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Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence, miroirs de la pensée juridique française (1789 - 1914)

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Submitted on 30 Jun 2020

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Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence,

miroirs de la pensée juridique française (1789 - 1914)

Pierre-Nicolas Barenot

To cite this version:

Pierre-Nicolas Barenot. Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence, miroirs de la pen-sée juridique française (1789 - 1914). Droit. Université de Bordeaux, 2014. Français. �NNT : 2014BORD0182�. �tel-02884736v2�

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THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE

DOCTEUR DE

L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (ED 41)

SPÉCIALITÉ HISTOIRE DU DROIT

Par Pierre-Nicolas BARENOT

Entre théorie et pratique : les recueils

de jurisprudence, miroirs de la pensée

juridique française (1789-1914)

Sous la direction de Nader HAKIM,

Professeur à l’Université de Bordeaux

Soutenue le 7 novembre 2014

Membres du jury :

M. Frédéric Audren, Chargé de recherche au C.N.R.S., Professeur à l’Ecole de droit

de Sciences Po Paris

M. Serge Dauchy, Directeur de recherche au C.N.R.S., rapporteur

M. Olivier Descamps, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas

M. Nader Hakim, Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur de thèse

M. Jean-Louis Halpérin, Professeur à l’Ecole Normale Supérieure, rapporteur

M. Xavier Prévost, Professeur à l’Université de Bordeaux

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Titre :

Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence, miroirs de la pensée juridique française (1789-1914)

Résumé :

Pionniers des études jurisprudentielles contemporaines, fondateurs des plus célèbres maisons d'édition juridique française, inventeurs de nouveaux genres littéraires et doctrinaux, les arrêtistes du XIXe siècle demeurent néanmoins encore largement méconnus. Au sein de leurs recueils de jurisprudence, Jean-Baptiste Sirey, Désiré Dalloz et leurs nombreux collaborateurs, concurrents et successeurs, ont pourtant été des acteurs à part entière d'une pensée juridique française trop souvent réduite aux seuls auteurs de la doctrine. Entre théorie et pratique, l' « arrêtisme » contemporain a ainsi formé, de la Révolution jusqu'aux années 1870, un mouvement majeur de la littérature et de la pensée juridiques. Sur cette période, arrêtistes et commentateurs de la doctrine se sont en effet âprement affrontés sur le terrain épistémique et éditorial, opposant travaux et discours sur la jurisprudence, et luttant pour le monopole des études jurisprudentielles. A partir des années 1880 toutefois, l'arrivée massive des universitaires au sein des recueils de jurisprudence va marquer la fin de l'arrêtisme des praticiens. A la Belle Epoque, les auteurs de l' « Ecole scientifique » qui entendent renouveler l'étude et la science du droit s'emparent à leur tour activement de la jurisprudence ; présenté comme un rapprochement salvateur entre l'Ecole et le Palais, le « projet jurisprudentiel » des professeurs va toutefois contribuer à détacher les recueils d'arrêts de la culture praticienne dont ils étaient originellement issus. Il ressort de cette étude une relecture de l’histoire intellectuelle des recueils d’arrêts et des arrêtistes, dont l’historiographie classique en a dressé un portrait partiel, sinon partial.

Title:

Between theory and practice: casebooks, mirrors of French legal thought (1789-1914) Abstract

Pioneers of contemporary case law studies, founders of the most famous French legal publishing companies, inventors of new literary and doctrinal genres, the arrêtistes of the nineteenth century still remain largely unknown. In their casebooks, Jean-Baptiste Sirey, Désiré Dalloz and their many collaborators, competitors and successors, were actors in their own right on the stage of French legal thinking, a stage too often reduced to the only authors of the doctrine. Between theory and practice, the contemporary "arrêtisme" formed, from the Revolution to the 1870s, a major movement of literature and legal thought. Over this period, the arrêtistes and the authors of legal doctrine clashed on epistemic and editorial grounds, opposing work and discourses on case law, and fighting for the monopoly of judicial analyses. However, from the 1880s onwards, the influx of university professors in casebooks marked the end of the practitioners’ arrêtisme. During the Belle Epoque, the authors of the "Ecole scientifique", who intended to renew the study and science of law, took possession of case law; presented as a salutory reconciliation between the School and the Court, the professors’ "jurisprudential project" nevertheless contributed to separate case law reports from the culture of practitioners they were originally derived from. What emerges from this study is a re-reading of the intellectual history of casebooks and arrêtistes, of which classical historiography gave a partial –if not biased -picture.

MOTS CLÉS

Pensée juridique –Littérature juridique –Jurisprudence –Doctrine –Recueils d’arrêts –Science juridique –Pratique –Arrêtisme –Sirey –Dalloz –Jurisprudence Générale du Royaume –Recueil Général des Lois et des Arrêts –Journal

du Palais –XIXesiècle

KEYWORDS

Legal thought –Legal literature –Case law –Legal doctrine –Casebooks –Legal science –Practice –Arrêtisme –Sirey –Dalloz –Jurisprudence Générale du Royaume –Recueil Général des Lois et des Arrêts –Journal du Palais – Nineteenth century

Unité de recherche

[Centre Aquitain d’Histoire du Droit, Université de Bordeaux Bât. Recherche droit. Avenue Léon Duguit, 33608 Pessac Cédex]

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Remerciements

Nous tenons tout d’abord à remercier l’ensemble des enseignants en histoire du droit de l’Université de Bordeaux, qui nous ont transmis, de notre première année d’étude à l’achèvement de cette thèse, leur passion pour leur matière. Nos remerciements vont en premier lieu au professeur Gérard Aubin, dont le cours d’histoire des institutions a donné du sens et du relief à nos premiers pas dans les études juridiques. Nos souhaitons également exprimer toute notre gratitude aux professeurs Michel Vidal, Gérard Guyon, Bernard Gallinato ainsi qu’à Marc Malherbe, qui ont su nous communiquer, chacun à leur manière, mais tous avec énergie et bienveillance, leur savoir et leur goût pour l’enseignement et la recherche. Enfin, nous souhaitons rendre un hommage tout particulier au professeur Nader Hakim, notre directeur de thèse et notre maître, sans lequel nous n’aurions jamais pu accomplir ce chemin. Son cours d’histoire de la pensée juridique en troisième année de Licence a considérablement ravivé notre intérêt pour le droit, en nous ouvrant des perspectives de recherche jusqu’à lors insoupçonnées. Nous le remercions pour l’invariable confiance qu’il nous a accordé tout au long de notre thèse, pour sa cordialité, pour sa disponibilité, pour les travaux et projets de recherches auxquels il nous a associé, et, enfin, pour tous les échanges extrêmement riches et stimulants que nous avons pu avoir. Qu’il trouve dans ces quelques lignes l’expression de mon immense gratitude.

Nous remercions tout aussi chaleureusement les professeurs Serge Dauchy, Olivier Descamps, Jean-Louis Halpérin, Xavier Prévost et Frédéric Audren, pour le très grand honneur qu’ils nous font d’avoir accepté d’examiner notre travail, et de siéger aujourd’hui dans ce jury.

Sur le plan personnel, nous tenons à remercier nos parents pour leur indispensable compréhension, ainsi que tous nos amis pour leurs nombreux encouragements. Un grand merci enfin à Sabrina, pour son irremplaçable patience et son indéfectible soutien tout au long de ces derniers mois.

