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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 d'Albenga, une route provinciale très sinueuse qui conduit dans la vallée

Dans le document Sur les pas de... (Page 104-112)

de l'Arroscia. Cette vallée joue un rôle de pierre angulaire dans les communications entre la côte et la montagne. Autrefois la ville d'Albenga, de fondation romaine, était centrale pour les habitants des vallées proches : commerces, bureaux administratifs, avocat, notaire, géomètre étaient tous facilement accessibles. Le Royaume d'Italie (1861-1946) fit construire une route nationale (le projet était napoléonien) entre Cuneo et Imperia, la nationale 28, qui octroya plus d'importance dans les communications et les services à la vallée du fleuve Impero et à la ville d'Imperia. Cependant, les autochtones continuent de choisir Albenga pour l'hôpital, pour les écoles – parfois en internat –, ou pour entrer au séminaire.

Ma mère raconte l'histoire du voisin : "Pietro est allé au séminaire à Albenga. Sa mère était enchantée à l'idée d'avoir un fils curé. Mais il a terminé ses études au séminaire et puis il est parti. Il s'est inscrit à l'université à Gênes, pendant au moins vingt ans, mais n'a jamais réussi à terminer sa formation. Il aurait voulu être réviseur des comptes". Et la sienne : "J'allais suivre mes cours de couturière à Albenga. Je montais dans le car postal à Pornassio, je changeais à Pieve di Teco et j'arrivais à Albenga. Dans un coin abrité des arcades j'enlevais mes bas en laine épaisse tricotés maison que ma mère m'obligeait à porter, pour mettre les bas en nylon que j'avais achetés avec mes économies. J'avais honte de ces gros bas de laine". Et encore : "On m'a opéré des amygdales à seize ans.

Pas d'anesthésie ! Un chirurgien boucher mais efficace. Ma mère, après quelques heures, m'a laissée à l'hôpital parce qu'elle avait les vaches à traire et les autres animaux à soigner. Je n'ai plus vu personne avant le retour chez moi, toujours en car postal. Je n'avais même pas les forces pour monter ma petite valise : le chauffeur m'a aidée. C'est le même chauffeur qui, huit ans après, en revenant d'Albenga avec ma robe et mes chaussures de mariée, me conseillait de ne pas me marier parce que j'étais trop jeune".

En remontant la vallée, les pentes sont encore douces jusqu'à Vessalico ; ensuite elle se fait de plus en plus escarpée. La traversée de ce petit village était le cauchemar des automobilistes. La route très étroite sur laquelle donnent les marches des maisons : elles étaient constamment occupées par leurs propriétaires qui, sans crainte aucune, posaient leurs pieds tranquillement sur la chaussée. Il fallait toujours faire très attention à ne pas écraser les pieds des gens qui papotaient tranquillement sans

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considération aucune pour les voitures. Il en allait de même avec le car postal. Une route de contournement a résolu le problème.

À partir de Vessalico jusqu'à Pieve di Teco les oliveraies dominent jusqu'à la ligne de partage des eaux. Pieve di Teco est un village qui a eu un rôle central, religieux au commencement mais surtout commercial ensuite, dans la Haute Vallée de l'Arroscia. Ses arcades étaient toujours animées par les habitants des montagnes voisines qui "descendaient" faire leurs achats au marché, dans les foires ou dans les nombreux magasins existants, commandaient de nouvelles chaussures ou bien faisaient ressemeler celles qu'ils avaient aux pieds. Les cordonniers de Pieve di Teco étaient réputés bien au-delà de la vallée. Les petites boutiques d'alimentation, de tissus, de quincaillerie sont encore nombreuses aujourd'hui. L'emporium, une véritable caverne d'Ali Baba, existe encore : on y trouve souvent des objets ou des pièces de rechange parfois désuètes qui sont introuvables ailleurs.

