• Aucun résultat trouvé

L ESPAGNE FACE À UNE CRISE SYSTÉMIQUE

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "L ESPAGNE FACE À UNE CRISE SYSTÉMIQUE"

Copied!
13
0
0

Texte intégral

(1)

L’ESPAGNE FACE À UNE CRISE SYSTÉMIQUE Benoît Pellistrandi

S.E.R. | « Études »

2020/6 Juin | pages 7 à 18 ISSN 0014-1941

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-etudes-2020-6-page-7.htm

---

Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R..

© S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(2)

L’ESPAGNE FACE À UNE CRISE SYSTÉMIQUE

Benoît PELLISTRANDI

La crise du coronavirus vient percuter une société fragile. Sa gestion révèle des défaillances de la part des instances gouver- nementales et surtout les défauts structurels du système poli- tique. Les inégalités territoriales, renforcées par l’administration décentralisée du pays, apparaissent au grand jour. L’Espagne d’aujourd’hui fait face à un formidable défi de « reconstruction ».

P

our qui s’essayait à une histoire du temps présent espagnol – et la matière était très riche –, il était clair qu’un cycle s’était ouvert en 2008. Avec la grande crise, économique et financière, commencée en 2008, l’Espagne était entrée dans une zone de turbulences, voire de « tempête plus que parfaite »1. Récession, appauvrissement spec- taculaire des classes les plus modestes, colères sociales pour dénon- cer tout à la fois la corruption des élites et les coupes budgétaires dans les budgets sociaux, crise des partis de gouvernement et recom- positions électorales et militantes qui ont contribué aux blocages politiques et aux répétitions électorales (2015, 2016 et deux fois en 2019), remise en cause du pacte démocratique issu de la transition et de la constitution de 1978 avec notamment en ligne de mire l’insti- tution monarchique et, bien entendu, avec ses spécificités propres mais aussi comme une synthèse imparfaite de tous ces phénomènes, la crise catalane qui a tout simplement menacé l’unité de la nation et la solidité de ses institutions démocratiques : la liste est longue pour

1. L’expression est d’Enric Juliana, directeur adjoint du quotidien libéral catalan La Vanguardia et auteur de España en el diván (2004-2014), Barcelone, 2014.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(3)

embrasser les manifestations de cette crise devenue globale et systé- mique. À ces éléments négatifs, on pouvait opposer le dynamisme d’une économie résiliente qui avait permis de faire passer le taux de chômage de 24  % de la population active en 2013 à 13,5  % en février  2020, de relancer la production industrielle dans le pays ; celui d’une société ouverte et tolérante capable de se mobiliser puis- samment pour dénoncer les violences sexuelles et conjugales ou pour explorer de nouvelles dimensions de l’État providence2.

L’inattendu de la pandémie liée au coronavirus vient balayer cette synthèse provisoire. La crise économique est de retour. Son ampleur fera à nouveau perdre jusqu’à 10 % de son produit intérieur brut (PIB) à l’Espagne. Le chômage est attendu à nouveau autour de 20 % de la population active. Le choc économique et social est répli- qué par un choc psychologique et politique. La violence de l’épidé- mie et l’effroyable bilan humain vont percuter une société espagnole d’autant plus fragile que ses médiations politiques sont en crise3. La gestion de l’épidémie, loin de redresser l’image du politique, a mis en lumière des défaillances gouvernementales mais aussi – et peut- être surtout – de graves défauts de structure du système espagnol.

Dans un pays profondément divisé entre des gauches et des droites qui alimentent un climat de crispation, la critique de l’action gou- vernementale entre dans le jeu politique « normal ». L’unité natio- nale n’a pu se réaliser. C’est un tort partagé entre gouvernement et oppositions. Mais là n’est pas le plus significatif ; au mieux, cela est désolant. La crise sanitaire a définitivement déchiré le voile de l’har- monie nationale et son bilan devra passer – sauf à vouloir s’exposer à de nouveaux déchirements – par un bilan critique de l’État des Autonomies et par sa réforme. On en est encore très loin : conjonc- turellement, le moment n’est pas encore venu ; politiquement, les conditions ne sont pas réunies.

