B ERNARD M ONJARDET
Sur diverses formes de la « règle de Condorcet » d’agrégation des préférences
Mathématiques et sciences humaines, tome 111 (1990), p. 61-71
<http://www.numdam.org/item?id=MSH_1990__111__61_0>
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SUR DIVERSES FORMES DE LA
"RÈGLE
DE CONDORCET"D’AGRÉGATION
DESPRÉFÉRENCES
Bernard MONJARDET1
RÉSUMÉ -
Nousappelons
icirègle
ou procédure de Condorcet la procédured’agrégation
d’ordres despréférences
individuelles en un ordre collectif consistant à chercher un ordre recueillant le nombre maximum desuffrages sur toutes les préférences par paires qu’il exprime. La définition précise de cette procédure et la raison de
son
appellation
se trouvent dans l’introduction. Le reste du texteprésente
demultiples formes
équivalentes pour la définir et donne des indications historiques et bibliographiques sur ses redécouvertes ultérieures.ABSTRACT - On several forms of the "Condorcet’s rule" of aggregation of preferences.
This note bears on a rule
of
aggregation of individualpreferences
into a collectivepreference
called here "the Condorcet’s rule" and often called in the litteratureof
social choice "theKemeny’s
rule" or the "medianprocedure". First we give a definition
of
this rule andwhy
it is now attributed to Condorcet. Then we give abouttwenty five equivalent definitions
of
this rule and some historical andbibliographical
comments on its manysubsequent rediscoveries.
1. INTRODUCTION
On considère une assemblée V =
{ 1,....r, s,....v }
de v"votants" ; chaque
votantexprime
sespréférences
sur un ensemble X ={ 1,...i, j, k, ...n }
den"objets" (candidats, options, etc...).
Onsuppose que cette
préférence
esttoujours
un ordre strictement total surX ;
autrementdit,
c’estune relation 0 sur
X,
transitive(i 0 j et j
0 kimpliquent
i 0k), asymétrique (i 0 j implique j
Oc i où 0~désigne
la relationcomplémentaire
de0,
i.e. Oc =X2 - 0),
et strictement totale(i ~ j
et iOc j impliquent j
0i).
Comme dans la suite nous ne considérons que des ordres strictement totaux, nous lesappellerons simplement
desordres ;
noterqu’ils
sont antiréflexifs(pour
touti,
i Oci).
On note0 x
ousimplement
6 l’ensemble des n! ordres définis surX (IXI = n).
Si i et j
sont deux éléments distincts de X et que pour le votant r deV,
on aiti Or j, on
dit quer
préfère
ià j.
On pose :vii
est donc le nombre de votants de l’assembléepréférant
ià j.
1 Université Paris 5 et CAMS, 54 boulevard
Raspail
75270 Paris Cedex 06On considère le
problème d’optimisation (C) suivant,
ou"problème
de Condorcet"(cf. plus
loin la raison de cette
appellation) :
Pour un ordre 0 donné la
quantité 1 vij
est la somme pourchaque couple -
ipréféré à j -
deiOj
l’ordre
0,
des nombres de votantsqui préfèrent
ià j ;
c’est donc une mesure de 1"’accord’° de l’assemblée si 0 est retenu comme ordrecollectif, agrégation
des ordres individuels des votants.Il est alors naturel de choisir comme ordre collectif un ordre maximisant cet
accord,
c’est-à-direun ordre solution du
problème (C).
Un tel ordre sera aussiappelé,
pour des raisonsexplicitées ultérieurement,
ordre médian des ordres°1,...Or’’’.Ov.
Il existe un cas où la solution du
problème (C)
est trèssimple.
Considérons la relationmajoritaire (stricte)
M associée auxpréférences
des votants : iM j
si et seulement sivij
>vji.
Sicette relation
majoritaire
est sanscircuit, c’est-à-dire,
si parexemple,
il n’existe pasi, j,
k aveci
M j, j
M k et k Mi,
elle est contenue dans un ordrepartiel
strict(obtenu
par "fermeture transitive" deM),
et lui mêmeprolongeable,
de différentesfaçons,
en un ordre(strictement total) ;
les ordres médians sont alors tous les ordres obtenus de cette manière. Enparticulier
si lenombre de votants est
impair
et la relationmajoritaire transitive,
elle constituel’unique
ordresolution du
problème (C).
