• Aucun résultat trouvé

1 Manuel d’histoire sociale et culturelle du sport

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "1 Manuel d’histoire sociale et culturelle du sport"

Copied!
188
0
0

Texte intégral

(1)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 1

1

LE SPORT ET LES PRATIQUES SPORTIVES AUX LUMIÈRES DE LA SOCIOLOGIE Ŕ UNE PLACE CROISSANTE MAIS UNE DÉFINITION PROBLÉMATIQUE Ŕ TROIS COURANTS INTERPRÉTATIFS - UNE CRÉATION HISTORIQUE ANGLAISE -

Le sport, une place croissante mais une définition problématique

S'il fallait désigner l‟une des activités probablement les plus emblématiques du 20e siècle, on serait tenté de citer le sport entendu et reconnu tout à la fois comme pratique et comme spectacle.

Authentique structure impériale, fétiche du monde moderne, son développement constitue l‟une des caractéristiques majeures de l‟évolution de la société depuis une centaine d‟années maintenant, pour constituer désormais, via une progressive transformation des mentalités et des attitudes à l‟égard de la vie physique, une authentique « industrie du divertissement » en même temps qu‟une « entreprise d‟acculturation collective » comme l‟écrivait, il y a quelques années, l‟historien Alain Corbin. Et ceci à tel point que ses attendus premiers, liés au libre exercice de « la grande vie des muscles » dont parlait l'écrivain français Pierre Loti, se brouillent et se multiplient pour désigner de nouvelles fonctions qui ne s‟épuisent plus dans la culture du plaisir et dans des préoccupations d‟hygiène, mais dans une longue litanie qui voit défiler « l‟expression des conflits, le nationalisme sportif, la mobilisation idéologique, l‟identification collective, ou encore la gratification narcissique.

Le sport est donc partout. A cet égard, on peut évoquer que la médiatisation des grandes compétitions détient aujourd'hui les records d'audience, bouleversant les comportements et les sociétés qui sont exposées à cette globalisation de l'information sportive. Dans une même perspective, nous savons que le "style" sportif, ou le look sportif, à travers la diffusion de biens et d'équipements standardisés, se généralise dans la société, uniformisant les signes et les insignes de l‟appartenance à la communauté sportive. Nous savons, de même, que le langage de tous les jours, le langage quotidien est aujourd'hui fortement contaminé par les mots du sport, par les expressions et les métaphores issues du vocabulaire du sport.

Nous savons encore, pour le voir quotidiennement, que les champions sportifs ont aujourd'hui rejoint, dans les pages des magazines comme dans les imaginaires sociaux, la compagnie des vedettes du show-business, des capitaines d‟industrie et des leaders politiques, pour constituer à leur tour les emblèmes d'une hyperclasse médiatique et cosmopolite. Classe homogène sous bien des points, mais néanmoins contrainte, par le culte hyperbolique du spectacle et la dictature des stratégies de communication, de chercher la personnalisation et la singularisation de tous les instants ; micro-communauté sportive figurant la richesse et la réussite, en exposition ou en exhibition permanente, et dont les succès comme les insuccès nous sont quotidiennement livrés par la presse et les médias.

On ne peut ignorer non plus que les aménagements sportifs -que l'on parle des grands stades ou d'équipements plus modestes- sont aujourd'hui au principe d'un réaménagement des villes, grandes ou petites, et malheur à la ville qui n'aurait pas aujourd'hui son stade de prestige. Tant il est vrai que

(2)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 2 la possession d'un stade moderne paraît devoir constituer désormais une pièce essentielle dans la promotion d'une ville.

Enfin, et en observant l‟évolution des activités sportives depuis un quart de siècle, on peut évoquer encore, à l‟instar des auteurs qui s‟y sont penchés, le constat d‟une évolution considérable du champ des pratiques physiques et sportives, tous les analystes pointant l‟instauration d‟un phénomène de sportivisation de la société. Une expression qui désigne une dynamique complexe dont le premier principe est « l‟envahissement de l‟espace social et mental par le sport », selon l'expression du sociologue Alain Ehrenberg.

On peut également changer de registre, quitter le domaine des individus et de la pratique du sport devenue comme on le sait une véritable obligation sociale, ou une norme sociale, et montrer qu'il y a aujourd'hui un fort attachement des Etats, des nations, à la valorisation d‟une excellence sportive nationale qui se confond en quelque sorte avec une autre forme de normalité : la « normalité internationale». En effet, tout se passe aujourd'hui comme si l‟accession aux places les plus en vue de la compétition sportive entre Etats nationaux, quand bien même nous sommes sortis de la Guerre froide et des mémorables empoignades entre athlètes du monde libre et du bloc communiste, semblait devoir constituer une ressource déterminante. En tout état de cause pour les prétendants à la reconnaissance et à la considération politiques. Ainsi, il ressort que, parmi les premières manifestations de volonté des nouveaux Etats indépendants, figure souvent la demande d‟adhésion à la FIFA, qui semble tenir une place éminente dans l‟affirmation nationale de pays nouvellement indépendants.

On pourrait sans doute continuer longtemps cette énumération des indicateurs les plus prégnants d'une sportivisation des sociétés, pour aboutir toujours au constat, somme toute très banal, que le sport est devenu, à travers sa diffusion et son institutionnalisation, une sorte de référent universel, esperanto ou langage commun à l'ensemble de la planète, en mesure de transgresser et de dépasser les barrières de générations, les barrières de cultures, les barrières de nations aussi.

En même temps, si le sport, du moins en apparence, a la forme d'une culture homogène, il est aussi traversé aussi par des variations, des particularismes, des écarts à la moyenne et des sous-cultures.

Au point que le sport n‟est pas cette grandeur homogène -Le Sport-, mais une mosaïque de réalités différentes. D'où la nécessité de regarder le sport et ses manifestations non comme un objet un et indivisible, mais bien davantage comme un objet complexe, constitué de facettes multiples, comme un univers qui ressemble au monde social, dans ses variations, dans ses amplitudes et dans ses particularités.

Pour illustrer cette sensibilité du sport à des particularismes qui peuvent être multiples -culturels, économiques, politiques-, on peut rappeler déjà que si tous les sports se construisent généralement sur un modèle de dépassement de soi et de recherche de la performance, bien des attitudes contemporaines montrent une érosion de ce modèle au profit de comportements qui valorisent plutôt le libre-arbitre et la subjectivité. Gilles Lipovetsky, dans son ouvrage intitulé Le crépuscule du devoir (1992), note à cet égard que ce n'est plus l'excellence ou la quête du dépassement qui motivent aujourd'hui la plupart des sportifs ordinaires, mais bien davantage un souci d'accomplissement, à travers l‟exigence d'être soi-même.

On peut montrer aussi, autre particularité, que les activités physiques et sportives ne valorisent pas toutes les mêmes propriétés et les mêmes dispositions physiques et intellectuelles. Certains sports valorisent ainsi la force, d'autres l'adresse, d'autres encore la grâce et la maîtrise d'informations ; une

(3)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 3 évidence qui sollicite bien sûr des clientèles socialement différentes, autre manière de dire que les différences sociales et culturelles jouent un rôle tout à fait essentiel dans l'accès au sport de même que dans le choix d'une activité sportive.

Second fait d‟évidence, ces différences, si elles sont bien souvent déterminées par des contraintes culturelles et économiques, peuvent aussi l'être par des contraintes sociogéographiques. On sait ainsi que les pays manifestent souvent une tendance à la spécialisation sportive, voire à la spécialisation infranationale. Ainsi, si l‟on joue au rugby sur l'ensemble du territoire français, il est incontestable que la communauté de ceux qui le pratiquent se concentre plus volontiers dans le Sud- Ouest. De même, si l‟Italie joue les premières places dans la lutte pour l‟hégémonie européenne en basket, il ressort clairement que l‟on ne joue pas au basket dans toutes les régions de l'Italie, mais dans le nord du pays plutôt.