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Sommaire

Partie I) Rapporter les arrêts, l’arrêtisme praticien (1791-1880)

Titre I) L’établissement de l’arrêtisme contemporain (1791-1830)

Chapitre 1) De la Révolution au Code civil, les jalons de l’arrêtisme contemporain

Chapitre 2) Développer et légitimer l’arrêtisme (1800-1830)

Titre II) La normalisation de l’arrêtisme (1830-1870)

Chapitre 1) L’âge d’or de l’arrêtisme praticien (1830-1860)

Chapitre 2) La jurisprudence saisie par la doctrine (1820-1870)

Partie II) Commenter la jurisprudence, l’analyse doctrinale

(1880-1914)

Titre I) Eléments de prosopographie des recueils de jurisprudence de la Belle

Epoque

Chapitre 1) Les auteurs du Recueil Général des Lois et des Arrêts (1880-1914)

Chapitre 2) Les auteurs de la Jurisprudence Générale (1880-1914)

Titre II) Les liaisons de la doctrine et de la jurisprudence à la Belle Epoque

Chapitre 1) Le « projet jurisprudentiel » de la doctrine privatiste

Chapitre 2) Le difficile dialogue de l’Ecole et du Palais

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Liste des principales abréviations utilisées

D. – Recueil Dalloz (Jurisprudence Générale du Royaume)

J.A. – Journal des Audiences

S. – Recueil Sirey (Recueil Général des Lois et des Arrêts)

Le premier chiffre indique l’année, le deuxième la partie, le troisième la page Ex : S.59.1.453 signifie recueil Sirey, 1859, première partie, page 453.

A.N. – Archives Nationales

Droits – Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques

ENSSIB – Ecole Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques

P.U.B. – Presses Universitaires de Bordeaux

P.U.R. – Presses Universitaires de Rennes

P.U.S. – Presses Universitaires de Strasbourg

R.T.D.Civ. – Revue Trimestrielle de Droit Civil

R.R.J. – Revue de la Recherche Juridique, Droit Prospectif

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8

Introduction

Quel juriste n’a jamais été amené à consulter l’une de ces vastes collections de recueils d’arrêts, dont les épais volumes reliés et classés par années remontent la chaîne du temps au sein des rayonnages des bibliothèques de droit ? Il n’est sans doute pas d’ouvrages plus typiques de la littérature juridique contemporaine, ni plus familiers à toutes les classes de juristes, que les grands recueils de jurisprudence des maisons Dalloz ou Sirey, dont les étiquettes font aujourd’hui - pour ainsi dire - partie intégrante du patrimoine juridique français. Abondamment consultés hier comme aujourd’hui par les praticiens et par les universitaires, ces recueils d’arrêts ont été abordés ou étudiés de façon plus ou moins directe dans un certain nombre de travaux.

Dans leurs grandes études sur la jurisprudence et le phénomène jurisprudentiel, Jean-Louis Halpérin, Evelyne Serverin ou encore Frédéric Zénati ont naturellement abordé la question des médias de la jurisprudence, et notamment de ses médias contemporains1. Dans le cadre de l’histoire

de la presse, les travaux de Jean-Yves Mollier et de Valérie Tesnière ont apporté un éclairage bienvenu sur l’histoire éditoriale et économique de la presse juridique contemporaine, et en particulier sur l’histoire des maisons Dalloz et Sirey à l’origine des deux plus grandes collections de recueils d’arrêts aux XIXe et XXe siècles2. Leurs fondateurs, Désiré Dalloz et Jean-Baptiste Sirey, ont également fait l’objet de plusieurs études spécifiques3 ; toutefois, ces dernières demeurent

1

Jean-Louis HALPERIN, Le Tribunal de cassation et les pouvoirs sous la Révolution (1790-1799), L.G.D.J., Paris, 1987 ; Evelyne SERVERIN, De la jurisprudence en droit privé – théorie d’une pratique, collection Critique du droit, publié avec le concours du C.N.R.S., Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1985 ; Frédéric ZENATI, La

Jurisprudence, coll. Méthodes du Droit, Dalloz, Paris, 1991.

2

V° notamment Jean-Yves MOLLIER, L’argent et les lettres – Histoire du capitalisme d’édition 1880-1920, Fayard, Paris, 1988 ; V° Jean-Yves MOLLIER, « Editer le droit après la Révolution française », Jean-Dominique MELLOT & Marie-Hélène TESNIERE (dir.), Production et usages de l’écrit juridique en France du Moyen Age à nos jours,

Histoire et civilisation du livre (revue internationale), t.1, Droz, Genève, 2005, pp. 137-147 ; Valérie TESNIERE, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire (1860-1968), P.U.F., Paris, 2001. Sur l’histoire de l’édition juridique v° aussi les éléments bibliographiques infra, pp. 166 et suiv.

3

Sur Jean-Baptiste Sirey (1762-1845), v° notamment les travaux en cours de Patrick PETOT, « Jean-Baptiste Sirey (1762-1845), prêtre, révolutionnaire, jurisconsulte et arrêtiste. Une vie tourmentée au service du droit », Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord, t. CXXXVIII pp. 361-372 et t. CXXXIX pp. 359-365 ; Gérard-Daniel GUYON, « Sirey, Jean-Baptiste », Patrick ARABEYRE, Jean-Louis HALPERIN et Jacques KRYNEN (dir.), Dictionnaire historique des juristes français, XIIe-XXe siècle, Quadrige, P.U.F., Paris, 2007, pp. 716-717 ; Robert BOUET, « De la prêtrise à la jurisprudence, le Sarladais Jean-Baptiste Sirey », Bulletin de la Société d'art et

d'histoire de Sarlat et du Périgord noir, 1994, n° 57, p. 66-77 ; François PAPILLARD , Désiré Dalloz (1795-1869), une vie de labeurs surhumains, Dalloz, Paris, 1965, pp. 110 et suiv. ; Henri CHARLIAC, Une vie tourmentée : Jean-Baptiste Sirey, Sirey, Paris, 1961 ; Discours du doyen Fernand LARNAUDE, Un anniversaire au Sirey (1883-1928), 3 mars 1928, Société du recueil Sirey, Paris, 1928, pp. 11 et suiv. ; v° surtout en dernier lieu Bernard PACTEAU,

(11)

essentiellement biographiques, certaines d’entre-elles inclinant même quelquefois vers l’hagiographie.

Néanmoins, contrairement aux grandes revues scientifiques du XIXe siècle qui, à l’image de La

Thémis d’Athanase Jourdan, ont très tôt suscitées l’intérêt des chercheurs et des historiens de la

pensée juridique4, l’histoire intellectuelle des recueils d’arrêts – et plus largement – de la littérature contemporaine de la jurisprudence demeure encore largement inexplorée5.

Certes, en 1904, Edmond Meynial avait inauguré l’étude historique et intellectuelle des recueils de jurisprudence du XIXe siècle ; publié à l’occasion du centenaire du Code civil, son article sur « Les Recueils d’arrêts et les Arrêtistes » demeure encore aujourd’hui l’un des rares textes à avoir abordé la littérature contemporaine de la jurisprudence et ses auteurs sous l’angle de l’histoire de la pensée juridique6. Analytique et bien documenté, cet essai fortement marqué par la pensée de son temps aurait pu être poursuivi, approfondi, et peut-être renouvelé. Or, il n’en a pas été ainsi, et l’étude de Meynial semble au contraire avoir fermement fixé les cadres historiographiques de la matière.

Conseil d’Etat du 14 juin 2013, à paraître. Sur Désiré Dalloz, v° notamment Edmond MEYNIAL, « Les recueils

d’arrêts et les arrêtistes », Le Code civil, 1804-1904. Le livre du Centenaire, rééd. présentée par Jean-Louis Halpérin, Dalloz, Paris, 2004, pp. 175-204 ; COLLECTIF, « Le centenaire du Dalloz », D. 1950, Chro. XXIV, pp. 105-107 ; François PAPILLARD, Désiré Dalloz (1795-1869), une vie de labeurs surhumains, op. cit. ; Simone DUPLANT -MIELLET, Jean-Baptiste Sirey, Désiré Dalloz, discours prononcé à l’occasion de la rentrée de la conférence du stage

des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation le 12 décembre 1968, Dalloz, Paris, 1970 ; Christian ATIAS

et Christian DUREUIL, « Avant le Dalloz… », Revue de la recherche juridique, droit prospectif, 2006-1, pp.

437-443 ; Céline SAPHORE, « Dalloz, Désiré », Dictionnaire historique des juristes français, op. cit., pp. 229-230. Sur ces deux auteurs, v° spécifiquement infra, pp. 87 et suiv. et pp. 101 et suiv.