2. Le gouvernement de Pedro Sánchez a envisagé, avant la crise sanitaire, de créer un « service public de l’euthanasie ».

3. Au moment où j’écris ces lignes (au 4 mai 2020), le bilan officiel est de 25 428 personnes dé- cédées. Par-delà ce chiffre brut, contesté dans sa capacité à refléter la totalité des morts dus au coronavirus, est aussi marquant le taux de plus de 50 morts pour 100 000 habitants, chiffre le plus élevé des grands États européens.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(4)

Une surinfection sur un grand corps malade ?

Les métaphores médicales saturent nos horizons d’analyse. Mais une société, un collectif, ne sont-ils pas des corps vivants avec leurs équilibres et leurs pathologies ? La crise sanitaire que nous vivons nous a fait redécouvrir tout le lexique médical appliqué au corps social, une tradition que les médecins hygiénistes du XIXe siècle ont inaugurée… au moment même où la politique faisait son apprentis- sage libéral et démocratique.

L’Espagne de 2020 était un collectif inquiet et divisé sur la défini- tion qu’il pouvait se donner de lui-même. Décrire la situation du pays ne pouvait se limiter à dresser un tableau à double entrée : passif et actif. L’affaire était autrement plus complexe et les tendances lourdes qui se manifestent interrogent la société espagnole comme jamais elle ne l’a été depuis la fin du XIXe siècle. Perdant en 1898 ses colonies de Cuba et des Philippines, l’Espagne apparaissait alors comme un pays décadent et ratant sa rencontre avec la modernité. Cette crise de conscience nationale donna lieu à une abondante littérature qui devait produire les instruments de la représentation que les Espagnols allaient avoir d’eux-mêmes, ainsi que les propositions de réforme. Le sentiment d’échec pénétra profondément la culture tandis que la recherche de l’homme fort, « le chirurgien de fer », et les essais de recomposition de l’homme espagnol allaient entrer en résonance avec la crise de la repré- sentation politique qui marquait l’entre-deux-guerres européen. La République (1931-1936), la guerre civile (1936-1939) et le franquisme étaient, chacun à leur manière, les résultats de ces tourbillons sociaux, politiques, culturels, économiques et idéologiques. Ou, pour le dire autrement et de manière peut-être excessive, l’Espagne fut malade de sa contemporanéité : elle ne se pensait qu’en décalage (un retard à rat- traper, une utopie à instaurer, un modèle à restaurer) avec le temps de l’Europe et du monde. Cet héritage de l’Histoire ne peut être ignoré. Il a structuré les cultures politiques et s’est réinvité dans les grilles d’ana- lyse. Le pessimisme qu’il a nourri est revenu en force, balayant le sen- timent de succès que furent les années 1976-2004, marquées par la transition démocratique qui manifestait que la politique pouvait résoudre les problèmes, l’intégration européenne et la modernisation économique et sociale qui faisait de l’Espagne un pays riche. L’Espagne était-elle condamnée à n’être jamais qu’un problème ? L’état de défiance de la société espagnole (la classe politique était, pour 54 % des Espa-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(5)

gnols, le problème le plus grave qu’ait à affronter le pays4) et les bles- sures nées de la crise catalane avaient divisé le pays comme jamais. La haine était revenue en politique.

Les affrontements politiques ont mobilisé une dialectique extrême- ment violente. Une comparaison sur le vocabulaire du politique entre 1976-1982 et 2010-2020 serait sans doute saisissante ! On a vu revenir dans le débat public des expressions dignes des années 1930… Une guerre des mots, largement amplifiée par les médias et plus encore par les réseaux sociaux, a divisé les Espagnols. Dans ces conditions, le deu- xième gouvernement de Pedro Sánchez, mis en place au tout début de janvier 2020, a été dans l’incapacité d’établir son autorité. Faible de ses fragilités structurelles qui sont le résultat des choix politiques faits par tous les acteurs politiques du moment, le gouvernement espagnol n’a pas su incarner une forme de mobilisation et d’unité nationales.

