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Les pratiques décoratives à l’échelle municipale : les décors représentant Grenoble à la fin du 19e siècle.

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Texte intégral

(1)

Alice F OLCO , UMR LITT&ARTS, Université Grenoble Alpes

Les pratiques décoratives à l’échelle municipale : les décors représentant Grenoble à la fin du 19e siècle.

[A paraître dans : Les Mondes du spectacle au 19

e

siècle, J.-C. Yon, S. Lucet et A. Novak- Lechevalier (dir.), actes du Congrès bisannuel de la Société des Etudes Romantiques et Dix-neuviémistes, janvier 2014. Parution numérique sur le site de la SERD (2018).]

Cette contribution se propose d’étudier la manière dont l’espace local était représenté sur les scènes grenobloises à la fin du 19

e

siècle : après un bref point introductif sur la vie théâtrale à Grenoble à cette époque, nous nous attarderons sur le cas du Casino, pour lequel on dispose de croquis de décors représentant la ville, avant de présenter, de manière plus rapide, quelques éléments sur le Panorama des Alpes Dauphinoises.

Figure 1 [photographie de Radisaw Tomitch, légendée « une revue locale à l’Eldorado, en 1902 »,

dans le livre d’Edmond Delucinge et P.-A. Léonard, Grenoble et son théâtre. (De Molière à nos jours) ;

Grenoble, Imprimerie régionale, 1952, encart entre les pages 96 et 97].

(2)

Grenoble est une ville de garnison, qui a une place stratégique dans le maillage militaire et administratif français, parce qu’elle est frontalière, de la Savoie jusqu’en 1861, puis de l’Italie. Au 19

e

siècle, elle n’en est pas moins une petite ville, sur le plan humain comme économique. Une activité manufacturière importante s’y est développée dans la ganterie, ou la papeterie, mais la ville n’a pas véritablement profité de la première révolution industrielle – alors qu’elle bénéficiera largement de la seconde, grâce à l’hydroélectricité. Cela étant dit, exode rural oblige, sa population augmente régulièrement tout au long du siècle, si bien qu’elle compte environ 65 000 habitants en 1900. Sur le plan politique, la ville est plutôt libérale, clairement « républicaine » à la fin du 19e siècle.

Du point de vue de la vie théâtrale, la situation grenobloise est à peu près comparable à ce que l’on peut savoir des autres villes moyennes françaises au 19

e

siècle

1

: le théâtre municipal est un lieu de diffusion, qui tente de s’aligner sur des standards nationaux alors qu’il ne peut compter que sur une subvention modeste (18000 francs en moyenne) – ce qui ne laisse pas beaucoup de place à l’inventivité, ni même à la qualité. Comme l’explique, le maire, Auguste Gaché, dans une lettre adressée au préfet en février 1879, le régime de la liberté des théâtres n’a pas conduit à l’ouverture d’un second théâtre, tout simplement parce que l’exploitation du premier n’est pas rentable.

« Les charges imposées au directeur de province sont généralement trop lourdes. On a peine à croire qu’à Grenoble, où, la salle étant comble, le directeur ne peut faire une recette dépassant 1400 fr., il puisse lui être imposé de jouer le grand opéra, l’opéra-comique, l’opérette, le drame, la comédie et le vaudeville. Aussi les malheureux artistes qui s’engagent pour six mois dans une pareille campagne théâtrale sont, pour la plupart, épuisés et surmenés par la multiplicité des rôles qu’ils sont obligés d’apprendre

2

»

1

Sur ce point, on pourra se référer à la très utile Bibliographie de la vie théâtrale en province au XIX° siècle de Christine Carrère-Saucède : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?bibliographie-de-la-vie-theatrale.html. Sur le théâtre à Grenoble au 19

e

siècle, on pourra notamment consulter : Henry Rousset, Le Théâtre à Grenoble. Histoire et physionomie, 1500-1890, Grenoble : Impr. dauphinoise, 1891 ; Edmond Delucinge et P.-A. Léonard, Grenoble et son théâtre. (De Molière à nos jours) ; Grenoble : Impr. régionale, 1952.

