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Sur les pas de...

GALIFI, Ema (Ed.), LÉVY, Bertrand (Ed.), SCARIATI, Renato (Ed.)

Abstract

Sur les pas de..., Bertrand LévyRéflexions sur le rapport homme-nature dans la vie et l'œuvre de Mario Rigoni Stern (1921-2008), Gianni Hochkofler, Renato ScariatiNicolas Bouvier sur les pas du col, Jean-Michel RietschSur les pas de George Orwell en Birmanie, Jean-Michel WissmerSur les pas de Julia Flisch et de Mary Jones, voyageuses américaines en Europe, 1894, Christian W. FlischSur les traces de Nicolas Bouvier, sur des cailloux atlantiques, Lionel GauthierÀ rebours du temps dans les Alpes Maritimes italiennes, Marina Marengo"Journal du voyage en Hollande (1774)" de Jérôme Lalande, Clotilde Alexandrovitch"Voyage d'une femme au Spitzberg (1839)" de Léonie d'Aunet, Rémy Villemin"À la recherche de Karl Kleber"

de Daniel Sangsue, Bertrand Lévy

GALIFI, Ema (Ed.), LÉVY, Bertrand (Ed.), SCARIATI, Renato (Ed.). Sur les pas de.. Le Globe, 2020, vol. 160, p. 1-163

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:144918

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LE GLOBE

Revue genevoise de géographie

Sur les pas de...

Tome 160 - 2020

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Publié avec le soutien de la Ville de Genève.

Comité éditorial :

Angelo Barampama, Ema Galifi, Charles Hussy, Laurent Matthey, Claude Raffestin, Frédéric Tinguely, Jean-Claude Vernex : Université de Genève.

Ruggero Crivelli, Alain De l'Harpe, Gianni Hochkofler, Bertrand Lévy, Philippe Martin, Renato Scariati, Véronique Stein, René Zwahlen : Société de Géographie de Genève.

Elisabeth Bäschlin, Université de Berne

Rachel Bouvet, Université du Québec à Montréal Sylvain Briens, Université de Paris-Sorbonne Hans Elsasser, Université de Zurich

Franco Farinelli, Université de Bologne

Claudio Ferrata, GEA-Association des Géographes, Bellinzone Lionel Gauthier, Musée du Léman, Nyon

Hervé Gumuchian, Université de Grenoble Jean-Christophe Loubier, HES-SO Valais

Marina Marengo, Université de Gênes et de Sienne René Georges Maury, Université de Naples Laura Péaud, Université Grenoble Alpes Jean-Luc Piveteau, Université de Fribourg Jean-Bernard Racine, Université de Lausanne

François Taglioni, Université de Saint-Denis de la Réunion.

Rédacteur : Bertrand Lévy.

Coordinateurs du tome 160 : Bertrand Lévy, Renato Scariati, Ema Galifi.

Lecteurs critiques du tome 160 : R. Bouvet, E. Galifi, G. Hochkofler, B. Lévy, J.-C. Loubier, P. Martin, L. Matthey, M. Marengo, L. Péaud, R. Scariati, V. Stein, R. Zwahlen.

Tous les articles ont été soumis à lecture critique.

Les articles publiés dans Le Globe engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

Ils ne peuvent être reproduits sans autorisation des éditeurs.

Les propositions de publications sont à adresser au rédacteur : blevy0157@gmail.com

Le Globe est une revue arbitrée par des pairs / a peer-reviewed journal.

Tirage : ca 300 ex.

Site internet : https://sgeo-ge.ch/le-globe-la-revue/

Le Globe est en ligne sur Persée : http://www.persee.fr/collection/globe

© Le Globe 2020 ISSN : 0398-3412

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LE GLOBE

Revue genevoise de géographie

Tome 160

SUR LES PAS DE...

Société de Géographie de Genève

2020

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 LE GLOBE – TOME 160

SUR LES PAS DE...

SOMMAIRE Éditorial :

Sur les pas de...

Bertrand Lévy

5 Réflexions sur le rapport homme-nature dans la vie et l'œuvre de

Mario Rigoni Stern (1921-2008) Gianni Hochkofler, Renato Scariati

7

Nicolas Bouvier sur les pas du col Jean-Michel Rietsch

43 Sur les pas de George Orwell en Birmanie

Jean-Michel Wissmer

55 Sur les pas de Julia Flisch et de Mary Jones, voyageuses américaines

en Europe, 1894 Christian W. Flisch

69

Sur les traces de Nicolas Bouvier, sur des cailloux atlantiques Lionel Gauthier

93 À rebours du temps dans les Alpes Maritimes italiennes

Marina Marengo

99 Comptes-rendus

"Journal du voyage en Hollande (1774)" de Jérôme Lalande Clotilde Alexandrovitch

119

"Voyage d'une femme au Spitzberg (1839)" de Léonie d'Aunet Rémy Villemin

135

"À la recherche de Karl Kleber" de Daniel Sangsue Bertrand Lévy

139 Société de Géographie de Genève : bulletin 145

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 ÉDITORIAL

SUR LES PAS DE...

Bertrand LÉVY

Société de Géographie de Genève

Pour les 160 ans du Globe, il nous est apparu opportun d'aller sur les pas de nos prédécesseurs. Certes, la pandémie a contraint plusieurs auteurs à renoncer à leur voyage, mais ils se sont adaptés. Gianni Hochkofler et Renato Scariati sont allés à la rencontre de la pensée de Mario Rigoni Stern, l'auteur italien des traces dans la neige et dans la forêt. Il connaissait intimement la nature, la pratiquait et n'entretenait aucune naïveté à son égard. Ce qui l'a conduit à défendre la chasse pratiquée de manière éthique, à l'instar d'un Aldo Leopold. Gianni Hochkofler a rencontré l'homme en 2000 et les auteurs restituent l'ampleur et l'originalité de sa réflexion sur les liens unissant l'homme et la nature.

Jean-Michel Rietsch, docteur et chercheur en lettres, évoque de manière très profonde la signification du col chez Nicolas Bouvier. Tant de disciples vont sur ses pas… En mettant en miroir les passages du Khyber Pass et du Simplon (Les leçons de la rivière, 2006 ; Le silence des cols, 1996), J.-M. Rietsch place Nicolas Bouvier dans une perspective spirituelle et existentielle, trop souvent ignorée par la critique. Jean- Michel Wissmer est allé physiquement sur les traces de George Orwell à Katha, Myanmar. Celui qui s'appelait alors Eric Blair y exerçait le métier de policier. Il connaissait le monde de 1984 de l'intérieur et dénonça à son retour de Birmanie les excès du colonialisme britannique. Signalons la parution dans La Pléiade en octobre 2020 d'un volume regroupant ses principaux écrits, dont Dans la dèche à Paris et à Londres (1933), un chef d'œuvre de géographie sociale vécue, et En Birmanie (1934).

Christian Flisch connaît les lieux visités par les deux Américaines dont il a co-traduit les récits de voyage : l'Allemagne rhénane, la Suisse Centrale et Venise. Il publie en hiver 2020 la première biographie consacrée à Julia Flisch, une aïeule d'origine grisonne, auteure et enseignante. Pionnière du féminisme, elle fut à l'origine de la construction du premier Collège professionnel pour jeunes filles en Géorgie (E.-U.A.) en 1889. Les deux amies voyageuses ont des styles tellement différents

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qu'on se demande s'il existe vraiment une "écriture féminine". Des préoccupations de femmes, certainement, mais une écriture ? L'ouvrage dirigé par Sarga Moussa (et al.) sur les femmes voyageuses au XIXe1 donne d'intéressantes pistes à ce sujet.

Lionel Gauthier, conservateur du Musée du Léman (Nyon), nous livre un récit d'impressions personnelles écrit durant sa période étudiante et retravaillé. Le livre de Nicolas Bouvier sert de prétexte pour découvrir l'Île d'Aran et c'est tant mieux, car retracer les pas de Nicolas Bouvier, effacés par le vent et la pluie, n'aurait eu aucun sens. Un autre récit de vie est celui de Marina Marengo, géographe née dans les Alpes maritimes italiennes, à cheval sur la Ligurie et le Piémont. Elle fait ressurgir ses souvenirs d'enfance pour nous dépeindre un tableau très suggestif de la vie d'alors à la campagne et de son évolution jusqu'à aujourd'hui.

Clotilde Alexandrovitch, qui m'avait signalé la parution des remarquables Voyages d'Einstein2 (ouvrage boycotté par la critique, car jugé politiquement incorrect), livre une analyse fouillée du Voyage en Hollande (1774) de Jérôme Lalande, le plus célèbre des astronomes français des Lumières. L'importance des cercles d'amateurs d'astronomie en Hollande y est relevée ; on peut toujours visiter le dernier planétarium existant construit par un amateur à Franeke, Pays-Bas.