4 V° notamment Jean-Baptiste César C

OIN-DELISLE, Charles MILLION, Charles VERGE & Louis Firmin Julien LAFERRIERE,

Table collective des revues de droit et de jurisprudence, Paris, Cotillon, 1860 ; Edmond MEYNIAL, « Le recueils

d’arrêts… », op. cit., pp. 193 et suiv. ; Julien BONNECASE, La Thémis (1819-1831) : son fondateur, Athanase Jourdan, société du recueil Sirey, Paris, 1914 ; Christophe JAMIN et Philippe JESTAZ, La doctrine, Dalloz, Paris, 2004, pp. 96 et suiv. ; Patrick CANTO, La Revue de Législation et de Jurisprudence : 1835-1853, Thèse de droit,

Lyon, 1999 ; Jean-Louis HALPERIN, « La place de la jurisprudence dans les revues juridiques en France au XIXe siècle », Michael STOLLEIS et Thomas SIMON (dir.), Juristische Zeitscriften in Europa, Frankfurt am Main, 2006, pp.

369-383 ; Nader HAKIM, « Une revue lyonnaise au cœur de la réflexion collective sur le droit social : les

Questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale », David DEROUSSIN (dir.) Le renouvellement des sciences sociales et juridiques sous la IIIe République. La faculté de droit de Lyon, La Mémoire du Droit, Paris, 2007, pp. 123-152 ; Fatiha CHERFOUH, Le juriste entre science et politique : la Revue Générale du Droit, de la

Législation et de la Jurisprudence en France et à l’Etranger (1877-1938), Thèse de droit, Bordeaux, 2009 ; Frédéric AUDREN et Nader HAKIM (dir.), Les revues juridiques au XIXe siècle, La Mémoire du Droit, Paris, à paraître.

5 Nous ne saurions omettre de citer ici l’étude de Jean-Louis H

ALPERIN, « La place de la jurisprudence… », op. cit.,

et pour les recueils d’arrêts locaux, Laurence SOULA, « Les recueils d'arrêts et de jurisprudence des Cours d'appel, miroirs de la formation et de l'évolution de la jurisprudence au XIXe siècle », Emmanuelle BURGAUD, Yann DELBREL et Nader HAKIM (dir.). Histoire, théorie et pratique du droit. Études offertes à Michel Vidal, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2010, pp. 989-1015.

6

(12)

10

Tandis que les travaux récents publiés sous la direction de Serge Dauchy et Véronique Demars-Sion ont démontré que les recueils, répertoires et dictionnaires de jurisprudence de l’ « arrestographie » de l’Ancien Droit étaient des œuvres juridiques majeures de leur temps7, les ouvrages homologues de l’époque contemporaine semblent presque constituer un non-sujet du point de vue de l’histoire de la pensée juridique. Par histoire de la pensée juridique, nous renvoyons ici de façon large à une histoire « tant des acteurs que de leurs œuvres, de leurs idées, de leur culture ou encore de la littérature et des formes littéraires dont ils usent pour exprimer leurs opinions et exposer leurs constructions »8.

Cette situation s’expliquerait par une « évidence », partagée aujourd’hui encore par l’opinion majoritaire des juristes et par l’historiographie dominante : celle de la dichotomie entre la « jurisprudence » et la « doctrine » depuis la Révolution et, surtout, depuis la Codification. Durant l’essentiel du XIXe siècle, le Palais et l’Ecole seraient en effet restés étrangers l’un à l’autre. Pour reprendre la célèbre formule d’Adhémar Esmein, la doctrine et la jurisprudence au XIXe siècle étaient « presque deux sœurs rivales, jalouses l’une de l’autre. La doctrine en particulier, surtout dans les chaires de l’École, faisait un peu la fière et ne se compromettait pas volontiers dans le commerce de la jurisprudence »9. Ce ne serait qu’à la fin du XIXe siècle que la jurisprudence et la doctrine - autrement dit que le Palais et l’Université - se seraient rapprochés l’un de l’autre, sous l’impulsion décisive du professeur Labbé, inventeur de la « note d’arrêt »10. Ce rapprochement salvateur aurait permis à la doctrine de la Belle Epoque de renouer avec le droit « réel », et de dépasser ainsi l’exégèse d’un Code vieillissant. Dans le cadre de ce dialogue retrouvé avec la science, les juges se seraient de leur côté émancipés des textes et inspirés des études de la doctrine, afin de mieux répondre aux enjeux de la nouvelle société industrielle ; enfin, le Conseil d’Etat qui s’était affirmé depuis l’arrêt Cadot comme le juge et l’ordonnateur naturel du droit administratif, se voyait appuyé dans son œuvre créatrice par les puissantes constructions intellectuelles des professeurs Maurice Hauriou, Léon Duguit ou encore Léon Michoud.

7 Serge D

AUCHY et Véronique DEMARS-SION (dir.), Les recueils d’arrêts et dictionnaires de jurisprudence (XVIe-XVIIIe

siècles), Collection bibliographie, La Mémoire du Droit, Paris, 2005. V° aussi les éléments bibliographiques sur l’arrestographie de l’Ancien Droit infra, pp. 21 et suiv.

8 Nader H

AKIM et Fatiha CHERFOUH, « L’histoire de la pensée juridique contemporaine : hétérogénéité et

expansion », Jacques KRYNEN (dir.), L’Histoire du droit en France. Nouvelles tendances, nouveaux territoires, éd. Garnier, Paris, 2014 (à paraître), p. 120.

9 Adhémar E

SMEIN, « La jurisprudence et la doctrine », Revue Trimestrielle de Droit Civil, 1902, p. 9. V° aussi

infra, pp. 419 et suiv.

10

Sur ce point, V° plus spécifiquement Christophe JAMIN, « Relire Labbé et ses lecteurs », Archives de Philosophie du Droit, tome 37, Droit et économie, 1992, pp. 247-267. Sur Joseph-Emile Labbé (1823-1894), nous nous permettons de renvoyer ici à la bibliographie complète donnée par Nader HAKIM, « Labbé, Joseph-Emile »,

(13)

Ce schéma historique de la pensée juridique du XIXe siècle, que nous schématisons ici à notre tour, et au sujet duquel nous reviendrons bien-sûr plus avant, a fait l’objet ces dernières années d’importantes précisions, mais aussi de tempéraments ou de déconstructions plus ou moins générales11. Néanmoins, il demeure encore fortement ancré au sein de l’historiographie, ce qui expliquerait en grande partie l’intérêt très relatif qu’ont suscités les recueils d’arrêts contemporains chez les historiens de la pensée juridique. En effet, sur la plus grande partie du XIXe siècle, la littérature de la jurisprudence aurait été une littérature de « praticiens », voire même « d’entrepreneurs du droit »12, déconnectée de la doctrine et de ses réseaux, et donc dépourvue de tout véritable intérêt scientifique. Quant aux notes d’arrêt des professeurs qui renouent progressivement avec la jurisprudence à la Belle Epoque, elles semblent déjà avoir fait l’objet d’études approfondies : les travaux d’arrêtiste de Labbé publiés au Journal du Palais et au recueil Sirey et la pensée de cet auteur ont été l’objet de deux thèses soutenues peu après sa mort13. Nous pouvons encore citer en ce sens les notes d’arrêt de Maurice Hauriou, qui ont été rassemblées en 1929 au sein d’une compilation bien connue des administrativistes contemporains14.