Cette mécanique de sélection et de tri semble d'ailleurs manifester son existence jusque dans les pays dont la taille est réduite et l'homogénéité socioculturelle bien établie. Ainsi, en Suisse, de telles logiques sont très visibles. Les équipes de basket de l'élite sont concentrées en Suisse romande et au Tessin, alors que, en sens contraire, le handball d'élite ne concerne pratiquement que la Suisse alémanique, à l‟exclusion des autres régions.

Dans ces termes, on peut avancer que deux choses se dégagent en particulier relativement à la nature de ce phénomène sportif. En premier lieu, qu'il relève de cette classe de faits que le sociologue et anthropologue français Marcel Mauss qualifiait de "faits sociaux totaux", catégorie de phénomènes qui engagent la totalité de la société et de ses institutions, mais aussi ses composantes invisibles et cachées. A cet égard, il est manifeste que le sport concerne toutes les dimensions de la société -la politique, l'économie, la culture, la structure sociale, la technique… Il s'inscrit aussi dans la vie quotidienne quand il rejoint les préoccupations relatives à la santé, à l'esthétique, ou quand il se constitue en thème de prédilection pour la publicité. En second lieu que le sport doit être approché et saisi comme un véritable produit des sociétés et des communautés dans lesquelles il existe et se développe, imbrication qui pose en fait plus de problèmes qu'elle n'en résout, dans la mesure où la définition de ce stock de pratiques, à l'intérieur desquelles on peut voir tout à la fois du jeu, du loisir, de la motricité, de l'échange conflictuel, de l'institution, mais aussi un ensemble de règles, de formalisations et prescriptions, convergeant progressivement vers une idéologie, enfin du travail hautement spécialisé du corps qui permet alors de l'assimiler à une activité professionnelle, est fluide, instable, du fait même des variations historiques du contexte des pratiques et des intérêts des agents sociaux qui sont engagés dans la définition des frontières de l'activité physique et des exercices assimilés au sport.

Cette difficulté objective à emmailloter, dans les limites d‟une définition précise, stable, unanime, un phénomène pluridimensionnel, explique sans doute pourquoi, jusqu‟il y a peu d‟années encore, poncifs et représentations stéréotypés nourrissaient largement les discours sur le sport, y compris d'ailleurs les discours produits dans le monde savant. Or depuis quatre décennies environ, on peut relever que les sciences humaines et sociales l‟étudient régulièrement, selon des angles d‟approches et des épistémologies certes différentes, selon toutefois des exigences de déconstruction et de désenchantement qui sont celles de la science.

Mais si une science sociale du sport s‟est donc progressivement constituée, accumulant les savoirs et les connaissances, il n'en est pas moins vrai que théoriser le sport reste une tâche complexe, et cela pour un certain nombre de raisons qu‟il faut savoir identifier.

(4)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 4 La première raison en est sans doute la simplicité sociale du sport. Le sport est en effet un phénomène ou un fait social dont tout le monde peut parler, sans compétence particulière. En outre, et sans doute de plus en plus, le sport possède une ubiquité, une visibilité, une évidence phénoménologique qui le rend immédiatement présent et immédiatement dicible.

A cet égard, on peut sans doute distinguer deux grandes catégories d'approche sociale des phénomènes sportifs. On peut regrouper, dans la première catégorie, l‟ensemble constitué par les partisans des approches a priori valorisantes qui tentent de mettre en avant et de défendre les multiples qualités du sport. Dans cette perspective, le sport est souvent considéré comme un domaine séparé, autonome, indépendant des agitations sociales et politiques. Dans le sport, et pour les tenants de cette approche, tout n'est que vertu, sueur et juste récompense, et les problèmes qui surgissent, dopage, violence…, sont tantôt de rares déviations malignes imputables à l'indélicatesse de quelques-uns, tantôt le reflet malheureux de comportements qui débordent en quelque sorte de la société, mais qui n'altèrent en aucun cas la nature profondément saine et désintéressée du monde du sport. On reconnaîtra que cette position est évidemment celle des institutions sportives, au sens large du terme. Elle est aussi régulièrement partagée par les journalistes sportifs dont bien des travaux ont su montrer combien était mince la marge de manœuvre critique, pour des raisons tout à la fois sociologiques et relevant de l'économie des médias.

Il existe, on l‟a dit, une deuxième catégorie de discours sur le sport, laquelle peut être aussi considérée comme productrice d‟une approche sociale et critique de ce phénomène. Cette seconde catégorie rassemble un public disparate, composé d‟intellectuels, d‟essayistes, de scientifiques parfois (on pense ici notamment à Albert Jacquard, et avant lui à Jacques Ellul), voire de journalistes. En opposition aux membres de la première catégorie, ceux-ci développent une vision critique du fait sportif, articulée le plus souvent autour d‟une grammaire de la nostalgie érigée en principe de restauration, marquée par l‟empreinte d‟un humanisme anachronique1.

La deuxième raison pour laquelle il n‟est pas simple de parler du sport est liée, cette fois, à son instabilité lexicale et sémantique et, singulièrement, au contraste qui existe entre la dispersion des occurrences ou des significations du mot et l‟unité lexicale du mot « sport ». Ce mot, qui provient de l'ancien français et qui est passé par l‟Angleterre avant de revenir vers la France, a eu plusieurs significations au cours des siècles, et aujourd‟hui encore il manifeste une forte polysémie2, dans la mesure où il procède tout à la fois du loisir, du jeu, de l‟éducation, de la compétition, de

1 "Dans les images retransmises par télévision des matches divers que j'aperçois, je suis toujours stupéfait de la brutalité des rencontres… On reste médusé devant ces coups de marteau que sont devenus les coups de raquette. On dirait des forgerons au travail (…). Mais où est donc le tennis d'antan, fait de grâce, de souplesse, de finesse. Jamais Borotra ni Suzanne Lenglen ni Tilden, n'ont joué comme des abatteurs de bœufs, tenant leur raquette comme un melin!

Or, cette brutalité est liée à la fois à la violence de la concurrence, et à la retransmission pour des millions de spectateurs: car la brutalité est infiniment plus payante" Jacques Ellul (1988), Le blufftechnologique, Paris, Hachette, p. 432.

2« Le sport est ce qui permet de réunir toutes les nations dans un effort d‘émulation infiniment utile au bien général » (Pierre de Coubertin, 1917) ; "Le sport c'est ce que font les gens quand ils pensent faire du sport" (Enquête INSEP, 1986) ; "Toute activité physique régulière dont le principal but est la pratique corporelle" (Enquête INSEE, 1986) ;

"L'activité physique exercée dans le sens du jeu, de la lutte et de l'effort, et dont la pratique suppose un entraînement méthodique, le respect de certaines règles et disciplines" (Petit Robert, 1995) ; "La lutte de tous contre tous au profit de quelques uns" (Marc Perelman, 2001).

(5)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 5 l‟institution…, en même temps qu‟il peut être spécifique par rapport à chacune de ces dimensions.

De ce point de vue d‟ailleurs, il faut relever que les auteurs sont de plus en plus nombreux à estimer que ce phénomène doit être en quelque sorte libéré de la querelle des définitions.