Rémy Villemin nous parle de Léonie d'Aunet et de son mémorable Voyage d'une femme au Spitzberg (1854) accompli à dix-neuf ans. Elle aussi était jugée politiquement incorrecte à son époque. Elle était très proche de Rousseau si on en juge le passage extrait sur les mines. Enfin, on trouve une recension élogieuse d'À la recherche de Karl Kleber de Daniel Sangsue, qui va sur les traces d'un professeur d'université disparu, épuisé par le système.

Notes

1. Frank Estelmann, Sarga Moussa & Friedrich Wolfzettel (dir.), 2012, Voyageuses européennes au XIXe siècle. Identités, genres, codes, Paris, Sorbonne Université Presses.

2. Albert Einstein, 2019, Journal de voyage : Extrême-Orient, Palestine, Espagne, 1922-1923, trad. de l'allemand par S. Zekian, Paris, Rivages.

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 RÉFLEXIONS SUR LE RAPPORT HOMME-NATURE

DANS LA VIE ET L'ŒUVRE DE MARIO RIGONI STERN (1921-2008)

Gianni HOCHKOFLER - Renato SCARIATI Société de Géographie de Genève

Résumé : Cet article se penche sur les relations que l'écrivain italien Mario Rigoni Stern a entretenu avec son espace vécu et avec la nature, dans des clés de lecture propres à la géographie culturelle et humaniste.

Mots-clés : Mario Rigoni Stern, espace vécu, nature, animaux, chasse, forêt, environnement, géographie culturelle, géographie humaniste.

Abstract : This article looks at the relationships that Mario Rigoni Stern, an italian writer, maintained with his lived space and with nature, in reading keys specific to cultural and humanist geography.

Keywords : Mario Rigoni Stern, lived space, nature, animals, hunting, forest, environment, cultural geography, humanistic geography.

Mario Rigoni Stern, écrivain-géographe

"Il est tout aussi impossible pour l'homme de vivre séparé de cette nature, dont il ne cesse pourtant de s'éloigner, que pour un arbre coupé de sa racine de fleurir et de donner des fruits. Rêves et visions. En reparler dans cent ans. Les époques passées ne nous donnent aucun exemple ni de progrès démesurés de la civilisation, ni d'une dénaturation illimitée. Mais si nous ne revenons pas en arrière, ce sera là l'exemple que nos descendants laisseront à leur postérité, si toutefois ils en ont une. (18-20 août 1820)".1 Si Mario Rigoni Stern avait pour habitude de citer ces lignes très actuelles, écrites pourtant il y a tout juste 200 ans par le poète italien Giacomo Leopardi, c'est que le rapport homme-nature imprègne sa vie et son œuvre depuis les années 1960, nous offrant une matière à réflexion essentielle en ces temps où les questionnements sur la responsabilité de l'homme envers la planète remplissent les rayons des librairies et les sites web... Pour notre discipline, le travail de l'auteur ne s'arrête d'ailleurs pas là, il interroge les relations existentielles de l'homme au lieu, au paysage et au temps, mettant régulièrement en avant les problématiques spatiales, et faisant de lui un véritable écrivain-géographe.

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Notre habitude de parcourir les chemins convergents entre la géographie et la littérature nous permet de découvrir, dans une perspective de géographie humaniste, quelques clés de lecture originales, parfois en contradiction avec des opinions courantes de notre époque, et de proposer au lecteur de s'y pencher, car l'œuvre de Mario Rigoni Stern a fait l'objet de peu d'études de la part de géographes. Celle qui adopte l'approche la plus géographique est sans doute la thèse d'Emira Gherib (2010), mettant en rapport son œuvre avec les concepts de "géographicité", de "topophilie"

et d'"espace vécu" notamment. Éric Dardel, Yi Fu Tuan, Armand Frémont ou encore Augustin Berque sont évoqués, ainsi que des auteurs d'autres disciplines tels que Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Mircea Eliade...

Mario Rigoni Stern a été cependant l'objet d'une abondante littérature critique, consacrée aussi bien à son œuvre qu'à sa vie : ses expériences, ses convictions, son parcours. Dès ses premiers écrits, mais surtout depuis le début des années 1960, il a été l'objet d'un "respect dévoué et un peu étonné, ému", comme le dit Michele Buzzi (1985 : 117). "On parle de Rigoni comme d'une sorte de grand sage de l'univers rural, un poète discret et sage qui révèle des secrets enviables, sollicitant des instincts ancestraux que l'on croyait définitivement effacés et qui montrent les précieux vestiges d'une civilité faite de choses, d'animaux, d'espaces, de silences."2 Depuis plusieurs décennies, les média (journaux, revues, émissions télévisées et aujourd'hui sites web), foisonnent d'interviews, d'entretiens et de rencontres, permettant de mieux comprendre la pensée de Mario Rigoni Stern. L'auteur séduit, et l'homme intrigue. Il séduit par ses thématiques qui parlent à chacun de nous, et parce que l'on sent intuitivement, à la lecture d'une simple nouvelle, dès les premières phrases, qu'il semble avoir trouvé une sorte de... osons le mot : "sagesse", après ses expériences de la guerre et son retour au pays. Pour Emira Gherib (2010 : 328), Mario Rigoni Stern est "un sage doté d'une rigoureuse méticulosité historique, témoin en même temps d'un futur qui s'emballe sous ses yeux". Car l'homme intrigue aussi par ses positions fermes sans être doctrinaires sur notre rapport à la nature, sur la société italienne actuelle, sur la modernité. Il n'était pas courant pour un écrivain de refuser un travail bien rémunéré chez un grand éditeur milanais et de rester dans son village et ses montagnes d'origine, en adoptant un style de vie qu'on qualifierait aujourd'hui de "local". Giovanni Kezich (2018 : 209) souligne

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 cette "étrangeté" ; à l'époque, écrit-il, "il n'y avait pas la poétique des retours, du petit et du beau, des petites patries (...) beaucoup d'écrivains italiens ont pour thème le village natal sauvage, la vallée, le lieu d'où ils viennent : le Friuli de Pasolini et les Langhe de Pavese, mais il s'agit toujours de lieux d'où ces écrivains se sont éloignés pour cultiver une poétique plus ou moins sophistiquée de la nostalgie, c'est-à-dire du désir d'un retour, accompagné de la douleur de ce retour. Chez Mario il n'y a absolument rien de cela, car il a toujours habité là et ne s'est jamais déplacé." La nostalgie est pourtant bien l'un de ces sentiments qui imprègne l'œuvre de Mario Rigoni Stern, aussi bien dans ses livres retraçant la guerre que ses récits sur la nature et la société de l'Altipiano.

Emira Gherib parle de la nostalgie d'un "équilibre qui semble irrémédiablement perdu, nostalgie d'un mini-espace archaïque, nostalgie d'une humanité réconciliée avec elle-même et avec l'univers" (2010 : 14).

Mais pour l'auteur, cette nostalgie ne se confond pas avec "regret", car son regard est toujours porté vers l'avant, vers les générations futures, vers les enfants, qu'il fréquentera lors de ses passages nombreux dans les écoles.

Il écrira, jusqu'à la fin de sa vie, pour témoigner d'un rapport à la terre encore possible, celui qu'il vit au quotidien dans son "ermitage" d'Asiago, en montrant à quel point une existence autre est possible même dans une Italie des années 1960, en plein essor économique, tournée résolument vers une consommation insouciante, vers le paraître et l'accumulation de symboles de réussite sociale.

Mario Rigoni Stern s'est donné implicitement comme mission de

"démontrer qu'il est possible, même dans l'ère de la mondialisation, de redécouvrir un rapport presque égalitaire et écosolidaire avec la nature, et de repeupler les montagnes désormais vides et désolées, oubliées – sauf en période de haute saison touristique" (Bedin, 2019 : 188). Et avec recul, nous pouvons dire aujourd'hui que son désamour de l'Italie des grandes cités, sa passion pour les montagnes, les bois et les lieux ordinaires où se déroule la véritable vie du pays anticipent le mouvement de revalorisation des lieux "mineurs" en Italie. Toujours selon Kezich (2018 : 104), Mario Rigoni Stern "était et est toujours le protagoniste absolu, et je dirais presque le seul auteur, de ce renversement de perspectives qui a vu en Italie, à partir des années septante et quatre-vingt du siècle dernier, malgré un 19e – 20e siècles progressistes et centripètes, la redécouverte des mondes locaux, le retour à la campagne et à la montagne, le regard vers

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son passé, l'affirmation progressive du kilomètre zéro et de son éthique : une véritable révolution copernicienne de notre vie, qui aujourd'hui a peut- être atteint son zénith, s'étant répandue à travers toutes ses dimensions – politique, pédagogique et éthique – en repositionnant toutes ses valeurs, et en ravivant la dimension morale de la communauté avec son histoire particulière, et celle parallèle de la nature et du territoire avec ses valeurs essentielles, repères obligés pour le cadre éthique de l'homme dans la société."