Quand j'étais enfant j'allais avec mon grand-père à Pieve acheter le stockfish, la morue séchée pour la buridda3, le plat maigre traditionnel du vendredi et des veilles des fêtes. La boutique avait un sol très noir en terre battue − sale ? −, il puait très fort le poisson séché. Il y en avait des brassées posées dans de hautes corbeilles en écorce de châtaigner. Et si nous y allions au printemps, au retour nous montions (mais en voiture conduite par mon père) à Teco, un petit hameau de cinq ou six masures où un vieux paysan semait encore les oignons de Teco, roses, plats et très sucrés – jamais plus retrouvés depuis lors.

Pornassio, les vignes, les oliveraies et les souvenirs d'enfance

Monter de Pieve di Teco en direction du Col di Nava, en parcourant la route nationale, me fait entrer dans le domaine de "mes montagnes parfumées". On s'est toujours moqué de moi pour cette qualification, mais c'est une réalité. C'est le domaine des herbes aromatiques, des touffes de thym et de sarriette qui embaument et recouvrent les rochers ensoleillés.

Il y en a de toutes sortes, aromatiques et médicinales, recherchées par les apothicaires du passé ou utilisées dans tous les plats traditionnels. Un musée et une fête des herbes et de la lavande existent aujourd'hui à Cosio d'Arroscia, petit village de la vallée, mais c'était plutôt Briga qui, avant la division de la commune entre Italie et France, avait une réputation depuis le Moyen Âge pour la culture des "simples" − qui sont des herbes

LE GLOBE - TOME 160 - 2020 aromatiques et plantes médicinales4. Goffredo Casalis écrivait dans le Dictionnaire géographique du Royaume de Sardaigne : "Le sol de cette commune produit les herbes médicinales en grande quantité"5. Parmi les simples habituels de mes souvenirs d'enfant, il y a toujours l'herbe du "bun megu" (du "bon médecin") : je découvrirai bien plus tard, à l'adolescence en lisant les poètes "maudits" français, qu'il s'agissait de l'absinthe. Il n'y avait pas de mode ou de malédiction, il s'agissait tout simplement du vermifuge traditionnel le plus utilisé pour les enfants du pays. Et qu'il était amer !

Fig. 2 Fig. 3

Fig. 2 : Mes grands-parents maternels sur la terrasse de la maison, Pornassio, Ligurie, 1961. Photo : coll. M. Marengo

Fig. 3 : Avec mes parents à l'âge de deux ans, Pornassio, 1961. Photo : coll. M.

Marengo

En arrivant à Pornassio, j'entre dans mon premier "chez-moi" des Alpes Maritimes. Dans ce village, fait de plusieurs hameaux, il y a la maison de mes grands-parents maternels, dans la bourgade de Villa pour la précision.

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Une petite et humble maison de paysans, reconstruite avec les moyens du bord et le peu d'argent fourni par l'État italien dans l'après-guerre, parce que détruite avec les autres maisons du hameau par un dernier raid des Allemands en août 1944.

Les vignes et les oliviers : ma première vigne

"Voilà, c'est à toi de t'en occuper, c'est ta vigne". Avec cette phrase mon père me confie quatre groseilliers − la forme des feuilles rappelant celles de vigne − qu'il vient de planter dans un petit carré libre de la vigne près de la maison. J'avais cinq ans et j'ai ainsi commencé mon apprentissage de cultivatrice ! Ma "vigne" existe encore : chaque année je fais des confitures et mon sirop de groseille avec ma récolte personnelle.

Dans les vignes et les oliveraies, j'y allais à chaque fois que nous nous rendions à Pornassio. Et la joie des vendanges faisait oublier l'épuisement d'un travail harassant. Mon divertissement majeur, c'était voir mon grand-père et mon grand-père entrer en maillot de bain dans les cuves remplies de raisin pour l'écraser avant de le laisser "macérer". À cette phase du travail des vendanges remonte aussi ma première "cuite". Courant et fouillant toujours dans la cave avec papa et nonno, j'ai réussi à m'enivrer des vapeurs exhalées des cuves où le raisin était déjà en train de macérer.