La troisième raison pour laquelle parler du sport aux lumières de la sociologie est malaisée tient encore au fait qu‟il est l‟objet d‟un immense consensus social. Au point que c‟est peut-être l‟un des objets sociaux les plus consensuels qui se puissent trouver. On peut remarquer à ce propos que, dès sa naissance et tout au long de son développement, le sport a constamment été associé aux idées de progrès, d‟équité ou de pureté ; qu‟il a systématiquement donné lieu à des discours lénifiants ; et qu‟il est donc socialement légitime d‟avancer que le sport génère des valeurs positives autant pour celles et ceux qui s‟y adonnent que pour la collectivité dans laquelle il s‟insère. Ce succès et ce partage consensuel des supposés bénéfices transcendantaux du sport se mesurent par exemple à travers la place qui lui est faite dans les systèmes socio-éducatifs. Sur le plan collectif, il favorise la compréhension entre les peuples, la lutte contre le racisme et la xénophobie ; il est un antidote à l‟acoolisme, au tabagisme, aux maladies de civilisation et un moyen de lutte efficace contre la drogue. Pour le sujet, pour l‟individu, il est aussi une école de courage et de persévérance ; il donne l‟esprit de lutte, le goût de la compétition, il initie à la vie de groupe et invite au respect de l‟autre et de la hiérarchie, fait prendre conscience de la règle et favorise l‟abnégation au profit de l‟équipe ; il donne le sens de l‟effort, du travail, aide à la connaissance et à la maîtrise de soi, etc. Ces discours largement médiatisés et repris unanimement par les sectateurs de l‟esprit sportif ont trouvé un large soutien chez les éducateurs. On connaît aujourd‟hui la place des sports comme pharmakon pour traiter les problèmes sociaux et urbains, au point que, dans bien des pays, le sport est devenu en quelque années un des éléments ordinaires des politiques sociales et éducatives mises en œuvre par les municipalités ou par les communautés urbaines.

Enfin, la quatrième et dernière raison pour laquelle l‟approche scientifique du sport est une chose ardue réside dans le fait qu‟il possède une dimension narrative très forte, une grandeur épique, qui lui donnent toute liberté pour se constituer en une manière de récit populaire avec sa galerie de personnages et d‟aventures, son univers de choses vues et racontées. Au point qu‟il faut peu de choses pour qu‟une compétition sportive tende ou durcisse ses ressorts dramaturgiques, lesquels ressorts dramaturgiques sont profondément inscrustés dans notre culture et dans notre sensibilité.

Dans les fait, et en y regardant de plus près, on est tenté de dire que le sport est inséparable de sa propre légende, ou encore qu‟il ne trouve sa propre légitimation que dans sa capacité à garder intacte la croyance en ses pouvoirs, en ses vertus et en son côté épique et aventureux, allant toujours aux limites de l‟humain et de la condition humaine.

Cette héroïsation sportive, comme l‟ont montré les historiens, est d‟ailleurs fort ancienne puisqu‟elle remonte déjà à l‟Antiquité grecque, avec la narration des exploits extraordinaires du héros et athlète troyen Achille par le poète Pindare, sans doute l‟inventeur d‟un genre littéraire fructueux et prégnant. Cette mise en beauté et en grandeur du sport doit bien au fait que la compréhension du sport comme fait social à part entière a d‟abord été le fait des écrivains et des littérateurs, et non celui des scientifiques. Maupassant a fait l‟éloge de l‟aviron, Montherlant a dit la grandeur de l‟athlétisme, Jack London fut un véritable ethnologue de la boxe, Roger Vailland et Dino Buzzati ont longuement écrit sur le vélo, ce que Paul Morand a fait aussi. Giraudoux a fait l‟éloge du sport dans sa capacité à laisser la place au primitif et à l‟archaïsme, pour ne rien dire d‟Albert Londres et de ses fameux coureurs :

(6)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 6

« Les coureurs du Tour à l’assaut des Pyrénées. Botecchia vainqueur, Alavoine a malheurs sur malheurs et Mottiat n’a plus le sourire. Ce qu’on appelle le ‘calvaire du Tour de France’ commença ce matin à dix heures cinq aux Eaux-Bonnes : les quatre- vingt rescapés allaient traverser les Pyrénées à bicyclette. Voici le col d’Aubisque. Les hommes grimpent. Cela ne leur fait pas plaisir : ils ne sont pas à toucher avec des pincettes à sucre, même en argent. Mottat ne rit plus. Non seulement Tiberghien ne regarde pas les Basquaises, mais il les bouscule. A l’entrée du col, Alavoine est jaune, ce n’est pas qu’il ait ravi le maillot à Botecchia ; c’est qu’il a la colique. Il attaque le col.

Deux kilomètres plus loin, je le vois qui titube sur sa selle ; il monologue :

- Quand je vais bien, mes boyaux crèvent ; quand mes boyaux ne crèvent pas, c’est moi qui suis crevé !

Pour la première fois, depuis dix jours, je m’aperçois qu’il porte le numéro 13.

L’effort les assomme : ils vont tous lentement, mais tête baissée, tel le bœuf qui s’apprête à recevoir le coup du boucher. Les muscles de leurs cuisses grincent. Jacquinot monte les dents accrochées, comme s’il appelait sa mâchoire à l’aide. Ils marchent à coup de volonté ! C’est la descente sur Argelès. Ils dévalent à soixante à l’heure, et s’il n’y a pas de macchabée, c’est bien que les précipices n’en ont pas voulu. Voila le 207 qui répare.

C’est Jean Garby, de Nevers ; c’est un routier, il pleure sur son boyau.

- Qu’est-ce que tu as mon petit gars ? demande le chauffeur.

- J’étais dans les dix premiers ; j’ai crevé quatre fois. C’est triste, allez ! - Vous êtes fatigué ?

- Oh ! non ! dit-il, mais ça me fait du chagrin.

Ils attaquent le Tourmalet avec les mouvements de quelqu’un qui se jetterait la tête contre les murs. En langage de sport, peut-être que cela est beau ; mais dans le langage de hommes, c’est simplement navrant. Un homme, les cuisses épuisées, s’est couché sur le talus. Passe le 207, le Nivernais. Alors l’homme couché lui dit :

- Tu es plus fort que moi, Garby ! Je te salue !

Le Tourmalet est un méchant col ; le long de son chemin, il aligne les vaincus. Un routier pleure, les deux pieds dans un petit torrent ; il tient un médaillon à la main.

- Ah ! si c’était pas pour toi ! dit-il.

C’est la photographie de son gosse. Un kilomètre plus haut, la statue du désespoir apparaît : c’est un autre qui vient de crever. Il a retiré sa roue pour fixer le boyau neuf, il tient sa roue dans ses bras comme on tient un enfant pour qui l’on ne peut plus rien, mais que l’on se refuse à abandonner. Pourtant, un homme s’est sauvé : c’est Botecchia, le maillot jaune ; il est tellement en avant qu’on ne sait plus où il est. Nous lui donnons la

(7)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 7 chasse depuis une heure, à la vitesse de cinquante-cinq kilomètres heure. En passant, je

regarde de temps en temps dans les ravins, mais il n’y est pas non plus. C’était après le Tourmalet ; je ne m’affolai pas, pensant que le col d’Aspin se chargerait de calmer ses cuisses. Ce n’est pourtant que bien au-delà que j’aperçois enfin quelque chose qui avançait : c’était le nez de Botecchia. Et comme Botecchia suivait immédiatement son nez, je mis enfin la main sur le coureur. Il marchait sana saccades, régulier comme le balancier d’une pendule ; c’est le seul qui semblait ne pas faire un effort au-dessus de sa puissance. Il avait pris seize minutes au second, mais aujourd’hui il ne chantait pas ».

Albert Londres, « Les coureurs », Le Petit Parisien, 3 juillet 1924.

On notera encore que, lorsque la science s‟est penchée –et se penche encore- sur le sport, elle conserve, de cas en cas, certains réflexes mythologisant, quelque peu affabulateurs, au sens étymologique de fabula, ce qui peut sembler évidemment étonnant quand il s‟agit de chercheurs ou d‟intellectuels au fait des questions de posture scientifique ou encore de rapport à l‟objet traité.

