, je tenterai de définir le régime particulier d’absence qui caractérise la disparition non seulement en tant que fait de disparaître mais aussi en tant qu’action de faire disparaître, pour aborder ensuite les différentes manières de contester ou de circonscrire cet effacement, entre discours journalistique, action militante, et pratique artistique contemporaine.

L’« irreprésenté »

Les procédés mis en œuvre par les dictatures d’Amérique du Sud pour accomplir cette modification unique en son genre du mode d’existence des individus sont méthodiques : effacement de leur ordre de détention, de leur éventuel procès, de leurs affaires personnelles et, enfin, occultation de leur corps, enterré dans des fosses communes, enfoncé dans des falaises ou jeté dans la mer, parfois en brûlant auparavant au chalumeau leur visage et les doigts de leurs mains afin qu’il soit impossible de les reconnaître lors d’une éventuelle trouvaille. Il s’agit donc de détruire toutes les archives potentielles avant même qu’elles en acquièrent le statut. Archives qui, après-coup, seules pourraient permettre la formulation de ces récits de vie et de mort qui tissent la trame de l’Histoire, et la constitution des séquences narratives de base garantissant son équilibre fragile : deuil-réparation ; enquête-élucidation ; transgression-sanction… Loin de se résorber comme une blessure qui guérit, ces vides creusés dans la mémoire individuelle et collective deviennent le foyer de ce qu’on peut appeler les

« passions de l’inachevé » : le regret, le ressentiment, le deuil infiniment prolongé. Des passions qui prennent en charge les « restes » d’une narration incomplète.

Comme le fantôme, dont on dit qu’il est mort avant l’heure ou qu’il a laissé des affaires non réglées, le disparu est l’acteur d’une histoire bancale qui se prolonge et se mêle à celle des vivants, d’autant plus que, dans l’incertitude où ces derniers sont plongés, aucun rite funéraire ne peut intervenir avec sa fonction de clôture. Dans son célèbre ouvrage Temps et récit

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, Paul Ricœur observait que le temps ne devient appréhensible pour l’homme que dans la mesure où il est mis en récit. Étant donné cette nécessité primordiale de narrativiser – c’est-à- dire de raconter et de se raconter –, des figures comme celle du fantôme permettent sans doute de conjurer un inachèvement qui nous est par nature insupportable : un récit inachevé n’est pas tout à fait un récit, et révèle par conséquent la monstruosité d’un temps qui, rompant ses digues, nous échappe.

Ces « trous dans l’Histoire » posent pour la représentation des problèmes inverses à ceux impliqués par la question, si débattue, de « l’irreprésentable ». Comme on le sait, ce dernier terme suggère l’impossibilité de la représentation en raison de l’impuissance du sujet et des limites du langage face à un objet marqué par l’absolu de l’annihilation

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. En revanche, dans le cas qui nous occupe, la représentation est volontairement supprimée afin d’empêcher l’autre, les autres, de savoir. J’appellerai cette destruction raisonnée de toute archive potentielle l’« irreprésenté ». Considéré du point de vue de la modalité du savoir, l’« irreprésentable » se définit par un excès ; en quelque sorte, l’individu en proie à ce phénomène sait trop : il a vu, entendu, connu, plus que ses moyens psychiques et langagiers ne lui permettent d’exprimer.

L’« irreprésenté », au contraire, se caractérise par un manque : celui qui s’y trouve confronté ne saura jamais assez.

Il en sait pourtant quelque chose ; et, surtout, il sait qu’il ignore l’essentiel et que cette ignorance est la conséquence d’un acte délibéré d’effacement. Ce n’est donc pas la

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T. 1, Paris, Seuil, 1983.

3

Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite », in J. L. Nancy (dir.), revue Le genre humain, n° 6, « L’art et la

mémoire des camps. Représenter, exterminer », Paris, Seuil, 2001.

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3 méconnaissance résignée de celui qui accepte ses limites devant une réalité par définition inappréhensible – on ne peut pas, strictement parlant, tout savoir d’un événement dont on n’a pas été témoin –, mais c’est le non-savoir inquiet de celui qui aurait pu ou aurait dû savoir et à qui on a interdit l’accès à la connaissance. Se référant aux secrets de famille, Abraham et Torok appelaient « nescience » le « savoir non-su » qui, à travers les générations, se manifeste par la hantise : d’une certaine manière, l’individu sait qu’il ne sait pas et, à défaut de savoir, il agit. L’« irreprésenté » dans ce sens est une nescience qui, ressentie comme une injustice, génère l’insatisfaction et la révolte.

