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LE GLOBE - TOME 160 - 2020 Caprauna : à l'origine de ma famille maternelle

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À partir de Ponti di Nava, toute la Haute vallée du Tanaro m'"appartient", dans le sens où chaque bois, chaque toit écroulé de maisonnette d'anciens paysans, chaque déviation vers un autre village perché sur les montagnes ou hameau caché à la vue des "étrangers" fait partie de ma mémoire, de mon identité personnelle : j'y ai grandi. Il faudrait un très très long récit, mais je vais me limiter à un autre parcours à rebours, chez mes ancêtres maternels cette fois. En longeant le Tanaro qui s'écoule encore jeune dans son lit qui commence à s'élargir un peu en direction des petites villes d'Ormea et de Garessio, on arrive dans un tout petit bourg qui longe la route nationale, Cantarana (littéralement Chante-la-grenouille), on traverse un pont plusieurs fois reconstruit à cause des caprices du Tanaro et on commence à grimper sur une petite route provinciale qui conduit à Caprauna, le fief de ma famille maternelle. Les lacets de la petite route sont nombreux, on frôle le hameau de Prale où il y avait un curé très alternatif pour l'époque qui était spécialisé dans la reliure. Les volumes des encyclopédies dont mon père raffolait ont tous été reliés par ce curé de montagne féru de livres.

On grimpe encore vers les prairies de montagne qui accueillent à nouveau des troupeaux – récemment aussi des éoliennes − : on rejoint le col de Caprauna. Il y a encore des prairies qui appartiennent à ma mère et mon oncle, mais celles-là elles ont été envahies par les buissons. Les bêtes paissent tranquilles en évitant la lavande – trop amère pour constituer un repas agréable. Cette plante, en voie de disparition à l'état sauvage, est protégée. Les montagnards savent très bien que la lavande peut être

"suffoquée" par les autres herbes dans les prairies si ces dernières ne sont pas broutées par les troupeaux. En allant sur le terrain on comprend mieux : de belles touffes parmi les animaux, mais aussi sur les bords des routes qui, tondus par les cantonniers, offrent de magnifiques massifs de lavande parfumée.

Le village et la famille, très élargie

En descendant du col on arrive au Santuario dell'Assunta, un lieu de dévotion estivale mais, et surtout pour la passionnée de champignon que je suis, une mine à cèpes, russules, girolles, trompettes de la mort et autres champignons délicieux. Mais surtout les cèpes ! Ma grand-mère laissait partir tout monde loin dans les bois pour la cueillette habituelle et, seule,

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elle faisait son petit tour sur les terrasses de châtaigniers tout près du sanctuaire. C'était toujours la surprise au retour : elle en avait toujours au moins un bon kilo et mes parents et mon oncle rentraient les mains vides.

Je continue la tradition de ma grand-mère, en solitaire tout comme elle : je ne dis rien à personne et de Pornassio je déclare aller "faire un tour" ou des courses. En réalité je passe le Col de Nava et le Col de Caprauna – une trentaine de kilomètres de route de montagne tout de même – pour me promener sur ces terrasses où les châtaigniers sont parfois centenaires et recèlent toujours à leurs pieds de beaux cèpes d'été ou d'automne.

Il faut souligner que si Caprauna se situe sur un versant "perdu" des Alpes Maritimes − l'intendant savoyard Corvesy qualifiait ces montagnes de "sauvages" et ses habitants d'"obtus"19 −, il suffit de lever les yeux pour voir la mer. En ligne droite, nous sommes à moins de dix kilomètres de la mer et d'Albenga.

Après les cueillettes de lavande et de cèpes, le village de Caprauna se présente assez serré, les toits de lauzes20 racontent des maisons encore à rénover, les tuiles romaines les interventions des héritiers des vieux paysans/bergers. Les habitants de Caprauna m'effrayaient quand j'étais toute petite. Ils n'étaient pas particulièrement laids, bien que les goitreux et les bossus étaient assez diffus. Une bonne partie d'entre eux étaient et sont des membres de la très large famille maternelle de Caprauna : dès qu'on parquait sur la place du village, tout le monde arrivait pour dire bonjour. Et on me serrait dans les bras, on pinçait mes bonnes joues, avant de me donner des bisous qui râpaient : les poils drus des mentons des arrières-tantes (une ou plusieurs fois "arrières", va savoir) me piquaient le visage. Mes joues restaient en feu pendant longtemps, mais j'avais toujours mon compte : grand-tante Fiorentina, qui habitait avec Ernesto le frère aîné de mon grand-père Giovanni, sortait la bouteille de cristal – souvenir d'un passé d'aisance dans la famille maternelle – avec le sirop de framboises sauvages. Si je me concentre, je parviens encore à sentir le goût de ce sirop à l'eau qui effaçait toutes mes "souffrances" parentales.

