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Goûter le monde L EUROPE ALIMENTAIRE L EUROPE ALIMENTAIRE. Viktoria von Hoffmann. Viktoria von Hoffmann Goûter le monde

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P.I.E. Peter Lang Sens grossier, sens corporel, sens animal, sens matériel… Le goût est, dans les cultures

anciennes, un sens inférieur, placé au bas de la hiérarchie des sens. Il peine à éveiller l’attention des savants, fascinés par les merveilles de l’œil et du regard. Comment expliquer, dès lors, l’avènement au XIXe siècle d’une culture qui invente et célèbre la gastronomie, dont nous sommes aujourd’hui les héritiers ? Pour répondre à cette interrogation, il convient d’emprunter des chemins bien plus complexes et sinueux que ceux que nous offre l’histoire de la seule cuisine. Dès lors qu’on l’envisage dans la perspective générale d’une histoire du sensible, le goût se situe non plus seulement entre le salé et le sucré, mais se retrouve au cœur de débats théoriques essentiels portant sur les rapports entre le corps et l’esprit, la Nature et la Culture, l’identité et l’altérité. Ce livre emprunte plusieurs parcours, du « goût de Dieu » des mystiques au « bon goût » de l’honnête homme, en passant par le je ne sais quoi si fréquemment associé à un sens qui désignera, dès le XVIIIe siècle, le jugement esthétique. Cuisiniers, médecins, philosophes – qu’ils soient cartésiens, empiristes, sensualistes ou matérialistes –, hommes d’Église, chimistes, démonologues et encyclopédistes nous montrent ici combien parler du goût c’est aussi et surtout réfl échir les rapports que l’homme des Temps modernes entretient avec le monde, sensible, qui l’entoure.

Docteure en histoire, art et archéologie (2010), Viktoria von Hoffmann est Chargée de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifi que (F.R.S.-FNRS) à l’Université de Liège.

Ses travaux portent sur l’histoire des cultures sensibles à l’époque moderne. Après une thèse de doctorat consacrée à l’histoire culturelle du goût, dont ce livre s’inspire, elle travaille actuellement sur un projet post-doctoral relatif à l’histoire des sensorialités basses, croisant l’étude du goût et du toucher.

ISBN 978-2-87574-116-5

www.peterlang.com P.I.E. Peter Lang

Bruxelles

L’EUROPE ALIMENTAIRE

P.I.E. Peter Lang

Viktoria von Hof fmann Goûter le monde

L’EUROPE ALIMENTAIRE

Viktoria von Hoffmann

Goûter le monde

Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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P.I.E. Peter Lang Sens grossier, sens corporel, sens animal, sens matériel… Le goût est, dans les cultures

anciennes, un sens inférieur, placé au bas de la hiérarchie des sens. Il peine à éveiller l’attention des savants, fascinés par les merveilles de l’œil et du regard. Comment expliquer, dès lors, l’avènement au XIXe siècle d’une culture qui invente et célèbre la gastronomie, dont nous sommes aujourd’hui les héritiers ? Pour répondre à cette interrogation, il convient d’emprunter des chemins bien plus complexes et sinueux que ceux que nous offre l’histoire de la seule cuisine. Dès lors qu’on l’envisage dans la perspective générale d’une histoire du sensible, le goût se situe non plus seulement entre le salé et le sucré, mais se retrouve au cœur de débats théoriques essentiels portant sur les rapports entre le corps et l’esprit, la Nature et la Culture, l’identité et l’altérité. Ce livre emprunte plusieurs parcours, du « goût de Dieu » des mystiques au « bon goût » de l’honnête homme, en passant par le je ne sais quoi si fréquemment associé à un sens qui désignera, dès le XVIIIe siècle, le jugement esthétique. Cuisiniers, médecins, philosophes – qu’ils soient cartésiens, empiristes, sensualistes ou matérialistes –, hommes d’Église, chimistes, démonologues et encyclopédistes nous montrent ici combien parler du goût c’est aussi et surtout réfl échir les rapports que l’homme des Temps modernes entretient avec le monde, sensible, qui l’entoure.

Docteure en histoire, art et archéologie (2010), Viktoria von Hoffmann est Chargée de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifi que (F.R.S.-FNRS) à l’Université de Liège.

Ses travaux portent sur l’histoire des cultures sensibles à l’époque moderne. Après une thèse de doctorat consacrée à l’histoire culturelle du goût, dont ce livre s’inspire, elle travaille actuellement sur un projet post-doctoral relatif à l’histoire des sensorialités basses, croisant l’étude du goût et du toucher.

www.peterlang.com P.I.E. Peter Lang

Bruxelles

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Viktoria von Hoffmann

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Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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P.I.E. Peter Lang

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Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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ViktoriaVONHOFFMANN

Collection « L’Europe alimentaire » n° 6

Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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Tous les volumes de cette collection sont publiés après double révision à l’aveugle par des pairs.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E. PETER LANGS.A. Éditions scientifiques internationales Bruxelles, 2013

1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique www.peterlang.com ; info@peterlang.com ISSN 2033-7892

ISBN 978-2-87574-116-5 (paperback) ISBN 978-3-0352-6378-7 (eBook) D/2013/5678/106

Ouvrage imprimé en Allemagne

Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Nationalbibliothek »

« Die Deutsche Nationalbibliothek » répertorie cette publication dans la

« Deutsche Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site http://dnb.de.