"Je crois que le Tour est le meilleur exemple que nous ayons jamais rencontré d'un mythe total, donc ambigu: le Tour est à la fois un mythe d'expression et un mythe de projection, réaliste et utopique tout en même temps. Le Tour exprime et libère les Français à travers une fable unique où les impostures traditionnelles (psychologie des essences, morale du combat, imagisme des éléments et des forces, hiérarchie des surhommes et des domestiques) se mêlent à des formes d'intérêt positif, à l'image utopique d'un monde qui cherche obstinément à se réconcilier par le spectacle d'une clarté totale des rapports entre l'homme, les hommes et la Nature. Ce qui est vicié dans le Tour, c'est la base, les mobiles économiques, le profit ultime de l'épreuve, générateur d'alibis idéologiques. Ceci n'empêche pas le Tour d'être un fait national fascinant, dans la mesure où l'épopée exprime ce moment fragile de l'Histoire où l'homme, même maladroit, dupé à travers des fables impures, prévoit tout de même à sa façon une adéquation parfaite entre lui, la communauté et l'univers (…).

Roland Barthes (1957), « Le Tour de France comme épopée », in Mythologies, Paris, Editions du Seuil, pp. 110-121.

"La compétition sportive fait, par ailleurs, éprouver dans le temps court d'une rencontre, toute la gamme des affects que l'on peut ressentir dans le temps long et distendu d'une vie:

la joie, la souffrance, la haine, l'angoisse, l'ennui, l'admiration, le sentiment d'injustice. On retrouve ici 'la bonne dimension' qui, selon Aristote, modèle la tragédie, c'est-à-dire 'celle qui comprend tous les événements nécessaires ou naturels qui font passer les personnages du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur' (…). Aux facteurs d'incertitude qui confèrent au spectacle de la compétition son piment dramatique spécifique se conjuguent des dimensions esthétiques; le 'tendre vert' de la pelouse d'où se détache le ballet coloré des joueurs, la beauté des corps et des gestes des athlètes, le jeu des parures dans les gradins… font des grandes rencontres sportives des moments exceptionnels d'esthétisation festive de la vie collective, des sources privilégiées d'expérience et de sentiment du beau.

Mais si le sport est devenu un des spectacles emblématiques, par excellence du monde moderne, ce n'est pas seulement en raison de ses propriétés scéniques, de ses ressorts pathétiques ou des registres variés d'identification (locale, nationale) qu'il offre, mais

(8)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 8 aussi parce qu'il condense, à la façon d'un drame caricatural, les valeurs cardinales de

nos sociétés. Il exalte le mérite individuel ou collectif, la performance, le dépassement de soi dans des sociétés qui ont fait leurs règles d'or de la promotion, du classement, de la notation, de l'évaluation des compétences. Au fil des compétitions, il nous montre que - idéalement au moins- les jeux ne sont pas faits d'avance, que 'n'importe qui peut devenir quelqu'un', que les statuts ne s'acquièrent pas à la naissance mais se conquièrent au fil de l'existence"

Christian Bromberger (2000), "Le sport et ses publics", in Pierre Arnaud, dir, Le sport en France, Une approche politique, économique et sociale, Paris, La Documentation française, pp. 97-113.

Trois courants interprétatifs

On peut identifier schématiquement trois grands courants relativement à la compréhension, à l'analyse de la formation et de la dynamique de développement du sport moderne.

Le premier courant, qu'on pourrait qualifier d'olympien, au sens où ceux qui s’y référent adoptent la position selon laquelle les Jeux Olympiques antiques sont la matrice universelle de tous les sports, soutient que le sport a toujours existé, à toute époque et dans toutes les sociétés, le sport constituant en quelque sorte une manière d’invariant anthropologique. On peut distinguer deux représentants éminents de ce courant. Le premier est Pierre de Coubertin qui a toujours soutenu au travers de ses travaux historiques cette conviction d'une évidente filiation entre le sport moderne et le sport de l'antiquité. Le second, bien que les intérêts du personnage soient évidemment différents, est l'anthropologue français Roger Caillois, l'un des grands noms de la socio-anthropologie, auteur d'une œuvre considérable, et d'un ouvrage très connu, très lu et très discuté, paru dans les années 1930, qui s’intitule Les Jeux et les hommes. Pour Caillois, l’esprit du jeu, outre qu’il est une permanence anthropologique, est essentiel à la culture. A travers cette démarche, il cherche à identifier les rapports existant entre les jeux, les mœurs et les institutions dans les différentes sociétés humaines. Pour mener à bien son entreprise, Caillois distingue alors quatre grandes séries de jeux qui constituent alors une grille, ou un système structural, à l’intérieur duquel peuvent venir se ranger, par extension, tous les sports.

La première catégorie - l'agon (qui renvoie au combat et à la compétition)- correspond à un premier ensemble de jeux de compétition proposant un combat où l’égalité des chances est artificiellement crée pour que les adversaires s’affrontent dans des conditions idéales. La rivalité porte sur une ou plusieurs qualités (rapidité, endurance, vigueur, mémoire, adresse…) selon des règles et des espaces définis à l’avance. La deuxième catégorie -l'alea, qui renvoie aux épreuves marquées par le hasard- désigne les jeux fondés sur une décision indépendante des qualités du joueur. Le joueur y est en position de dépendance vis-à-vis d’éléments extérieurs à lui. La troisième catégorie -la mimicry- regroupe les jeux de simulacre dans lesquels on use d’imagination et d’interprétation, de mimiques et de travestissement. La quatrième et dernière catégorie -l'illynx, un mot qui signifie tourbillon d’eau en grec, d’où dérive le nom de vertige-, repose précisément sur la recherche du vertige qui vise à détruire, pour un instant, la stabilité de la perception et à favoriser la naissance d’une forte émotion3.

3On peut signaler que Caillois considère la chance qu‟ont les peuples de résussir, de progresser, de se développer est liée au choix qu‟ils accordent à l‟une ou l‟autre de ces catégories de jeux. Il explique que la civilisation moderne a réussi à s‟imposer par l‟adoption de l‟agôn, c‟est-à-dire de la compétition qui assure la méritocratie. Les anciennes

(9)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 9 Le deuxième courant, qui est notamment représenté par l'historien français Jean Durry, ou encore par le sociologue Bernard Jeu, soutient également une perspective continuiste, mais nettement moins ancrée dans ce passé antique. Pour ses représentants, le sport constitue, de fait, moins une rupture radicale avec des formes culturelles antérieures que la forme modernisée des jeux traditionnels. La thèse continuiste soutient encore que le sport moderne trouve sa source dans l’Antiquité qui, en codifiant les rituels, a permis le passage aux éléments centraux du sport moderne. Bernard Jeu considère par exemple que, au sein des pratiques physiques en vigueur dans le monde grec, « la symétrie des structures compétitives est acquise, les coureurs partent en ligne et ne se poursuivent plus. L’organisation technique est presque moderne, on tire au sort les couloirs.

Presque moderne aussi l’atmosphère : conseils du père au fils avant l’épreuve, paris et disputes des spectateurs, contestations lors de l’attribution des prix ».

A l‟appui de cette thèse, on peut constater que certains pays ou régions ont conservé parfois des jeux anciens dont la sportivisation a été partielle ou sélective seulement. Au point que des éléments ou que des caractères en apparence étrangers l‟un à l‟autre semblent vivre de concert, pour former des configurations sportives particulières. Exemple : ce qu‟on nomme en Belgique « Jeu de balle » ou « paume », sport traditionnel qui est resté à l‟écart des grandes standardisations issues du modèle sportif britannique. Les exemples de cette singularité sont nombreux.