11

V° notamment sur cette ample question les travaux fondateurs de Julien BONNECASE, L’école de l’exégèse en droit civil : Les traits distinctifs de sa doctrine et de ses méthodes d’après la profession de foi de ses plus illustres représentants, 2ème éd., E. de Boccard, Paris, 1924 ; du même auteur, La pensée juridique de 1804 à l’heure présente : ses variations et ses traits essentiels, Delmas, Bordeaux, 1933 ; Joseph CHARMONT et Arthur CHAUSSE, « Les interprètes du Code civil », Le Code Civil 1804-1904 Livre du Centenaire, op. cit., pp. 133-172 ; Eugène GAUDEMET, L’interprétation du Code civil en France depuis 1804, Présentation de Christophe JAMIN et Philippe

JESTAZ, bibliographie critique par Frédéric ROLIN, Collection du deuxième centenaire du Code civil, La Mémoire du Droit, Dalloz, Paris, 2002. Pour les études plus récentes ayant renouvelé l’approche du sujet, v° entre-autres André-Jean ARNAUD, Les juristes face à la société du XIXe siècle à nos jours, coll. Sup., P.U.F., Paris, 1975 ; Philippe REMY, « Éloge de l’exégèse », Revue de la Recherche Juridique, 1982, p. 254-262, repris dans Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, 1985, pp. 115-123 ; du même auteur « Le rôle de l’exégèse dans l’enseignement du droit au XIXe siècle », Annales des facultés de droit, 1985-2, pp. 91 et suiv. ; Christian ATIAS, « La controverse et l’enseignement du droit », Annales des facultés de droit, 1985-2, pp. 107 et suiv. ; Nader HAKIM, L’autorité de la doctrine civiliste française au XIXe siècle, L.G.D.J., Paris, 2002 ; Christophe JAMIN et Philippe JESTAZ, La doctrine, Dalloz, Paris, 2004, spéc. pp. 71-95 ; Jean-François NIORT, Homo Civilis –

contribution à l’histoire du Code Civil français, t.1, Préface de Jean-Louis Halpérin, postface du Doyen Jean Carbonnier, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence, 2004, pp. 235 et suiv ; Jean-Louis HALPERIN,

Histoire du droit privé français depuis 1804, 2ème éd., P.U.F., Paris, 2012, spéc. pp. 37-75 ; Frédéric AUDREN, Les

juristes et les mondes de la science sociale en France. Deux moments de la rencontre entre droit et science sociale au tournant du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle, thèse de droit, Dijon, dactyl., 2005 ; Fatiha CHERFOUH, Le juriste entre science et politique : la Revue générale du droit…, op. cit. ; Frédéric AUDREN et

Jean-Louis HALPERIN, La culture juridique française, Entre mythes et réalités XIXe-XXe siècles, Paris, CNRS éditions, 2013.

12 Cette expression est de Valérie T

ESNIERE, Le Quadrige…, op. cit.

13

Fernand BAUDET, Labbé arrêtiste – Aperçu général de ses doctrines en droit civil, thèse de droit, Lille, 1908 ; Georges COHENDY, La méthode d’un arrêtiste au XIXe siècle. Labbé Son application aux questions de responsabilité, thèse de droit, Lyon, 1910.

14 André H

AURIOU, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929 par Maurice Hauriou […] d’après les notes

(14)

12

Pour l’essentiel donc, journaux, recueils, dictionnaires ou encore répertoires de jurisprudence postrévolutionnaires sont perçus et reçus comme des ouvrages contenant de « l’information » juridique, plutôt que comme des ouvrages contenant de la « pensée » juridique. Le chercheur et le juriste iraient à bon droit y puiser des jugements, des textes de lois, ou encore de courtes synthèses et commentaires explicatifs de « pratique » ; mais ils n’y trouveraient ni théories générales, ni systèmes, ni auteurs ou « doctrine » véritables. Pour l’historien du droit notamment, les recueils d’arrêts apparaissent principalement – sinon exclusivement – comme une source d’accès privilégiée à la jurisprudence passée ; de la même manière, les grands Répertoires de Merlin, de Dalloz ou encore de Fuzier-Herman offrent d’utiles synthèses sur la pratique et les règles de leur époque, mais ne sont pas considérés par le chercheur comme de véritables œuvres de doctrine. « Outils » de recherches, ces ouvrages ne seraient donc pas « objets » de recherches. En 1838, Alexandre Ledru-Rollin écrivait déjà à ce propos : « Ce que l’on cherche dans un recueil d’arrêts, ce sont beaucoup moins les idées personnelles du pauvre compilateur que les monuments de jurisprudence qu’il est chargé de conserver »15.

Ce faisant, l’auteur relevait néanmoins subtilement le caractère dual de la littérature des arrêts : si les recueils et répertoires consignent en effet les « monuments de la jurisprudence », ils en forment toutefois bien plus que le simple dépôt. En effet, ces ouvrages renferment également les « idées personnelles » du « pauvre compilateur » - pour reprendre les termes de Ledru-Rollin -, autrement dit, les travaux de l’ « arrêtiste », figure singulière et encore mal connue de l’historiographie contemporaine16.

De ces arrêtistes contemporains, c’est-à-dire de ceux qui ont œuvré au cours du grand XIXe siècle (1800-1914), nous ne connaissons en effet que les figures de proue ; Jean-Baptiste Sirey, Désiré Dalloz, Armand Dalloz, Alexandre-Auguste Ledru-Rollin, Jean-Esprit-Marie-Pierre Lemoine Devilleneuve ou encore Antoine-Auguste Carette possèdent par exemple des notices dans le

Dictionnaire historique des juristes français17. Toutefois, la pensée et les travaux juridiques de ces hommes demeurent encore globalement ignorés par les historiens de la doctrine. Si Edmond Meynial avait rendu aux fondateurs des grands recueils d’arrêts du XIXe siècle un hommage sincère, il ne

15 « Coup d’œil sur les praticiens, les arrêtistes et la jurisprudence », op. cit., p. XIX. 16

Outre l’étude de Meynial et le texte de Ledru-Rollin, nous pouvons encore citer la « Préface » à la troisième édition du Journal du Palais de Ledru-Rollin (1837) ; André-Marie-Jean-Jacques DUPIN, De la jurisprudence des arrêts à l’usage de ceux qui les font, et de ceux qui les citent, Baudouin Frères, Imprimeurs-Libraires, Paris, 1822 ; Jean-Marie-Esprit Lemoine DEVILLENEUVE et Antoine-Auguste CARETTE, « Préface » de la collection refondue du Recueil Général des Lois et des Arrêts avec notes et commentaires présentant sur chaque question le résumé de la jurisprudence et de la doctrine des auteurs ; rédigé sur l’ancien Recueil Général des Lois et des Arrêts fondé par Sirey, 1ère série, 1791-1830, t.1, 1791-an XII.

17

(15)

s’était pas longuement attardé sur leurs écrits, qui ne formaient somme toute que des travaux de praticiens. Quant aux collaborateurs de ces arrêtistes et aux autres animateurs potentiellement fort nombreux de ces grandes collections séculaires de jurisprudence, ils demeurent encore inconnus.

Dans une acception large de l’histoire de la pensée juridique contemporaine qui ne se limiterait pas aux seuls auteurs de la doctrine académique et à leurs travaux, l’œuvre des arrêtistes contemporains constitue alors un champ de recherche aussi vaste qu’inexploré. De ces juristes, mais aussi plus globalement de la contribution et de la place des recueils d’arrêts dans le droit de leur temps, nous ne savons en effet que peu de choses. Le contraste est d’autant plus frappant avec les arrestographes de l’Epoque Moderne, dont les œuvres sont aujourd’hui reconnues comme faisant partie intégrante de la doctrine de l’Ancien Droit.

Nous entendons donc aborder ici les recueils d’arrêts du XIXe siècle, non pas dans le strict cadre de l’histoire de la jurisprudence contemporaine, mais dans la perspective plus générale de l’histoire de la pensée juridique. Cette recherche s’inscrit ainsi dans le mouvement et le renouveau actuel des études historiques et intellectuelles de la presse juridique contemporaine, des médias du droit et de leurs acteurs.

A l’origine de notre travail se trouve en effet l’intuition que les recueils de jurisprudence postrévolutionnaires constituent davantage que de simples compilations d’arrêts, et que leurs auteurs ont œuvré – en marge ou peut-être même avec la doctrine – à la pratique et à la théorie du droit de leur temps. Il s’agit donc pour nous d’approfondir l’étude des recueils d’arrêts et des arrêtistes du XIXe siècle sous l’angle de l’histoire de la littérature et des discours juridiques, mais aussi sous l’angle de l’histoire de la doctrine juridique18 entendue lato-sensu, impliquant notamment un travail de prosopographie sur des auteurs largement méconnus. La rareté des études directes sur le sujet nous impose toutefois de revenir plus précisément sur la définition de l’objet central de nos recherches, c’est-à-dire les recueils d’arrêts contemporains.