On sait que la définition de cette relation
majoritaire
remonte àCondorcet,
ainsi que la miseen évidence du fait que cette relation
peut présenter
descircuits,
ou en termes depréférences
desintransitivités. Dans le texte de
1952,
où enparticulier
Guilbaud montraitl’importance
du travailde
Condorcet,
il dénommait "effet Condorcet" cephénomène. Lorsqu’il
y a effet Condorcet la relationmajoritaire
nepeut plus
définir(directement
ou parcomplétion ordinale)
lapréférence collective,
si tant estqu’on exige
de cette dernière d’être unordre,
condition naturelle dans lesproblèmes
de décision. Il faut donc trouver un autre moyend’agréger
les ordres individuels en un ordre collectif. Et Guilbaudajoutait (p. 50) :
"Condorcet nepeut
serésigner
à conclurequ’on
ne peut attribuer aucune
opinion
cohérente au corps électoral... Il cherche un moindremal,
c’est-à-direparmi
toutes lesopinions cohérentes,
cellequi
estappuyée
par leplus grand
nombre
possible
desuffrages".
Comme ici"opinion
cohérente"signifie
ordre(total),
on voit que Guilbaud attribue à Condorcet larègle
définie par leproblème d’optimisation (C) :
maximiser lasomme des
suffrages vij
sur toutes lespréférences
i0 j
d’unordre
0. On saitqu’on
a pu en fait hésiter à attribuer cetterègle
à Condorcetlui-même ;
s’il existe dans l’Essai un ou deux passages,correspondant
à la citation deGuilbaud,
où Condorcet semble clairementdésigner
cette méthode pour résoudre le
problème
de 1"’effetCondorcet",
il en est d’autres nettementmoins
clairs ;
d’autre part les méthodesexplicites
de calculqu’il
donne pour obtenir l’ordre collectif ne conduisent pas nécessairement à une solution de(C), lorsque
v estsupérieur
à 3(ce
n’est
guère étonnant, compte
tenu de la difficulté quepeut présenter
cecalcul).
C’est doncplus
àpartir
d’unecompréhension globable
de la démarche deCondorcet,
notamment dans ses aspectsprobabilistes, qu’on
est fondé à croire que Condorcet est l’inventeur de laprocédure
définissantce que nous
appelons
les ordres médians(cf.
à cesujet Young,
1988 ainsi que ce numéro deMathématiques, Informatique
et Sciences humaines etCrépel, 1990)2.
Dans la suite les2 Nous n’oublions pas les contributions
originales
de Michaud (1982, 1985)qui
se proclame ardent défenseur de Condorcet. Tout en basant son argumentation sur laphrase
de Guilbaud citée dans l’introduction, il estime que cet auteur a "ignoré le sens profond" de l’effet Condorcet, et que plus généralement avec beaucoup d’autres (Kendall, Arrow, etc..) il a cru en l’impossibilité d’une règle d’agrégation acceptable, règle justement fournie par Condorcet.(Nous lui laissons bien sûr la responsabilité de ces affirmations, qui entre autres nous semblent révéler une
termes
règle
ouprocédure
de Condorcetdésigneront
donctoujours
l’association à unprofil
d’ordres individuels des ordres
médians,
i.e. des ordres solutions duproblème (C).
Redisonsque cette
règle
coïncide exactement avec larègle majoritaire (dite
aussi communémentrègle
deCondorcet) lorsque
celle-ci donne un ordre(strictement total),
et que dans les autres cas elle peut conduire àplusieurs
ordres solutions(phénomène qui
ne semble pas avoir étéremarqué
parCondorcet).
L’objet principal
de ce texte est de donner une liste deproblèmes d’optimisation
surl’ensemble
Ox
des ordresqui,
étantéquivalents
auproblème
deCondorcet,
définissent la mêmerègle d’agrégation.
Comme d’une part la formulation "moderne" duproblème (C)
est assezrécente et que d’autre part il est très
simple
mais nontoujours
évident de montrer que les différentsproblèmes d’optimisation
considérés sontéquivalents,
ceciexplique
que laprocédure
de Condorcet ait été retrouvée
plusieurs
fois sous desappellations
variées et defaçon indépendante,
la"règle
deKemeny"
étantl’exemple
leplus
connu de ces redécouvertes.Dans la section
suivante,
nous donnons les définitions et notations nécessaires. Enparticulier
nous introduisons deux
codages
vectoriels des ordres. Dans la troisièmesection,
nous donnonsla liste des
problèmes d’optimisation équivalents
auproblème
de Condorcet et la preuve de ceséquivalences.