Le vocabulaire en vigueur n‟a pas été contaminé par des mots et des expressions anglaises. On parle ainsi, pour désigner les places sur le terrain, de « cordier », ou encore de « livreur ». Les matches sont appelés des « luttes » ; le championnat de Belgique accueille des équipes du nord de la France, cette région étant considérée comme appartenant à un espace régional unique du fait de l‟implantation de ce jeu ; l‟identité régionale est constamment mise en avant ; la formule du championnat, faite de rencontres hebdomadaires, est redoublée par une série de tournois par éliminations dans lesquelles les équipes perdent ou capitalisent des points ; les équipes, bien qu‟explicitement tournées vers l‟amélioration de leurs performances et la conquête de la tête du championnat, montrent un attachement viscéral à une culture de l‟amateurisme et de l‟enracinement. A cet égard, on peut relever que les équipes, du point de vue de leurs coordonnées, sont toujours localisées dans des cafés de villages ou de petites villes. Ainsi l‟équipe de Kersken est-elle domiciliée au café Korlick ; l‟équipe de Baasrode au Café Marquise ; l‟équipe de Kastel au Café De Blaas, etc, etc…

Le troisième courant, dit courant socio-historique, est proprement discontinuiste, en ceci qu‟il affirme que le sport est né au 19e siècle, refusant donc l‟idée de continuité historique entre jeux et sport, au profit de la mise en exergue de l‟ancrage de ce dernier dans un environnement et une logique qui sont ceux du système industriel et capitaliste. Autrement dit, le sport moderne s‟est constitué avec l‟avènement du mode de production capitaliste à l‟échelle mondiale. Dans cette perspective, il représente une rupture historique avec les pratiques corporelles traditionnelles et reproduit les catégories fondamentales de la révolution scientifique et technique industrielle. De très nombreux auteurs et chercheurs soutiennent ce point de vue dont on peut dire au fond qu'il domine aujourd'hui dans le domaine de la socio-histoire du sport (Allen Guttmann, Pierre Arnaud, Jacques Defrance, Christian Pociello, Jean-Marie Brohm..). L‟inspirateur principal de ce courant est sans doute l‟historien Norbert Elias, qui a alimenté une réflexion sur l‟évolution des sociétés sur la

civilisations fondées sur le couple mimicry-illinx, c‟est-à-dire sur le masque et la transe, ont été surpassées par les civilisations modernes fondées sur le couple agôn-alea. La Grèce antique serait le lieu de cette transition.

(10)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 10 longue durée. Pour lui, le sport est une véritable invention sociale née en Angleterre au XVIIIe siècle, permettant un strict contrôle de la violence à partir de combats qui ne sont plus de vrais combats, mais des combats mimés. Il montre encore que cet autocontrôle des pulsions violentes, pour les pratiquants autant que pour les spectateurs, est de même nature que celui qui se réalise avec la mise en place du système parlementaire pour limiter les violences politiques. Elias démontre que ce n‟est pas par hasard si le sport est né dans une classe sociale spécifique, la gentry, dont les intérêts commandaient que soient réglées pacifiquement les rivalités qui la divisaient. Compétitions sportives et compétitions politiques parlementaires participent alors ensemble au processus de civilisation qui s‟illustre en particulier par l‟abaissement du seuil de violence, l‟intériorisation du contrôle des émotions et la monopolisation par l‟Etat de la violence publique4.

Ce troisième courant, par agrégation continue de connaissances, a permis de dérouler le sport par rapport à des logiques de linéarité et de diachronie qui autorisent alors d‟assurer un certain nombre de faits.

Premier fait : le sport a des origines britanniques. Le mot n‟est toutefois pas d‟origine anglaise, mais française, issu de l‟ancien français « desport » ou « deport » dont l‟étymologie remonte au 12e

siècle, les spécialistes l‟ayant repéré pour la première fois dans un roman de l‟Ecole littéraire normande intitulé l‟Eneas :

« Pour déduire, pour desporter, Et pour son corps réconforter Porter faisait faucons »

Il caractérise alors les activités ludiques, soit large ensemble incluant les pratiques de jeux mais aussi la conversation et le badinage. Il peut désigner encore les manières d‟être du corps, l‟idée d‟allure et de maintien, ou encore des idées de plaisir et de distraction. On évoque encore, dans cette période, la locution « prendre en desport » qui semble avoir signifié que l‟on plaisante de quelqu‟un ou de quelque chose. Le mot passe en Angleterre au 14e siècle, où il devient « disport », qui renvoie à la notion de passe-temps, puis « sport » dès le 15e siècle. Le poète anglais Geoffrey Chaucer, auteur des Contes de Canterbury, utilise fréquemment le mot, dans un sens qui est d‟ailleurs assez proche de celui dont fait régulièrement usage Rabelais lui-même au 16e siècle. Pantagruel, son personnage, "se desporte" en effet souvent après une longue journée d'étude, pour se distraire et pour se défatiguer. L‟idée du pari et de la compétition s‟impose progressivement et contribue à transformer le sens du mot. Selon certains spécialistes, c‟est dans le domaine de l‟équitation que le mot sport a d‟abord pris son sens moderne. Le sociologue Michel Bouet cite l‟exemple d‟un certain John Lepton célèbre à la cour de Jacques Ier (1603-1625) pour ses exploits équestres après avoir gagné le pari de parcourir cinq fois à cheval la distance de Londres à York en moins de six jours.

Le mot revient en France vers 1830 pour désigner d'abord les courses de chevaux et les paris, la

4Comme l‟écrit Jean-Philippe Gay (1979), à propos du processus de civilisation qui débuta à la fin du Moyen Age, « en quelques siècles, les manifestations pulsionnelles dans les rapports humains déclinèrent par l‟intériorisation de restriction dans les domaines sexuel ou corporel. Des cloisons cachèrent aux sens des autres hommes les caractères les plus intimes de l‟existence humaine. Dans le domaine du jeu (….), de profonds changements modifièrent leur nature.

D‟affrontements traditionnels brutaux et sans règles fixes, on passa, lorsque le « processus de civilisation » atteignit un niveau insuffisant, à des loisirs physiques où les émotions furent libérées d‟une manière contrôlée à l‟intérieur de limites spatiales et temporelles, rendant compte de l‟apparition du sport»

(11)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 11 pêche, la chasse, le polo, l'escrime, le golf, le crocket, le canotage, soit un ensemble de loisirs mondains le plus souvent pratiqués dans les stations balnéaires, en bonne partie à l'imitation de la Grande-Bretagne. C‟est vers 1840 que le mot « sportsman » fait son apparition, pour désigner celui qui s‟adonne à tel ou tel sport, mais plus encore pour désigner une nouvelle manière de cultiver son corps, un style de vie et une manière d'être inédits.

Pour être très précis, et pour l‟anecdote, on peut dire que le mot se répand à partir du 17 septembre 1854, date de sortie du premier numéro d‟une gazette qui s‟appelle « Le sport, le journal des gens du monde », créée par Eugène Chapus, journal mondain dont la vocation principale est de tenir la chronique des loisirs des riches privilégiés parisiens. Le dictionnaire Littré de 1870 confirme ce recouvrement de pratiques mondaines par un terme désormais consacré en désignant par sport:

« Tout exercice de plein air tels que les courses de chevaux, canotage, chasse à courre, tir, pêche, gymnastique, escrime, etc, etc. ». On peut signaler encore que le terme est officiellement reconnu comme l‟Académie française en 1878.