Depuis la parution des écrits de notre auteur, son discours et ses positions se sont généralisés dans une partie de la société italienne comme ailleurs, et sciemment ou non, de nombreux auteurs reprennent ces mêmes valeurs à travers des livres, articles, vidéos, blogs, films... comme si une lame de fond parcourait le pays pour en proposer une autre vision. Nous avons déjà abordé ce sujet lors d'une précédente recherche (Scariati, Hochkofler, 2012), en nous appuyant en particulier sur le travail de Paolo Rumiz. Cet écrivain-journaliste connaissait d'ailleurs bien Mario Rigoni Stern. Juste avant sa mort, il alla le trouver pour la dernière fois et raconte ainsi leur rencontre : "Dès que j'ai touché l'écorce de la main – la prise était plus forte que jamais – j'ai senti qu'il ne mourait pas, mais devenait seulement forêt" (Rumiz, 2008). À la fin de sa vie, au printemps 2008, Mario Rigoni Stern confiait lors d'un entretien (Milani, 2008 : 108) qu'il espérait avoir su "attirer l'attention" sur les problèmes de notre rapport à la nature et au monde...

Mario Rigoni Stern

Une biographie très complète sur Mario Rigoni Stern a été publiée par Giuseppe Mendicino (2016) ; nous ne ferons ici que retracer brièvement les phases essentielles de la vie de l'auteur, en rapport avec notre article.

Mario Rigoni Stern est né en 1921 à Asiago dans les Préalpes vicentines. Dans son ouvrage L'ultima partita a carte (Rigoni Stern, 2002), il raconte comment il partit adolescent en tant que volontaire dans le corps d'armée des Alpini, pour en revenir transformé en homme, résistant antifasciste. Son parcours est semblable à celui de beaucoup de jeunes de sa génération. "Ce qui m'intéressait, c'était de grimper sur les montagnes, de faire du ski, de penser aux filles de façon romantique (...) par esprit d'aventure et parce que j'étais tombé amoureux d'une jeune Vénitienne venue ici pour les vacances d'été en 1938" (Rigoni Stern,

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 2002 : 5). De retour dans son village, il constate avec tristesse la misère de beaucoup de familles, qui pour acheter de la nourriture ne paient pas les factures de leurs achats dans la boutique de son père. Pour éviter la faillite, celui-ci doit alors vendre la maison que sa famille possédait depuis plusieurs générations. Un dimanche après-midi, il est attiré par l'annonce d'un concours de recrutement comme "volontaire spécialisé". Entre les problèmes économiques familiaux et le souvenir romantique de la jeune Vénitienne, il fut saisi de mélancolie, "et c'est dans cette humeur qu'un matin de novembre à l'aube, je quittai ma famille, ma maison, mes amis et mon village, comme un oiseau qui met ses premières plumes et s'envole au loin" (Rigoni Stern, 2002 : 12). Il arriva le 30 novembre 1938 dans sa première caserne à Aoste. "J'ai tourné une page de ma vie ce soir-là. Je suis resté éveillé pendant plusieurs heures. J'étais devenu Alpin. J'avais dix-sept ans et un mois. Après le 28 octobre, XVIe année de l'ère fasciste, je n'avais pas pensé à renouveler ma carte de membre de jeune fasciste, et je voulais maintenant seulement devenir skieur-escaladeur spécialisé dans le corps des Alpins" (Rigoni Stern, 2002 : 15). Malgré la fatigue, les risques de gel, il se sent plongé dans l'environnement qu'il recherchait. "Ce fut une sélection dure et sévère, presque impitoyable... Après quelques mois je ne me sentis plus Jeune Italien du Littorio3, ni un jeune de l'Action Catholique, mais Alpin à tous les égards. Les événements me firent grandir rapidement" (Rigoni Stern, 2002 : 24).

L'année 1939 se déroule en formation, et le 10 juin 1940 l'Italie entre en guerre, attaquant immédiatement la France. Dans les Alpes Maritimes, en territoire français, le 22 juin, Mario Rigoni Stern croise un soldat mort, transporté sur une civière. Il ressent un profond malaise, sans que cela soit une réelle prise de conscience : "L'éducation à l'amour de la patrie a été trop longue et persistante" (Rigoni Stern, 2002 : 40). Du front français, il se retrouve en Albanie du 14 novembre à fin juin 1941, puis dans la première expédition sur le front de Russie du 21 février à fin avril 1942.

Le 26 juillet, il repart en Russie sur le front du Don et est promu sergent.

"J'étais un petit homme qui combattait loin de chez lui, avec des millions d'autres hommes, dans une guerre si horrible qu'aucune étoile ne vit jamais de son vivant. Je ressentais seulement une grande responsabilité envers mes compagnons que le destin m'avait conduit à diriger [...]. Je devais les garder unis et faire tout mon possible pour les ramener à la maison"

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(Rigoni Stern, 2002 : 91). Au terme de la terrible retraite du front russe, ils n'étaient plus qu'un petit nombre4.

Le 25 juillet 1943, la radio annonce la destitution de Mussolini par le Grand Conseil du Fascisme et son limogeage par le roi Victor-Emmanuel III, qui le fait arrêter et emprisonner. Mussolini est remplacé par le maréchal Badoglio, qui annonce le 8 septembre la signature de l'armistice avec les Anglo-Américains, signé secrètement à Cassabile, en Sicile, le 3 septembre. La guerre contre les Allemands continue, ceux-ci occupant les trois quarts de la péninsule, dont Rome et Naples, alors que le nouveau gouvernement et le roi s'enfuient à Brindisi. La résistance au nazisme et au fascisme se développe dans l'Italie occupée ; 800'000 soldats italiens environ sont faits prisonniers par les Allemands. Le 13 septembre, Mussolini est libéré par les nazis de sa prison sur le Gran Sasso, et proclame la République Sociale Italienne (RSI), qui poursuit la guerre aux côtés des nazis. Du régiment de Mario Rigoni Stern stationné à Vipiteno, seuls quelques-uns parviennent à s'échapper, presque tous sont faits prisonniers avec lui et déportés dans des camps de concentration. Il est envoyé lui-même dans le camp de Hohenstein, où se rend en octobre un groupe de militaires et de politiciens de la RSI, cherchant à recruter des anciens soldats pour continuer la guerre fasciste : "Vous qui avez fait la gloire de la patrie en combattant en France, en Grèce, en Russie, faites un pas un avant ! Nous, les vieux sergents... fîmes un pas en arrière" (Rigoni Stern, 2002 : 105). C'est dans ce camp qu'eut lieu sa prise de conscience :

"j'ai compris que les hommes libres n'étaient pas ceux qui nous gardaient, encore moins ceux qui combattaient pour l'Allemagne hitlérienne. C'était nous, nous enfermés ici, qui étions des hommes libres" (Rigoni Stern, 2002 : 107).

À la libération du camp par l'armée russe, Mario Rigoni Stern rentre à pied à travers les Alpes jusqu'à son village natal. Il y demeurera jusqu'à la fin de sa vie, et deviendra employé au cadastre local. Il sera aussi responsable d'une bibliothèque à Asiago, contenant des livres scientifiques et sur les sciences naturelles. Il l'enrichit d'œuvres littéraires classiques variées : Pavese, Faulkner, Garcia Lorca, Hemingway...

1953 voit la parution du premier ouvrage de Mario Rigoni Stern, Il sergente nella neve à partir des notes rédigées pendant son internement dans le camp de Hohenstein. L'ouvrage connait un succès immédiat,

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 remportant le très important prix littéraire Premio Viareggio. En 1962, il publie Il bosco degli urogalli, après 9 ans de silence, deuxième livre bien accueilli par la critique. C'est l'ouvrage qui fera de lui, d'après la critique, un "écrivain complet", et non plus un bon "mémorialiste". Le livre parle

"de chasseurs et de montagnes, de chiens fidèles et d'animaux sauvages, de bois et d'espaces ouverts, liés ensemble dans un style clair et une mélancolie lucide" (Mendicino, 2016 : 186).