La dernière section comporte des indicationshistoriques
etbibliographiques
surles
problèmes présentés.
2. DEFINITIONS ET NOTATIONS
Pour
i, j distincts,
éléments deX,
on pose :Pour deux ordres 0 et 0’ de
n,
on pose :da (0,0’)
est laclassique
distance de la différencesymétrique
entre deuxrelations ;
sa moitiédK(0,0’)
est le nombre de(paires en)
désaccords entre 0 et0’,
i.e. le nombre depaires 1 ij 1 d’objets
pourlesquelles
i estpréféré à j
dans un ordreet j préféré
à i dansl’autre ;
elle varie doncentre 0 et
~2).
Normalisée pour varier de + 1 en cas d’absence de désaccord entre 0 et0’,
à -1 encertaine
incompréhension
de l’analyse subtile que Guilbaud fait du théorème d’Arrow).cas de nombre maximum de désaccords entre 0 et
0’,
elle donne leclassique
tau de Kendall T(0,0’)
entre les ordres 0 et 0’. Il est aussi bien connu quedK(0,0’)
estidentique
à la distancedes
"transpositions
consécutives" entre deux ordres(totaux),
c’est-à-dire au nombre minimum d’inversions de deuxobjets consécutifs, permettant
de passer dupremier
ordre au second.Pour un
profil
n =(01,...0r,OS, ...Ov),
on pose :K(n)
est la moyenne des tau de Kendallprise
sur tous lescouples
d’ordres duprofil n ; U(n)
est cette même moyenne, mais
prise
sur toutes lespaires
d’ordres. K et U sont deux coefficients de concordance entre les ordres duprofil
reliés par la formule(évidente) :
U
s’appelle
aussi le coefficient deKendall-Ehrenberg
duprofil
rI.Nous définissons maintenant deux
codages
associant à tout ordre de 0 un vecteur del’espace
euclidien1~n(n-1) ;
- le
codage caractéristique :
0 ~xo
Il est défini en posant
La suite
xO
des valeursxoii (ordonnée
suivant un ordre arbitraire mais fixé descouples)
estdonc un vecteur de
IR n(n- 1), à n(n- 1) composantes égales à 1
etn(n- 1)
composantes2 ’ 2
nulles ;
onl’appelle
vecteurcaractéristique
de 0. Si n =(01, ... Or,--.0v)
est unprofil,
on notexr le vecteur associé à
Or
etX(n),
ousimplement X,
la suite(x~...,x~,...Xy)
des vecteurs- 2013 ~
v x
caractéristiques
des xr ; on notex (n),
ousimplement Î,
le vecteur moyen x= r=1 2013 ;
. sescoordonnées sont les
n(n-l)
nombresvij (i#j).
- le
codage caractéristique
centré: O 9yO
Il est défini en
posant y oij
=x oij - xoij ,
soitLe vecteur
yO
deIR°U-1)
ainsi défini estappelé
le vecteurcaractéristique
centré associé à l’ordre 0. On noteY(n)
ousimplement Y,
la suite(yl,...Yr,...Yv)
des vecteurs centrés associés auxordres d’un
profil
II =(01, ... Or, ... Ov) ;
onnote 7(rI),
ousimplement ÿ
le vecteur moyen :ses coordonnées sont les
n(n-1)
nombreswij (i~j).
Dans
l’espace
euclidienl~nCn-1), dE
dénote la distanceeuclidienne,
1 1 t l 1 la norme du vecteurt,
t,t’>
leproduit
scalaire des deux vecteurs t ett’ ;
on notedl
la distance de la normeLI
entredeux vecteurs, i.e. la somme des valeurs absolues de leurs différences de coordonnées. Nous donnons sans démonstrations
(elles
sont toutesélémentaires) quelques
relations liant lesquantités
introduites ci-dessus.3.