Publié avec l’aide financière

du Fonds de la Recherche Scientifique (F.R.S.-FNRS).

Illustration de couverture :Le gobelet dargent, Chardin Jean Baptiste Siméon (1699-1779), © RMN-Grand Palais (musée du Louvre).

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À Carl Havelange

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« La splendide altérité de la nature est nécessaire à la manifestation des spécificités de l’humanité ».

Philippe Descola,Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 541.

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Table des matières

Remerciements...13

Introduction :De gustibus non est disputandum?...15

Une « sensorialité basse » ...21

Une histoire feuilletée des cultures sensibles ...24

PREMIÈRE PARTIE. LES PÉRIPHÉRIES DU SENSIBLE CHAPITRE1. Les « silences du goût »...33

Une « révolution » du goût ?...33

Premières paroles, premiers discours ...36

Le discernement exquis du « vray goust » ...41

Une expérience sensible du culinaire ...47

Les discrets plaisirs de bouche : une légitimation délicate...52

Goûts et dégoûts, occultés par les règles de savoir-vivre...59

Conclusion. L’émergence d’une nouvelle sensibilité gustative : bruissements d’une célébration du goût...69

CHAPITRE2. Plaisirs, désordres et dangers d’un sens animal...73

LaGula: une bouche propice à tous les désordres ...74

Dangers des marges du monde...81

La sorcière : raffinements du dégoût...81

La sainte : fantasme d’une abstraction de la matière...86

L’animalité du goût ...88

Dans l’ombre du corps ...104

CHAPITRE3. Le dernier des sens...117

La « Hiérarchie des Sens »...118

Un sens délaissé par les savants...126

Les associations sensorielles...132

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Philosophes et gustation...137

De l’empirisme au sensualisme...138

La troublante matérialité du monde...150

Conclusion. Le goût aux périphéries du sensible ...153

DEUXIÈME PARTIE. UNE NOUVELLE MODALITÉ SENSORIELLE CHAPITRE4. De la gustation au Goût...157

Leje ne sais quoide la littérature mystique...158

Du « bon goût » de l’honnête homme au jugement esthétique du Beau ...171

Un bon et un mauvais goût...175

Un discernement sensible indéterminé...182

Un goût spirituel...190

Conclusion. Une nouvelle modalité sensorielle ...197

CHAPITRE5. Vers l’art et la science du goût...203

La « Nouvelle Cuisine » des Lumières : un discours inédit sur le goût...203

Une science des saveurs...209

La cuisine au rang des Beaux-Arts ?...219

Les controverses culinaires des Lumières : un goût naturel ou sublimé par la culture ? ...227

Un contexte favorable aux discours sur le goût ?...238

Le goût pour lui-même : vers l’émergence de la gastronomie ...246

Conclusion. Le goût, à la croisée du corps et de l’esprit...250

Conclusion ...255

Bibliographie...269

Index...297

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Remerciements

Bien que la recherche comporte nécessairement de longs moments de travail solitaire, elle ne peut être accomplie sans échanges avec les autres. Nombreux sont ceux qui ont croisé mon chemin et qui ont inspi- ré, de près ou de loin, l’écriture de ce livre. Il est impossible de les mentionner tous, mais certains y ont pris une part spécialement impor- tante. Je voudrais leur témoigner ici ma reconnaissance.

J’aimerais tout d’abord exprimer ma plus vive gratitude à l’égard de Carl Havelange, qui dirige mes recherches depuis plusieurs années déjà.

Cette histoire du goût n’aurait pas pu voir le jour sans lui, sans ces longues heures de discussions toujours fécondes et stimulantes, sans l’exigence critique dont il fait preuve à l’égard de l’interprétation et du choix des mots qui la révèlent. Merci, surtout, pour son enthousiasme communicatif qui chaque jour fait renaître mon inspiration, renouvelant le plaisir de la recherche, en particulier dans l’étude des cultures sen- sibles. Je lui suis également reconnaissante pour sa confiance, qui a rendu possible l’aboutissement de ma thèse de doctorat tout autant que l’écriture de ce livre.

Je voudrais aussi remercier Franz Bierlaire, pour son enseignement et pour m’avoir donné l’occasion de réaliser mes premières recherches dans le service d’Histoire moderne qu’il dirigeait alors. Merci également à Annick Delfosse pour ses conseils avisés lors de la préparation de ma thèse mais aussi pour le rôle important qu’elle a joué, elle aussi, dans ma formation d’historienne. Tous deux excellent à rendre vie à cette période fascinante qu’est l’époque moderne. Ma curiosité pour cette période s’est éveillée à leur écoute. Je tiens aussi à les remercier pour leur bienveillance et leurs chaleureux encouragements.