Deuxième fait : si le sport prend naissance en Angleterre, c‟est parce que c‟est précisément ici que, entre la fin du 18e siècle et le début du 19e siècle, s‟est rassemblé un corps de faits, de mentalités traduisant une nouvelle vision du corps, des rapports sociaux, en même temps que se formulait l‟idée d‟une assimilation du progrès général de l‟homme au progrès objectif de ses performances. Il fallait pour cela un ensemble de conditions religieuses, philosophiques, sociales et technologiques nouvelles, évidemment ignorées des Grecs. Ce corpus d‟idées, d‟idéologies et de convictions entretient des relations intimes avec, d‟une part, l‟augmentation du pouvoir industrieux de l‟homme (lui-même lié aux progrès des pouvoirs du machinisme industriel) et, d‟autre part, avec les progrès intervenus dans la zootechnie (élevage et sélection des animaux, en particulier des chevaux), ces progrès ayant été immédiatement appliqués aux premiers athlètes, soumis à l‟entraînement intensif visant à accroître leur puissance organique. Ce modèle dominant sera, ultérieurement, véhiculé par l‟expansion coloniale et commerciale européenne. En raison même de cet acte de naissance, le sport est étroitement associé à la modernité et à l'avènement du mode de production capitaliste. Plus encore, le sport reproduit un certain nombre des catégories fondatrices de la révolution scientifique et technique industrielles, et singulièrement cette orientation vers la performance et vers la codification, vers le souci de la réglementation et de l'institutionnalisation. A titre d‟exemple, on peut montrer que le sport codifie et réglemente le jeu, qu‟il codifie et réglemente l'espace du jeu, pour délimiter des espaces précis. L‟analyse de ce cloisonnement révèle alors deux choses. On peut y voir d‟abord l‟artificialisation des limites spatiales de l‟espace du jeu, dont l‟archétype est le stade qui est un lieu retranché, à l‟abri du monde, à l‟intérieur duquel on a tracé des limites qui séparent des camps et des adversaires. Mais on peut voir aussi, à côté de ce processus d‟abstraction, la survivance d‟obstacles naturels qui devaient marquer le milieu naturel anglais ou écossais et qui montrent une continuité des formes sportives. Il est clair que les courses hippiques anglaises de la fin du 18e et du début du 19e siècles, qui intégraient le franchissement de rivières, de fossés, de haies ou de troncs ont certainement servi de modèle aux 110 mètres haies, 400 mètres haies ou 3000 mètres steeple ; des épreuves soit dit en passant que l‟on ne connaissait pas dans la Grèce antique5.

5 Jean-Philippe Gay (1997) : « Tôt intégrés aux programmes de certains sports, les rivières, fossés, rochers, haies et autres obstacles en font toujours partie.Les courses hippiques anglaises du 19e siècle ont servi de modèle aux 11o mètres haies, 400 mètres haies ou au 300m steeple et l‟on ne trouve nulle trace de ces épreuves dans la Grèce antique. La légende de l‟athlétisme dit que ce sont des cavaliers jetés de leur monture qui décidèrent d‟organiser un steele-chase pédestre. Très vite, cette compétition fut populaire. Les multiples obstacles de la campagne anglaise furent adaptés aux stades mais, avant que l‟on ne retienne que la rivière et la barrière, on s‟ingénia pendant quelque temps à placer aussi

(12)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 12 On peut dire encore que si le sport a codifié l‟espace, il a aussi codifié et réglementé le temps, à travers l'organisation d'un calendrier des compétitions -ce que nous appelons dans notre langage moderne un "championnat"- ainsi que par des strictes prescriptions chronométriques. Au point qu'on a pu dire que le sport moderne, est né de la montre, et ceci au sein d' une société qui a compris, peut-être la première d'ailleurs, que le temps c'est de l'argent6.

Troisième fait : cette catégorie « sport » a rapidement constitué un modèle attractif puissant et prégnant sur lequel se sont progressivement organisées la quasi-totalité des pratiques corporelles de loisirs du vingtième siècle, faisant ombrage puis minorisant des modèles d'activité physique concurrents.

SYNTHESE

1. Le sport n‟est pas une valeur universelle mais une réalité socioculturellement datée et datable, repérée et repérable ; ainsi le sport est-il sans le produit des sociétés en voie d‟industrialisation -la première modernité de l‟aube du 19e siècle. En tant qu'activité, déjà nommée ou en attente de son appellation, le sport est donc principalement lié à la révolution industrielle pour ce qui est de l'histoire, à l'Angleterre pour ce qui est de la géographie.

2. Dans une première séquence historique, le sport se présente comme une activité d'épanouissement de la personne, et de défoulement des pulsions, et ceci dans un état d'esprit de désintéressement matériel (il n‟y a alors pas d‟enjeux compétitifs et pas de recherche de récompenses autre que purement symboliques), d‟entre-soi social. Il faut relever encore que ces activités s‟accomplissent hors réglementation stricte, hors codification précise.

3. D'abord réservé aux couches sociales les plus aisées, et d'ailleurs inventées par celles qui disposaient de temps libre pour les loisirs de l'existence, et des réserves d'énergie physique non dépensée-, le sport en a d'abord reflété les idéaux aristocratiques, ainsi que l'organisation hiérarchique et le système de valeurs. Aussi ces premières pratiques sportives ont-elles été les activités qu'affectionnait la noblesse foncière et campagnarde:

équitation, chasse, tir, patinage, canotage, escrime…

sur la piste des palissades ou des buttes qu‟on continue d‟ailleurs de rajouter parfois sur les terrains de cross-country ou de cyclo-cross jugés trop plats (…). De même que la campagne anglaise a servi de modèle aux courses d‟obstacles athlétiques et hippiques, le succès du golf à travers le monde a provoqué la reproduction, plus ou moins fidèle, du milieu naturel écossais ».

6« La compétition sportive est (…) un complexe de procédés de mesure et e comptabilité et de classement. Sa logique suppose :la confrontation de plusieurs unités de base (équipes, individus, clubs, nations, etc.) entre elles sur la base d‘une même tâche à accomplir ; la lutte entre deux adversaires (ou plusieurs) pour la victoire, elle-même matérialisée par un score ; l‘objectivation de la mesure des résultats : l‘échelle sociale des valeurs sportives et le principe de classement ; la comparaison d‘une performance à une référence donnée, objective et reconnue par tous : le record.

Point de repère symbolique mais omniprésent »

Jean-Marie Brohm (1992), Sociologie politique du sport, Presses universitaires de Nancy, pp.179 et ss.

(13)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 13 4. Le sport est incontestablement lié à une rationalisation de la société, rationalisation que

le sociologue allemand Max Weber, né en 1864, associait tout à la fois à la recherche d'organisations sociales plus efficaces, ainsi qu'au développement de la mesure, d'une mesure abstraite et formelle tendue vers la finalité, vers le résultat tangible. Le sport est, de ce fait même, étroitement lié au progrès scientifique: les techniques de mesure et de comparaison permettant d'évaluer rigoureusement les performances, les progrès, de se comparer aux autres et à soi-même au fil de son parcours. Cette obsession de l‟enregistrement chronométrique de la performance, a servi à établir ce qu'on a fini par appeler des records, une notion dont on ne trouve nulle place dans le sport antique par exemple, obsession rapidement devenue un élément de la culture sportive autant qu'elle était un élément essentiel d'une société de la science, de la technique et du commerce7. 5. On peut envisager alors le sport comme une forme culturelle spécifique, dans une société

qui montre un intérêt considérable pour la mesure. Celle de l'espace d‟abord : c'est en 1737 que Maupertuis et son équipe mesurent l'arc de méridien terrestre ; celle du temps ensuite : l'analyse du déplacement des corps dans l'espace intéresse vivement les savants et les scientifiques de la fin du 18e-début du 19e siècle. C‟est le mathématicien La Condamine, qui mesura l‟arc de méridien au Pérou, qui fut le premier à transposer la vitesse en performance abstraite en mesurant la course d‟un cheval sur une distance préalablement mesurée.