2

Archives Départementales de l’Isère, 11 T 1 (dossier « Beaux-Arts / Théâtres et Concerts / Correspondance

générale 1876-1889 »). Le maire ne recommande pas pour autant de fermer les cafés-concerts, car il pense que leur

public ne viendrait de toute façon pas au théâtre municipal. Pour lui, la seule solution serait de pouvoir allouer une

subvention permettant au théâtre municipal de donner des spectacles de qualité (et de bonne moralité, précise-t-il) :

(3)

Plus loin il ajoute : « A Grenoble les personnes qui fréquentent le théâtre étant toujours à peu près les mêmes, le directeur est obligé, pour les satisfaire, de leur donner un spectacle sans cesse varié

3

». Les spectateurs grenoblois voient ainsi défiler un grand nombre d’artistes qui déclinent les œuvres parisiennes dans des versions souvent médiocres, parce que montées rapidement et dans des décors défraichis.

De côté de l’offre privée, la ville compte des cafés concerts, comme le Casino, le plus grand, ou les Variétés, et on recense aussi dans la décennie 1890 : un Panorama, un Guignol, et même un Théâtrophone, dans la Salle de Publicité Grenobloise. En parallèle à la programmation du théâtre municipal, et aux tournées de passage, se développe ainsi un circuit local relativement dynamique, mais qui se concentre sur des lieux et des œuvres traditionnellement considérés comme inférieurs. Pourtant, c’est dans ces genres, spectaculaires et mineurs, que l’on peut déceler une forme d’originalité en matière création théâtrale, précisément parce que, dans ces établissements à vocation uniquement commerciale, on n’essaie pas seulement de reproduire à l’identique les œuvres parisiennes, mais aussi d’en proposer des déclinaisons « régionales ».

1. Les promenades urbaines du Casino

Le Casino de Grenoble existe depuis 1878 : son directeur, un certain Rivier, avait une brasserie, qui faisait aussi café-chantant, et qui marchait suffisamment bien pour qu’il puisse faire construire une nouvelle salle, en 1887. Il s’agissait d’une grande salle à l’italienne, adjacente à la « taverne » proprement dite, comportant trois galeries, comme le montrent le plan et l’élévation que l’on peut trouver aux

« Il faut que le théâtre soit une école des mœurs et de bon goût et qu’il tienne à une grande distance derrière lui le café-concert, création moderne, bâtarde et malsaine. Dans ces conditions, il pourra vivre et même prospérer ». Dans les décennies qui suivent, la subvention n’augmentera pas véritablement (elle tourne autour de 20000 francs, ce qui est relativement modeste), mais le théâtre passe en régie municipale en 1889, et finit pas renoncer aux genres, prestigieux mais onéreux, que sont le grand opéra et l’opéra-comique. Les directeurs ne présentent plus que des opérettes, comédies et vaudevilles, et preuve que l’exploitation de la salle semble devenir plus rentable, il leur arrive désormais de rester à Grenoble plusieurs saisons d’affilée.

3

Idem.

(4)

Archives Municipales de Grenoble

4

. A sa mort, sa veuve reprend l’exploitation du casino – fait que nous signalons surtout pour montrer le contraste entre une exploitation bien implantée dans la continuité, et le turn-over des directeurs du théâtre municipal qui ne s’installent en ville que pour six mois, en moyenne.

A l’évidence, la nouvelle salle est en mesure de concurrencer le théâtre municipal, et l’on trouve régulièrement, dans les comptes-rendus de la commission des spectacles de la mairie, des appels à faire respecter la réglementation des cafés-concerts – appels qui prouvent bien qu’à Grenoble, la sectorisation des publics n’est pas aussi nette que dans des villes plus peuplées. Il faut bien dire que, comme la direction du Casino n’est pas tenue d’offrir une centaine de spectacles par an ses abonnés, elle peut fonctionner selon un modèle économique beaucoup plus viable : les revues de fin d’année, par exemple, peuvent rester jusqu’à deux mois à l’affiche, ce qui permet de les rentabiliser largement, mais aussi de présenter des spectacles bien rodés. De surcroît, l’avantage de disposer d’un plateau modeste (7 mètres sur 6 selon les plans techniques déposés aux Archives Municipales de Lyon