L’analyse – un peu abstraite, et je m’en excuse – de ce vide particulier laissé par l’irreprésenté – un vide si prégnant qu’il est devenu le cœur de nombreux procès contre la dictature – me permet d’observer concrètement que l’initiale d’un disparu inscrite sur mon prénom est plus que la trace mémorielle d’un être cher que je n’ai pas connu, comme on porterait le prénom d’un grand-père décédé : c’est au contraire une question instamment posée, un appel, une demande. Et, pour construire la mémoire de ce qui me précède, le panorama pour ainsi dire de mes ancêtres, réels ou symboliques, je ne peux me contenter de regarder sur les archives de « Mémoire Vive » la photo de Víctor comme on regarderait les photos de ce grand-père sur un album de famille afin de nourrir l’image, nostalgique peut-être mais en fin de compte paisible, d’un passé révolu. Non, je cherche encore et encore, je fouille ici et là, en quête d’une représentation impossible, consciente que ne saurai jamais où, quand, comment ni pourquoi, et que le propre de l’irreprésenté est d’ouvrir une fenêtre par où le sens s’écoule.

Contre l’irreprésenté : l’absence par la présence

Cette photographie, que je m’abstiens de projeter non pas à cause de ce qu’elle montre mais justement à cause de ce qu’elle ne montre pas, dit sans doute quelque chose de ce que Víctor a été, mais non de ce qu’il est devenu, et encore moins de cette condition incertaine dans laquelle il est désormais suspendu. On y voit un homme jeune, souriant ouvertement, cheveux noirs, profil de trois-quarts, regardant vers un là-bas dont il est la référence, et prêt à boire un verre qu’il tient dans sa main droite, la main de quelqu’un dont le visage sort du cadre posée sur son épaule gauche. Autour de ce verre qui est en quelque sorte mon punctum – dans les termes de Roland Barthes, « un élément qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer »

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–, l’image suggère une ambiance festive qui condense à la fois le présent et le passé : le présent d’un sujet qui, en train de trinquer, remplit l’espace représenté, et son passé pour le spectateur que nous sommes, nous qui savons qu’il a déjà trinqué. « Ce que la photographie reproduit à l’infini, lit-on dans La chambre claire, n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement »

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. Grâce à sa fonction déictique, l’image photographique désigne l’ici et maintenant d’un événement unique et éternellement présent. En même temps, affirme Barthes, « en déportant ce réel vers le passé (“ça a été”), elle suggère qu’il est déjà mort. » Qu’il s’agisse du présent représenté ou du passé de la représentation ; de la vie manifestée par ce qui est ou de la mort inhérente à ce qui fut, la photographie introduit une réalité fermée en elle-même, dont le mode d’existence ne saurait être questionné.

C’est pourquoi les photographies des disparus me semblent essentiellement étrangères au phénomène de leur disparition. Certes, elles font partie des premières ressources auxquelles leurs familles ont fait appel lorsqu’elles ont été confrontées à la négation radicale de leur arrestation, de leur présence ou leur passage dans telle ou telle prison, voire, plus

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Roland Barthes, « La chambre claire. Note sur la photographie », dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, t. 4, 2001, p. 809.

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Ibid., p. 792.

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4 généralement, de leur « personnalité juridique » (article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme), conçue comme « la reconnaissance formelle d’une personne en tant que telle, par le seul fait d’exister (…), qui conduit à lui attribuer automatiquement les droits et les devoirs que la société définit pour tous ses membres »