En outre, la crise sanitaire ne pouvait relever du seul gouverne- ment national. La structure décentralisée de l’Espagne a fait de la ges- tion des infrastructures et des personnels hospitaliers et médicaux une compétence des régions. Le ministre de la Santé, Salvador Illa, est à la tête d’une structure d’accompagnement et de contrôle, pas de coordination et d’impulsion. 92 % de la dépense sanitaire est assurée par les communautés autonomes5. Il doit composer avec les dix-sept conseillers régionaux en charge de ces dossiers. Très vite, on a vu concrètement la concurrence et l’opposition entre le gouvernement central et les acteurs locaux. Ces divergences venaient naturellement se glisser dans le grand drame catalan. Ainsi le Président catalan, Quim Torra, plaidait-il pour un confinement strict et complet et accu- sait Madrid d’abandonner la Catalogne. Mais le Président basque, Iñigo Urkullu, faisait entendre au gouvernement Sánchez la voix des industriels basques qui ne voulaient pas envisager une mise à l’arrêt de l’activité économique. Les discussions parlementaires liées à l’ap- plication de l’état d’urgence sanitaire ont mis au jour les intérêts pro- fondément contradictoires des régions espagnoles.

4. Sondage du Centre de recherches sociologiques (Centro de Investigaciones Sociológicas ou CIS), en janvier 2020, avant la crise sanitaire. Sans surprise, l’enquête d’avril 2020 place le coronavirus comme première source de préoccupation (49,3 %). Mais la classe politique et ses comportements restent considérés comme un problème (54 %). L’enquête a modifié sa méthodologie et distingue plusieurs items relatifs à la classe politique : elle n’apparaît plus comme la principale source de préoccupation, sauf si on additionne à nouveau selon l’ancienne méthode !

5. Les dernières données fiables dont on dispose sont celle de l’Informe Anual del Sistema Nacio- nal de Salud 2017 publié par le ministère de la Santé en 2019. La dépense de santé s’élevait à presque 100 milliards d’euros, soit 9,3 % du PIB (dont 42 milliards pour les hôpitaux). Ce chiffre de 92 % est tiré de ce rapport.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(6)

La crise a révélé l’existence de politiques de santé assez profon- dément divergentes. La Communauté de Madrid, dirigée depuis 1995 par le Parti populaire (droite libérale), a fondé sa stratégie sur la privatisation et l’externalisation de beaucoup des services qui entourent l’hôpital. De plus, la grande crise économique et finan- cière a obligé les exécutifs successifs à de nombreuses coupes budgé- taires. La structure de la dépense sanitaire globale entre 2010 et 2017 montre que le budget global est resté stable autour de 99 milliards d’euros (mais avec un point bas en 2013 de 93  milliards). Cette dépense a été marginalement déplacée vers le secteur privé (29 % de la dépense en 2017, contre 26 % en 2011)6. Il n’empêche que le débat autour de la santé et de son financement révèle les contrastes idéolo- giques entre droite et gauche. Le bilan provisoire du coronavirus semble mettre en accusation le système sanitaire espagnol : avec un taux de létalité de 9,6  % (12,3  % en Italie), l’Espagne est, à la mi-avril 2020, le deuxième pays le moins efficace dans le traitement de la maladie, si l’on s’en tient à ce seul indicateur. En nombre de malades infectés (0,4 % de la population à la mi-avril), l’Espagne est le pays le plus affecté.

La péninsule n’a pas été également frappée par l’épidémie sur son territoire. Madrid d’abord, puis la Rioja, la Catalogne et le Pays basque ont été les régions les plus affectées. L’Andalousie l’a été beaucoup moins7. Cela a eu des effets sur la saturation des services hospitaliers.

À Madrid, l’armée a monté en moins de vingt-quatre heures un hôpi- tal de campagne de cinq cents lits dans des installations destinées en temps normal aux foires et expositions. Mais, contrairement à ce qui s’est passé en France, aucun transfert de malade n’a pu être organisé d’une région vers une autre. Un seul cas a été recensé entre un hôpital de Soria (Castille-et-Léon) et de Logroño (Rioja). La proximité (110 km) et les liens nombreux entre les deux provinces expliquent que cette « prouesse » ait été possible. Dans un moment de grand dan- ger national, l’Espagne a vu la réalité de ses frontières intérieures. On ne s’étendra pas outre mesure sur l’antipathie radicale et perturbante manifestée par le gouvernement catalan qui s’est attaché à la gestion de la crise avec le souci manifeste d’en tirer le plus grand profit pour sa propagande indépendantiste.