5

) est que les toiles peintes coûtent moins chers à l’achat…

Mais là où l’avantage concurrentiel du Casino se remarque surtout, c’est dans le fait qu’il a su exploiter le filon provincial – là où le « Municipal » tente plutôt de rivaliser avec le bon goût parisien. La direction n’hésite d’ailleurs pas à mettre en avant son ancrage local, comme le montre un programme de la fin des années 1890 que l’on peut trouver aux archives municipales de Lyon sur lequel on voit à la fois des personnages-types, comme Pierrot, ou les danseuses, et des éléments marquants du patrimoine architectural et culturel de la région : les forts qui surplombent Grenoble, le château de Vizille, et le Pont de Claix.

4

Archives Municipales de Grenoble, Dossier « Cafés Chantants 1846-1923», 2 R 523, d.1.

5

Archives Municipales de Lyon, 48 FI 121. La scène du Théâtre Municipal mesurait quant à elle environ 12m de

longueur.

(5)

Figure 1 : programme du Casino de Grenoble dans les années 1890 (Archives Municipales de Lyon, 48 FI 121/7)

Et s’il y a un genre dans lequel le Casino semble pouvoir damer le pion au

« Municipal », c’est bien celui des revues « locales » de fin d’année. En janvier 1889, par exemple, le Casino présente Grenoble sans dessus dessous, grande revue locale, tandis que le Théâtre Municipal joue Tout Grenoble y passera, grande revue fantaisiste et locale en 11 tableaux. Sauf que, visiblement, ne fait pas du « local » qui veut. Autant la presse trouve très réussi le spectacle proposé par le Casino, autant celui du théâtre municipal n’apparait que comme une collection banale de numéros que l’on pourrait voir partout, ou pour citer Le Petit Dauphinois, « une de ces bonnes petites revues qui ne vieillissent pas et qui peuvent servir partout même en voyage

6

».

Ainsi le Casino, à côté de sa programmation courante, se spécialise-t-il dans la production de revues « véritablement locales », comme en témoigne très éloquemment une autre critique parue, dix ans plus tard, dans Le Petit Dauphinois, à

6

Le Petit Dauphinois, 27 février 1889.

(6)

propos de la revue Grenoble s’amuse !, et qui résume explicitement les enjeux qui nous occupent ici :

« Le plus grand éloge que l’on puisse adresser à « Grenoble s’amuse », c’est d’avoir et de conserver constamment un caractère profondément local, et d’être d’une extrême simplicité de construction.

Ces deux qualités essentielles de toute bonne revue suffisent à en justifier le légitime succès.

Que nous voila loin, Dieu merci, des recherches raffinées d’un goût peut-être délicat mais assurément légèrement ennuyeux, lequel à propos de notre bon Grenoble allait extraire tous les dieux connus et inconnus de l’Olympe oublié et leur faisait discourir de nos chicanes, de nos engouements, de nos cancans… Autant relire « Virgile travesti » !

MM. Second et Dumas ont tout simplement campé comme compère le vieux Drac et comme commère l’Isère, et ils leur ont fait rencontrer des personnages, des événements, des choses qui sont tout à fait d’ici, que nous coudoyons, que nous connaissons parfaitement, que nous voyons chaque jour.

Il est absolument inutile d’ajouter que cette promenade à travers notre ville n’offre aucune vulgarité, que l’esprit le plus fin même lorsqu’il est gaulois, court d’un bout à l’autre de la revue

7

»

Pour réaliser cette « promenade à travers notre ville », et mettre en œuvre ce

« caractère profondément local », il faut dire que le Casino se donne des moyens importants, tant au niveau de l’écriture des textes que de l’investissement dans les décors.

Le travail sur l’espace local se remarque tout d’abord au niveau textuel.