Ouvrages de référence P. Arnaud

M. Augé (1982), « Football. De l‟histoire sociale à l‟anthropologie religieuse », in Le Débat, no19, pp. 59-67.

M. Augé (1998), « Un sport ou un rituel ? », in Le Monde diplomatique, 39.

M. Bernard (1981), « Le spectacle sportif. Les paradoxes du spectacle sportif ou les ambiguïtés de la compétition théâtralisée », in C. Pociello (éd.), Sports et société, Paris, Vigot, pp. 353-360.

J.-M. Brohm

C. Bromberger et al. (1995), Le match de football. Ethnologie d‘une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l‟Homme.

CAILLOIS

7 Cette obsession est, par exemple, parfaitement lisible chez un auteur qui, à défaut d'être un sportif, met en scène des personnages dont les faits et gestes sont orientés par ces valeurs d'établissements de records.Chez Jules Verne, qui naît en 1828, les héros sont régulièrement des personnages qui tentent d'établir des records, ou d‟articuler à leur avantage l'équation temps/distance. Qu'il s'agisse de Samuel Ferguson, parti en quête des sources du Nil dans Cinq semaine en ballon, de John Hatteras voulant conquérir le pôle nord dans Voyages et aventures du capitaine Hatteras, d'Otto Lindenbrock plongeant au cœur du globe dans Voyage au centre de la terre; ou encore de Cyrus Smith explorant les ressources de l'Ile mystérieuse ; tous se caractérisent par le fait que l'objectif de la découverte proprement dite n'est pas suffisant, et qu'il doit être redoublé encore par ces trois éléments importants du sport moderne, à savoir la poursuite d'un record, l'intérêt majeur pour la vitesse et l'obsession du mesurable.

(14)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 14 ELIAS

A.Guttman (1978), From Ritual to Record, New York, Columbia University Press.

B. Jeu (1977), Le sport, l‘émotion, l‘espace, Paris, Vigot.

C. Pociello (1999), Sport et sciences sociales, Paris, Vigot.

2

LE SPORT, FAIT SOCIAL TOTAL Ŕ FAIT HUMAIN Ŕ FAIT HISTORIQUE Ŕ FAIT SOCIOLOGIQUE Ŕ FAIT CULTUREL Ŕ FAIT POLITIQUE Ŕ FAIT ÉCONOMIQUE ET

MÉDIATIQUE Ŕ FAIT SACRÉ ET RELIGIEUX.

On aimerait approfondir ici cette idée selon laquelle le sport peut être considéré comme un "fait social total", en référence à Marcel Mauss, mais aussi en écho au fait que ce phénomène, né dans la société libérale la plus avancée du capitalisme industriel, et qui s'est diffusé en quelques décennies à la quasi-totalité de la planète, est sans doute très éclairant sur le fonctionnement de nos sociétés.

Enfin, si la société produit le sport, dans le même temps, et en toute bonne logique, le sport façonne la culture de cette même société, selon une logique circulaire de construction réciproque.

En faisant l‟inventaire de cette multidimensionnalité du fait sportif, au moins sept de ses facettes peuvent être identifiées.

Le sport, un fait humain

On peut ici considérer, à la suite des travaux de Christian Pociello, que le sport relève sans doute d‟abord d‟un fait humain, d‟un fait d‟humanité, dans la mesure où il exploite, convoque, valorise et sollicite tous les registres de la motricité où l‟homme peut pousser et démontrer ses excellences : vitesse, adresse, résistance, endurance, force, puissance, etc. Grâce à son ingéniosité gestuelle, grâce à ses possibilités intellectuelles, et grâce aussi aux appareillages qu‟il parvient à adapter à son corps, l‟homme peut naviguer, voler, plonger, grimper, glisser, etc, etc. Autrement exprimé, le sport est d‟abord une activité fondée sur la motricité et sur l‟expression corporelle proprement humaine8.

8On peut trouver une illustration tout à la fois saisissante, amusante et ironique de cette amplification de la force humaine par une médiation technique dans le roman d‟anticipation d‟Alfred Jarry, paru en 1902, et intitulé Le Surmâle.

(15)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 15

« Entre 1896, date des premiers jeux de l‘ère moderne et 2008, nous sommes parvenus à 99%de nos capacités athlétiques ; une génération suffira pour atteindre le plafond de nos maximas olympiques. L‘apogée des trente glorieuses est loin : le nombre de records battus en 2007 est l‘un des plus faibles, comparable au XXe siècle à celui de la période des deux guerres mondiales (…). Outre les limites des records –le saut en hauteur masculin est resté bloqué aux 2,45m du Cubain Javier Sotomayor en 1993, tandis que le disque féminin a régressé de près de 8 mètres, soit 10% depuis le record de l‘Allemande de l‘est Gabriele Reinsch (76,80m en 1988)-, d‘autre paramètres n‘évoluent plus depuis plusieurs olympiades : l‘écart des performances entre femmes et hommes, la taille des plus grands basketteurs…Le temps des évolutions techniques et de leur impact semble passé et l‘innovation technologique devient l‘élément essentiel du progrès. Certains sports s‘y adaptent, d‘autre pas. Ainsi l‘athlétisme se présente à Pékon avec 75% de ses épreuves bloquées depuis quinze ans sur la même marque. A l‘inverse, plus de 90% des résultats des épreuves de natation continuent de progresser. L‘explication principale tient ici aux nouvelles combinaisons : officialisées en en 1999, elles ont entraîné un gain de 1% et se sont encore améliorées (…) »

Le Monde, jeudi 7 août 2008

Le sport, un fait historique

Historiens et sociologues admettent avec Norbert Elias que le sport correspond à une « invention », en tous les cas à une innovation sociale originale, produite au XVIIIe siècle par une société anglaise culturellement réorganisée par le système parlementaire et par la Révolution industrielle. Les progrès techniques, les changements sociaux, l‟évolution politique ont pris des formes particulières outre-Manche. Evitant les révolutions multiples du continent, le système socio-économique britannique se transforme progressivement alors que s‟inventent de nouveaux rapports institutionnels. La création du sport moderne bénéficie dans ce contexte de quatre conditions particulières : l‟existence de jeux traditionnels à l‟époque préindustrielle, une noblesse rurale tournée vers les exercices du corps et la vie au grand air, la valorisation des pratiques sportives pour les jeunes de l‟élite anglaise dans les public schools de 1820 à 1870 et, enfin, l‟utilisation de ces nouveaux sports codifiés par les divers groupements de la société urbaine et industrielle.

En Angleterre, comme en Europe occidentale, des jeux et des activités physiques sont créés et développés. Les uns sont d‟origine populaire (soule, football, courses diverses), les autres relèvent de pratiques distinctives et attachées à des habitus de classe spécifiques (chasse, équitation, escrime, golf, cricket…).

A partir de cette double influence populaire et aristocratique, c‟est l‟appropriation par le système éducatif de pratiques corporelles de plein air qui est décisive : les public schools deviennent un laboratoire d‟inventions du sport moderne. Ces établissements sont au cœur de la diffusion de la culture bourgeoise dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle.Ils offrent les lieux de formation idéaux pour les commerçants et les aristocrates dans une société industrielle en gestation qui vise à produire les commerçants, les industriels, les juristes, les médecins, les fonctionnaires et les universitaires les plus efficaces. Les éducateurs anglais, cherchant à définir une pédagogie qui convienne au nouvel ordre industriel, utilisent dans la première moitié du siècle les jeux sportifs

Jarry y met en scène un personnage ayant inventé un vélo au développement de 57mètres 34 ( !), capable de distancer un train lancé à 300km/h

(16)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 16 pour canaliser l‟ardeur des élèves. Un des éducateurs les plus célèbres, Thomas Arnold, principal du collège de Rugby de 1828 à 1842, propose de valoriser les activités sportives pour renforcer les qualités morales des élèves, leur donner le sens des responsabilités et les initier à la vie sociale.