6. Ministère espagnol de la Santé, Informe Anual del Sistema Nacional de Salud 2017, p. 11.

7. Jusqu’au 4 mai 2020, 1 672 malades pour 100 000 habitants dans la Rioja, 1 002 pour Madrid mais seulement 170 en Andalousie et 100 aux Canaries.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(7)

La crise révèle l’inégalité territoriale. L’Espagne intérieure (les deux Castille : Castille-et-Léon et Castille-La Manche), âgée et vide, a dénoncé l’état d’abandon dans lequel elle se trouve. Depuis cinq ans, l’existence de l’Espagne vide et dépeuplée est entrée dans le débat poli- tique8. Dans la province de Teruel (Aragon), la première force poli- tique est un courant transpartisan, «  Teruel existe  », qui fonde sa revendication sur le retour de l’État dans la province par des investis- sements massifs et une politique de désenclavement. Elle a élu un député aux Cortes Generales, le Parlement espagnol, qui s’est révélé décisif au moment d’aider Pedro Sánchez à constituer une majorité !

Un gouvernement fragile

La difficulté principale du gouvernement Sánchez, par-delà l’ur- gence de la situation et la structure si singulière d’action des pouvoirs publics en Espagne, tient à sa base politique. Celle-ci est le résultat de mouvements qui s’emboîtent les uns avec les autres et qui ne cessent de grossir le nœud gordien espagnol. Il convient de le décrire rapidement.

Commencer par la crise catalane est obligatoire. On sous-estime gravement ce que cette crise signifie. Comme le signalait Josep Bor- rell lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères en juin 2018, l’Es- pagne devait faire face à une crise de souveraineté et à un risque de sécession. Sans revenir sur les fondements du nationalisme catalan9, il faut bien comprendre que la revendication d’indépendance soute- nue par le gouvernement catalan a mis au jour une triple fracture.

Celle du lien entre la Constitution et les institutions qui en éma- nent : les parlement et gouvernement catalans, instruments de la représentation régionale et de l’autonomie catalane, se sont soulevés contre l’ordre constitutionnel et, au lieu d’exercer leurs pouvoirs étendus dans ce cadre, ont cherché à le forcer de manière unilaté- rale. Celle du lien entre les Catalans eux-mêmes : les Espagnols vivant en Catalogne se partagent presque à égalité (selon qu’on étu- die les résultats électoraux ou les sondages) entre pro et anti-indé- pendantistes. Enfin celle du lien entre la Catalogne et l’Espagne,

8. On peut dater précisément le phénomène avec la publication du livre du journaliste Sergio del Molino, La España vacía. Viaje por un país que nunca fue (Éditions Turner, 2016).

9. Je me permets de renvoyer à mon article « Le nationalisme catalan dans sa dérive », Études, n° 4248, avril 2018, pp. 7-18.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(8)

créant une hostilité puissante entre les représentations sociales véhi- culées par les médias et les réseaux sociaux10.

Depuis octobre 2017 et l’échec du « processus unilatéral » d’indé- pendance, la situation s’est figée. Les partis nationalistes ont échoué11, mais ils ne peuvent pas le reconnaître. Ils doivent donc reformuler leur projet. Ils le font dans un climat d’hostilité puissante entre eux et de rivalité électorale exacerbée. Les deux scrutins législatifs d’avril et de novembre 2019 ont donné l’avantage à la gauche républicaine. Restent cependant pour eux une commune hostilité à l’ordre espagnol, une position enviable d’arbitres parlementaires à Madrid où ni la droite, ni la gauche ne disposent de majorité absolue et un mythe national qui demeure mobilisateur. La condamnation à des peines de prison ferme d’anciens responsables indépendantistes alimente la dénonciation d’un usage abusif de la justice par l’État espagnol et crée des « mar- tyrs » politiques. Le projet indépendantiste ne s’est pas évaporé.