À partir de cette parution, l'écriture devient une occupation quotidienne de Mario Rigoni Stern, à côté de son emploi à la commune et de son travail pour sa maison et son jardin potager, qui sera de première importance pour la vie de sa famille. Mario Rigoni Stern aura trois enfants avec son épouse, Anna, qui jouera un rôle de soutien essentiel et avec qui il partagera le reste de sa vie.

Une visite à Mario Rigoni Stern

Si l'auteur choisit de ne plus quitter son village, le succès de ses ouvrages lui ouvrent les portes du reste de l'Italie. Mais ses voyages fréquents pour une conférence, une présentation dans une école, ou pour recevoir un prix ne lui ont jamais donné envie d'aller vivre en ville, où il se sent "comme un animal hors de son territoire". C'est alors depuis sa maison-refuge qu'il recevra les nombreux journalistes, artistes, intellectuels ou simples lecteurs. Moi-même, Gianni Hochkofler, l'un des deux auteurs de cet article, ai pu ainsi lui rendre visite en 2000, alors que je terminais la rédaction de mon mémoire en Lettres à l'Université de Genève sur Le geografie di Primo Levi (Hochkofler, 2001). À la fin du mois d'août, je suis allé dans sa maison d'Asiago car je voulais entendre de sa voix la confirmation de son amitié avec Primo Levi. Je lui ai téléphoné depuis San Zeno di Montagna, où je possède une maison familiale et où je me trouvais en vacances avec mes enfants Elena et Giacomo, de 8 et 9 ans. Je lui expliquai ma requête et il me donna rendez- vous quelques jours plus tard. Nous sommes partis au début de l'après- midi pour ce petit voyage, car même si les deux villages appartiennent à deux provinces limitrophes de la Vénétie, la distance entre eux est d'environ 160 km. Arrivé dans la place principale d'Asiago je demandai mon chemin pour rejoindre la maison de l'écrivain, et mes enfants ont pu se restaurer avec une glace. Mario Rigoni Stern nous a accueilli amicalement dans son arboreto salvatico avec son doux sourire, sa belle

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chevelure grise aux éclats blancs et sa barbe de la même teinte, comme dans cette photo d'Adriano Tomba5 (Fig. 1)

Fig. 1 : Portrait de Mario Rigoni Stern. Photo : Adriano Tomba, 2007

Nous nous installâmes sur les bancs autour de la table en bois où il recevait habituellement ses invités (Fig. 2). Je lui ai apporté pour l'occasion une bonne bouteille de Recioto classico della Valpolicella, d'une cave historique qu'il connaissait bien, puisqu'il y allait dans sa jeunesse avec son père afin de commander du bon vin rouge pour le magasin familial. Je fus très heureux de constater que j'avais bien choisi mon cadeau ! L'écrivain m'a parlé de ses regrets de ne pas avoir pu réaliser la sortie à skis qu'ils s'étaient promis de faire, lui et Primo Levi ; il m'a aussi entretenu de cet amour de la montagne qu'ils partageaient, et de l'hospitalisation de Primo Levi peu avant sa mort. Ce passage à l'hôpital lui a fait revivre son séjour dans l'infirmerie d'Auschwitz, ce qui aggrava la dépression commencée lorsque sa mère tomba malade. Au moment de nous dire au revoir, l'écrivain s'est adressé à mes enfants pour leur rappeler l'importance du jeu et de la lecture.

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 Fig. 2 : La table en bois construite par Mario Rigoni Stern dans son "arboreto salvatico". Photo : G. Hochkofler, 2000

Cette rencontre avec l'auteur m'a donné l'occasion de me pencher sur l'importance de la nature dans son œuvre et de rédiger un bref article dans la revue GEA (Hochkofler, 2009).

Écrivain de la montagne et de la nature

Pour le géographe, ce sont probablement ses écrits consacrés à la nature qui sont les plus intéressants, en particulier Il bosco degli urogalli, Uomini, bosco e api et Arboreto salvatico. C'est là que l'auteur parvient le mieux à exposer sa vision des rapports homme-environnement, avec les plantes et avec les animaux. Le premier de ces recueils, Il bosco degli urogalli, constitue la redécouverte de son territoire natal, ses bois, ses montagnes et Asiago, son village d'origine. "Au printemps 1945, je suis retourné dans ma terre natale après trente-neuf mois de guerre et vingt de camp de concentration. L'esprit et le corps étaient rongés et épuisés : plus rien ne me donnait d'émotion et de force pour vivre. C'est en parcourant les bois et les montagnes que j'ai lentement retrouvé la santé pour mon corps et la curiosité pour mon esprit. La nature et la poésie m'ont guéri du mal du rescapé, et avec des yeux nouveaux et étonnés j'ai recommencé à regarder la vie" (Rigoni Stern, 1998a : 593). Il continuera à vivre à proximité directe des bois, utilisant presque exclusivement les produits de

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son jardin et de la forêt pour se nourrir et se chauffer avec sa famille, pratiquant la chasse jusqu'à un âge très avancé. Comme il le dit dans La natura nei miei libri (2018 : 23) "Dans mes autres livres, la nature et l'environnement apparaissent plus concrètement : c'est parce qu'avec le temps on apprend plus de choses ; on ne court plus, on marche ; on ne regarde pas seulement avec émotion, on observe avec attention ; on apprend à écouter, à regarder dans les plis, et à lire. Lire en choisissant avec plus de rigueur, plus d'attention, pour ne pas gâcher le temps que la vie vous concède encore." L'œuvre de Mario Rigoni Stern se concentrera jusqu'à la fin de sa vie sur ce haut-plateau d'Asiago, sa communauté, son environnement, sa culture.

Asiago et son Altipiano

L'Altipiano d'Asiago est pour l'Italie un véritable "haut-lieu", gardant les traces et la mémoire de la 1ère Guerre mondiale... Mais au-delà des faits historiques, comme le fait remarquer Emira Gherib (2010 : 32), "le peuplement de cette terre, comme de bon nombre de régions alpines, reste voilé par une dimension imagée et légendaire. Le monde "cimbre"6, qui plane malgré tout sur le plateau, contribue à le couvrir d'un halo mystique et renforce ce fameux élément psychique, le ‘génie du lieu’". Ce génie du lieu imprègne les pages des récits de Mario Rigoni Stern, en particulier celles qui évoquent la vie de sa communauté, ou celles dédiées à la nature à la façon d'une ode : les bois, la montagne, la vie des animaux et des plantes dressent un paysage chargé de poésie et de sacré.

Le sentiment d'appartenance à ce territoire se lit dans ses récits par la multiplication des noms de lieux et des souvenirs qui leur sont associés, que les "étrangers" ne peuvent connaître, comme dans cette scène de chasse : "Guido Gios qui était le plus rapide avec ses jambes et son fusil [alla] sous les rochers vers le Ghertele ; Nappa le long de la crête ; lui et Mino latéralement avec les chiens pour regarder vers la Fontanella dell'Aida (cette fontaine avait été construite par les troupes alpines de Bassano avant la guerre de 1915 et est toujours appelée aujourd'hui avec le nom de la fiancée d'un lieutenant de l'époque)." (Rigoni Stern, 2000 : 163). Les trois noms de personnes sont associés à des toponymes et à leur histoire, comme pour les "humaniser", les inscrire profondément dans ce territoire. Dans le sentiment d'appartenance au lieu, la nature joue un rôle de premier plan. "Il marcha pour une ou deux heures et tout était comme

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 autrefois, car les souvenirs surgissaient en lui : une pierre, un arbre ancien, le profil d'une montagne, une clairière, un vol d'oiseau, un sentier, un enclos, un buisson : toute chose en somme, avait une histoire et une vie"

(Rigoni Stern, 1998 : 68).