Le sport, un fait sociologique

On peut aborder et illustrer ce point, celui d‟une socio-logique orientant les goûts comme les comportements sportifs, en rappelant par exemple que l'engagement individuel dans une pratique sportive, tout banal qu'il semble être, ne doit pas faire oublier qu'un pratiquant sportif est avant tout un acteur social, qui se caractérise entre autres choses par son sexe, par son âge, ainsi que par son appartenance à une classe ou à un groupe social. Dans ces termes, il est évidemment indispensable de questionner l'appartenance sportive par l'intermédiaire de la classe sociale d'origine, ainsi que par les propriétés culturelles, économiques qui en découlent. On peut montrer d'abord que la pratique sportive fait ressortir un certain nombre d'inégalités elles-mêmes liées à des différences sociales, en particulier le niveau d'éducation et le sexe. Ainsi les cols blancs sont plus sportifs que les cols bleus, de même que la pratiquie sportive est plus fréquente quand décroît l'activité physique à usage professionnel. D'où, par exemple, la faible pratique des agriculteurs. Les différences observées sont également fortement corrélées au niveau d'instruction et au niveau de revenu. Enfin les femmes pratiquent moins le sport que les hommes, et ceci dans tous les pays d'Europe.

A ces inégalités, qui renvoient en partie à des discriminations économiques -le golf est cher ce qui n'est pas le cas de la course à pied-, il faut ajouter encore une autre inégalité, ou une autre logique de choix différentiel qui renvoie, celle-ci, au fait que toute activité sportive comporte toujours un mélange de caractéristiques techniques et physiques et de propriétés symboliques qui pemettent d'accoler aux différents sports des valeurs différentielles. Ainsi, encore que ces caractéristiques changent en même temps que la société change elle-même, certains sports sont réputés dangereux, ou virils, ou épanouissants, ou encore féminins ou gracieux. Ainsi, peut-on postuler que chaque pratique sportive renvoie au type spécifique de rapports que les groupes sociaux entretiennent avec leur corps. Le sociologue Pierre Bourdieu, dans son ouvrage La Distinction (…), et à sa suite de nombreux sociologues du sport, ont longuement analysé cette structuration sociale des choix sportifs, pour montrer qu'il y a, dans les faits, une étroite coïncidence entre la dimension symbolique des activités sportives et les positions sociales; positions sociales elles-mêmes articulées sur le volume plus ou moins grand de capital, c'est-à-dire sur la nature des ressources dont dispose une personne9.

Ainsi la probabilité de s'engager dans un sport ou une activité sportive est-elle intimement liée aux

9 Bourdieu distingue trois types principaucx de capitaux: un capital économique, lié aux richesses matérielles; un capital social correspondant aux relations sociales et au réseau de connaissances; un capital culturel, fondé sur les diplômes acquis et sur la possession de biens tels que les livres, les disques ou les objets d'art. Ã partir de là, "la probabilité de pratiquer les différents sports dépend, à des degrés différents pour chaque sport, du capital économique et secondairement du capital culturel et aussi du temps libre; cela par l'intermédiaire de l'affinité qui s'établit entre les dispositions éthiques et esthétiques associées à une position déterminée dans l'espace social et les profits qui, en fonction de ces dispositions, paraissent promis par les différents sports"

Pierre Bourdieu (1984), Questions de sociologie, Paris, Minuit, p. 192.

(17)

Prof. Christophe Jaccoud, Centre international d’étude du sport/ Université de Neuchâtel Page 17 rapports d'affinité entre les caractéristiques de l'activité physique et les ressources économiques, sociales et culturelles des différents groupes sociaux : les pratiques physiques à dominante énergétique, orientées vers l'utilisation de la force, comme la boxe et le culturisme par exemple, se situent en bas de l'espace social et attirent principalement les individus disposant de peu de capitaux ; à l'opposé, les activités qui mobilisent la grâce, ou qui nécessitent la maîtrise d'un instrument technique (la voile, le parapente…) se positionnent plutôt en haut de l'espace social et tendent à recruter des personnes détentrices d'un fort capital. Le rapport au corps distingue ainsi les classes populaires des classes supérieures, mais également des fractions de classe qui ont des styles de vie différents. Ainsi, celui des classes populaires se manifeste plutôt dans le choix de sports exigeants, « une mise en jeu du corps lui-même », comme le parachutisme ou la boxe. A l‟opposé, le rapport au corps des classes supérieures consiste plutôt à traiter le corps moins comme un outil que comme une fin. D‟où cet intérêt pour ce que Bourdieu décrit comme des pratiques hygiénistes, impliquant « une exaltation ascétique de la sobriété et de la rigueur diététique».

Le sport, un fait culturel

Cette dimension peut être appréhendée de deux manières au moins. On peut dire d'abord, dans une perspective qui est globale-historique, et en se référant aux travaux de Norbert Elias, que le sport est un fait culturel dans la mesure où son développement a précisément participé d'un processus historique et culturel d'euphémisation et de contrôle de la violence. Elias a en effet montré que le sport s'était développé à partir du moment où les sociétés sont devenues moins violentes; le sport permettant tout à la fois l'affrontement, le relâchement des émotions, mais tout cela dans un cadre réglé et codifié.

Fait culturel encore, et en un second sens, dans la mesure où l'histoire des pratiques sportives renvoie largement à l'environnement technique qui prévaut dans les sociétés, le sport étant fait de techniques apprises qui se déduisent elles-mêmes d'apprentissages de schèmes corporels plus ou moins spécifiques. L‟anthropologue Marcel Mauss a bien montré cela dans son Manuel d‘ethnographie (1926) en mettant en exergue la variabilité des techniques du corps ordinaires :

« Les techniques du corps seront étudiées à l‘aide de la photographie et si possible du cinéma au ralenti.

On divisera l‘étude des techniques du corps, suivant l‘âge, en techniques concernant :

l‘accouchement (position de l‘accouchée, réception de l‘enfant, sectionnement du cordon, soins donnés à la mère, etc…) ;

l‘allaitement (attitude de la nourrice, mode de portage de l‘enfant) ;

l‘étude des techniques chez l‘enfant comportera l‘étude du berceau, puis celle de toute la vie enfantine ; éducation de la vue, de l‘oreille, élimination de certaines postures, imposition de l‘ambidextrie, étude de l‘usage de la main gauche ; enfin, les déformations que subira l‘enfant (déformation crânienne, scarificatios, extraction des dents, circoncision ou excision, etc.).

Chez l‘adulte, on étudiera successivement les techniques :

du repos durant la veille : repos debout, sur une jambe, couché, sur un banc devant une table…

Références

Documents relatifs

27 L'objet fondamental d'une histoire qui vise à reconnaître la manière dont les acteurs sociaux donnent sens à leurs pratiques et à leurs énoncés se situe donc dans la tension

Nous définissons le sport de qualité comme celui qui met l’accent sur la croissance et le développement de l’athlète, le soutien des objectifs à long terme de l’athlète

La loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire définit le champ de l’ESS et en assure une reconnaissance institutionnelle de premier rang..

En somme, plutôt que de rappeler une nième fois leurs vertus sur la santé biologique, il s’agira d’envisager une dimension éducative (souvent) oubliée des jeux

L’équipe de formation : Lors de la formation, toutes les séquences pédagogiques sont encadrées par des formateurs issus du réseau Sports pour Tous, et qui ont

(J.P.Callède, Les politiques sportives en France, éléments de sociologie historique, Economica, 2000).. -J.P.Callède, Les politiques sportives en France, éléments de

Pour cela vous devez travailler votre vitalité, et même en période confinée, il n’y ni qualité ni quantité pour le bon air : que l’on soit en montagne ou chez soi, il suffit

Le respect c'est avant tout être à l'écoute des autres ; le sport ne pourrait pas exister si cette valeur n'était pas présente dans les différents sports.. On pourrait dire