L’évolution politique du reste de l’Espagne offre aux indépendan- tistes les moyens d’un rebond. En juin 2018, Pedro Sánchez, leader du Parti socialiste, réussit à faire tomber le gouvernement de Mariano Rajoy grâce à une alliance parfaitement conjoncturelle de tous les groupes de la chambre des députés, à l’exception du Parti populaire et des centristes de Ciudadanos. En février  2019, dans l’incapacité de faire voter un budget à cause de la menace de vote négatif des députés indépendantistes catalans, Sánchez décide de dissoudre le Parlement.

Les élections du 28  avril 2019 lui offrent une victoire insuffisante12. Échouant en juillet à être investi par ce même Parlement, celui-ci est à nouveau dissous et un nouveau scrutin se tient le 10 novembre 2019.

Nouvelle déception13 ! L’équation politique pour Sánchez est redou- table : il lui faut faire alliance avec la gauche radicale de Podemos. Solu- tion qu’il avait rejetée en septembre  2019 arguant, notamment, des différences de fond entre les deux partis sur la Catalogne. Il avait même

10. La maire de Vic (dans la province de Barcelone), Anna Erra i Solà, a suggéré aux Catalans « de ne plus s’adresser systématiquement en castillan à ceux qui n’ont pas, physiquement, l’air catalan ».

Elle entendait ainsi mieux développer l’usage de la langue catalane en réduisant le bilinguisme.

Mais sa formule « physiquement l’air catalan » suggère un racialisme inquiétant…

11. Gauche républicaine de Catalogne (Esquerra Republicana de Catalunya ou ERC), Ensemble pour la Catalogne (Junts pel Catalunya ou JxC) et Candidature d’unité populaire (Candidatura d’Unitat Popular ou CUP).

12. Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) : 123 sièges (+ 39) ; PP : 66 (- 71) ; Ciudadanos : 57 (+ 25) ; Podemos : 42 (- 29) ; Vox : 24 (+ 24) ; ERC : 15 (+ 6) ; JxC : 7 (- 1) ; Parti nationaliste basque (Partido Nacionalista Vasco ou PNV) : 6 (+ 1).

13. PSOE : 120 sièges (- 3) ; PP : 89 (+ 23) ; Vox : 52 (+ 28) ; Podemos : 35 (- 7) ; ERC : 13 (- 2) ; Ciuda- danos : 10 (- 47) ; JxC : 8 (+ 1) ; PNV : 7 (+ 1).

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(9)

dit qu’il « n’arriverait pas à dormir, ni 95 % des Espagnols, s’il avait des ministres Podemos dans son cabinet » ! Mais cette alliance est insuffi- sante : il lui faut l’abstention bienveillante des républicains indépen- dantistes catalans (Esquerra Republicana de Catalunya ou ERC). Au terme d’une négociation qui prévoit notamment l’instauration d’une commission intergouvernementale de négociation dans laquelle les exécutifs espagnol et catalan sont placés sur pied d’égalité (en contra- diction flagrante avec l’esprit de la Constitution), les élus d’ERC s’abs- tiennent et le gouvernement Sánchez peut commencer à gouverner.

La clef de la stabilité gouvernementale est donc entre les mains des indépendantistes catalans, qui ne se privent pas de le rappeler régulièrement. Aussi, la situation a-t-elle été totalement inversée entre octobre 2017 et janvier 2020. D’une position d’échec, les indé- pendantistes sont devenus des arbitres nationaux. La crise du coro- navirus a mis en arrière-plan l’urgence de la crise catalane. Mais celle-ci demeure et cette position d’arbitre des indépendantistes catalans crée une corrélation – à n’en pas douter de nature per- verse – entre la question catalane et l’après-crise sanitaire. Tel un cancer, la question catalane est invasive et dépasse le cadre du rationnel mais aussi son périmètre propre.

Une classe ou une caste politique ?