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. Ainsi, pour ces familles, c’est devenu habituel et même emblématique de porter lors des manifestations les portraits de leurs proches – souvent des photos d’identité – accrochés sur la poitrine, au point qu’aujourd’hui en Amérique du Sud on ne peut voir quelqu’un porter une image de cette manière sans comprendre immédiatement qu’il s’agit du parent d’un disparu. Ces portraits sont parfois accompagnés de la phrase « Où sont-ils ? ». Mais, si ce slogan questionne, la photographie, elle, affirme inévitablement – et c’est bien là le but : elle est une preuve irréfutable de leur existence, qui s’oppose à la négation dont celle-ci fait l’objet. Double preuve en réalité : preuve d’un présent immobilisé lors de la prise photographique, et preuve d’un passé qui apparaît devant l’observateur comme accompli. Ces photographies montrent donc un état certain, que ce soit la vie – car nous comprenons que la personne était incontestablement vivante lorsqu’elle a été photographiée –, ou que ce soit la mort – une mort inhérente à toute photographie, comme le remarquait Barthes, qui se double ici de l’hypothèse de la mort véritable. Adhérant à son référent, l’image photographique impose le réel comme on tape du poing sur la table. Et c’est cette force assertive qui la transforme en arme de bataille. À la question « où sont-ils ? », elle avance d’elle-même une réponse : « ils sont là » ou « ils ont été là » et, quoi qu’il arrive, ils ne seront plus jamais tels qu’on les y voit. En soulignant par son contexte la distance entre le présent du parent qui la porte et le passé de la situation qu’elle montre, la photographie devient dans ce cas exigence, reproche, dénonciation. Accrochée sur la poitrine, et se distinguant donc du vrai corps qui la brandit, elle demande à être remplacée par la personne qu’elle représente, en chair et os, afin qu’elle revienne « parmi nous » – ces corps que nous sommes. En opposant à ces corps vivants l’être de papier, le portrait photographique affirme à la fois la présence passée et l’absence actuelle du disparu, mais elle ne saurait en aucun cas – et ce n’est pas son rôle – suggérer le statut fantomatique, la parenthèse existentielle, propre à la disparition.

Avec des enjeux différents, le Mémorial aux victimes de la dictature, exposition permanente située dans le Musée de la Mémoire et des Droits de l’Homme à Santiago du Chili, reprend les portraits des disparus par centaines. De diverses tailles et nuances, allant du blanc et noir au sépia, ils sont accrochés sur un mur, et composent un objet monumental. La passéité, pour ainsi dire, des photographies, et leur caractère révolu, sont ici accentués d’une part par leur exhibition à la manière d’un immense tableau qui ne peut être appréhendé globalement qu’à distance, et d’autre part par l’introduction d’une vitre qui recouvre l’ensemble. Les portraits sur la poitrine, insérés dans le présent du corps, invitent à l’action ; en revanche, les portraits sur le mur en vitrine incitent à la contemplation de ce qui, extérieur à nous, fait désormais partie de l’Histoire. « L’Histoire est hystérique, dit Barthes : elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu. »

Quoi qu’il en soit, que les portraits fassent irruption dans notre présent ou qu’ils composent le paysage d’un souvenir lointain, il s’agit dans les deux cas d’évoquer une absence en montrant une présence inquestionnable : celle du « référent » avec lequel la photographie fait corps. L’image comble ainsi le vide de l’irreprésenté en s’y opposant, mais en l’excluant par là même.

D’une autre manière, les photographies des corps des disparus, dès lors retrouvés, montrent ce qui avait été occulté, mais non l’acte d’occultation. Ainsi, Le cadavre, le trésor (1991), d’Eugenio Dittborn, est un collage qui contient, parmi d’autres images – dont celle

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Amnistie Internationale, http://www.amnistiacatalunya.org/edu/es/historia/dh-a6.html

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5 d’un nouveau-né, son fils – la photographie, publiée dans un journal, du corps récemment découvert d’un disparu chilien. Cette dernière image, sur laquelle je me concentrerai, impose une double mort : celle, symbolique, qui, comme on l’a vu, relève du passé de l’acte photographique – réalisé autrefois, dans un moment qui ne se reproduira jamais –, et celle, véritable, de la personne qu’elle représente. Considérée en elle-même aussi bien que dans son rapport à l’observateur, cette photographie, comme toutes celles des cadavres des disparus publiées dans la presse ou reprises par des œuvres artistiques, châsse définitivement l’incertitude qui engendrait la crainte ou l’espoir : péremptoire, elle affirme l’apparition du disparu et par conséquent son retour, bien que mort, à l’univers de ce qui est. Ici encore et à plus forte raison, la disparition elle-même, entre l’être et le non être, entre la vie et la mort, est niée par l’image photographique, avec la force ontologique qui la caractérise. D’une certaine manière, l’irreprésenté se tait face à l’évidence irrécusable de la représentation.