Mario Rigoni Stern et la ville

L'Altipiano d'Asiago est à la fois l'espace vécu de Mario Rigoni Stern, et pour l'auteur un territoire "immergé en un temps magique" (Rigoni Stern, 1998 : 59). Dans ses écrits, aussi bien que dans ses interventions lors d'interviews ou de conférences, cet espace vécu, le village, les bois, les montagnes, est en opposition au milieu urbain, à ces villes dans lesquelles il se rend occasionnellement. Dans ses récits, il fait parler ses personnages de façon très autobiographique au sujet du monde urbain :

"Quelques fois, quand dans le silence profond il entendait les voix dans le village en contre-bas, il se souvenait d'une ville dans une plaine lointaine, avec ses vitrines, ses lumières, ses cinémas, beaucoup de monde, et ses collègues qui sortaient de l'usine, le trafic, les immeubles. Mais qu'est-ce qui était vrai ?" (Rigoni Stern, 1998 : 59). Si Mario Rigoni Stern a tellement bien compris et transmis au travers de ses récits l'imaginaire de la nature et de la montagne, il est resté toute sa vie complètement hermétique et insensible à l'esthétique du monde urbain : "Lorsqu'on observe, de nuit, la plaine du Pô du haut d'une montagne, on voit une infinité de lumières : jaunes, rouges, bleues, vertes ; en lignes, en taches, qui tremblent et clignotent" (Rigoni Stern, 2008 : 60). Cette phrase n'est nullement le début d'un texte vantant la beauté d'un paysage nocturne illuminé, car l'auteur poursuit : "lumières vides, sans histoire et sans mythe ! Soleil, viens les faire disparaître ; lune, pâlis ces lumières qui nous cachent le ciel étoilé !" Nous sommes loin d'une poétique urbaine telle que décrite, par exemple, par Pierre Sansot : "il faut que ça clignote, que ça aveugle, que ça électrise comme du néon" (Sansot, 1973 : 401). Le sociologue poursuit (p, 417) : "Si la ville nous était tout à fait étrangère, si, dans ses pierres, elle n'était pas audible, visible, perceptible pour et par le citadin, alors celui-ci s'y promènerait à l'aveugle et dans une sorte d'indifférence". En effet, Mario Rigoni Stern a toujours été un étranger dans la ville. Le court-métrage Ritorno al paese, réalisé en 1967 avec son ami, le cinéaste Ermanno Olmi, est éloquent sur cette incompréhension du monde urbain : "Quand j'arrive dans une ville inconnue, ou une ville dans

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laquelle je n'ai pas d'amis, je me sens seul et effrayé comme un enfant perdu (...). Le trafic, l'odeur, les vitrines, les allées et venues de gens comme des fourmis m'assomment. Seuls un arbre, un chien ou un oiseau me soulagent un peu, ou parfois les regards des gens, mais ils sont rares, très rares. Ils sont toujours plus rares ces regards fraternels, ils résistent encore chez les femmes, ou encore plus chez les enfants." Dans ce même film, il exprimera le sens qu'il donne au lieu, "tout homme a besoin d'un lieu où il est en harmonie et où il se sent participer à la vie plus qu'ailleurs.

Ton lieu, tu le portes en toi même sans le savoir." Ce court-métrage décrit le retour de l'auteur dans son village et dans sa maison, où l'attendent son chien, son fils, sa femme, dans une vision probablement un peu "cliché"

du retour au foyer. En arrivant par le car sur l'Altipiano, il décrit les lieux, en insistant sur les personnes rencontrées, il donne leur prénom, parfois des éléments de leur histoire, pour insister sur le fait que son lieu n'est pas anonyme, mais constitué de personnes connues qui partagent sa vie quotidienne. Au cours du voyage, il évoquera le monde de la ville : "Je pense aux usines, aux chaînes de montage, aux bureaux semblables à des cliniques, à la société de consommation. Je me dis qu'avec mes histoires j'essaie de donner aux hommes ce qu'ils ont perdu : le sens de la nature."

Si au moment de ce film, en 1967, l'Altipiano d'Asiago semble très éloigné et différent du monde de la ville et de la plaine, il en sera autrement plus tard. En avançant en âge, Mario Rigoni Stern deviendra toujours plus sévère avec ce qu'il appellera la "colonisation" de la montagne par la ville.

Dans une interview télévisée de 1980 (in Cavallarin, Scapin, 2018 : 228) il dira : "Ce monde [celui de la montagne] est en train de changer, d'être colonisé par la partie la plus laide de ce qu'est l'humanité aujourd'hui, à savoir la ville. C'est le poids de la ville qui vient occuper la montagne, l'incivilité de la consommation, ou mieux, l'incivilité des déchets solides urbains." Mais contrairement aux interviews, les écrits de Mario Rigoni Stern de la même période seront beaucoup plus subtils dans la dénonciation de cette "colonisation". Dans Segni sulla neve (Rigoni Sern, 1998), il décrit ce monde urbain de façon originale, vu au travers d'un lièvre blessé par une automobile. L'auteur adopte le regard de l'animal sauvage pour décrire les espaces humanisés, les résidences secondaires, les maisons et les champs du village. Il suit les traces de sang laissées par le lièvre dans la neige et se retrouve près d'une piste de ski : "Sur les routes au loin, j'entendais le bourdonnement constant des voitures des skieurs du

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 dimanche, je voyais aussi des gens comme des fourmis sur les pistes et autour des remontées mécaniques : mais c'était un autre monde, absolument étranger, mon attention était uniquement portée sur les traces laissées par le lièvre qui voulait vivre" (Rigoni Stern, 1998 : 30). L'homme se sent plus proche du lièvre que de ces étranges skieurs arrivés sur son territoire en automobile depuis la ville. Le lièvre "avait sauté sur la route juste au moment où une voiture arrivait rapidement. Pauvre bête, pensais- je, eux aussi paient leur tribu à la motorisation ; autrefois, un traîneau tiré par un cheval ne l'aurait certainement pas heurté" (Rigoni Stern, 1998 : 27).

Jusqu'à la fin de ses jours il observera ce monde urbain envahissant toujours davantage son village et ses montagnes, sous forme de tourisme, de résidences secondaires, de voitures, d'excursionnistes peu respectueux de la nature, depuis sa maison-refuge en lisière de forêt, qu'il a bâtie en grande partie de ses mains.

Mario Rigoni Stern et ses quatre maisons

Pour Mario Rigoni Stern, la maison semble bien être ce "coin du monde" décrit par Gaston Bachelard (1994 : 24), cet "espace vital en accord avec toutes les dialectiques de la vie" où il s'est "enraciné jour par jour". Dans un court récit, l'auteur évoque ses "quatre maisons" (Rigoni Stern, 1995 : 5-10). La première est celle de ses ancêtres, qu'il ne connait que par les récits qu'il a entendus. La deuxième, celle où il est né, était pourvue d'une cave et d'un vaste grenier qu'il décrit dans des termes à nouveau bachelardiens : "À quel lieu plus chargé de fantaisie pouvait rêver un garçon ?" (Rigoni Stern, 1995 : 8). La troisième est un "refuge de l'inconscient", une maison dessinée lors de son séjour dans le Lager, située dans un bois, "comme une tanière souterraine, avec un endroit pour dormir, un endroit pour le feu, un endroit pour une vingtaine de livres, faite de troncs et de pierres, de terre battue, de mousses et d'écorces." La quatrième est la dernière : "Aujourd'hui, après des années de travail, j'ai dessiné et construit une maison pour moi, et elle est aussi simple qu'une ruche pour les abeilles : confortable et tiède, protégée des bruits violents qui sont au loin et ouverte aux bruits de la nature, avec des fenêtres qui regardent dans le lointain, les piles de bois sur les murs au soleil et, aujourd'hui, avec la neige sur le toit, sur les bouleaux et les sapins du terrain, sur les ruches et les niches des chiens. Et à l'intérieur, dans la

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chaleur, ma femme, mes livres, mes tableaux, mon vin, mes souvenirs..."

(Rigoni Stern, 1995 : 9). Le lieu précis où Mario Rigoni Stern a bâti sa maison a été choisi au cours d'une promenade avec le cinéaste Ermanno Olmi (Mendicino, 2016 : 187-9), à quelques centaines de mètres du village d'Asiago, à l'orée des bois, et avec vue sur les montagnes qui lui sont chères...

L'attachement de l'auteur à sa maison et son jardin n'est pas à lire comme un besoin de "privatiser" un espace, mais comme une volonté d'occuper un territoire pour y vivre et pour y planter des arbres à l'intention de ses enfants et petits-enfants. En effet, pour Mario Rigoni Stern, "la terre, l'air, l'eau n'ont pas de propriétaire, ils sont à tous les hommes, ou mieux, à tous ceux qui savent se faire terre, air, eau et se sentir partie de la création" (Rigoni Stern, 2000 : 37). Nous pourrions même dire, à l'inverse, qu'il se sent lui-même appartenir à son lieu d'origine, à son environnement. Ce retour et cet enracinement dans son lieu d'origine ne signifient pas non plus éloignement et refus du monde. En effet, celui-ci est conçu sans limites, sans frontières. Il écrira dans une très belle vision cosmique : "S'il n'y a pas de frontières dans l'air, pourquoi devrait-il y en avoir sur terre ? (...) Si l'air est libre et l'eau est libre, la terre aussi doit être libre..." (Rigoni Stern, 2010 : 51). Une lecture attentive révélera dans toute son œuvre des tournures de phrases où cette vision planétaire apparaît :

"En ce jour, le premier de ce printemps 1999, pareil dans sa lumière sur chaque point de la Terre..."