Il est en effet des filiations par trop évidentes pour que l’on se refuse à en examiner les liens. En présentant ordinairement les recueils d’arrêts contemporains comme les héritiers naturels de leurs homonymes de l’Ancien Droit, l’historiographie classique élude pourtant bien des difficultés. Certes, depuis Dupin aîné19 au moins, les auteurs et les historiens du droit ne manquent pas de signaler les

18

V° Nader HAKIM, « L’histoire de la pensée juridique contemporaine », op. cit., pp. 124-127.

19

Sur André-Marie-Jean-Jacques Dupin (1783-1865), dit « Dupin aîné », v° plus particulièrement les travaux de Franck Joseph BRAMI : Dupin aîné (1783-1865), procureur général près la Cour de cassation et jurisconsulte, ENM, Dalloz, Paris, 2013 ; « Dupin aîné », Dictionnaire historique des juristes français, XIIe-XXe siècles, op. cit., pp. 281-283.

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14

différences fondamentales entre les périodiques de jurisprudence apparus pendant la Révolution et sous l’empire du Code, et les collections rédigées sur le long cours des siècles précédents20. Les travaux de Brillon ou ceux de Dalloz sont toutefois généralement présentés, à plus d’un siècle d’intervalle, comme les œuvres d’un même genre de la littérature juridique21, rédigées par une même classe d’auteurs, les « arrestographes » ou les « arrêtistes », s’attachant à des époques et dans des contextes fort divers à diffuser et à analyser un même objet, la « jurisprudence ». S’il n’est pas dans notre propos de déconstruire ce schéma - au demeurant commode pour aborder un vaste volet de la littérature juridique -, il convient toutefois de l’entourer de nuances et de précisions.

Bien qu’il soit pertinent de rassembler au sein d’un genre à part des œuvres de droit consacrées à la publication et à l’étude des jugements, ce genre demeure toutefois difficile à appréhender comme le prouvent aujourd’hui encore les classifications contemporaines22. Pour ne citer que quelques auteurs, Jean Carbonnier range cette littérature spécifique au sein des « répertoires » ; André de Laubadère, Jean-Claude Venezia et Yves Gaudemet parlent de la catégorie élastique de la « jurisprudence » ; tandis que pour François Terré, il s’agirait d’ « ouvrages de pratique ». Dès l’Epoque Moderne, ce genre littéraire se distingue déjà par sa diversité. En effet, les ouvrages qui le composent peuvent prendre la forme de recueils, de dictionnaires, de répertoires, de « mémoriaux » ou encore de journaux, sans même que ces catégories ne répondent à des canons strictement délimités. Passant outre les différences formelles, l’historiographie classique a regroupé ces œuvres sous une bannière commune : fruits des arrêtistes (ou arrestographes), ces travaux ont en effet pour thème fédérateur la « jurisprudence ». Là encore pourtant, la terminologie demeure incertaine puisque l’on peut rencontrer autant de « recueils d’arrêts » que de « dictionnaires de jurisprudence », de « journaux des audiences », de « causes célèbres », etc. Surtout, le terme même de « jurisprudence », polysémique et relatif, interdit toute forme d’a priori juridique et impose à l’historien la plus grande circonspection quant à son emploi dans le temps23.

20 André-Marie-Jean-Jacques D

UPIN, De la jurisprudence des arrêts à l’usage de ceux qui les font, et de ceux qui

les citent, op. cit.

21

Sur la question des genres littéraires, v° notamment Yves STALLONI, Les genres littéraires, 2e éd., A. Colin, Paris, 2008 ; v° surtout Nader HAKIM, « Les genres doctrinaux », La doctrine en droit administratif, Actes du colloque

de l’AFDA des 11 et 12 juin 2009 à la Faculté de droit de Montpellier, Litec, Paris, 2010, pp. 147-168.

22

Dans son Introduction à l’étude du droit (12e éd., Litec, Paris, 2008, n° 211, p. 173), Philippe MALINVAUD met en avant la relativité des classifications littéraires : « La doctrine se livre à divers genres littéraires, qui sont publiés par des éditeurs spécialisés, que chacun peut classer comme il l’entend ». V° aussi Nader HAKIM, « Les genres doctrinaux », op. cit., pp. 150 et suiv.

23

Sur ce dernier point, nous nous permettons de renvoyer à Pierre-Nicolas BARENOT et Nader HAKIM, « La jurisprudence et la doctrine : retour sur une relation clef de la pensée juridique française contemporaine », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, n°41, 2012, pp. 251-297.

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Si nous n’avons pas la prétention de faire dans le cadre de cette étude une histoire de l’ « arrestographie » de l’Ancien Droit, aborder la littérature de la jurisprudence au XIXe siècle impose néanmoins de revenir au préalable sur un faisceau d’évidences historiographiques et de clarifier une terminologie trop souvent imprécise et vaporeuse. Partant du constat manifeste que les « recueils d’arrêts » publiés après la Révolution sont à bien des égards fort différents des ouvrages de la même espèce publiés au cours des siècles passés, il nous semble indispensable de comprendre de quelle manière ce genre littéraire s’est transformé et s’est réinventé entre l’Epoque Moderne et le Premier Empire. Toutefois, pour pouvoir traiter de la littérature de la jurisprudence, il convient au préalable de préciser ce que l’on entend par la notion complexe de jurisprudence, dont la longue mutation sémantique arrive à terme à la fin de l’Epoque Moderne. Les recueils d’arrêts contemporains sont en effet le fruit d’une double transformation : celle de la notion de jurisprudence, qui demeurera longtemps ambigüe, et celle de la relation des arrêtistes à cette même jurisprudence.

Au IIIe siècle de notre ère, Ulpien définissait la jurisprudence comme la science du juste et de l’injuste : « Iurisprudentia est divinarum atque humanarum rerum notitia iusti atque iniusti

scientia »24. Puissante et évocatrice, cette formule sera inlassablement reprise à travers les siècles, la jurisprudence devenant par analogie la « science du droit ». Néanmoins, dans son sens liminaire, la

prudentia iuris consistait avant tout dans la vertu de prudence appliquée au droit, la prudentia étant

la « disposition à déterminer ce qui est bon et utile »25. Méthode judiciaire mais aussi législative et politique se situant directement au stade de l’élaboration du ius, la jurisprudence originelle est pragmatique, contingente, tournée vers l’action ; elle ne saurait donc au sens strict être qualifiée de « science ». Initialement mise en œuvre par les jurisconsultes, la jurisprudence changera toutefois de signification lorsque les empereurs s’approprieront le monopole de l’élaboration et de la production du droit. A l’œuvre créative des prudents se substituera alors une jurisprudence davantage cognitive, scientifique, principalement centrée sur la connaissance et la maîtrise a posteriori d’un ius désormais façonné par le pouvoir. Le Corpus Iuris Civilis de Justinien reprendra à son compte cette définition de « jurisprudence-science » que récupérera par la suite la littérature juridique, des glossateurs aux « exégètes » du XIXe siècle. Bien entendu, le rôle créateur des jurisconsultes ne disparaîtra pas avec la Rome impériale, mais cette première mutation sémantique modifiera sensiblement la place et le rôle

24 Digeste, I, 1, 10, 2, dans Paul K

RUEGER et Theodor MOMMSEN (éd.), Corpus Iuris Civilis ; Digesta, Editio

stereotypa duodecima, Apud Weidmannos, Berlin, 1911.

25

Chez Cicéron, la prudentia est « la connaissance du bien et du mal, et de ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Elle se compose de la mémoire, de l'intelligence, et de la prévoyance. Par la mémoire, l'âme se rappelle le passé; l'intelligence examine le présent; la prévoyance lit dans l'avenir » (De l’invention oratoire, t.2, LIII, dans Désiré NISARD, Œuvres complètes de Cicéron, avec la traduction en français, t.1, Firmin Didot, Paris, 1869).