Autour de l’irreprésenté : la présence par l’absence

En septembre 1984, la dictature d’Augusto Pinochet au Chili, de plus en plus restrictive à l’égard des médias non officiels, a interdit à Cauce, l’une des rares revues politiques d’opposition, de diffuser toute sorte d’images dans sa prochaine édition. Le numéro 22 était prêt au tirage. Que faire face à cette interdiction soudaine ? Au lieu de réorganiser le texte en supprimant ce qui était désormais en trop ou d’annuler la publication comme on aurait pu s’attendre, les rédacteurs ont décidé de maintenir les épreuves telles quelles, en mettant des plages vides à la place des images qui étaient prévues : portraits, photographies de reportage et même caricatures dont ne sont restées que les bulles. Plus encore, ils se sont attachés à commenter avec ironie ce que le lecteur aurait dû mais ne pouvait pas voir. Toutes les images, depuis les plus banales jusqu’aux plus chargées du point de vue politique, ont fait l’objet d’un développement : une magnifique femme nue sur les plages de France, « que vous ne pourrez pas voir, disait la légende. Dommage ! » ; le Président des États-Unis Ronald Reagan ; le

« ténébreux siège » du service chilien des renseignements ; des bougies allumées dans la rue en commémoration d’un prêtre de gauche assassiné par la dictature ; un policier poursuivant un manifestant lors d’une manifestation contre la dictature au Chili ; un chien policier poursuivant un manifestant lors de cette manifestation ; un manifestant poursuivant un chien policier lors de cette même manifestation ; et, sur la couverture, Pinochet qui fêtait ses 11 ans au pouvoir…

L’histoire de cette édition, que j’ai apprise dans mon enfance – c’est probablement quelqu’un qui, apportant des nouvelles de leur pays aux exilés qu’étaient mes parents, me l’a racontée – est resté gravée dans ma mémoire comme une légende qui condensait un enseignement dont je n’étais pas encore en mesure de tirer tout le profit. Jusqu’à il y a quelques semaines, grâce aux miracles d’internet, je n’ai jamais eu sous les yeux un exemplaire de cette revue, dont j’ignorais même le nom. Mais à l’époque j’imaginais avec une sorte de respect et d’admiration l’étendue de ces plages vides, leur puissance d’évocation, leur beauté même. Lorsque je me suis trouvée effectivement devant cet exemplaire – et bien que l’imagination fasse souvent pâlir la réalité –, je n’ai été nullement déçue. Au contraire, l’actualisation du vide et son encadrement verbal et visuel n’ont fait qu’accroître son pouvoir signifiant. J’ai par ailleurs l’impression que les images absentes, concrétisées dans ces pages, sont plus vives et plus puissantes dans mon esprit que n’importe quelle image qui, échappant à la censure ou s’y confrontant directement, aurait pu être publiée. Car ces blancs, en éveillant en moi un horror vacui primordial, m’invitent à les remplir de toutes mes forces.

Ainsi, ce geste de détournement non seulement constitue un exemple d’astuce et

d’inventivité ironique dans la révolte, mais il illustre, je le sais aujourd’hui, une manière de

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6 faire face à l’irreprésenté qui, tout en le dénonçant, en maintient l’évidence intacte. Certes, nous ne sommes pas dans l’univers des disparus à proprement parler, mais le phénomène de la disparition me semble trouver sa source dans un acte de censure comme celui-ci, et son appréhension paradoxale dans cet effort pour circonscrire et souligner le vide.

La revue Cauce rend donc manifeste l’irreprésenté à travers un blanc de la page qui nous interpelle par rapport à nos attentes de lecteurs, mais aussi à travers un texte verbal qui vient suppléer au manque du texte visuel. Comme si un langage tendait la main à un autre alors qu’il est atteint dans son droit même d’exister, la parole dit ce que l’image ne peut montrer, en dénonçant par là sa disparition.