En ce sens, la terre de Mario Rigoni Stern est bien une terre-mère, Gaïa,

"(...) ce sol ferme et solide, le sol nourricier sur lequel les plantes vont pouvoir pousser, les rivières couler, les animaux et les hommes naître et grandir" (Galliano-Valdiserra, 2017 : 109). L'allusion à la terre-mère se lit parfois au détour d'une phrase : "Tout était calme dans la nuit chaude et profonde, et la terre était tiède et maternelle" (Rigoni Stern, 2000 : 33).

Bien que l'hypothèse Gaïa de James Lovelock n'ait jamais été mentionnée par Mario Rigoni Stern à notre connaissance, nous retrouvons dans cette vision du monde ce même lien à la Terre respectueux et proche du sacré, cette même vision d'un organisme en équilibre dont nous ne sommes que l'un des éléments, lié à tous les autres pour constituer un système indissociable.

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 Cette conception de la terre est bien-sûr en contradiction avec la notion de nation. Pour cet auteur dont la première partie de la vie a été en contact avec la guerre de façon dramatique, la question de la patrie et de la nation prend une place particulière, dont il parlera souvent au travers de ses récits.

Giovanni Raboni en fait une lecture claire, dans un article paru dans La Stampa (16.12.1978). Évoquant son récit d'inspiration autobiographique, La storia di Tönle : "Comme la plupart de ses compatriotes, Tönle n'a aucun sens de la grande patrie que ce soit l'Autriche ou l'Italie, l'empire ou le royaume – alors qu'il l'a, très fortement, de sa petite patrie ; et aussi, en même temps, d'une liberté personnelle qui le pousse à traverser la frontière continuellement, en tant que passeur ou marchand ambulant, pour atteindre des villages et des villes éloignés (...) où il ne se sent jamais, pas même un instant, un étranger. Car il ne se sent appartenir qu'à sa maison, son village, ses champs."

Cette vison planétaire s'accompagne chez Mario Rigoni Stern d'une vision cosmique d'"un grand temps mythique intemporel et atemporel"

(Gherib, 2010 :14). De nombreux fragments de ses récits placent la nature, les bois, la montagne, dans le temps de la nature, un temps géologique stable, par opposition à l'univers urbain de la plaine... C'est l'un des éléments qui différencient le plus ces deux milieux : la ville est associée à l'éphémère, au mouvement des modes et de l'actualité, contrairement à la nature, à la campagne et à la montagne qui suivent le temps long et cyclique de la terre : "Tant de choses arrivaient dans le monde : la guerre de Corée, le pont aérien, le Pacte atlantique, les élections, l'invasion des scooters, l'automatisation. Mais sur terre, les choses se déroulent comme toujours ; le soleil se lève et se couche, les récoltes mûrissent, la neige tombe. Même dans la petite maison près de la forêt : en hiver, on fabrique des récipients en bois, en été on travaille la terre et on coupe les plantes, en automne on chasse. Tout comme il y a mille ans et pour mille ans encore" (Rigoni Stern, 2000 : 100). Emira Gherib (2010) a bien montré l'usage de l'opposition entre les termes "monde" et "terre" dans cette citation. Se référant à Éric Dardel (L'homme et la terre), elle souligne ce qui s'adapte parfaitement à toute l'approche de Mario Rigoni Stern : "La terre, c'est précisément ce qui est commun, elle propose des réalités plus ou moins communes à tous les êtres terrestres, à différentes époques ; elle est soubassement du monde. Elle évolue intelligiblement en conservant

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pureté et innocence, surtout pour celui qui sait vivre avec, et par conséquent, sait habiter son milieu, le préserver" (Gherib, 2010 : 180).

La pureté et l'innocence de la terre sont deux motifs récurrents dans les récits de l'auteur, exprimés souvent avec la naissance et la fin du jour. Le crépuscule et l'aube sont en effet deux moments privilégiés, décrits avec des images d'une rare poésie et profondeur par Mario Rigoni Stern. Dans l'extrait suivant, nous pouvons lire un bel exemple de "complémentarité"

entre le "schème de l'élévation et l'archétype visuel de la lumière"

(Durand, 1969 : 136), exprimé paradoxalement par la tombée du jour.

L'astre que l'on devine derrière le profil d'une montagne, à mesure qu'il descend sur l'horizon, fait "monter" la lumière le long des troncs des arbres, ce qui en accentue la verticalité et l'élancement vers le ciel. S'ensuit un Chaos, celui d'avant la lumière première, induit par la masse indifférenciée de la forêt, dont seule l'odeur devient perceptible, intense et humide à la façon de l'humus originel d'où est née la vie... : "Parfois, il s'arrêtait sur les prés, (...) c'était pour cette heure qui le plongeait dans un temps magique avec le dernier chant des oiseaux, avec la forêt qui s'assombrissait progressivement et la dernière lumière du jour qui montait toujours plus haut ; des racines aux derniers sommets des arbres, avec le ciel devenant plus sombre et les arbres formant une unique masse sombre, avec l'odeur de la terre humide et de la forêt qui devenait toujours plus intense" (Rigoni Stern, 1998 : 59).

Au matin, la lumière donne naissance à un jour nouveau, réveillant un monde où "tout était neuf et pur" (Rigoni Stern, 2000 : 170). Pour ce grand amateur de culture classique, cette aube "nouvelle et ancienne" (Rigoni Stern, 1998 : 56) est bien "l'Aurore aux doigts de rose" chantée par Homère : "L'aube arriva et illumina de rose les rochers saupoudrés de la première neige, et tout devint aussi transparent qu'à l'intérieur d'un cristal."

(Rigoni Stern, 1998 : 41).

L'auteur joue ainsi en permanence entre le registre de la description réaliste de la nature et de l'environnement, et des images poétiques ancrées dans un univers d'archétypes, reliés à diverses mythologies, en particulier à celle de la Grèce antique. Tout comme pour les plantes dans son Arboreto salvatico, ses récits consacrés aux animaux oscilleront en

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 permanence entre un réalisme à la limite du savant, donnant même les noms scientifiques des espèces, et des références personnelles ou culturelles. Ainsi, dans le texte dédié aux perdrix et à leur chant, il évoquera les archétypes de l'ascension et de la lumière de l'aube tout en mentionnant le poète grec Alcman : " Le poète de la nature et de la beauté féminine a certainement entendu par une belle aube de septembre le chant des alectores graecae, comme j'eus moi-même l'occasion de l'entendre, en tremblant, quand je guettais le retour de la lumière sur les montagnes qui regardent la plaine. On aurait dit que c'était elles, les bartavelles, qui appelaient le jour : elles montaient du fond de la vallée encore sombre, en grimpant sur les rochers et les moraines, et leur chant puissant, sonore et perçant, les précédait. Lorsqu'elles atteignirent le plateau des terres cultivées, le soleil arriva en même temps qu'elles pour illuminer la rosée sur l'herbe et les fils des toiles d'araignée" (Rigoni Stern, 1998 : 101).

Comparant les bois à des "cathédrales", Mario Rigoni Stern donne dans ses écrits la signification que tel arbre, telle plante, tel animal a dans la mythologie antique. Interrogé sur la façon de "protéger la sacralité de la forêt, en cette ère où la mythologie n'a plus prise sur les hommes", il répond "lorsque les nymphes, les dragons et les mythes auront disparu, il faudra se fier uniquement à notre intelligence. Comprendre combien le bois et la forêt sont importants pour nous, en termes matériels et spirituels (...) Mais serons-nous capables de remplacer cette sacralité par celle de la science, de l'intelligence et de l'écologie ?" (in Marcoaldi, 2013 : 224).

Le lieu idéal...

Au-delà des descriptions précises de ses lieux de vie, des bois et des montagnes, Mario Rigoni Stern évoque parfois, au détour d'un récit, ce qui est pour lui le lieu idéal. En 1980, il décrit ainsi, dans un article publié dans La Stampa, la Valle Soana, un lieu où il fut envoyé en tant que soldat, juste avant l'invasion de la France. Lieu du souvenir, lieu idyllique qu'il présente comme "(...) le plus beau lieu de la terre (...) un endroit rêvé, irréel, où l'eau claire s'écoulait légère parmi les coussins de fleurs, avec les mélèzes qui reverdissaient sur les flancs de la vallée, avec les nuages vaporeux et fantastiques dans un ciel très haut, et le chant des oiseaux, et les yeux des jeunes-filles" (in Mercalli, 2018 : 138). Nous retrouvons dans cette description les qualités du lieu idéal dans la Grèce Antique, où les

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sources, les ruisseaux, l'eau douce créent un tableau évoquant la vie des plantes, des insectes et des oiseaux, symboles de la jeunesse et de la vie...