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16

du juriste dans la société, qui glissera lentement mais irrémédiablement de la prudentia à la

scientia26.

La jurisprudence demeure toutefois à l’Époque Moderne un concept nébuleux, à l’instar de celui de jurisconsulte auquel elle est irréductiblement liée27. Science en partie créatrice, visant l’application

26 Au sein de l’ample bibliographie sur cette question, V° notamment Christophe G

RZEGORCZYK, « Jurisprudence :

phénomène judiciaire, science ou méthode ? », Archives de Philosophie du Droit, t. 30, 1985, pp. 35 et suiv. ; Jean-Pierre CORIAT, « Jurisconsultes romains », Stéphane RIALS et Denis ALLAND (dir.), Dictionnaire de la Culture

juridique, Lamy-PUF, Paris, 2003, pp. 880-883 ; Maryse DEGUERGUE, « Jurisprudence », Dictionnaire de la culture…, op. cit., pp. 883-888 ; Aldo SCHIAVONE, Ius. L’invention du droit en Occident, Belin, Paris, 2008.

27

Sur la notion de jurisconsulte, v° notamment Jean GAUDEMET, Les naissances du droit : le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Éditions Montchrestien, Paris, 1997, pp. 256-286 ; Jean-Pierre CORIAT, « Jurisconsultes… », op. cit. ; Jean-Louis THIREAU, « Jurisconsulte », Dictionnaire de la culture juridique, op. cit.,

pp. 877-880 ; Jean-Louis THIREAU, « Le jurisconsulte », Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, n°20, pp. 21-41. Pour reprendre l’heureuse formule de Jean-Louis Thireau, « tous les jurisconsultes de l’Europe occidentale sont les fils spirituels de Justinien » (« Le jurisconsulte », op. cit., p. 23). Émanation du droit, créateur et interprète du ius à l’époque romaine classique, le modèle du jurisconsulte sous l’Ancien droit est ravivé par l’Humanisme. Selon Jean-Louis Thireau, « aux XVIe et XVIIe siècles, l’influence de l’humanisme et des courants de pensée qui en sont issus a conduit à repenser et à enrichir le rôle du jurisconsulte. Non pour lui assigner à proprement parler des tâches nouvelles, mais pour l’amener à remplir plus scrupuleusement sa fonction, ce qui a néanmoins conduit à l’étendre au-delà des limites du droit stricto sensu pour lui donner autorité sur l’ensemble des disciplines morales et sociales. La volonté de réagir contre la spécialisation jugée excessive des juristes médiévaux, l’autorité des textes du Digeste qui définissaient la ‘‘jurisprudence’’ comme la connaissance des choses divines et humaines, la réminiscence du thème platonicien du roi-philosophe transposé au juriste, l’influence moralisatrice d’Erasme ont contribué à dessiner l’image du ‘‘bon jurisconsulte’’, du jurisconsultus perfectus, proposé comme modèle à tous les juristes » (Dictionnaire de la culture…, op. cit., pp. 878-879). Si Ferrière et Boucher d’Argis donnent au XVIIIe siècle une acception strictement fonctionnelle de ce terme (les jurisconsultes « sont des personnes versées dans la science des Loix, qui donnent leurs réponses sur des questions de Droit à ceux qui les consultent. Si les Avocats qui se distinguent dans la plaidoirie sont comblés de gloire, les Consultants ou Jurisconsultes ne méritent pas moins d’estime & de considération, comme je l’ai dit lettre A, en parlant des Avocats. Voyez dans l’Histoire du Droit Romain ce que j’ai dit des Jurisconsultes de Rome. », Antoine-Gaspard BOUCHER D’ARGIS, Dictionnaire de droit et de pratique

contenant l’explication des termes de Droit, d’Ordonnances, de Coutumes & de Pratique, avec les jurisdictions de France, par M. Claude-Joseph de Ferrière, Doyen des Docteurs-Régens de la Faculté des Droits de Paris & ancien Avocat au Parlement, nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, t.2, chez Bauche, Paris, 1771, p. 97), Guyot entoure les jurisconsultes d’une aura de sagesse, et rappelle qu’ils sont avant tout des philosophes, des praticiens, des hommes accomplis : « [Le jurisconsulte], c’est celui qui est versé dans la science des lois, qui fait profession du droit, & de donner conseil. Les anciens donnaient à leurs Jurisconsultes le nom de sage & de philosophe, parce que la philosophie renferme les premiers principes des loix, & que son objet est de nous empêcher de faire ce qui est contre les loix de la nature, & que la philosophie & la jurisprudence ont également pour objet l’amour & la pratique de la justice. Les Jurisconsultes de Rome étaient ce que sont parmi nous les avocats consultants, c’est-à-dire, ceux qui, par le progrès de l’âge & le mérite de l’expérience, parviennent à l’emploi de la consultation, & que les anciennes ordonnances appellent advocati confiliarii, etc. » (Joseph-Nicolas GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, ouvrage de plusieurs jurisconsultes, t.33, Panckoucke, Dupuis, Paris, 1780, p. 427). Toutefois, l’une des définitions les plus complètes demeure celle qu’en a donné Henrion de Pansey au début du XIXe siècle dans son Traité de la compétence des juges de paix, et qui sera textuellement reprise au Répertoire de Merlin : « Qu’est-ce donc qu’un jurisconsulte ? C’est l’homme rare doué d’une raison forte, d’une sagacité peu commune, d’une ardeur infatigable pour la méditation et l’étude, qui, planant sur la sphère des lois, en éclaire les points obscurs, et fait briller d’un nouvel éclat les vérités connues ; qui non seulement aplanit les avenues de la science, mais en recule les bornes ; qui indique aux législateurs ce qu’ils ont à faire, et laisse à ceux qui voudront marcher sur ses traces, un fil qui les conduira sûrement dans cette vaste et pénible carrière. […] Que tous les hommes de loi indistinctement continuent de prendre cette qualification, aucun acte de l’autorité publique ne leur défend ;

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concrète du droit tout en prétendant transcender les contingences et la seule matière juridique, la jurisprudence se caractérise surtout à l’Époque Moderne par son universalisme et par la variété de ses acceptions.

Le sens qu’en donne Guyot à la fin du XVIIIe siècle est tout à fait significatif de la complexité de la notion : la jurisprudence, « c’est la science du droit. On entend aussi par le terme de Jurisprudence les principes qu’on suit en matière de droit dans chaque pays ou dans chaque tribunal, l’habitude où l’on est de juger de telle ou telle manière une question, et une suite de jugements uniformes qui forment un usage sur une même question. La jurisprudence a donc proprement deux objets ; l’un qui est la connaissance du droit, l’autre qui consiste à en faire l’application »28. Pour Guyot, le tronc de la jurisprudence se diviserait donc en deux branches indissociables, l’une essentiellement cognitive et l’autre essentiellement judiciaire, comme deux aspects d’une même émanation. Fondamentalement, la jurisprudence est un « savoir » et un « savoir-faire », dont la maîtrise nécessite l’acquisition d’un vaste champ de connaissance. Elle ne se limite pas à la seule « connaissance des lois, des coutumes et des usages » mais réclame également une « connaissance générale de toutes les choses, tant sacrées que profanes, auxquelles les règles de la justice et de l’équité peuvent s’appliquer ». Pour Guyot, la jurisprudence « embrasse nécessairement la connaissance de tout ce qui appartient à la religion » mais aussi « la connaissance de la géographie, de la chronologie et de l’histoire » car « on ne peut pas bien entendre le droit des gens et la politique, sans distinguer les pays et les temps, sans connaître les mœurs des diverses nations, et les révolutions qui sont arrivées dans leurs gouvernements » et « l’on ne peut pas bien connaître l’esprit d’une loi, sans savoir ce qui y a donné lieu, et les changements qui y ont été faits ». A ce vaste programme, le jurisconsulte ajoute encore la connaissance de « toutes les sciences et de tous les arts et métiers, du commerce et de la navigation », « tout ce qui regarde l’état des personnes, les biens, les contrats, les obligations, les actions et les jugements ». Pour conclure, Guyot précise que les règles de fond de la jurisprudence, celles qui sont spécifiquement juridiques et qui composent le cœur de ce savoir, se puisent dans trois « sources » différentes : « le droit naturel, le droit des gens, et le droit civil »29.

mais que chacun se juge, et décide s’il en a le droit » (Pierre Paul Nicolas HENRION DE PANSEY, Traité de la compétence des juges de paix, 5e édition [1èreéd. 1805], Théophile Barrois père, imprimerie de Firmin Didot, Paris, 1820, pp. 474-476 ; Philippe-Antoine MERLIN, Répertoire Universel et raisonné de jurisprudence, ouvrage

de plusieurs jurisconsultes, réduit aux objets dont la connaissance peut-être encore utile, t. 9, Remoissenet, Paris, 1833, pp. 109-110). Type le plus achevé de l’homo politicus, prêtre du droit, le jurisconsulte est la figure tutélaire d’une société intellectuellement dominée par les juristes.