L'année d'après la machine à écraser le raisin était dans la cave et la "magie des cuves" était malheureusement perdue à jamais.

Le lavoir : un lieu magique tout au féminin

Toute petite, j'accompagnais aussi ma grand-mère au lavoir. Elle faisait sa lessive à la maison mais, à la belle saison, aller rincer le linge au lavoir était un rite auquel elle ne renonçait pas. J'étais impressionnée par sa capacité à porter la grande bassine en zinc sur sa tête, comme les Africaines que je voyais dans les livres de géographie. Elle roulait un grand foulard en coton bien serré, le posait sur sa tête et après elle y mettait sa bassine. Elle était menue mais avec sa bassine sur la tête elle avait une allure de reine et un port de tête magnifique. Le lavoir de l'époque était en pierre creusée et recouvert de mousse sur les bords. C'était une source toute proche qui l'alimentait en eau. C'est sur la pierre de ce lavoir que j'ai appris à laver, lorsqu'un jour d'été ma grand-mère m'a confié des mouchoirs bien trempés.

LE GLOBE - TOME 160 - 2020 Fig. 4 : Les terrasses de Villa, Pornassio, Ligurie, vues de la nationale 28, Photo : M. Marengo, 26.8.2014

Fig. 5 : "Ma" vigne vue de la terrasse de la maison grand-paternelle, Villa, Pornassio. Photo : M. Marengo, 21.7.2010

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Aujourd'hui le lavoir est toujours là, je l'utilise parfois pour aller rincer le petit linge quand je vais à Pornassio à la belle saison. Il est en ciment à présent et un robinet de l'eau communale l'alimente. La source existe toujours mais elle a été canalisée vers les fontaines du hameau plus en bas dans la vallée. Les autres femmes ne l'utilisent plus beaucoup : une nouvelle habitante − une Anglaise qui a acheté et rénové une maison de vacances à proximité − cherche, tout comme moi, à recréer la magie toute féminine de la lessive au lavoir.

La fenaison d'ici et d'ailleurs

L'été était aussi la saison des foins. Mes grands-parents possédaient des prés tout en haut de Parodo, la petite montagne d'en face. On voyait les prés de la terrasse de la maison. Aujourd'hui ils ont été envahis par les noisetiers sauvages, mais j'arrive encore à bien les localiser en regardant attentivement le doux sommet de Parodo.

Ils louaient aussi des prés au col di Nava, en lisière de la route nationale. On y allait en voiture et le tracteur amenait les outils nécessaires pour les foins. Ma grand-mère préparait d'ordinaire le repas de midi qui comprenait de grandes tartes salées de légumes, ainsi que les fleurs de courgettes farcies cuites dans la tomate fraîche (je les cuisine souvent en été mais elles ne sont jamais aussi bonnes que celles de ma grand-mère).

Si elle avait fait son pain le jour d'avant, nous avions aussi droit à une tarte à la confiture cuite en fin de journée dans le four qui n'était plus trop brûlant. Cette nourriture, avec de grandes gourdes d'eau et d'eau mélangée au petit vin, reposaient à l'abri et à l'ombre sous une touffe d'ormes à la limite des prés. Les nourritures étaient suspendues pour éviter les insectes bien sûr. Si ce n'était pas trop tard et ma mère pas trop fatiguée, en fin d'après-midi, nous allions ramasser la lavande sauvage tout près du col de Nava (aujourd'hui encore il y a une marque commerciale "Lavanda col di Nava"). Quand je suis à Pornassio à la saison, je ne renonce pas à la recherche d'un peu de lavande sauvage, même si le ramassage à présent est interdit.