Je voudrais également témoigner ma reconnaissance à l’égard de Pe- ter Scholliers. Nos nombreuses discussions furent toujours très enrichis- santes et le soutien qu’il m’accorde depuis plusieurs années est pour beaucoup dans l’avancement de mes recherches.

J’aimerais également adresser mes remerciements à David Howes pour ses remarques judicieuses tout autant que pour ses encouragements dans mon travail. Je voudrais aussi le remercier de m’avoir accueillie à l’université Concordia de Montréal où j’ai pu, durant plusieurs mois, travailler avec les membres duCentre for Sensory Studies. Merci à tous ceux qui ont croisé ma route à cette occasion, en particulier à Constance Classen.

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Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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L’université d’été de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (IEHCA), organisée à Tours en 2008, fut un tournant dans mes recherches. L’intense bouillonnement intellectuel d’une rencontre de passionnés des food studies, venus du monde entier échanger leurs idées dans la douceur d’une semaine d’été au bord de la Loire, fut un moment extraordinaire. Que tous les participants à ces rencontres, professeurs et étudiants, trouvent ici l’expression de ma gratitude, en particulier Scott A. Barton, Katharina Enzinger, David Gentilcore, Anneke Geyzen, Allen Grieco, Marc Jacobs et Allen Weiss.

Qu’il me soit encore permis de remercier ici Laurence Bouquiaux, Olivier Donneau, Der-Liang Chiou, Michel Delville, Marie-Élisabeth Henneau, Pierre Leclercq, Isabelle Parmentier, Liliane Plouvier, Emma Spary, Rudy Steinmetz, David Szanto, Georges Vigarello, ainsi que les membres de la société des Amis de Jean-Louis Flandrin (De Honesta Voluptate) et tous ceux qui, sans être cités ici, ont contribué, par un conseil, une réflexion, une piste de lecture ou un encouragement, à la réalisation de ce travail.

Merci au Fonds National de la Recherche Scientifique (F.R.S.- FNRS) qui a permis la réalisation de ma thèse de doctorat ainsi que la publication de ce livre qui s’en inspire.

Merci aux membres des nombreuses bibliothèques que j’ai fréquen- tées, à Liège et ailleurs, pour avoir, par leur aide précieuse et leur gentil- lesse, rendu ces recherches possibles.

Je voudrais enfin adresser un remerciement spécial à Christophe Masson, Astrid von Hoffmann et Pierre-François Pirlet, pour leur ami- tié, leur confiance et leurs encouragements sincères dans cette entreprise passionnante autant que difficile. Merci, spécialement, à Christophe, d’avoir en outre accepté de relire patiemment ces pages. Paul Valéry le disait déjà, « l’histoire est inséparable de l’historien ». Les objets que nous étudions révèlent toujours en partie ce que nous sommes. Ma gourmandise n’est un secret pour personne et l’idée initiale de ce projet est en partie inspirée de là. C’est ici que je voudrais remercier mes proches, parents et amis pour leur soutien, mais aussi pour leur enthou- siasme à partager si souvent les plaisirs de la convivialité gourmande avec moi.

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I

NTRODUCTION

De gustibus non est disputandum ?

«Il ne faut point disputer des gouts. Chacun a son goût. »1

Chacun ses goûts. À quoi bon en discuter ? Est-il seulement possible d’en débattre, de réfléchir à ce sens qui paraît relever si profondément de l’intime ? Entreprise inutile, si l’on en croit les proverbes et locutions latines diverses qui le répètent à l’envi depuis des siècles. Le goût paraît trop individuel pour être pensé dans une perspective générale, tellement sensible qu’il échapperait à la prise des mots, trivial au point qu’il ne mériterait pas qu’on s’y intéresse. Renvoyant à l’instinct, la sensation gustative, immédiate, semble précéder la pensée et le langage, pour s’inscrire dans l’affectivité incommunicable de l’intériorité individuelle.

Comment, dès lors, parler du goût ? Quoi de plus éphémère qu’une saveur, de plus indéfinissable que le plaisir ? Le projet d’en écrire l’histoire est-il envisageable ? Le goût, comme le regard ou toute autre forme d’expérience sensible, est «un objet qui se dérobe et […] il est dans sa plus intime nature de se dérober »2. Il comporte nécessairement une part d’indicible qui échappe à l’enquête historique. Mais l’insaisissabilité du goût ne signifie pas qu’il faille pour au- tant « renoncer au projet de connaître »3. Même l’impalpable peut être objet d’histoire, tout comme le silence ; car c’est bien ici, aussi, d’un silence dont il s’agit.