Prenons par exemple, Grenoble pour rire, grande revue locale de 1891, en 3 actes et 6 tableaux, qui est créée et éditée en 1892. Les trois décors invoqués par les didascalies sont une fantaisiste « baraque des « Arts Incohérents », et deux lieux bien connus des Grenoblois : « la rue Expilly », qui est celle-là même où se trouve le Casino, et la « place Grenette », l’une des plus importantes de la ville. De manière tout à fait significative, l’auteur fait défiler des personnages qui se font l’écho des profondes modifications de l’espace urbain qui marquent la ville aux débuts de la Troisième République. Sont par exemple convoquées sur scène, les personnifications suivantes : « la voie centrale de Grenoble » qui va bientôt être percée, « le nouveau

7

Le Petit Dauphinois, 4 janvier 1898.

(7)

pont sur le Drac », ou « le Pont Métallique »

8

. On voit aussi passer des figures qui font référence à l’effort, pionnier en France à bien des égards, que fait la ville en faveur du développement touristique ; défilent ainsi Le Syndicat d’Initiative, la Société des Touristes du Dauphiné, ou encore le Club Alpin Français – institutions qui jouent d’ailleurs un rôle suffisamment important dans l’imaginaire de la ville pour revenir de manière récurrente dans les revues de toute la décennie 1890.

Par ailleurs, le texte est truffé de noms propres, qui relèvent tant du clin d’œil à la vie quotidienne des Grenoblois que de la réclame pure et simple, au point que l’on peut se demander si certains entrepreneurs ne payaient pas pour faire du

« placement de produit » : un des personnages chante par exemple, sur l’air du Placier, « Si vous voulez le même costume / allez-vous en chez Moréteau / Si vous préférez Rescanières, C’est le tailleur du meilleur chic, Ou bien la Belle-Jardinière / pour cela je n’ai point de tic

9

». Autre exemple de publicité non déguisée : on recommande d’acheter le livre sur Chamrousse du Père Tasse ; livre paru chez Baratier, celui même qui édite la revue…

Au-delà de ces abondantes références textuelles à l’espace urbain et à la vie locale, qui créent une connivence appuyée avec le public local, on remarque surtout l’investissement croissant que fait le Casino dans l’achat de décors qui représentent la ville elle-même. Là où le Théâtre Municipal dispose, pour monter tout le répertoire (opéras, opéras-comiques, comédies, vaudevilles, etc.), d’une quinzaine de décors que l’on peine à renouveler, et même à rafraichir, le Casino peut régulièrement faire sa réclame en annonçant fièrement : « 5 décors nouveaux et 200 COSTUMES NEUFS

10

».

8

Henri Golland, Grenoble pour rire, grande revue locale de 1891, en 3 actes et 6 tableaux, Baratier Frères et Cie, Grenoble, 1892 . Un aperçu de leur échange indique le type d’humour pratiqué : le Pont Métallique fait remarquer qu’il est gratuit ; le nouveau pont lui répond : « tu te fais payer beaucoup plus cher en gros que ce que je demande en détail ».

Et le Pont Métallique de répliquer : « Qu’est-ce que cela me fait à moi, c’est le département qui paye » (Idem, p.69)

9

Idem, p.29.

10

Pour Grenoble s’amuse.

(8)

On peut se faire une idée du type de décors utilisés, en prenant l’exemple de la revue de 1899-1900, Embrassons-nous, par Le Meunier-Sans-Souci. Les décors de cette revue sont plus variés que dans l’exemple précédent, les didascalies indiquent, en effet, que l’on voit, successivement : Le Parc de Vizille, La Place Victor Hugo, la Place de la Constitution, la Place Grenette, ainsi qu’une « pluie d’or » en guise d’apothéose. On remarque que le genre connait, avec quelques années de décalage, une évolution similaire à celle que Romain Piana a bien montrée : « Désormais conçue moins sur le modèle du vaudeville à tiroirs et du défilé satirique, que selon le principe féerique du « voyage » à travers les tableaux parisiens et d’actualité, la revue, sous le Second Empire, devient également pièce à spectacle

11

». Dans Embrassons-nous !, ce principe féerique du voyage pittoresque dans la ville est mis en application dès la fin du premier tableau, où les personnages, qui se trouvent dans le parc du château de Vizille, annoncent qu’ils vont « être transportés en un clin d’œil, électriquement », en plein cœur de Grenoble

12

. Et suite à un changement à vue, les voici en effet sur la place Victor Hugo.