28 Joseph-Nicolas G

UYOT, Répertoire universel…, op. cit., p. 428.

29

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18

Cette jurisprudence omnipotente aux mains de jurisconsultes « omniscients », cette « science du droit » et ce « savoir-faire » deviennent chez les Lumières le symbole d’une intelligence flétrie, corrompue, l’archétype des poisons qui rongent la société de l’Ancien Régime. Un pamphlet paru en 1785 dans le Mercure de France illustre parfaitement la perte de prestige d’une jurisprudence dont on récuse désormais les prétentions et l’universalisme : « Les Stoïciens définissaient la philosophie générale, la connaissance des choses humaines et divines. Les Jurisconsultes appliquèrent cette définition à la Jurisprudence ; et la Jurisprudence fut définie comme la connaissance des choses humaines & divines : définition bien étrange pour la connaissance des lois civiles & positives d’un Peuple, & qu’on trouve cependant encore au premier titre des Institutes de Justinien »30.

A la même époque, la jurisprudence commence également à revêtir une autre définition plus ciblée. Chez les jurisconsultes du Palais – avocats et magistrats - elle désigne avant tout le « phénomène judiciaire », c’est-à-dire l’activité des tribunaux matérialisée par l’arrêt. Par un phénomène de définition persuasive, opération rhétorique qui « déplace la charge émotive des termes à définir sur le contenu des termes définissants », le prestige du terme romain de jurisprudence est ainsi transporté sur les arrêts des Cours du royaume31.

A une époque où la formation au Barreau est plus prisée que l’enseignement du droit dispensé par une Université sclérosée32, à une époque où les théoriciens - à l’exception notable de Robert-Joseph Pothier33 et de quelques autres - cessent de produire et semblent abandonner aux tribunaux et au pouvoir le soin d’achever la formation du « Droit français », il n’est pas étonnant que, pour les juristes, la « jurisprudence » se soit retirée au Palais.

Cela ne signifie pas toutefois que cette nouvelle acception du terme soit en rupture avec l’ancienne. Au contraire, les « praticiens »34 voient dans l’activité et la production du Palais une

30

« Réponse de M. Garat à la lettre du Docteur de Province à un Docteur de Paris, sur un Article du Mercure », Mercure de France, Variétés 1785, pp. 172-173.

31

Christophe GRZEGORCZYK, “Jurisprudence…”, op. cit., p. 41.

32 V° notamment l’exemple d’Armand Gaston Camus (1740-1804) qui conseille dans ses Lettres sur la profession

d’Avocat de commencer les études de droit par un stage auprès d’un avocat plutôt que de s’inscrire à l’Université (cité par Evelyne SERVERIN, De la jurisprudence en droit privé…, op. cit, p.63) ; v° aussi Jean-Louis GAZZANIGA, « Quand les avocats formaient les juristes et la doctrine », Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, t. 20, 1995, pp. 31-41.

33

Sur le célèbre jurisconsulte, v° notamment Joël MONEGER, Jean-Louis SOURIOUX et Aline TERRASSONDE FOUGERES

(dir.), Robert-Joseph Pothier, d’hier à aujourd’hui, études juridiques, Economica, Paris, 2001 ; Jean-Louis THIREAU, « Pothier, Robert-Joseph », Dictionnaire Historique des juristes français…, op. cit., pp. 636-638.

34

Sur les notions de « pratique » et de « praticien » v° notamment les travaux de Jean HILAIRE : « Pratique notariale et influence universitaire à Montpellier au Moyen-Âge », Mélanges André Dupont, Montpellier, 1974, pp. 167-181 ; Jean HILAIRE, Juliette TURLAN et Michel VILLEY, « Les mots et la vie – la ‘‘pratique’’ depuis la fin du Moyen-Âge », Droit privé et institutions régionales – études historiques offertes à Jean Yver, publications de l’université de Rouen, P.U.F., 1976, pp. 369-387 ; Jean HILAIRE, « Actes de la pratique et expression du droit »,

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matérialisation concrète de cette même « jurisprudence » holiste et abstraitement définie par Guyot. Chaque cour du royaume sécrète durant les audiences sa propre « science », sa propre conception du droit, ses propres usages, en somme, sa propre « jurisprudence ». Confrontés au contentieux, c’est-à-dire aux innombrables configurations de l’application du droit, les tribunaux sont un haut lieu de la réflexion juridique ; lors du procès, c’est le corps du Palais dans son ensemble qui mobilise à tous les niveaux de la procédure les règles et les principes, qui les discute, qui les applique ; avocats et procureurs font appel à l’éloquence, à la rhétorique, controversent ; à la culture juridique35, les hommes du Palais mêlent et intègrent les référents culturels propres à chaque cas d’espèce. En somme, ils font œuvre de « jurisprudence » au sens premier du terme donné par Guyot, c’est-à-dire qu’ils déploient toute la science et l’art du droit. Quant à la décision des juges, autorités souveraines et propriétaires de leurs charges, elle apparaît comme étant la conclusion de ce travail cognitif

Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, n°7, 1988, pp. 135-140 ; « pratique », Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., pp. 1180-1185 ; v° aussi Christian CHENE, « Pigeau et

Bellart, la formation des praticiens du droit de la fin de l’Ancien Régime à la Restauration », Vincent BERNAUDEAU,

Jean-Pierre NANDRIN et Bénédicte ROCHET (dir.), Les praticiens du droit du Moyen âge à l’époque contemporaine : approches prosopographiques, Belgique, Canada, France, Italie, Prusse, actes du colloque de Namur, 14, 15 et 16 décembre 2006, Presses Universitaires de Rennes (P.U.R.), Rennes, 2008, pp. 269-278. Comme l’a démontré Jean Hilaire, avocats et magistrats sous l’Ancien Régime ne faisaient pas de la « pratique », mais du « droit ». La pratique désignait alors très précisément la procédure, dont était en charge le procureur. Le juge, l’avocat, l’avoué ou même le notaire de l’Ancien Droit n’étaient donc pas à proprement parler des praticiens. Si la Révolution puis la codification, et notamment la promulgation du Code de procédure en 1806 ont contribué à modifier progressivement le sens du terme pratique pour l’opposer de façon plus générale à celui de théorie, la véritable scission entre les « praticiens du droit » et les « théoriciens du droit » ne se fera que plus tard, et pas de façon tranchée, avec l’éclatement de la figure du « jurisconsulte » (nous y reviendrons). A la veille de la Révolution, toute personne particulièrement versée dans la science ou dans l’art du droit est donc un jurisconsulte : titre générique mais aussi honorifique, l’état de jurisconsulte est moins attaché à la profession exercée qu’à l’expertise du droit que détient un bon juriste. Toutefois certains professionnels sont plus que d’autres appelés à établir des actes concrets dans le cadre de leur activité. Pour des raisons de commodité, nous appellerons ici « praticiens » les jurisconsultes (avocats, magistrats, huissiers, notaires etc.) dont la principale activité n’est pas la théorie ou l’enseignement du droit, mais son application dans le commerce juridique. Cependant, un « jurisconsulte praticien » peut également être, comme nous le verrons, un auteur, un théoricien ou un enseignant réputé. De la même manière, les professeurs peuvent parfaitement cumuler des fonctions dites « praticiennes » et exceller au Palais comme à l’École, la figure du professeur-avocat dominant même jusqu’à la fin du XIXe siècle.