PROBLÈMES
D’OPTIMISATIONÉQUIVALENTS
AUPROBLÈME
DE CONDORCET.Tous les
problèmes d’optimisation
sur n que nous allons lister ci-dessous sontéquivalents
auproblème
de Condorcet. Commecelui-ci,
ils seprésentent
sous la forme suivante :Maximiser
(ou Minimiser)
sur l’ensemble n des ordres une fonctiondépendant
duprofil
n =
(OI,...Or’’’Ov)
donné et de l’ordre 0considéré ;
la fonction fait intervenir les différentesquantités
ou coefficientsprésentés
dans la sectionprécédente.
Ci-dessous nous notonssimplement
par x(respectivement y)
le vecteurcaractéristique (resp.
le vecteurcaractéristique centré)
associé à un ordre 0arbitraire ;
ses coordonnées sont donc notéesxij (respectivement
yij).
Certainsproblèmes
sont clairementéquivalents ;
dans ce cas ils ont été mis sur la mêmeligne.
Nous commençons par la liste des
problèmes
demaximisation,
donc de la forme :avec
f(rI,O) égal
à :Le
problème (1)
n’est autre que leproblème
de Condorcet del’introduction ;
en faisantintervenir le
codage caractéristique
de l’ordre0,
il s’écrit sous la forme(lbis), qui
al’avantage
de faire
apparaître
son caractère linéaire. Il en est de mêmelorsqu’on
écrit(2)
ou(3)
sous lesformes
(2bis)
ou(3bis). L’équivalence
de(1), (2)
et(3)
résulte des relationswij =
2vij -
v etw+1~
=Wij -
min(vij,vji).
Les fonctions(4)
et(4bis)
sont les mêmesd’après
la relation(d).
L’équivalence
desproblèmes (4)
et(5) provient
del’égalité (v
+1 )2 KÇ
+0)
=v2 K(n)
+; celle des
problèmes (5)
et(5bis)
de la relation 1 . La relation(e)
montre
l’équivalence
desproblèmes (4bis), (6)
et(6bis).
Reste à montrer parexemple l’équivalence
de(1)
et(4)
cequi
sera faitplus loin,
en utilisant leuréquivalence
commune à unproblème
de minimisation.Nous donnons maintenant la liste des
problèmes
de minimisation : MIN[f(II,O),
0 e6 ]
L’équivalence
desproblèmes (7), (7bis), (8), (8bis), (9), (9bis)
se montre comme pour lesproblèmes (1), ...(3bis). L’équivalence
de(1)
et(7)
est immédiated’après
la relation(a) :
demême pour
(7)
et les différentsproblèmes (10),
àpartir
des relations(c)
et(d).
D’autre part dansl’espace
euclidienIR n(n- 1),
la formule deHuyghens permet
d’écrire :on en déduit
l’équivalence
desproblèmes (10.4)
et(1 Ibis) ;
de même pour(10.5)
et(11).
Enfinle
problème
de minimisation(10.4)
estéquivalent
auproblème
de maximisation(4)
du fait de larelation
(d).
On peut remarquer que les
codages caractéristiques
des ordres utilisés ci-dessus sont"sphériques"
en ce sens que la norme des vecteurscorrespondants
est constante. Laplupart
deséquivalences
montrées supra sont valables dans le cadregéométrique général
d’un nuage depoints
sur unesphère.
Enparticulier
elles sont valableslorsqu’on prend
un autrecodage classique
desordres,
celui défini dans 1~ n par les"rangs"
ou les "scores" desobjets
deX ;
on obtient ainsi différentes caractérisations de laclassique procédure
deBorda,
basée sur lessommes des rangs, dont on
reparlera plus
loin(cf.
à cesujet, Monjardet, 1985).
Pour terminer cette
section,
notons que nous avons choisi une écriture relationnelle ouvectorielle des
problèmes d’optimisation ci-dessus ;
on aurait pu aussiprendre
une écriturematricielle, qu’on
trouvera chez certains auteurs. Noussignalerons
aussiplus
loin uneprésentation "permutationnelle"
de certains de cesproblèmes, qui peut
toutefois être assez lourde à écrire. Enfin nous neprétendons
pas avoirépuisé
toutes les formes d’écriture duproblème ;
onpourrait
parexemple
l’écrire en termes de théorie desgraphes ;
nous avons aussi omis une forme duale intéressante desproblèmes (7bis)
et(8bis) (Merchant
etRao, 1977).
4. INDICATIONS
HISTORIQUES
ETBIBLI4GRAPHIQUES.