Mais le plus intéressant pour nous, dans le cas d’Embrassons-nous ! est surtout le fait que la provenance des trois décors nouveaux est indiquée en dernière page du livre : ceux-ci viennent des ateliers de Jules Le Goff « décorateurs des Théâtres municipaux de Lyon ». Or la conservatrice du fonds Le Goff aux archives de Lyon, Catherine Dormont, a pu nous orienter vers un dossier lié au Casino, dont les esquisses n’avaient pas encore reliées à un spectacle précis. Dans ce dossier, en plus de toute une documentation technique très précieuse sur le plateau du Casino, on trouve plusieurs croquis, et un document de travail qui résume l’argument d’une pièce sur laquelle Le Goff avait travaillé, et qui coïncide parfaitement avec la didascalie initiale d’Embrassons-nous !

11

« ‘Pièces à spectacle’ et ‘pièces à femmes’ : féeries, revues et ‘délassements comiques’ », in Les Spectacles sous le second empire, Jean-Claude Yon (dir.), Armand Colin, 2010, p.333.

12

Embrassons-nous, revue de 1899-1900, en un acte, deux tableaux dont une apothéose, Imprimerie Générale, Grenoble, 1900,

p.10.

(9)

Un des croquis est une vue particulièrement détaillée et précise du musée de Grenoble. Elle a certainement servi de base pour le deuxième tableau de la revue, qui est ainsi dépeint dans les didascalies : « Place de la constitution. En face, le musée de Grenoble, avec une porte à châssis, s’ouvrant à volonté, pour laisser apercevoir, en perspective, la salle de peinture, avec tableaux vivants. A droite, le jardin ; à gauche, l’hôtel de la Division.

Dans un coin, un fortin mobile, sur la façade duquel est peint un énorme rabot, et dans lequel on peut se cacher et sur les créneaux duquel on peut se promener

13

».

Figure 2 : Jacques Le Goff (carton, encre et crayon), Archives Municipales de Lyon, 48 FI 121/3

Le Fort Rabot est un des forts qui domine la ville. Comme dans la réalité, il n’est pas véritablement visible depuis la place de la Constitution, et que, ici, il est à la fois praticable et mobile

14

, on peut imaginer que le tableau scénique était bien plus hétéroclite que ce que suggère la précision documentaire du croquis de Le Goff. Surtout si l’on considère qu’il s’agit d’un décor à effets, s’ouvrant donc sur des tableaux vivants

15

- par exemple, une statue de Henri Ding, sculpteur grenoblois, dont la statue choisie, la « Muse de Berlioz ou Etoile de la Montagne », fort dévêtue, offre de belles possibilités plastiques pour un café-concert.

13

Idem, p.30.

14

« La machiniste emporte le fort mobile », idem, p.36.

15

« La porte du Musée s’ouvre et l’on aperçoit la salle intérieure, en vue perspective, avec les tableaux accrochés aux murs, brillamment

éclairée. […] La porte se referme, pour préparer le premier tableau vivant », idem, p.43.

(10)

Un deuxième croquis représente, là aussi de manière extrêmement précise, la place Grenette, avec le mont Saint-Eynard au fond.

Figure 3 : Jacques Le Goff, La nouvelle place Grenette (papier, crayon), Archives Municipales de Lyon, 48 FI 121/4

A la fin du 19

e

siècle, Grenoble est régulièrement en travaux, et le clou de la revue est justement une transformation à vue, au cours de laquelle « La vieille place Grenette disparait pour montrer la place nouvelle, transformée et embellie

16

».

Or, si l’on regarde ce à quoi ressemblait la place Grenette à la fin du 19

e

siècle, et ce à quoi elle ressemble toujours aujourd’hui, d’ailleurs – on peut voir que, si la gauche du dessin est une vue exacte de la place, les deux immeubles de droite n’existent pas, et n’ont même jamais existé. Cela signifie donc que Le Goff avait, à la fois procédé à un repérage minutieux de l’architecture de la place, et proposé un travail d’anticipation, en esquissant une sorte de vision fantasmagorique de la ville future. Certains détails sont ainsi imaginaires, comme les panneaux qui ornent la

16

Idem, p.53. Deux tableaux vivants sont évoqués dans les didascalies, même s’il est précisé que l’on pourra en

changer si on le souhaite : il est question d’imiter un tableau de Léon Comerre, représentant Pierrot et Colombine,

peut-être en lien avec une publicité pour les vins Mariani.