Mettre des mots sur une perception aussi intime que celle du goût est difficile. Sens corporel « ordonné par la nature pour discerner les sa- veurs »4, le goût désigne aussi, à partir du XVIIesiècle, ce sens intérieur

1 Art. « Goût », inLe Dictionnaire de l’Académie françoise, 4eéd., t. 1, Paris, Veuve Bernard Bruner, 1762, p. 830.

2 Havelange, C.,De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998, p. 8.

3 Ibidem.

4 Art. « Goust », in Furetière, A.,Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, t. 2, La Haye–Rotterdam, Leers, A., R., 1690, n.p. [T2 v°].

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Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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qui nous permet de distinguer le bon du mauvais de façon générale, qu’il s’agisse de comportements, d’œuvres littéraires ou artistiques. Il renvoie alors tant à la qualité intrinsèque de l’objet perçu5 qu’au jugement de celui qui perçoit6. On comprend d’emblée la difficulté de définir ce terme, devenu synonyme de plaisir, qui « se dit figurément en Morale des jugements de l’esprit »7. Au départ du premier champ sémantique relatif au goût – le goût alimentaire ou la gustation – s’en développe donc un autre, né d’un sens figuré, qui déploie les significations du goût vers les domaines les plus variés, parfois bien éloignés du sens physique dont celui-ci est la métaphore : « goût de Dieu » chez les mystiques du XVIesiècle, « bon goût » de l’honnête homme dans l’univers mondain de l’époque classique, ou encore, au XVIIIesiècle, goût esthétique pris au sens de jugement du Beau. Avant que naissent ces métaphores foi- sonnantes autant que suggestives, le goût aurait-il dès lors été un sens tourné seulement vers le corps ? La modernité se caractériserait-elle, notamment, par la naissance d’une forme de goût de l’esprit ?

Goût et gustation paraissent a priori désigner des réalités très dis- tinctes l’une de l’autre. Mais que signifie le choix d’un terme commun pour y renvoyer ? Que peut-on apprendre de l’évolution du contenu sémantique de ce mot, tant pour l’étude du sens du goût lui-même que pour l’exploration des cultures qui en témoignent ? Les mots choisis pour dire les choses sont importants, car ils sont des indices d’une manière particulière de penser et d’être au monde. Nous pouvons d’ores et déjà relever que l’époque moderne apparaît comme une période particulièrement significative pour l’étude du goût, puisque c’est à ce moment-là qu’un sens figuré du terme entre véritablement dans l’usage courant de la langue française8. Par ailleurs, au moment où s’opère cet enrichissement lexical, la cuisine connaît une révolution considérable, signant la transition entre une cuisine renaissante encore tributaire des habitudes médiévales et un art de la table moderne. La France s’affiche comme un modèle à cet égard, dont les cuisiniers inspirent l’Europe entière. Le contexte culturel français des Temps modernes apparaît donc comme un moment charnière de cette histoire. Les historiens l’ont compris depuis longtemps.

5 Il signifie aussi « maniere dont une chose est faite, caractere particulier de quelque ouvrage. Cet ouvrage est de bon goust, ce meuble est de bon goust, de mauvais goust». Art. « Goust », in Le Dictionnaire de l’Académie françoise, t. 1, Paris, Veuve Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 529.

6 Le goût désigne ainsi le « discernement, la finesse de jugement ».Ibidem.

7 Art. « Gouster », in Furetière, A.,Dictionnaire universel…, t. 2, n.p.T3 r°].

8 Il existe des occurrences marginales d’un goût au figuré dès l’Antiquité, mais il faut attendre le milieu du XVIIesiècle pour que la métaphore s’impose. Chantalat, Cl.,À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992, p. 22-23.

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De gustibus non est disputandum ?

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L’histoire du goût à l’époque moderne est bien connue aujourd’hui9. Nombreux sont les livres qui, depuis les années 1980, paraissent traiter de ce sujet, dans la lignée de Jean-Louis Flandrin, qui a contribué à faire de l’alimentation un objet digne de l’enquête historique10. L’histoire de l’alimentation propose des analyses passionnantes des préférences culinaires des hommes du passé, souvent établies à partir de l’étude rigoureuse – quantitative et qualitative – des livres de recettes anciens : histoires de la consommation de la viande, des fruits et légumes, du pain, du sucre, du vin ou de la bière, du chocolat, du thé, du café, des épices, etc. Les exemples ne manquent pas11. Pendant longtemps, ce sont les pratiques alimentaires qui constituent le thème d’exploration princi- pal. Les historiens retracent, avec beaucoup de rigueur, le catalogue des ingrédients privilégiés, des méthodes de préparation et d’assaison- nement et s’efforcent d’en repérer les évolutions marquantes.

À partir des années 1990, les spécialistes desfood studiescommen- cent à plaider pour une étude culturelle des représentations du goût, invitant les chercheurs à aller au-delà de la simple détermination des

9 Albala, K. (dir.), A cultural history of food in the Renaissance, vol. 3, Londres–

New York, Berg, 2012 ; Meyzie, Ph.,L’alimentation en Europe à l’époque moderne.