Cette désignation de l’absence, ici trans-langagière car concernant deux langages différents, peut aussi s’accomplir exclusivement au sein d’un même langage, en devenant par là, si l’on veut, intra-langagière. Je pense notamment à l’œuvre du photographe argentin Gustavo Germano, Ausencias (Absences), réalisée en 2007 en Argentine, Brésil et Colombie. Cet ensemble de photographies, reconnu significativement comme une archive, montre d’un côté des images des disparus avant leur disparition dans des situations quotidiennes d’interaction avec des acteurs et des objets divers, et de l’autre, 30 ans après, les mêmes images reconstruites dans le même décor, avec les autres acteurs et objets présents, mais sans la personne en question. Notre mémoire des éléments de la première image nous fait constater avec étonnement le manque de l’un d’entre eux dans la seconde, qui devient du coup l’élément essentiel. Ainsi, la scène d’un jeune couple qui, agenouillé, se marrie devant un prêtre, est remplacée par celle de la mariée seule, plus âgée maintenant, agenouillée à l’église devant ce même prêtre, lui aussi visiblement vieilli. L’un et l’autre regardent le spectateur, témoin de ce qui, dans la durée, devient une cérémonie tragique. Avec une force semblable à celle de l’image effective dans le portrait photographique, le vide acquiert une fonction déictique. Il désigne l’ici et maintenant d’une absence que l’observateur tente inévitablement de combler – surtout lorsqu’il est regardé – en projetant le souvenir de la photographie précédente qui, elle, apparaît à ses yeux comme pleine, accomplie. Cet espace autour duquel se structure la seconde photographie est le lieu de l’irreprésenté, qui, mettant en évidence le passage du temps et sa fuite dans l’inachevé, captive comme un gouffre. On se trouve alors face à l’inconcevable portrait, non seulement du disparu – visible seulement dans la première photographie, avant même qu’il le devienne –, mais de la disparition en tant que telle. Ici, ce n’est plus le langage verbal mais l’image elle-même qui, d’une photographie à une autre, vient entourer le vide : l’image désigne, voire commente, le manque de l’image.

De son côté, en explorant les potentialités du syncrétisme des matières, l’artiste chilien

Carlos Altamirano fait intervenir le changement de support pour signifier la rupture

qu’implique l’absence. L’œuvre intitulée Portraits présentait dans sa première version, datant

de 1996, une vingtaine de tableaux qui rassemblaient des images hétérogènes juxtaposées

correspondant à des lieux communs de la culture, entre l’histoire, le cinéma, l’actualité

médiatique et la publicité : un portrait peint réalisé au XIX

e

siècle pendant la guerre

d’Indépendance, des scènes de films, la figure de la Miss Univers, des paysages naturels et

urbains, des panneaux, des photographies journalistiques… Cet ensemble composite et

fragmentaire qui suggère le panorama de la mémoire collective chilienne est néanmoins

renvoyé au deuxième plan, et par là transformé en une sorte de continuum ou de « bruit de

fond », grâce la superposition, au centre de chaque tableau, de photocopies en noir et blanc

contenant les portraits des disparus, accompagnés de la phrase « Où sont ils ? ». Ces feuilles

de papier se distinguent du reste aussi bien par la saturation du contraste entre le blanc et le

noir que par leur taille et leur granulosité, en attirant l’attention à la manière d’un avis de

recherche dans la rue. Or, dans la version de 2007, et c’est cela qui m’intéresse, les visages

des disparus ont été remplacés par des miroirs, de sorte que le spectateur est non seulement

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7 interpellé par la question qui encadre l’image, mais il y est directement intégré. L’appel devient alors multiple : depuis l’injonction empathique qui demande de se mettre à la place des disparus – de s’imaginer un instant soi-même dans cette condition –, jusqu’à l’injonction éthique qui exige de considérer notre responsabilité dans la poursuite (ou non) de leur quête.

Dans les exemples précédents, la désignation du vide se jouait entre langages (comme dans la revue Cauce) ou bien à l’intérieur d’un même langage (comme dans Ausencias) ; dans Portraits, en revanche, elle se produit par l’interaction des matériaux : un support (le miroir) vient rompre la continuité d’un autre (le papier peint), en introduisant une fracture. Le vide, ainsi circonscrit, est renvoyé à nous-même à travers le miroir, comme si l’abyme s’étendait cette fois vers l’intérieur. Le temps sans bornes propre à la disparition devient alors notre propre temps qui s’écoule pendant que nous contemplons l’image et nous nous contemplons en elle.