La maison des ancêtres

Fiorentina et Ernesto, deux cousins germains comme une bonne partie des couples du village, habitaient dans la maison ancestrale, où mon arrière-grand-père Eliberto a été le dernier "notable" de la famille, qui possédait bien des terres à Caprauna et dans les communes limitrophes ;

LE GLOBE - TOME 160 - 2020 il occupait une dizaine d'ouvriers agricoles. On l'appelait le "marquis"

mais en réalité la famille n'appartenait pas à la noblesse. Eliberto a été le seul habitant du village assez aisé pour payer ses cotisations à la caisse de pension de l'époque, ainsi que le premier à percevoir une rente de vieillesse. C'est un récit que mon grand-père me faisait quand j'étais gamine et que ma mère reprend parfois.

Fig. 7 : Maison de mes ancêtres, Caprauna, datant du XVIIe siècle, dans les années 1970. Photo : coll. M. Marengo

La maison a été vendue depuis une trentaine d'année, mais le souvenir des épaisses parois en bois qui séparaient la cuisine et le grand salon d'entrée des chambres à coucher sont encore vifs. Elles cachaient les placards et les cagibis : je jouais à cache-cache en désespérant tante Fiorentina qui ne me retrouvait qu'avec difficulté. Les lits étaient très hauts ; il y avait toujours un escabeau à portée de main pour monter et descendre. J'ai l'un de ces lits bateaux dans ma chambre d'amis, ainsi que

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la table de la cuisine de la maison de Caprauna : elle trône aujourd'hui dans mon salon, avec son unique planche venant du noyer coupé juste en bas de la maison à la fin du XVIIIe siècle, selon les récits de famille.

Cette bâtisse recelait aussi des trésors inouïs pour l'enfant que j'étais : c'était en effet une maison-forteresse de cinq étages qui s'appuyaient à la forte pente du versant, située en face de l'église, reliée à cette dernière par un passage souterrain transformé en poulailler et lapinière (sic !). Mes ancêtres jouaient un rôle important dans ce petit village de frontière : je n'ai jamais reconstruit à rebours toute l'histoire de la famille, il y a trop de squelettes qui risquent de sortir des placards. Cependant, grand-oncle Ernesto, qui était un paysan un peu obtus, avait un mulet qu'il gardait dans une grande pièce au rez-de-chaussée : j'ai bien eu le privilège de passer la tête de ce mulet sous la guillotine. Vous avez bien lu ! L'étable était en réalité une pièce assez sombre (une seule toute petite fenêtre très haute) où l'on enfermait les prisonniers. Accrochés aux murs il y avait une série d'outils de torture, ceux que j'aurai ensuite découverts dans les livres ou vus dans les films. Mais la pièce maîtresse était bien la guillotine. L'oncle Ernesto m'expliquait qu'elle était là depuis au moins deux siècles. Elle était toute rouillée et la lame était solidement attachée avec une grosse chaîne.

Le mulet me secondait sans problèmes dans mes cruautés d'enfant… sans crainte aucune : il savait bien que rien ne tomberait sur sa tête.

Les atouts de Caprauna

La commune, qui a été fief impérial et a été intégrée dans le duché et puis royaume de Savoie, se situe sur la frontière avec l'ancienne République de Gênes. La proximité de la mer et son influence sur le climat local a permis, malgré l'altitude − 900 mt − aux habitants de Caprauna de consacrer quelques-unes des terrasses arrachées aux pentes abruptes à la culture de céréales de montagne, mais aussi de pomme de terre et de navets, les deux derniers très réputés depuis des siècles. Les navets, en particulier, ont obtenu au cours de la dernière décennie l'intérêt de Slow Food : cela a permis aux jeunes du village, les "indigènes" ainsi que les nouveaux habitants, de créer des activités agricoles reconnues, ouvrir des refuges et célébrer la Fête du navet, dans une nouvelle salle de réunion construite exprès par la commune.

Cela dit, les pommes de terre de Caprauna étaient encore de meilleure qualité que les navets. Mon grand-père amenait chaque année la

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"semence" de Caprauna à Pornassio, parce que la terre de Pornassio modifiait les caractéristiques des pommes de terre qui changeaient de texture et de goût si on les utilisait pour de nouvelles plantations. Quand je peux aller à Caprauna à l'automne, je n'hésite pas à faire mes provisions pour l'hiver.

Malgré le nombre réduit d'habitants, les jeunes du village sont assez dynamiques : ils partent, comme cela arrive souvent, faire des études loin de chez eux, mais ils rentrent et mettent toujours un peu de temps et de compétences à la disposition de leur lieu d'origine. Le musée ethnographique de Caprauna en est l'exemple le plus visible. C'est bien à ce lieu que je léguerais les meubles de mes (arrière)-arrière-grands-parents plutôt que de les voir dispersés ou bien revendus à des inconnus.

Fig. 8 : Mairie et musée ethnographique, Caprauna.

Photo : M. Marengo, 21.9.2019

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