Manger et boire XVIes.-XIXes., Paris, Armand Colin, 2010 ; Pinkard, S.,A Revolu- tion in Taste. The rise of French cuisine, 1650-1800, Cambridge, Cambridge Univer- sity Press, 2009 ; Quellier, F.,La Table des Français. Une histoire culturelle (XVe- début XIXesiècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007 ; Redon, O., Sallmann, L., Steinberg S. (dir.), Le Désir et le Goût. Une autre histoire (XIIIe- XVIIIesiècles), Actes du colloque international à la mémoire de Jean-Louis Flandrin, (Saint-Denis, septembre 2003), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes 2005 ; Ferguson, P. P.,Accounting for Taste. The Triumph of French Cuisine, Chica- go–Londres, University of Chicago Press, 2004 ; Albala, K.,Food in Early Modern Europe, Westport, Greenwood Press, 2003 ;Le siècle de Vatel, Dix-septième siècle, n° 217, 2002, n° 4 ;Ketcham Wheaton, B.,L’office et la bouche. Histoire des mœurs de la table en France 1300-1789, trad. Vierne, B., Paris, Calmann-Lévy, 1984 [titre original :Savouring the Past].

10 Flandrin, J.-L., Montanari, M. (dir.),Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996 ; Flandrin, J.-L., « La distinction par le goût », in Aries, Ph., Duby, G. (dir.),Histoire de la vie privée, t. 3, Paris, Seuil, 1986, p. 261-302 ; Flandrin, J.-L., « Pour une his- toire du goût », in Ferniot, J., Le Goff, J.,La cuisine et la table, Paris, Seuil, 1986, p. 13-19 ; Flandrin J.-L., « La diversité des goûts et des pratiques alimentaires en Eu- rope du XVIeau XVIIIesiècle », inRevue d’histoire moderne et contemporaine, t. 30, Paris, 1983, p. 66-83.

11 Sur la riche production des food studies, voir les répertoires bibliographiques spécifiques qui existent sur le sujet, comme par exemple laFood History Biblio- graphy, publiée par l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (IEHCA) avec la collaboration de la Villa i Tatti de Florence (The Harvard university center for Italian Renaissance studies), la Fondation Mellon et la Bibliothèque natio- nale de France. En ligne : http://www.foodbibliography.eu.

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Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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consommations12. Au départ, ces questions ne sont que rapidement formulées – dans l’introduction ou la conclusion par exemple – tandis que les pratiques alimentaires constituent toujours l’objet principal de la recherche13. Mais progressivement les historiens s’interrogent, cessent de se contenter d’établir le catalogue des plats consommés, s’efforçant de retrouver les justifications – médicales, sociales, politiques, écono- miques, culturelles, et même gustatives – qui y président. De nom- breuses études sont alors consacrées, par exemple, aux manières de table, au caractère social et convivial de la cuisine, notamment sous l’influence des travaux de Norbert Elias ou Pierre Bourdieu, parmi d’autres, qui ont proposé des problématiques plus sociologiques à la réflexion historienne, laissant un héritage de réflexions fécondes14. Cet infléchissement vers une perspective plus culturelle permet un enrichis- sement considérable des problématiques choisies – étude de la gour- mandise, par exemple15. Si l’étude des pratiques alimentaires demeure un secteur vivace de la recherche, la tendance aujourd’hui est de propo- ser une histoire de l’alimentation plus globale, croisant les pratiques et les représentations dans une véritable histoire des cultures alimentaires16.

12 Redon, O., Laurioux, B., « Histoire de l’alimentation entre Moyen Âge et Temps modernes. Regards sur trente ans de recherches », in Redon, O., Sallmann, L., Stein- berg, S. (dir.),Le Désir et le Goût…, p. 53-96.

13 C’était aussi le constat de Scholliers, P., “Twenty-five Years of Studying un Phénomène Social Total. Food History Writing on Europe in the Nineteenth and Twentieth Centuries”, inFood, Culture and Society, vol. 10, n° 3, (novembre 2007), p. 449-471.

14 Elias, N.,La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; Id.,La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 19751reéd. all. 1939; Id.,La Société de Cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; Bourdieu, P.,La Distinction : critique sociale du juge- ment, Paris, Minuit, 1979 ; Mennell, S.,All Manners of Food: Eating and Taste in England and France from the Middle Ages to the Present, Oxford, University of Illi- nois Press, 1985.

15 Karila-Cohen, K., Quellier, F. (dir.),Le corps du gourmand. D’Héraclès à Alexandre le Bienheureux, Presses Universitaires de Rennes/Presses universitaires François Ra- belais de Tours (« Table des hommes »), 2012 ; Quellier, F.,Gourmandise. Histoire d’un péché capital, Paris, Armand Colin, 2010 ; Meyzie, Ph. (dir.),La gourmandise entre péché et plaisir,Lumières, n° 11, 1ersemestre 2008 ; Casagrande, C., Vecchio, S.,Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, trad. Dauzat, P.-E., Paris, Aubier, 2003 ; N’Diaye, C. (dir.),La Gourmandise. Délices d’un péché, Paris, Autrement (Série Mutations/Mangeurs), n° 140, Novembre 1993.