Faisons d’abord une remarque ; nous n’avons considéré ci-dessus que le cas étudié par Condorcet où les
préférences
individuelles et collectives des votants sont des ordres(strictement totaux).
Dans les textes dont nous allonsparler,
on considère souvent des casplus généraux,
notamment celui où ces
préférences
sont despréordres
totaux(l’indifférence
-transitive - estadmise).
Laprocédure
Condorcetpeut
bien sûr êtregénéralisée,
de différentspoints
de vue, àces cas. Mais pour ne pas alourdir cet
exposé
et rester dans le cadrequi
était celui deCondorcet,
nous ne considérons dans les
exposés généraux
que cequi
concerne le casparticulier
des ordres.On peut
apparemment
regrouper les différentes redécouvertes de laprocédure
Condorcetautour de trois thèmes : la notion de médiane dans un espace
métrique (Kemeny, 1959, etc...) ;
l’idée de minimisation des désaccords ou de maximisation des accords
(Brunk, 1960
àpartir
deKendall, 1955, etc...) ;
l’utilisation du tau de Kendall(Hays, 1960, etc...).
Le fait que l’on
puisse
considérer la relationmajoritaire
définie par Condorcet comme une médiane dans un certain espaceapparaît
dès l’article de Guilbaud de1952 ;
c’est toutefoisl’aspect algébrique
de lamédiane, plus
que son aspectmétrique, qui
estdéveloppé (pour
larelation entre ces deux aspects, cf.
Monjardet 1990). Inversement, Kemeny
en1959, (cf.
aussiKemeny
etSnell, 1962)
pose d’emblée leproblème
de la recherche de l’ordre collectif commecelui de définir un espace
métrique
sur l’ensemble desordres, puis d’y
rechercherl’analogue
desmédianes ou des moyennes en
statistique ;
par contre le lien avec laprocédure majoritaire n’apparaît
pas.Kemeny
part d’une liste d’axiomesqu’on
peut vouloirimposer
à une distanceentre ordres et montre que cette distance est alors celle de la différence
symétrique d~(0,0’),
qu’il
écrit sous laforme - dl (y,y’).
Il propose ensuite de rechercher l’ordre le"plus proche"
f
des ordres
donnés,
cetteproximité
étant définie soit au sens de la somme des distances d’un ordre considéré aux ordresdonnés,
soit au sens de la somme des carrés de cesdistances ;
lepremier
choix est considéré comme la recherche d"’ordres médians"(en fait,
ce terme n’est pasdans
Kemeny,
mais dans les travauxfrançais
décritsci-dessous) ;
le second comme la recherche d"’ordresmoyens".
Lepremier
choixqui
conduit auproblème d’optimisation (10.3) correspond
donc à la
procédure Condorcet ; Kemeny
notequ’elle
peut conduire àplusieurs
solutions. Cette"Kemeny rule",
bienqu’assez
connue auxEtats-Unis, grâce
au livre deKemeny
etSnell, n’y
suscitera des
développements qu’à partir
des années soixante-dix.Indépendamment,
enFrance, l’usage
et lespropriétés
de la médianemétrique
comme résumé de données ordinales avaient été étudiés par Barbut(1961, 1966, 1967) puis
différents auteurs(notamment Jacquet-Lagrèze, 1969, 1971, Monjardet, 1973 ;
cf. aussi Barbut etMonjardet, 1970,
etDegenne, 1972) :
ilsavaient en
particulier
considéré leproblème
de la recherche des ordres médians(sous
la formedes
problèmes ( 10~),
et noté la relationsimple
maisfondamentale ]
De cetterelation découle notamment le fait mentionné dans l’introduction
(et
redécouvert maintesfois)
que
lorsque
la relationmajoritaire
est sanscircuit,
on peut en déduire les ordres médians(par complétion) ;
enparticulier,
si la relationmajoritaire
est un ordre c’estl’unique
ordre médian.Notons à ce propos que d’autres
règles
que laprocédure
Condorcet satisfont à cette condition d"’extension" de larègle majoritaire (cf.
l’article de Bowman etColantoni, 1973,
cité ci-dessous,
et dans le contexte un peu différent des fonctions de choixcollectif, Fishbum, 1977).