Cette situation provoque un puissant rejet de la classe politique par la population14. Dans les enquêtes d’opinion, les institutions qui jouissent de la confiance des Espagnols sont l’armée, les forces de sécu- rité et de secours. Celles qui, au contraire, suscitent la plus grande méfiance sont l’Église et la classe politique. Phénomène désormais clas- sique que l’on observe ailleurs en Europe ? Peut-être. Mais il y a plus. Les deux grands partis de gouvernement, le Parti socialiste ouvrier espa- gnol (PSOE) et le Parti populaire (PP), ont failli. Chargés de concourir à l’expression politique de la société, ils sont devenus des machines cor- rompues. Le PP a été condamné en tant que parti, en mai 2018, pour son financement illégal. Plusieurs de ses dirigeants emblématiques sont condamnés ou poursuivis par la justice, à Valence, aux Baléares et à Madrid. En octobre 2019, les anciens dirigeants du socialisme andalou

14. Moins de la moitié des électeurs de 18 à 25 ans se seraient déplacés pour les scrutins de 2019 !

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(10)

ont écopé de lourdes peines de prison pour détournement de fonds publics. Cependant, les partis nationalistes ou régionalistes ne sont pas en reste. Faut-il alors s’étonner que le cinéaste Rodrigo Sorogoyen réa- lise un excellent thriller sur la corruption politique qui conjugue avec une habileté saisissante tous les ingrédients qui ont fait l’actualité judi- ciaire de la vie politique depuis plus de vingt ans15 ?

Le mouvement des Indignés, né en mai 2011, avait représenté une critique impitoyable des agissements de la classe politique. La gauche radicale qui a surgi de cette mobilisation popularisa le terme de

« caste » pour désigner, non sans tentation populiste, des responsables politiques qui avaient failli, à force de contourner les lois au seul béné- fice du parti… et du portefeuille. Podemos, puisqu’il s’agit de cette force politique, a surfé sur cette colère populaire. Puis, les dirigeants du parti ont eux-mêmes succombé à une forme de concession aux mœurs politiques : Pablo Iglesias Turrión et sa compagne Irene Mon- tero ont été épinglés lorsqu’ils ont acheté, sous les prix du marché, une résidence dans une des banlieues les plus huppées de Madrid. Et que dire de leur nomination conjointe au gouvernement, l’un comme Vice-président, l’autre comme ministre de l’Égalité16 ?

Le quotidien El País faisait le compte des anciens présidents des communautés autonomes poursuivis par la justice : neuf au total pour les quatre régions les plus peuplées (Catalogne, Madrid, Anda- lousie et Valence). Comment s’étonner qu’un populisme antiperson- nel politique se développe ? Le discrédit des forces politiques est donc considérable.

Mais la promesse de renouvellement qu’ont portée les deux nou- velles formations – Podemos à gauche et Ciudadanos au centre – n’a pas produit tous ses fruits. Face aux deux partis de gouvernement qui se sont essoufflés (en 2008, PSOE et PP rassemblaient 85 % des voix ; 48 % au deuxième scrutin de 2019), Podemos et Ciudadanos se présen- taient comme une alternative. La manière dont, loin d’inventer un nouveau monde, ils se sont glissés dans les usages de l’ancien monde les a en partie disqualifiés. Les centristes en ont fait la très cruelle expé- rience, passant de 57 sièges en avril à 10 en novembre ! Ils ont perdu, en six mois, les deux tiers de leur électorat et la quasi-totalité de leur groupe parlementaire. La raison ? Loin d’être constructifs, ils ont été

15. R. Sorogoyen, El Reino (2 h 11, 2018), sorti en France sous le même titre le 17 avril 2019.

16. De même, certains se sont émus que le ministre de la Justice soit le compagnon de la présidente de la Chambre des députés.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(11)

les éléments du blocage parlementaire et politique de 2019. Profondé- ment hostiles aux indépendantistes, les centristes ont préféré abandon- ner Sánchez à une alliance avec ces forces plutôt que de lui apporter leur concours17. Les électeurs ont sanctionné sans pitié cette stratégie qui révélait une instrumentalisation du moment politique à des fins étroitement partisanes. Où était la recherche de l’intérêt général ?