16 Becker, K. (dir.), Studia Alimentorum 2003-2013. Une décennie de recherche. A decade of Research,Food & History, vol. 10, n° 2, 2012 ; Parasecoli, F., Scholliers, P. (dir.),A Cultural History of Food, 6 vol., Londres–New York, Berg, 2012 ; Pilch- er, J. M. (dir.),The Oxford Handbook of Food History, Oxford–New York, Oxford University Press, 2012 ; Meyzie, Ph., L’alimentation en Europe à l’époque mo- derne…; Quellier, F.,La Table des Français...

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De gustibus non est disputandum ?

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D’une manière générale cependant, et ce depuis la naissance desfood studies, le goût reste circonscrit à la définition de choix alimentaires, propice à l’élaboration d’une topographie des préférences pour certains produits ou méthodes de préparation. L’histoire de l’alimentation est évidemment un objet de recherches fascinant autant que nécessaire.

Mais une étude du goût qui se limite à cet aspect des choses ne laisse-t- elle pas dans l’ombre l’objet même qu’on se propose d’explorer ? Le goût, il est vrai, conduit à poser des choix alimentaires. Mais déterminer le contenu de ces préférences culinaires ne nous dit toujours rien de ce qu’est le sens du goût lui-même, ni de la place qu’il occupe dans les cultures du passé. Curieusement, le goût paraît négligé desfood studies, focalisées sur l’alimentation et la cuisine, la gustation proprement dite étant laissé à l’arrière-plan17.

De leur côté, les spécialistes dessensory studieset de l’histoire des sensibilités s’intéressent peu à ce sujet, lui préférant l’étude approfondie des autres sens. La vue passionne les chercheurs depuis plusieurs années déjà, objet des prolifiques visual studies. L’ouvrage de Carl Havelange sur l’histoire du regard en est un exemple significatif18. Des recherches d’envergure ont également été menées sur l’odorat, notamment depuis qu’Alain Corbin s’est intéressé à l’évolution des seuils de tolérance olfactive à l’entrée de la modernité19. La question de l’univers sonore, centrée sur l’évolution de la sensibilité auditive, est également très riche,

17 Il y a bien entendu des exceptions. Par exemple, Spary, E.,Eating the Enlightenment.

Food and the Sciences in Paris, 1670-1760, Chicago–Londres, University of Chicago Press, 2012. Nous remercions l’auteure de nous avoir donné un avant-goût de son ouvrage avant sa publication effective. De même, Chiou, D.-L.,Homo gastronomi- cus : les régimes du goût et le plaisir alimentaire à l’âge moderne (1650-1850), thèse inédite en Histoire et civilisation, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris, 2003. Nous remercions Georges Vigarello qui nous a indiqué l’existence de ce travail et exprimons toute notre gratitude à Der-Liang Chiou pour l’envoi d’une copie électronique de sa thèse. Voir aussi l’ouvrage devenu classique de Korsmeyer, C.,Making Sense of Taste: Food and Philosophy, Ithaca–Londres, Cornell University Press, 1999.

18 Havelange, C.,De l’œil et du monde…; Classen, C.,The Color of Angels: Cosmolo- gy, Gender and the Aesthetic Imagination, Londres–New York, Routledge, 1998.

19 Corbin, A., Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe- XIXesiècles, Paris, Aubier, 2003 [1re éd. 1982]. Soulignons également les travaux d’Annick Le Guérer, ainsi que l’ouvrage collectif publié par Constance Classen, David Howes et Anthony Synnott sous le titreAroma: The Cultural History of Smell.

Le Guérer, A., Les Pouvoirs de l’Odeur, Paris, François Bourin, 1988 [rééd.

Paris, Odile Jacob, 2002] ; Classen, C., Howes, D., Synnott, A.,Aroma: The Cultural History of Smell, Londres–New York, Routledge, 1994. Les trois auteurs appartien- nent auCentre for Sensory Studiesde l’Université Concordia de Montréal, placé sous la direction de David Howes, auteur et promoteur de nombreux travaux sur les cinq sens. Centre for Sensory Studies, Université de Concordia (Montréal), En ligne, http://www.centreforsensorystudies.org

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bien qu’elle peine parfois encore à se définir comme distincte de la musicologie20. Plus récente, l’étude du toucher est aujourd’hui traitée par plusieurs chercheurs anglo-saxons21. Enfin, les travaux qui se consacrent de concert à l’analyse des cinq sens réservent souvent une place à l’analyse du goût, bien qu’il y occupe une place moindre que celle des autres sens22. D’une manière générale, l’étude du goût paraît laissée à l’arrière-plan, notamment en raison d’une grande sectorisation de la recherche. Or, tout comme l’histoire du regard ne se limite pas à l’étude