Mais c’est sans doute la Cueca sola qui porte à son comble l’émotion de l’absence. Dans la tradition chilienne, la Cueca est une danse de couple censée imiter la séduction de la poule par le coq. Entre frottement du sol avec la pointe des pieds et coups de talon, l’homme courtise la femme, qui prend part à ce jeu, tous deux traçant des figures circulaires sur la scène, avec des tours et des demi-tours. L’un et l’autre portent sur la main droite un foulard blanc agité au rythme de la musique. En 1978, le groupe folklorique de l’Association de Familles de Détenus Disparus au Chili a présenté pour la première fois dans un théâtre de Santiago cette pièce dansée par une femme seule, mère, sœur, épouse ou fille d’un disparu. Depuis lors, la Cueca sola a été interprétée d’innombrables fois par de centaines de femmes dans les manifestations publiques. Dans cette représentation solitaire, la femme, habillée en noir ou en blanc et noir, portant parfois la photo du disparu sur la poitrine, doit imaginer et nous faire imaginer les gestes de son partenaire – depuis l’invitation à la danse jusqu’aux tours et déplacements –, en y ajustant les siens. Le corps, en exprimant le manque, fait ainsi exister le vide. La fonction déictique retrouve alors son ancrage somatique : je, ici, désigne corporellement, comme on pointe du doigt, le lieu, là, où ce tu absent aurait dû être. La force émotive de cette manifestation réside dans ce corps-à-corps avec l’absence, mais aussi dans l’austérité des gestes et de l’expression : tout est dans la retenue. À la soustraction de l’autre correspond l’économie des moyens pour la signifier.

Lorsque le portrait du disparu est intégré à la représentation, on voit bien la différence, et pourquoi pas la complémentarité, entre deux manières de faire face à l’irreprésenté. La photographie affirme la vie ou la mort ; la danse, elle, actualise cet entre-deux. En dessinant les contours d’un corps qui pourrait être celui de n’importe quel partenaire – fils, frère ou père –, elle suggère ce limbe, tout en acquérant un caractère universel.

C’est peut-être en fin de compte dans des créations comme celles-ci, où la présence est évoquée par l’absence, que je retrouve Víctor ; non celui qu’il fut et que je n’ai pas connu, mais ce fantôme qu’il a toujours été pour moi. Elles expriment mieux que n’importe quelle image ou discours la raison de notre initiale commune, et surtout cette envie d’aller toujours au-delà, sans savoir exactement où, lorsque je cherche des informations sur lui. Comme les points de suspension dans un texte écrit, ces réalisations nous introduisent, non sans vertige, dans le domaine de ce qui se prolonge, de ce qui ne se fixe pas.

Certes, quelques-uns des corps des disparus ont été ou seront un jour retrouvés. Mais il ne

sauraient à eux seuls rendre compte de l’occultation dont ils ont fait l’objet et qui est en elle-

même une violence – envers nous, les vivants – rajoutée aux autres violences – envers eux, le

disparus – de la séquestration et de la torture. Car, si leurs récits en suspens se refermaient

enfin par une découverte improbable, il faudrait toujours trouver un moyen de dire que cette

clôture est arrivée trop tard, et que par conséquent elle ne va pas sans restes, sans cicatrices.

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8 En conclusion, tandis que la fonction de l’archive est de dire ce qui est ou ce qui a été – la présence donc, qui permet éventuellement d’expliquer l’absence –, les objets artistiques ou journalistiques dont j’ai tenté de rendre compte sont comme des archives de l’absence d’archives : des « traces de l’effacement des traces », dirait Soko Phay. Tout en gardant l’évidence d’une occultation qui doit en elle-même être retenue par l’histoire, elles désignent avec insistance le lieu d’une parole ou d’une image à venir ; elles circonscrivent l’espace d’une mémoire future. Cette mémoire apportera peut-être des éléments qui permettront enfin de combler le vide, mais la fonction de ces archives paradoxales est justement de préserver ce vide intact, en témoignant sans cesse de l’irreprésenté.

Références bibliographiques

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Références

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