L'eau, limpide et courante, associée ici au chant des oiseaux et aux jeunes filles, est bien un archétype associé à la naissance, la fertilité, la fécondité, comme nous avons eu l'occasion de le montrer ailleurs (Scariati, Hochkofler, 2003), reprenant les travaux de Gaston Bachelard (1991) et d'André Motte (1971). Dans d'autres textes, il ajoute à ce lieu idéal ses éléments naturels préférés : les bois, la neige, les arbres (le mélèze en particulier), sans oublier les éléments nutritifs de la forêt : "Les sapins ne sont pas denses et ont des branches lissées le long du tronc par la neige de nombreux hivers. Ici et là, poussent quelques mélèzes tordus et quelques pins des montagnes ; le sous-bois est propre : sans buissons ni mauvaises herbes mais avec des tapis de busserole aux feuilles enrobées de cellophane et aux baies rouges et blanches avec un goût acidulé et agréable comme des petites pommes. Bleuets juteux dans les clairières. Dans les endroits les plus ombragés, poussent la mousse tendre et verte, et le lichen islandais argenté" (Rigoni Stern, 2000 : 20). Le tableau est complété parfois d'une symphonie de couleurs et de senteurs, donnant une certaine sensualité à ces jardins d'Eden, où l'auteur rêve de séjourner pour l'éternité : "L'humidité de la forêt, l'odeur de la terre riche en humus, les couleurs des feuilles des hêtres, du sorbier, du saule, de l'aulne sur le vert foncé des sapins et la splendeur flamboyante d'un cerisier sauvage (...).

Aller ainsi pour toute la vie. Pour toujours" (Rigoni Stern, 1998 : 58).

Les lieux ainsi rêvés sont des Edens, où l'auteur retrouve un refuge idéal, une paix intérieure nécessaire pour soigner les traces laissées par les expériences de guerre qu'il a dû affronter.

Lors d'une interview avec Maria Grazia Rabiolo Spreafico (in Cavallarin, Scapin, 2018 : 229) il dira "j'avais l'habitude de parler d'abord avec mon ami Olmi, il disait : "Parfois, nous devons avoir la paix" : j'écris des livres, il fait des films et puis les gens les regardent, et puis les gens les lisent. Laissez-nous travailler". Le besoin de paix est manifeste dans les maisons de Mario Rigoni Stern, celle qu'il a imaginée et dessinée lorsqu'il était prisonnier, abri semi-enterré dans un bois, et celle qu'il s'est construite à proximité du bois. Dans sa maison d'Asiago, l'auteur a ainsi vécu une existence que Emira Gherib (2010 : 14) qualifie de "sereine et humble, éternel symbole de la paix de l'âme, de la paix tout court". C'est

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 dans cette quatrième maison qu'il s'est, selon ses propres termes,

"imboscato"... expression signifiant "se cacher", "se terrer", en utilisant le mot "bosco" : bois, forêt.

Cette paix intérieure, Mario Rigoni Stern la trouve aussi dans les montagnes et les forêts, qui sont "une paix de l'âme " (Bachelard, 1994 : 71), et avec lesquelles il entretiendra un rapport intime et quotidien. Il bosco, le bois, ce mot qui scande en permanence les récits de l'auteur, évoque bien plus qu'un simple milieu naturel. Dans ses récits, il devient un lieu sacré, un espace existentiel7 dans lequel Mario Rigoni Stern se réfugie et retrouve son "lieu propre" dans son histoire personnelle, ainsi que dans celle de l'univers. Pour Gaston Bachelard (1994 : 72), "la forêt est un avant-moi, un avant-nous. (...) Elle règne dans l'antécédent. Dans tel bois que je sais, mon grand-père s'est perdu. On me l'a conté, je ne l'ai pas oublié." La forêt de Mario Rigoni Stern est ce lieu où poussent les arbres centenaires, où est enfouie la mémoire de la guerre sous forme de munitions, d'ossements humains..., et où tant de souvenirs et de noms de personnes connues viennent enraciner une humanité et une vie sociale dans un environnement naturel. De cette forêt, il viendra retirer quotidiennement du bois pour se chauffer, du gibier pour se nourrir, des plantes pour se soigner. Il entretiendra avec elle un rapport à la fois utilitaire et symbolique. Sa maison et sa forêt seront en symbiose constante. Entre ces deux lieux, les allers et venues des animaux sauvages, venant se servir dans son verger ou son poulailler, et lui-même allant quotidiennement vivre la vie de la forêt, observant, ressentant chaque signe, chaque trace laissée par les êtres vivants. La forêt fera partie de la vie de Mario Rigoni Stern, et dans ses récits, ce milieu est constamment un composé de nature et de culture, à l'image de cette scène du repas des bûcherons dans une clairière, où les odeurs de la polenta se mêlent à celles de la résine des sapins : "Ils se retirèrent dans l'ombre, dans le bois pour manger, et l'odeur de la polenta mélangée à celle du saucisson et de la résine des sapins imprégnait encore l'air" (Rigoni Stern, 1998 : 33). Les bûcherons s'endorment ensuite, sur un lit de branches, accomplissant ainsi, dans ce bois-maison, devenu espace existentiel, trois fonctions naturelles de l'homme : travailler, manger, dormir.

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 L'Arboreto salvatico

L'importance de l'arbre se manifeste dans l'arboreto, un terrain près de sa maison qu'il a planté d'arbres. Avec Arboreto salvatico Mario Rigoni Stern consacrera un recueil de récits à cet arboretum. Se définissant lui- même comme "botaniste amateur, un peu poète" (Rigoni Stern, 1996 : 86), il décrit avec précision les essences d'arbres se trouvant dans sa région.

L'auteur raconte comment il a entrepris de planter le premier arbre dans le jardin qui borde sa maison nouvellement construite, sur un terrain qu'il a dû au préalable rendre cultivable, après l'avoir défriché et débarrassé des restes de la guerre, grenades, cartouches, ossements humains...

L'opération de retour à la vie et à la paix d'un territoire est bien sûr une métaphore de la seconde partie de son existence, après son retour de la guerre. C'est en se promenant dans les bois avec son fils qu'il trouve le premier arbre à planter, et c'est en pensant à ses petits-neveux qu'il constitue, année après année, cet arboretum : "Si les hommes ont de la sagesse, et si nous avons des descendants, les petits-enfants de mes petits- enfants pourront dire : 'ces pins, c'est notre arrière-grand-père qui les a plantés'" (Rigoni Stern, 1996 : 23). Tout au long de l'ouvrage, l'arbre accompagne la vie de l'homme, souvenirs d'enfance, jalons de son histoire intime : "[Ces peupliers] avaient grandi avec nous, enfants de la Via Monte Ortigara, et comme à chaque saison, ils avaient suivi nos jeux.

Surtout les longues soirées de juin quand les papillons blancs sortaient des chrysalides. Nous les chassions alors avec nos mouchoirs, les faisant tomber au sol pour ensuite les ramasser et les offrir aux jeunes-filles."

(Rigoni Stern, 1996 : 81).

Le lien étroit entre nature et culture se réalise à travers l'utilisation des éléments de l'environnement, sorte de pont entre l'individu, sa vie sociale, culturelle et artistique, ses paysages... Ainsi, le hêtre est coupé dans le bois autour de la maison, puis déposé pendant une année contre un mur exposé au soleil afin de sécher. L'hiver, il est porté à l'intérieur de la maison avant l'aube pour y être brulé, et par sa fumée il retourne au bois, après avoir

"offert" à l'homme sa lumière, sa tiédeur, son odeur, un moment de forte valeur existentielle : "Maintenant, le hêtre brûle avec une flamme claire à l'intérieur du poêle, me donnant une chaleur saine et bienfaisante ; de sorte qu'en levant la tête de la table et en voyant l'hiver sur les montagnes et dans les bois, il est encore plus agréable de reprendre la lecture ou une

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 feuille de papier blanc pour écrire à un ami" (Rigoni Stern, 1996 : 29). La forêt, l'arbre et le bois constituent une suite symbolique de valeurs que Mario Rigoni Stern exprimera jusqu'à la fin de sa vie : "Je suis revenu vivant d'une guerre. J'ai eu une bonne épouse et de bons enfants. J'ai écrit des livres. J'ai coupé du bois. Cela me suffit, maintenant je peux mourir en paix" (in Rumiz, 2008).