(11)

station de tram, qui mentionnent deux lignes de tramway qui, pour l’une, ne part pas de là, et pour l’autre, n’existe pas encore

17

. Un des personnages de la revue se nomme d’ailleurs « le tramway du Villard », « ce chemin de fer hypothétique dont on parle depuis bien longtemps

18

! ».

Etrangement, le décor semble donc matérialiser l’image idéale de la ville, ou plus exactement la revue semble promouvoir, sans recul aucun, un projet d’urbanisme pharaonique qui est à l’étude au même moment, à savoir : le projet

« Grenoble-ville d’eaux », qui ne vit jamais le jour, mais qui envisageait le raccordement des eaux de La Motte, situées à 30 km de là, afin de transformer la capitale du Dauphiné en ville thermale. Très didactiquement, un personnage nommé « Grenoble-central » relaie le fantasme d’une ville embellie, enrichie, profitant allègrement de la manne touristique. Il énonce ainsi : « Dans le domaine des embellissements de Grenoble, il n’y a plus de chimère, et le rêve d’aujourd’hui sera la réalité de demain », ou encore « Il est incontestable que c’est une ère de prospérité qui commence et qui va faire tomber inévitablement une véritable pluie d’or sur notre ville

19

».

Et de fait, à la fin, les didascalies nous indiquent que « le fond se lève et découvre un rideau tout lamé d’or, représentant une pluie d’or que l’on agite doucement », puis, plus loin, que « ce rideau de pluie d’or monte à son tour pour découvrir les Léonides, artistement groupées sur les gradins d’un palais féerique

20

». On peut supposer que le troisième croquis de Le Goff représente « le palais féérique » :

17

Le tramway allant jusqu’à Pont de Claix ne partait pas encore de là. Concernant la ligne Grenoble-Villars de Lans, la concession avait bien été accordée en 1900, mais il fallut attendre 1911 pour que la ligne soit effectivement construite et mise en service.

18

Embrassons-nous, revue de 1899-1900, en un acte, deux tableaux dont une apothéose, op.cit., p 38.

19

Idem, p.54.

20

Les Léonides sont les étoiles filantes liées au passage de la comète de Temple-Tuttle.

(12)

Figure 4 : Jacques Le Goff, Apothéose (papier, fusain noir et blanc), Archives Municipales de Lyon, 48 FI 121/5

En terme de décor, on voit qu’on en revient à des motifs assez traditionnels, mais symboliquement le message de l’apothéose est très clair : la revue commençait à Vizille, haut lieu de la Révolution Française, avec des conspirateurs en « costumes fantaisistes Directoire

21

», qui voulaient assassiner Marianne, « en Colombine, jupon court, bonnet phrygien

22

», et à la fin, Marianne a charmé tout le monde, et le poids de l’histoire passée cède la place aux promesses de la prospérité…

Pour terminer cette évocation de la manière dont les revues dépeignent l’espace urbain, on peut mettre en valeur un dernier point, qui concerne la dimension régionale des décors, mais cette fois sur un plan économique plus que thématique. Comme dit précédemment, le Casino se fournissait auprès du prestigieux atelier lyonnais de Jules Le Goff. La vie théâtrale à Grenoble n’est pas assez développée pour que la ville puisse avoir son propre atelier de décoration, mais Lyon joue ici tout son rôle de métropole régionale : comme l’a montré Catherine Dormont, les peintres décorateurs des deux théâtres municipaux lyonnais développent une activité privée, en fournissant les théâtres et les casinos des villes

« secondaires », comme celui de Grenoble, ou comme La Villa des Fleurs à Aix-les-

21

Idem, p.1.

22

Idem, p.5.

(13)

Bains

23

. Bien entendu, esthétiquement, il ne s’agit que de décliner le modèle parisien – Le Goff avait d’ailleurs été formé chez Cambon et Thierry – mais il est intéressant de voir se dessiner un circuit commercial proprement régional.