Les fenaisons les plus mémorables de ma vie, je les ai vécues en France. La frontière toute proche et la commune de Briga séparée en deux entre France et Italie en 19476 avaient laissé à bien des gens de cette région, désormais transfrontalière, des propriétés des deux côtés des versants. C'était le cas de mes grands-parents : ils avaient des prés sur la

LE GLOBE - TOME 160 - 2020 commune de La Brigue. Nous partions sur le char trainé par les bœufs avant l'aube. Il fallait descendre jusqu'au fond de la vallée et remonter de l'autre côté, vers la France. Nous parcourions une partie de l'ancienne route du sel et de la draille utilisée pour amener le bétail de la côte niçoise aux alpages dans les montagnes de Briga et de Tende. La surprise était la frontière. J'ai encore un souvenir ému de ces passages, deux en tout, parce qu'ensuite les prés "français" ont été vendus. Du côté italien il y avait le carabinier ; il devait avoir fait des bêtises pour être confiné à un poste de douane aussi loin sur les montagnes, et qui n'était pratiqué que par les paysans de la région. Il nous accueillait comme si on était des invités de marque dans sa maisonnette de fonction. Il me donnait toujours des petits bonbons de sucre aux fruits et à la menthe. Son collègue français, un gendarme tout aussi fautif que le carabinier, arrivait avec de la limonade fraîche fabriquée avec les citrons de son jardin de la côte. J'ai eu pour bien des années une idée tout à fait très particulière de la frontière : jusqu'à mon adolescence c'était le lieu d'accueil et de repos, avant une longue journée dans les prés de France.

Viozene, Upega e Piaggia, la haute montagne de mon enfance

Parfois à la belle saison je retourne sur ces montagnes, une bien "haute"

montagne pour une gamine qui a grandi au fond de la vallée. Déjà à partir du col de Nava on dépasse la ligne de partage des eaux entre la Haute vallée de l'Arroscia et la Haute vallée du Tanaro. À Ponti di Nava on est en Piémont : nous venons d'entrer dans la province de Cuneo7. La limite entre Ligurie et Piémont passe au centre du Tanaro. Le pont symbolise en effet ce que je suis : un "entre-deux" culturel (maritime et montagnard), synthétisé par deux modes de vie et de production (de l'oliveraie et de la châtaigneraie), deux cultures alimentaires (celle de l'huile et celle du beurre). Il faudrait encore continuer longtemps sur les différences et les complémentarités entre ces deux régions d'une même zone alpine transfrontalière. Il existe pourtant une continuité, paysagère cette fois : les terrasses8. Comme les versants sont souvent escarpés, près de la côte ou en montagne, les Ligures et les Piémontais ont multiplié les terrasses en pierre sèche. Aujourd'hui elles sont parfois abandonnées, ainsi qu'à l'origine de sérieux problèmes hydrogéologiques. Il y en a toutefois encore beaucoup en culture : les vignes, les oliveraies de la vallée de l'Arroscia, mais aussi les châtaigneraies de la Haute Vallée du Tanaro, ont été

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implantées sur des terrasses créées au Moyen Âge. Francesco Biamonti a bien souligné le travail acharné de défrichage et mises en culture de la part des moines à cette époque lointaine : "Quels troncs, vos oliviers, ils doivent être très vieux ! […] – À quel siècle remontent-ils demanda le professeur ? – Les plus jeunes au dix-septième, les plus vieux au quatorzième, ce sont les bénédictins qui les ont fait planter, de gré ou de force"9.

Fig. 6 : Piaggia vue de Monesi et ses terrasses abandonnées (vers la frontière Piémont/Ligurie). Photo : M. Marengo, 29.7.2013

Aller à Viozene, et ensuite à Upega et Piaggia, vers les sources du Tanaro au Mont Tanarello, signifie entrer dans le monde de l'alpage, de la transhumance, mais aussi des forêts, des bois noirs, des terres communes encore aujourd'hui internationales (entre Piémont, Ligurie et Département des Alpes-Maritimes)10.

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