20 Corbin, A.,Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXesiècle, Paris, Albin Michel, 1994 [rééd. Paris, 2001] ; Carter, T.,

“The Sound of Silence: Models for an Urban Musicology”, in Kaden, Ch., Kalisch, V. (dir.),Musik und Urbanität : Arbeitstagung der Fachgruppe Soziologie und Sozi- algeschichte der Musik in Schmökwitz(Berlin, 26-28 novembre 1999), Essen, Verlag Blaue Eule, 2002, p. 13-23 (révisé dans Urban History, t. XXIX, 2002, p. 8- 18) ; Kisby, F., “Introduction: Urban History, Musicology and Cities and Towns in Renaissance Europe”, in Kisby, F.,Music and Musicians in Renaissance Cities and Town, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Gutton, J.-P.,Bruits et sons dans notre histoire. Essai sur la reconstitution du paysage sonore, Paris, PUF, 2000.

Le problème ne concerne pas seulement les objets du sensible. Il s’agit aussi d’une question disciplinaire : les études visuelles ont tendance à être ancrées dans l’histoire de l’art, les travaux sur le son s’inscrivent naturellement dans le cadre de la musico- logie, etc. Sans oublier les enjeux institutionnels, qui contribuent également à cette sectorisation.

21 Classen, C.,The Deepest Sense: A Cultural History of Touch, University of Illinois Press, 2012 ; Classen, C. (dir.),The Book of Touch, Oxford–New York, Berg (Senso- ry Formations Series), 2005 ; Harvey, E. D. (dir.),Sensible Flesh. On Touch in Early Modern Culture, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2003. Ces publica- tions témoignent de l’émergence récente de questionnements nouveaux sur le tou- cher, longtemps cantonné à sa seule dimension sensuelle, traitée dans le cadre de l’histoire de la sexualité, bien plus ancienne que celle du toucher. Les travaux men- tionnés laissent entrevoir la richesse prometteuse de l’étude d’un thème qui com- mence tout juste à être exploré.

22 Cowan, A., Steward, J. (dir.),The City and the Senses. Urban culture Since 1500, Aldershot–Burlington, Ashgate, 2008 ; Howes, D. (dir.),Empire of the Senses. The sensual culture reader, Oxford–New York, Berg (Sensory Formations Series), 2005 ; Jütte, R.,A History of the Senses. From Antiquity to Cyberspace. trad. Lynn, J., Cambridge–Malden, Polity Press, 2005 ; Ackerman, D.,A natural History of the Senses, Londres, 2000 [1reéd. 1990] ; Bynum, W. F., Porter, R. (dir.),Medicine and the Five Senses, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Classen, C.,Worlds of sense. Exploring the senses in history and across cultures, Londres–New York, Routledge, 1993 ; Nordenfalk, C., “The Five Senses in Late Medieval and Renais- sance Art”, inJournal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 48, 1985, p. 1- 22 ; Vinge, L.,The Five Senses. Studies in a literary Tradition, Acta regiae societatis humanorum litterarum Ludensis, t. LXXII, Lund, Gleerup, 1975 ; Kermode, J. F.,

“The Banquet of Senses”, inBull. of John Rylands Library Manchester, t. XLIV, n° 1, sept. 1961, p. 68-99. Il existe toutefois des travaux plus équilibrés dans le trai- tement des cinq sens. L’ouvrage de Mark Smith en est un exemple : Smith, M.,Sens- ing the past. Seeing, Hearing, Smelling, Tasting, and Touching in History, Berkeley–

Los Angeles, University of California Press, 2007. De même, Serres, M.,Les cinq sens, Paris, Grasset, 1985.

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de la peinture, l’histoire de l’odorat à celle des parfums ou l’histoire du toucher à celle de la sexualité, l’histoire du goût est plus large que celle de l’alimentation. Faut-il nécessairement toujours appréhender le sen- sible par ses objets, ou par les pratiques qui l’entourent ? Ne peut-on envisager une étude du sensible pour lui-même ? Est-il possible d’entreprendre une histoire du goût comme expérience sensible du monde, désenclavée de l’étude de la seule cuisine ?

Une « sensorialité basse »

Explorant, outre la dimension culinaire, également les registres phi- losophique, médical et religieux, ce livre a pour objet l’histoire d’un sens. Allant au-delà de la détermination des préférences gustatives, nous chercherons à interroger plus généralement la représentation du goût et sa place dans les cultures sensibles des XVIIeet XVIIIesiècles, accor- dant une attention spéciale aux discours, à ce qui se dit sur le goût, à la manière de le dire, tout autant qu’à ce qui ne peut se dire. Pour détermi- ner la place du goût dans les cultures sensibles du passé, il est nécessaire d’envisager dans un même mouvement l’analyse, fût-ce de manière moins approfondie, des autres sens. Comment se décline le goût, lors- qu’on le confronte à la vue ou au toucher, à l’ouïe, à l’odorat ?