On doit d’ailleurs entendre « régional » au sens large, puisque le Casino de Grenoble, fait aussi travailler la maison Rovescalli, qui est située à Milan, probablement pour des décors moins géographiquement marqués, comme ceux des revues de 1901 et 1902, Eh allez-donc c’est pas mon maire, qui se passe à Paris, et Emballons En Ballon. Milan était tout aussi prestigieux que Lyon, et devait probablement être moins cher

24

. L’ironie de l’histoire, c’est que Rovescalli est un scénographe qui est surtout connu pour avoir fait les décors de Francesca de Rimini, écrit par Gabrielle d’Annunzio pour la Duse (en 1902), ou encore pour avoir fournis des décors au Metropolitan Opera de New York dans les années 1910…

Au Casino de Grenoble, on voyait donc des revues « locales », pas nécessairement du meilleur goût, mais dans des décors provenant d’ateliers côtés au niveau européen, voire transatlantique…

2. Les paysages grandioses du Panorama des Alpes Dauphinoises De manière moins approfondie, nous voudrions présenter un autre exemple de spectacle, jouant la carte du pittoresque local, mais selon des modalités différentes, et utilisant un circuit de production de paysage tout à fait distinct. Il s’agit du Panorama des Alpes Dauphinoises, qui est inauguré en 1892.

23

Catherine Dormont, « Les Peintres décorateurs des théâtres municipaux à Lyon entre 1820 et 1914 », Spectaculaire ! décors d’opéras et d’opérette à Lyon au 19

e

siècle, Mémoire Active, Lyon, 2011.

24

Il y a ainsi, aux archives municipales, tout un dossier de 1903, qui montre que le conservateur des décors du théâtre

municipal avait fait une estimation du prix de trois décors nouveaux (Louise, Cendrillon et La Flute Enchantée) à partir

d’un catalogue des ateliers de Buffard, « dessinateur du Casino et de la Scala de Lyon », qu’il présente comme « en

concurrence avec Le Goff », et « meilleur marché ». Or, finalement, on dispose d’une facture pour ces trois décors

qui vient de chez Rovescalli. Archives Municipales de Grenoble, dossier « Décors et accessoires, 1835-1944 », 2 R

417.

(14)

Figure 5 Affiche du Panorama des Alpes Dauphinoises, Archives Municipales de

Grenoble, 2 R 529

Comme l’indiquent les affiches conservées aux archives municipales de Grenoble, le panorama présente, sur 500 mètres carrés, des vues des montagnes alentours, qui donnent « l’illusion de la grandeur naturelle », et qui sont l’œuvre non de décorateurs professionnels, mais de peintres reconnus

25

. L’abbé Guétal et Ernest Hareux sont, en effet, des membres éminents de l’Ecole Dauphinoise, un groupe de peintres paysagistes de la fin du 19

e

siècle, qui étaient spécialisés dans la peinture de haute montagne, et qui exposaient régulièrement au Salon à Paris (l’abbé Guétal a été primé au Salon de 1886). Les toiles du panorama mesuraient chacune 12 mètres de long sur 7 de hauteur, et on peut supposer qu’elles avaient adopté le style hyper réaliste et monumental des toiles de Guétal et Hareux

26

.

Ici la référence à la géographie locale ne se fait plus sur le mode de la dérision, de l’allusion entendue aux lieux-clefs de la ville, mais sur le mode du sublime : il s’agit d’évoquer des espaces encore peu explorés, de magnifier la région en mettant en valeur ses sommets inaccessibles. Dans ce cas, la production de décors pittoresques obéit à une double logique, à la fois touristique et identitaire.

25

Cahier des charges, Archives Municipales de Grenoble, « Spectacles, curiosités, ménageries, cinématographe », 2 R 529, d1 « Panoramas ».

26

Sur ce sujet, voir par exemple : Jean Achard, Laurent Guétal, Charles Bertier. Trois maîtres du paysage dauphinois au 19

e

siècle, Musée de Grenoble, 3 décembre 2005-12 février 2006 / textes de Laurence Huault-Nesme, Hélène Vincent et

Claire Moiroud, Versailles, Art Lys, 2005.