La rénovation des partis socialiste et populaire n’est que généra- tionnelle. Sánchez a pris le contrôle du parti et le conduit de manière très personnelle. Né en 1972, il est de ceux qui ont fait leur éducation politique dans le cadre démocratique né en 1978. Il est aussi repré- sentatif de cette génération obsédée par les enjeux de communica- tion. Son actuel directeur de cabinet, Iván Redondo, qui contrôle tout le dispositif gouvernemental, est un spécialiste de la communi- cation qui avait d’abord vendu ses services à Xavier García Albiol du PP en Catalogne et à José Antonio Monago, toujours du PP, en Estré- madure. Mercenaire de la politique (il préside une société de conseils), il est entré au service du socialiste Sánchez comme on capte un client ou un marché. Signe de sa dépendance à son égard, le président Sánchez lui a confié la coordination de l’action gouverne- mentale dans la lutte contre le coronavirus ! Du côté du PP, la réno- vation nécessaire s’est limitée à un ravalement de façade. Le nouveau leader, Pablo Casado (né en 1981), a montré la plasticité de son posi- tionnement politique lors des deux campagnes de 2019. À la pre- mière, il a occupé l’espace politique de la droite la plus dure. Puis, lors de la campagne de l’automne 2019, il a entonné à nouveau le discours centriste, avec plus de succès dans les urnes.

Le troisième temps de la recomposition politique espagnole, après Podemos et Ciudadanos, peut être daté du surgissement de Vox, un parti né à l’initiative du PP d’anciens militants basques et qui incarne une « revanche de la droite ». Le parti qui ne recueillait que 0,2 % des voix en décembre 2015 passe à 10 % en avril 2019, avec 22 élus, et 15 % en novembre, avec 52 députés. Vox représente « le retour de la droite », pain béni pour la gauche qui peut dénoncer le fantôme du franquisme – un joker politique commode pour mobiliser affectivement le

« peuple de gauche ». Mais Vox n’est pas un avatar du franquisme, même si ses dirigeants ne masquent pas leur jugement souvent positif sur l’action du général Franco. Vox est un précipité d’électeurs insatis-

17. Après le scrutin d’avril 2019, socialistes et centristes auraient disposé d’une majorité absolue de 180 sièges en cas de coalition parlementaire et gouvernementale.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(12)

faits qui veulent à la fois récompenser ceux qui dénoncent une immi- gration trop présente18, ceux qu’indignent le moralisme progressiste dans lesquels ils classent pêle-mêle les féministes, les animalistes, les mouvements LGBTQI+, ceux qui croient à l’unité de l’Espagne comme on défend un dogme. Phénomène populiste qui résonne avec d’autres situations européennes, Vox est aussi proprement espagnol. Sa géo- graphie électorale nous signale toutefois que c’est davantage la théma- tique de l’immigration et l’inquiétude économique qui sont les res- sorts du succès que la seule dénonciation des indépendantistes catalans et basques19.

Sur le plan de l’arithmétique électorale, force est de constater que l’éclatement du PP en trois options – le centre (7 %), le PP historique (20 %), la droite « dure » avec Vox (15 %) – recueille à peu près le même pourcentage que lorsque le PP assurait à lui tout seul la représentation de l’ensemble de la droite espagnole (avec 44 %). La structure parti- sane de la droite s’est délitée et a laissé place à un ensemble tripartite.

Du coup, les différences de sensibilité et de cultures politiques rendent difficiles une union, tant la compétition électorale oblige à une concurrence complète. Le PP, fort de son identité historique, ne peut braconner sur des terres « politiquement incorrectes » qui sont celles de Vox, tandis que les centristes ont sombré corps et biens à force de louvoyer entre la raison modérée et les passions identitaires. La droite espagnole est à reconstruire mais, dans son explosion, elle a remis en lumière des traditions idéologiques fortement divergentes.