L'identification homme-nature

L'analogie de l'homme à l'arbre est une image récurrente chez Mario Rigoni Stern : "Le bouleau est comparé à une femme : élégant, apparemment fragile mais résistant aux tempêtes et aux changements brusques de température. Le mélèze est comme lui, solide et résistant aux intempéries, peu exigeant, avec des racines profondes qui retiennent la terre" (Mendicino, 2018). Le mélèze est un arbre fétiche pour l'auteur ; c'est d'ailleurs la première essence décrite dans Arboreto salvatico, "un arbre cosmique, le long duquel descendent le soleil et la lune" (Rigoni Stern, 1996 : 3). De la même façon, les récits comportent des scènes anthropomorphiques du règne animal. Les abeilles sont comparées à des paysans fatigués : "Le soir, des centaines d'abeilles fatiguées et échaudées se reposaient en prenant un peu d'air frais sur le seuil de la ruche, tout comme les paysans qui au moment de la récolte ou de la fenaison se reposent dans la cour de leur ferme" (Rigoni Stern, 1998 : 131) ; le pic vert est semblable à un ouvrier dérangé dans son travail : "À un moment donné, comme un artisan gêné d'avoir été trop observé dans son travail, il se fatigua de ma présence, s'envola sur un sapin et resta immobile sur une branche" (Rigoni Stern, 1998 : 70). Mais plus souvent encore, il inverse la comparaison, en identifiant l'homme à un chevreuil, un taureau ou un ours... : "Un matin d'été, alors qu'il travaillait comme d'habitude avec sa pioche pour déplacer et choisir des troncs, en bougeant avec la grâce d'un chevreuil et la force d'un taureau..." (Rigoni Stern, 2008 : 318), ou encore :

"[le vieil homme] au visage enfantin nous salua de la main et nous fit un clin d'œil de ses yeux vifs, puis retourna à l'intérieur pour commencer sa léthargie" (Rigoni Stern, 2000 : 173). Parfois, c'est le regard de l'homme qui adopte celui de l'animal, comme dans le passage du lièvre blessé cité précédemment, ou encore dans cette admirable envolée de l'auteur sur les oiseaux : "Les oiseaux migrateurs passaient contre le bleu du ciel : des pinsons des montagnes, des tarins, des gros-becs, des grives. Ils venaient

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du nord-est et allaient à l'ouest. Je pensais à leurs longues routes aériennes, aux pays qu'ils avaient survolés, que j'avais vus en partie et que je revoyais maintenant à travers leur vol" (Rigoni Stern, 2000 : 19).

Fig. 3 : Mario Rigoni Stern avec son chien Cimbro. L'auteur envoya cette image le 10 oct. 1973 à Claudio Menapace avec le texte : "Tu vois Claudio, moi je suis celui avec le chapeau". (Source : Mendicino, 2016 : 221)

Ces anthropomorphismes sont en réalité l'expression d'une symbiose idéale entre l'auteur et la faune qui peuple ses bois et ses montagnes, autour de sa maison. Cette relation d'entente mutuelle est exprimée dès ses premiers récits, à l'image de cette scène dans Temporale di primavera, où une biche menacée par un violent orage met au monde son faon près des bûcherons pour chercher leur aide... Une scène idyllique aux accents de conte pour enfants. Michele Buzzi parlera même de "fable" (1985 : 111), pour évoquer cette harmonie édénique entre animaux et hommes (Rigoni Stern, 1998 : 35). Entre eux, les animaux entretiennent également des relations affectives aux accents humains : après avoir protégé du froid un oisillon en le tenant entre ses pattes, "Cimbro, un chien de chasse sauvage

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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 et passionné comme aucun autre, bougea à peine la queue comme pour s'excuser de cette faiblesse sentimentale" (Rigoni Stern, 1998 : 73). Ces récits révèlent, au-delà du conte, une vision de la nature comme source intarissable de beauté et d'harmonie, avec laquelle l'homme peut vivre en étroite symbiose (Gherib, 2010 : 23), autorisant l'homme, tout comme les plantes et les autres espèces animales, à s'utiliser mutuellement, à se servir des éléments que cette nature leur offre. Dans cette vision, les animaux deviennent "les symboles d'un monde alpin qu'il faut respecter, car il est toujours en mesure de garantir une existence paisible et harmonieuse, en contact avec la racine (morale et naturelle) de l'humain, qui à son tour fait partie de cet univers plus grand de l'Être." (Di Benedetto, 2017 : 201). Un rapport de dépendance respectueux, harmonieux et symétrique se développerait ainsi entre tous les êtres vivants de cette terre partagée, ou pour le dire avec les mots de Cristiano Bedin (2019 : 187) "une relation paritaire entre les êtres humains, les animaux, les insectes et les plantes, où chaque élément contribue au bien-être de l'ensemble du macrocosme et du microcosme, dans lequel il est inséré."

La natura va adoperata ! (Il faut utiliser la nature !)

L'écrivain Mauro Corona relatait lors d'un entretien à la RAI (Carta bianca, février 2020) les propos de Mario Rigoni Stern sur sa vision de nos rapports à la nature. Pour lui, la nature doit être utilisée par l'homme, ou plus exactement ouvragée. Le terme adoperata contenant le mot œuvre (opera). La nature permet à l'homme de réaliser son œuvre... au menuisier de fabriquer un meuble en travaillant le bois, au cuisinier de réaliser un plat de qualité avec les produits de son terroir, et il en va de même pour tout objet de la vie quotidienne, dans la mesure où il serait fabriqué de façon artisanale et au moyen de produits naturels. Cet usage de la nature, respectueux, voire même... amoureux, demande de la connaissance, du savoir-faire, de l'art, de l'humilité. C'est cette "utilisation" de la nature qui donne à l'écologie, selon la vision de Mario Rigoni Stern, un caractère bien particulier. Pour l'auteur, "la nature n'est pas simplement observée et appréciée, mais vécue. Cela va plus loin, jusqu'à une relation fusionnelle avec la nature" (Scascighini, 2001 : 193). Le rapport esthétique et poétique dont nous avons longuement parlé auparavant, s'accompagne systématiquement d'une connaissance très pragmatique de chaque élément de cette nature, et surtout d'une utilisation de ces éléments : arbres, plantes,

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sol, animaux. Une connaissance précise exprimée par l'auteur dans son style d'écriture, comme l'a bien relevé Lorenzo Scascighini (2001 : 107) :

"Les oiseaux ne sont jamais seulement des oiseaux, mais par exemple des bouvreuils ou des bécasses ; ils ne volent pas sur les arbres, mais souvent sur les sapins ou les pins des montagnes." Cette précision terminologique va jusqu'à préciser la nature du bois brulant dans la cheminée, qui permet également de créer un lien terminologique entre le foyer à l'intérieur de la maison et la forêt, la montagne. L'utilisation des éléments de l'environnement se fait par le travail, un travail artisanal qui confronte l'homme aux matières, aux lois, aux rythmes de la nature. Le travail du bois, de la pierre, l'agriculture, la chasse, autant d'activités qui nous mettent en relation harmonieuse avec la nature, pour autant que l'on ne prélève que les "intérêts" que nous donne la nature, sans en "épuiser le capital".

Cette vision s'éloigne aussi d'une conception purement protectrice, qui voudrait faire de la nature un objet de sauvegarde, un musée, un sanctuaire, un simple élément esthétique que l'on contemplerait comme dans une vitrine ! Comme le souligne Paolo Lanaro (in Cavallarin, Scapin, 2018 : 211), "Chez Mario Rigoni Stern la nature n'est jamais paysage, mais un habitat : un lieu où on vit en somme." Nous sommes donc loin d'une "belle nature", faite pour le plaisir des yeux avant tout. Elle n'est pas ce lieu où les citadins viendraient "se ressourcer", comme dans une réserve, un parc, une aire de loisirs. Sa vision de la qualité d'un lieu englobe d'autres critères que celui de la beauté, et parmi ces critères, la capacité d'offrir à l'homme comme aux autres espèces animales et végétales de quoi vivre. On comprend alors ces positions pouvant sembler parfois étonnantes, notamment celle relative aux décharges et aux carrières : "Les décharges et les carrières sont des taches rouges dans le vert des bois, comme des plaies sur les flancs des montagnes. Pour certains, ces entailles sont gênantes ! Mais n'est-ce pas préférable au chômage ou à une émigration au-delà des Alpes ? Les municipalités, qui n'ont certainement pas de gros budgets, collectent ainsi des dizaines de millions de lires en concessions. Et un jour le temps recouvrira le tout, comme ce fut le cas durant les époques géologiques" (Rigoni Stern, 1998 : 159)8. Mario Rigoni Stern aime à ce propos citer une légende des Dolomites : "Il y avait les gnomes qui creusaient pour extraire des diamants, en chantant une chanson : "Sept fois la forêt, sept fois la prairie,

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