(15)

Comme le dit éloquemment un article du Grenoblois de 1891 : « Un diorama, c’est une des admirations de Paris, de Genève, de Lourdes, de tous les points où il en a été élevé un. Il nous en faut donc un, il nous faut dans une forme immuable un résumé de nos beautés

27

».

Le Cahier des charges pour la concession du terrain, signé en 1892, indique ainsi que le prix de la concession est fixé à un franc par an, en raison des

« avantages que la Ville de Grenoble peut retirer de l’établissement projeté

28

». On lit aussi que « les toiles qui seront exposées à l’intérieur du Diorama devront représenter exclusivement des sites dauphinois et, autant que possible, des sujets d’excursion ayant Grenoble pour point de départ ou d’arrivée des touristes

29

». On dispose enfin d’un courrier adressé à la mairie exprimant le vœu, qui sera exaucé, qu’une des vues « représente un des ces cols voisins des pics alpestres naguère inaccessibles, au moment du passage d’un bataillon de nos braves alpins. On verrait nos petits soldats avec armes et bagages escalader lestement des rochers élevés et abruptes (sic). / L’effet en serait saisissant ; la couleur locale et le patriotisme y trouveraient leur compte

30

. ».

On voit que l’on ne situe plus du tout sur le même registre qu’au Casino, et l’on comprend surtout qu’il s’agit tout à la fois de renforcer l’industrie du tourisme alpin, et d’exalter fièrement le patrimoine naturel local. Il est, d’ailleurs, bien spécifié dans le cahier des charges que les concessionnaires doivent, une fois par an, offrir la gratuité à tous les élèves des écoles de Grenoble. Ainsi le Panorama des Alpes illustre-t-il, lui aussi, le désir de faire évoluer l’image de la ville, mais au plan national cette fois, puisqu’il s’agit avant tout de positionner les paysages environnant Grenoble dans le nouveau maillage touristique du territoire français.

De ce point de vue, on voit que l’identité régionale de la ville passe désormais par

27

Xavier Roux, Le Grenoblois, 24 décembre 1891. L’article indique que le modèle du panorama grenoblois est le Pavillon des Forêts de l’Exposition Universelle de 1889.

28

Cahier des charges, op. cit.

29

Idem.

30

Archives Municipales de Grenoble, « Spectacles, curiosités, ménageries, cinématographe », 2 R 529, d1

« Panoramas ».

(16)

une identification avec les sommets qui l’entourent, avec la nature vierge de la haute et moyenne montagne à laquelle elle donne accès, et dont les affiches du PLM font la promotion.

***

Pour conclure cette évocation de l’inscription de l’espace local sur les scènes grenobloises, on peut relever le contraste frappant entre les difficultés du théâtre municipal qui tente de proposer des spectacles d’envergure nationale, en montrant des textes dits « de qualité », mais dans des réalisations peu abouties et finalement très standardisées, et de l’autre, l’originalité d’entreprises privées qui, en mettant opportunément l’accent sur un spectaculaire « local », en viennent à renforcer la construction d’une nouvelle identité grenobloise (le Panorama ne rencontrant toutefois pas le même succès que le Casino, puisqu’il fut démoli peu avant 1900).

De manière assez significative, ce sont donc des formes mineures qui viennent témoigner, de manière parfois un peu volontariste, des modification de l’identité urbaine que connait cette ville de garnison, longtemps définie par ses fortifications et son histoire militaire, et qui se veut désormais « ville alpine

31

», « plaque tournante du tourisme

32

», « capitale des Alpes Françaises

33

».

31

Comme l’explique Estelle Baret-Bourgoin : « L’héritage militaire, autour duquel se forgeait la ville de Grenoble comme celle d’une place forte, est progressivement dépassé afin que celle-ci puisse se tourner résolument vers la montagne et incarner la « ville alpine » (Grenoble, Histoire d’une ville, dir. René Favier, Glénat, 2010, p.123).

32

« Grenoble, plaque tournante du tourisme », affiche de Maurice Barbey, Lucien Serre et Cie, Paris, 107x76cm, 1928.

33

Affiche de Gaston Gorde, vers 1930, reproduite dans Grenoble, Histoire d’une ville, op. cit, p.126.

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