Des travaux sur les relations médianes du même type que les travaux
français
avaient été aussimené en URSS en
particulier grâce
à Mirkin(1974).
Onpeut
aussi rattacher à ce courantmétrique
le travail de Bowman et Colantoni(1973) qui
revient à considérer leproblème
deminimisation
(11)
avec une distance non nécessairement euclidienne etqui
montre le caractère linéaire duproblème (point déjà remarqué
par DeCani, 1969,
pour unproblème plus général).
Notons enfin que dans
Levenglick (1974),
on trouvel’équivalence
entre les formulations 10.3(règle
deKemeny explicitement citée) (6)
et(11)
de laprocédure
de Condorcet et que son travail conduira à uneremarquable
axiomatisation de cetteprocédure (Young
etLevenglick, 1978).
Passons maintenant au thème "Maximisation des accords" ou "Minimisation des
désaccords", correspondant
aux deuxproblèmes équivalents :
i.e. le
problème
deCondorcet,
etMin )
dans la deuxième formulationvji
-
--J
représente
le désaccord "local" de l’assemblée si i estpréféré à j
dans l’ordrecollectif,
et il est naturel de chercher à minimiser le désaccord"global"
obtenu par sommation des désaccords surles
couples
de 0. L’idée de minimiser des désaccords aussi bien pour trouver un ordre collectif que pour sélectionner un ouplusieurs vainqueurs apparaît
dans un texte de Kendall(1955).
Ilécrit,
parexemple (page 43) :
"When we have to select a subset of the nobjects
as "elected" weshall in
general,
in the absence ofcomplete unanimity,
violate a number ofpreferences.
Circumstances force us to do to some extent. The
problem
is to do so to the leastpossible
extent".
Cependant plusieurs
de ses assertions(cf.
notamment 7.f et9,
pages 48 et49)
semblentindiquer qu’il pensait
que les "ordres de Borda" étaient les solutionsoptimales
duproblème. Rappelons qu’un
ordre de Borda est obtenu àpartir
d’unprofil,
en classant lesobjets d’après
l’ordre induit par les sommes des rangsqu’ils
ont obtenus dans les différents ordres(sommes égales
auxquantités 1 Vji),
et endépartageant
de manière arbitraire les ex oequo i#jéventuels.
Rappelons
aussi que laprocédure
de Borda ne satisfait pas à la conditionmajoritaire
de
Condorcet, puisqu’elle
ne donne pas nécessairement la relationmajoritaire lorsque
celle-ci estun
ordre ;
c’était d’ailleurs laprincipale critique qu’en
faisait Condorcet. La raison de l’erreur de Kendall est toutefois intéressante. Il admetimplicitement
que la résolution duproblème
deCondorcet
(sous
la forme(7))
peut se faire defaçon séquentielle :
on choisit commepremier
élément de l’ordre cherché
l’objet
i créant le moins de désaccords2 Vj
doncl’objet
de rangj*i
minimum ; puis parmi
lesobjets
restants, et sans recalculer les rangs, le secondobjet
vérifiant le mêmecritère,
et ainsi desuite ;
on aboutit bienainsi, pratiquement
pardéfinition,
à un ordre deBorda. Notons
qu’il
seraitplus
naturel de recalculer les rangs àchaque itération,
ensupprimant
les
préférences
concernant lesobjets déjà
classés : on aboutirait ainsi aux "ordresprudents"
deKohler,
Arrow etRaynaud (1986).
L’erreur de Kendall allait toutefois êtrecorrigée
par Brunk(1960), qui
suivant " asuggestion
ofKendall,
that the number ofexpressed preferences
whichare violated be minimized" écrit exactement le
problème
de Condorcet - sous la forme(1) -
et enmontre
l’équivalence
avec la forme(7).
Laprocédure
Condorcet sous la forme(1),
est encoreredécouverte en 1973 par Blin et
Whinston, qui l’appellent
"The combinatorialoptimization
criterion"
(cf.
aussi1975) ;
le second de ces auteurs avec Adelsman(1977), s’aperçoit
toutefoisque leur méthode est
équivalente
à celle deKemeny,
ainsiqu’à
une version duale duproblème (8bis), qu’on
trouve dans Merchant et Rao(1977).