35 Par culture juridique, nous entendrons tout au long de notre essai un ensemble de référents, de valeurs, de

principes, de théories, d’idéologies relatives au droit, mais aussi un vocabulaire, un ensemble de techniques et de règles communes au corps des juristes, ou à une partie de ce corps. V° Giorgio REBUFFA, « culture juridique », André-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2e éd., L.G.D.J., Paris, pp. 139-142 : la culture juridique est notamment définie comme « l’ensemble des techniques d’exposition et d’interprétation employées par les opérateurs du droit – au niveau tant technique que théorique -, et l’ensemble des idéologies correspondant à la fonction de droit que ces techniques expriment », mais aussi comme « l’ensemble des valeurs, des principes, des idéologies relatives au droit, des connaissances liées au vocabulaire propre aux professions juridiques ». Plus récemment, autour de la notion de culture juridique, pour ne pas dire « des cultures » juridiques, v° l’ouvrage de Frédéric AUDREN et Jean-Louis HALPERIN, La culture juridique française…, op. cit. ; v° aussi David DEROUSSIN, « Comment forger une identité nationale ? La culture juridique française vue par la doctrine civiliste au tournant des XIXe et XXe siècles », Clio@Thémis, Revue électronique d’Histoire du Droit, n°5.

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20

d’ensemble, le point final de cette « jurisprudence ». Contrairement aux autres professionnels du droit comme les avocats, les notaires ou encore les procureurs, les magistrats sont investis de la iuris

dictio : ils ont le pouvoir d’énoncer les règles applicables, de fixer le droit en l’espèce. Ils peuvent en

outre exercer une forme de pouvoir normatif à travers les fameux arrêts de règlements.

Matérialisation de la jurisprudence du Palais, les arrêts deviennent dès le XVIIe siècle pour certains jurisconsultes la principale source de science et de création du droit. Pour Perrier notamment, « les arrêts sont regardés comme une partie essentielle de la jurisprudence, on ose même dire de la législation »36.

Dernière étape de la mutation terminologique de la jurisprudence à l’Époque Moderne, « la jurisprudence des arrêts » ou « jurisprudence des tribunaux » renvoie précisément à l’usage, l’habitude, la fixation d’une certaine doctrine formée « par une suite d’arrêts uniformes, intervenus sur une même question »37. Cette conception de la jurisprudence est très proche de celle qui est encore la nôtre aujourd’hui38. Si le syntagme « des arrêts » ne disparaîtra complètement qu’au cours du XIXe siècle, Denisart écrivait déjà en 1757 : « Nous appelons plus particulièrement Jurisprudence, les jugements constamment rendus, les maximes et les usages reçus dans un tribunal sur l’interprétation de la loi et sur ses différentes applications »39. Sauf précisions contraires, c’est sous ce sens générique que nous entendrons la jurisprudence tout au long de notre étude.

Cette définition de la jurisprudence s’ajoute toutefois aux autres, sans totalement s’y substituer. En effet, si à la veille de la Révolution la jurisprudence s’est durablement installée au Palais, le terme continuera d’être régulièrement usité au sens de « science du droit » jusqu’à la fin du XIXe siècle40. Néanmoins, pour les jurisconsultes de la « pratique », la jurisprudence est clairement devenue judiciaire : à l’aube de la Révolution, c’est sous cette acception qu’elle est principalement employée dans la littérature consacrée aux arrêts, l’ « arrestographie ». Ce genre littéraire qui se perfectionne tout au long de l’Époque Moderne, se différencie des autres genres de la littérature juridique par son

36 Cité par Evelyne S

ERVERIN, De la jurisprudence…, op. cit., p. 65.

37

Pour Ferrière et Boucher d’Argis, la jurisprudence des arrêts est « l’induction que l’on tire de plusieurs arrêts qui ont jugé une question de la même manière dans une même espèce », Dictionnaire de droit et de pratique…, t.2, 3e éd., Brunet, Paris, 1749, p. 135.

38

V° par exemple l’entrée « jurisprudence » dans Serge GUINCHARD et Thierry DEBARD (dir.), Lexique des termes juridiques, 21e éd., Dalloz, Paris, 2014, pp. 548-549 : « Dans un sens ancien, la science du Droit. Au sens large, ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période dans un domaine du droit ou dans l’ensemble du droit. Dans un sens plus restreint, ensemble des décisions concordantes rendues par les juridictions sur une même question de droit ».

39

Jean-Baptiste DENISART, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, t.2, chez Desaint, Paris, 1766, p. 454.

40

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objet bien particulier, ainsi que par son caractère à la fois pratique et théorique. Principaux médias de diffusion des jugements, les recueils et les dictionnaires de l’arrestographie participent ainsi autant à la publication qu’à la création de la jurisprudence.

Comme l’a précisé Serge Dauchy, le mot « arrestographie » n’est apparu que tardivement au XIXe siècle, pour définir les grands projets lexicographiques tels que le Répertoire et le Dictionnaire des frères Dalloz, qui exposaient par matières la jurisprudence générale des cours et des tribunaux41. Seul le terme d’ « arrestographe », désignant l’auteur d’un « recueil de plusieurs arrêts »42, était connu de l’Ancien Droit. Toutefois, suite à l’article de Christian Chêne43, l’historiographie contemporaine a pris l’habitude de désigner par arrestographie « l’ensemble de la production de recueils d’arrêts et de dictionnaires de jurisprudence antérieure à la Révolution française », ou encore « l’ensemble des recueils imprimés réunissant des arrêts (en principe commentés) prononcés par les cours souveraines »44. La genèse du genre remonte sans doute au XIIIe siècle, avec l’avènement du Parlement de Paris et l’émergence d’une justice rationalisée. Les premiers recueils d’arrêts furent l’œuvre de jurisconsultes praticiens, le plus souvent magistrats et avocats, rassemblant des informations particulièrement utiles ou insolites à des fins strictement personnelles. Au sein de cette documentation privée, ils pouvaient puiser des arguments pour leurs plaidoiries, des solutions pour leurs arrêts, mais ils pouvaient aussi tenter d’appréhender les habitudes et les traditions de leur Cour d’exercice.

Outre cet aspect utilitaire, ces compilations privées acquirent rapidement une dimension pédagogique : leur diffusion, d’abord restreinte puis largement étendue sous l’effet de l’imprimerie, joua en effet un rôle essentiel dans la formation des futurs magistrats et membres du barreau que l’Université ne formait point au métier45. Au XVIe siècle, les libraires et imprimeurs s’emparèrent d’ailleurs activement de l’arrestographie, marché prometteur à destination des jeunes praticiens

41

V° Infra, pp. 156 et suiv.

42

V° notamment Pierre RICHELET, « Arrestographe », Dictionnaire de la langue françoise ancienne et moderne, nouvelle édition corrigée et augmentée d’un grande nombre d’articles, etc., t.1, Jean Brandmuller, Basle, 1735, p. 148 : « Auteur qui a fait un recueil de plusieurs Arrêts, comme Papon, Loüet, Brodeau, Henrys, &c. ».

43

Christian CHENE, « L’arrestographie, science fort douteuse », Recueil des mémoires et travaux publiés par la Société d’Histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, fasc. XIII, Montpellier, 1985, pp. 179-187.

44

Serge DAUCHY, « L’arrestographie, science fort douteuse ? », Sartoniana - Sarton Chair of History of Sciences, Ghent University, Academia Press, n° 23, 2010, pp. 87-88. Du même auteur, v° aussi « L’arrestographie, un genre littéraire? », Revue d’Histoire des facultés de droit et de la culture juridique, n° 31, 2011, pp. 41-53.

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