La manifestation d’une droite radicalisée permet à la gauche de dénoncer un « franquisme sous-jacent ». Ce discours rejoint celui des indépendantistes catalans qui voulaient voir dans la constitution de 1978 un système de concessions aux conservateurs et donc une étape à dépasser. C’est le thème des deux Espagne qui se réinvite dans le débat politique. Né dans les guerres civiles du XIXe siècle20, exacerbé lors de la guerre civile de 1936-1939, le mythe des deux Espagne mobi- lise deux identités hostiles l’une à l’autre du pays. À l’Espagne catho- lique, orthodoxe et autoritaire s’oppose une Espagne libérale, hétéro- doxe et progressiste. Les deux seraient inconciliables. Cette culture de

18. La part de la population étrangère est passée de 0,5 % en 1995 à 14,5 % en 2019.

19. Vox obtient ses meilleurs scores dans le sud de l’Espagne (autour ou au-dessus de 20 %), en Andalousie et à Murcie, tandis qu’il peine à dépasser les 5 % à 7 % dans le Nord.

20. Mariano José de Larra, dans son article « une visite au cimetière » (1836), avait immortalisé en une formule fameuse cette dualité espagnole : « Ci-gît la moitié de l’Espagne assassinée par l’autre moitié. »

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

(13)

la fracture et du clivage semble propre au pays. Quelle erreur ! Il n’est pas un seul pays européen qui ne se soit construit et acculturé sans cette dualité que résume la division entre gauche et droite. La singula- rité espagnole tient davantage aux souvenirs brûlants qu’a laissés cette opposition qu’à son existence. Les fractures espagnoles ne sont pas encore enfouies sous d’épaisses couches sédimentaires : elles demeurent des lignes de faille qui expliquent la tectonique culturelle et idéolo- gique du pays.

D’autres éléments devraient être convoqués pour finir de brosser un tableau complet de la situation du pays : la crise de l’institution monarchique malgré les efforts du roi Felipe VI depuis 2014, l’attitude des élites financières et économiques qui ont embrassé le credo libéral, porteur de croissance mais aussi de déséquilibres sociaux et écolo- giques, dont la prise de conscience est de plus en plus vive. Le pré- sident Sánchez parle de « reconstruction » de l’Espagne après la crise sanitaire. Le terme, à lui seul, révèle l’intensité du moment présent21. Chacune des institutions espagnoles, qu’elle soit nationale ou régio- nale, étatique ou sociale, est placée devant un défi historique. Il faut, parce qu’on aime l’Espagne, formuler le vœu que les Espagnols, et les Européens qui les accompagnent, soient à la hauteur de la situation.

Puissent-ils exorciser les poisons de leur histoire pour inventer un avenir à la hauteur de leur bonne réputation !

Benoît PELLISTRANDI

21. 73,3 % des Espagnols estiment que les décisions dans la lutte contre l’épidémie doivent être prises par l’État et seulement 20,7 % par les gouvernements régionaux (données de l’enquête du CIS, avril 2020). Est-ce une timide réhabilitation de l’État central ?

Retrouvez le dossier « Identités européennes » sur www.revue-etudes.com

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Gustave Eiffel - - 193.50.159.175 - 27/06/2020 18:50 - © S.E.R.

Références

Documents relatifs

Il n’est donc pas possible de livrer les logements par tranches, comme cela se fait dans les programmes de développement résidentiels classiques, pour bénéficier de la hausse des

Sous ce régime, les biens des conjoints mariés sont divisés en deux catégories : ceux qui sont propres à chacun et ceux acquis par chaque conjoint pendant le mariage ou

Résultat connu comme “théorème du

Une famille de solutions est, au signe près, a et b étant des entiers positifs ou négatifs :... C’est la solution en nombres non tous positifs obtenue en

Trouvez des ensembles d’entiers naturels strictement positifs, dont la somme des éléments est minimale et qui contiennent exactement k multiples de k dans les cas suivants :Q1 :

Les 4 tableaux ci-après donnent les entiers qui sont retenus dans chacun des cas avec un astérisque pour repérer les entiers divisibles par l’un des facteurs premiers 2 ou 3 ou 5 ou

78,6% ne se sentent pas offusqués de recevoir un cadeau d’occasion pour Noël Obvy, société spécialisée dans les paiements sécurisés et fractionnés pour les

L’analyse du budget SIDA du Ministère de la santé publique montre que le Bureau du Secrétaire permanent et le Service de lutte contre les maladies transmissibles occupent la