On notera queplusieurs
de ces auteursprésentent
leproblème d’optimisation
sous la forme de recherche d’unepermutation
del’ensemble
X,
cequi peut
conduire à des formulations assez lourdes.Venons en enfin au troisième
thème,
où laprocédure
Condorcet est redécouverte àpartir
del’idée de "corrélation" entre ordres. En fait l’idée d’utiliser un coefficient de corrélation entre
ordres pour obtenir un ordre consensus semble liée à Kendall
(1942).
Celui-ciparle d’ailleurs,
comme
Condorcet,
d’estimation d’un "vrai" ordre("true ranking") ;
il utilise pour ce faire la méthode de Bordaévoquée plus
haut. Mais il montrequ’un
ordre 0 ainsi obtenu maximise lav
quantité 1 p(0r,0) ,
où p est le coefficient de corrélation deSpearman
entre deux ordres. Sir=l
z
l’on
remplace
ce coefficient p par le coefficient T, on aboutit auproblème
de maximisation(4), équivalent
auproblème
de Condorcet. C’est exactement ce que propose de faire le statisticienHays,
dans un article paru la même année(1960)
et dans la même revue(Journal of
theAmerican Statistical
Association)
que celui de Brunk. Dans le même ordred’idées,
au lieu de laformulation
(4),
on peut aussi utiliser les formulations(5)
et(5bis), qui
consistent à chercher l’ordre consensus comme celuiqui ajouté
aux ordres donnés maximise les deux coefficients de concordance entre ordres basés sur le tau, à savoir K et U(ceci
est parexemple
noté dansMarcotorchino et
Michaud, 1979
etBarthélemy
etMonjardet 1981).
Revenons à
Hays
poursignaler qu’il
avaitremarqué
que résoudre ceproblème (4)
étaitéquivalent
à trouver l’ordre deslignes
et des colonnes du tableau desn2
coefficientsvij,
rendantmaximum la somme des termes au-dessus de la
diagonale.
Ceci n’est rien d’autrequ’une
formulation
"permutationnelle"
duproblème (1).
Elle est intéressante car elle montre que ceproblème
est un casparticulier
d’unproblème
rencontré dans de nombreux contextes, parexemple
dans celui de la"triangulation"
d’un tableaud’échanges
inter-industriels :ayant
un tableau(carré)
de coefficientsc;~ (1 i, j n),
trouver unepermutation
deslignes
et descolonnes de ce tableau rendant maximum la somme des termes au dessus de la
diagonale.
On saitmaintenant que ce
problème général,
comme leproblème particulier
deCondorcet,
est NPcomplet,
cequi
rend aposteriori quelque
peu savoureuse laphrase
deHays,
affirmant que la recherche d’un ordre médian"may
be donequite simply by putting
the rank-order data into atable
showing
the number of cases in which the rowobject
is ranked above the columnobject
and
permuting
rows and columns(simultaneously,
so that rows and columns show the sameorder)
until the sum of the entries above thediagonal
is maximal".Notons toutefois que
malgré
son caractère difficile(qui
nepouvait
être connu en1960)
leproblème
de détermination effective des ordres médians a faitl’objet
ces dernières années deprogrès
sensibles(cf.
parexemple, Reinelt, 1985, qui
traite duproblème plus général évoqué
ci-dessus).
Terminons cet
exposé
par deux remarques. Il est intéressant de constater que les troisprincipales
redécouvertes de larègle
de Condorcet ont eu lieupratiquement
au même moment(1959-60),
maisqu’une
seule a étélargement
connue, celle deKemeny,
certainement à cause del’ouvrage
deKemeny
etSnell ;
on vérifieainsi,
une fois deplus, qu’une
bonne idée connaîtsouvent
plusieurs
naissancesindépendantes lorsqu’elle
estmûre,
mais aussiqu’il
ne suffit pasqu’elle
soit bonne pourqu’elle prospère.
On a vuplus
haut que leproblème d’optimisation
deCondorcet était un cas
particulier
d’unproblème d’optimisation
combinatoire trèsgénéral,
maisconsistant
toujours
dans la recherche d’unordre ;
dans une autre direction la notion d’ordre médian peut s’étendre àbeaucoup
d’autres types derelations,
et est notamment intéressante enclassification dans la recherche
d’équivalences médianes ;
on pourra trouver uneprésentation
destravaux - nombreux - menés sur la
"procédure
médiane" dansBarthélemy
etMonjardet (1981, 1988).
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