Le premier élément de réponse se trouve du côté de la « hiérarchie des sens », construction culturelle dans laquelle les cinq sens, dotés chacun d’une valeur propre, sont classés par ordre d’importance. Les sens supérieurs – la vue et l’ouïe – sont ceux auxquels on reconnaît une dimension spirituelle, ce qui les rend utiles pour le développement de l’esprit et de la connaissance du monde. Liés à la préservation du corps, les sens inférieurs – le goût et le toucher – sont quant à eux perçus comme les plus matériels, révélateurs d’une proximité physique entre l’homme et l’animal23. Entre ces deux groupes de sens, l’odorat occupe une position médiane, partagé entre une dimension spirituelle qui le rattache aux sens supérieurs et un fondement matériel qui le lie plutôt aux sens inférieurs. Il s’agit, à l’époque moderne, d’un lieu commun :

23 Plusieurs chercheurs ont également mis en évidence la dimension de genre qui se glisse derrière la qualification des sens, opposant les sensorialités basses, rapprochées de la sensualité féminine, aux sensorialités hautes, reconnues comme appartenant au domaine de la rationalité masculine. Classen, C., “The witch’s Senses: Sensory Ideo- logies and Transgressive Feminities from the Renaissance to Modernity”, in Howes, D. (dir.),Empire of the Senses…, p. 70-84 ; Korsmeyer, C.,Making Sense of Taste…, p. 30-36.

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L’homme est composé de deux parties, du corps & de l’âme : La veuë &

l’ouye servent plus à l’ame qu’au corps, le goust & l’attouchement servent plus au corps qu’à l’ame : l’odorat sert à tous les deux également24.

Dans la balance sensorielle, l’ordre le plus souvent retenu est donc le suivant : vue, ouïe, odorat, goût et toucher.

Le partage entre deux groupes de sens repose aussi sur une autre dis- tinction, formulée dès le De Anima d’Aristote, pour être reprise et réadaptée par la suite, opposant les « sens à distance » – vue, ouïe, odorat – aux « sens de contact » – goût et toucher25. Dans le premier cas, l’organe du sens reste à distance de son objet au moment de la percep- tion. Cet écart confère à la vue et à l’ouïe une fiabilité plus grande. On leur reconnaît une plus grande objectivité, ce qui leur vaut d’être valori- sés davantage. La participation de la Raison est rendue possible préci- sément par cette mise à distance. Aussi les sens nobles sont-ils les seuls associés à une activité de l’esprit, les seuls admis, pendant longtemps, dans les domaines de la science, de la philosophie et de l’art.

Les sens de contact se caractérisent au contraire par une proximité plus grande entre l’organe de la perception et son objet. Le toucher, ainsi que le goût – souvent considéré comme une forme particulière de tou- cher – entrent véritablement en contact avec leur objet. Il n’y a pas de sensation possible sans cette rencontre physique, qui dote le goût et le toucher d’une dimension plus subjective. La disqualification des sens inférieurs vient notamment de l’intimité profonde que ceux-ci entretien- nent avec les choses. Les considérations sont évidemment modulées en fonction du contexte culturel. Au XVIIIesiècle par exemple, les sensua- listes au contraire mettront en doute la fiabilité de la vue, précisément parce qu’elle n’atteint jamais son objet et qu’elle a besoin de la garantie du toucher pour confirmer sa perception du monde. Mais au début de l’époque moderne, le goût, sens de contact, est disqualifié.

Pour le goût, la proximité est encore plus profonde que pour le tou- cher. La sensation se produit lorsqu’un aliment sapide entre en contact

24 Du Laurens, A.,Discours de la conservation de la veuë : Des maladies melancho- liques : des catarrhes : & de la vieillesse,Reveus de nouveau & augmentez de plu- sieurs chapitres, s.l., Samson, T., 1598, p. 36. André Du Laurens est médecin ordi- naire du roi et professeur à la Faculté de médecine de Montpellier.

25 «…est-ce donc que toutes choses font l’objet de la sensation de la même manière, ou la sensation se fait-elle différente pour des objets différents, comme, à ce qu’il semble maintenant, le goût et le toucher s’exercent par contact, alors que les autres sensations s’exercent à distance ? En fait, il n’en est pas ainsi, mais nous sentons le dur et le mou à travers d’autres corps, comme aussi le sonore, le visible et l’odorant ; toutefois nous sentons ces derniers de loin, les premiers de près, c’est pourquoi l’intermédiaire nous échappe…. » Aristote,De l’âme, éd. Thillet, P., Paris, Galli- mard, 2005, p. 142-143423b].

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avec la langue, fond dans la bouche, avant de pénétrer à l’intérieur du corps pour être digéré, transformant le mangeur de l’intérieur. C’est le seul sens qui suppose l’assimilation et in fine la destruction de son objet ; le seul sens par lequel une partie du monde extérieur pénètre à l’intérieur du corps, qu’elle contribue à transformer. Sujet et objet de la perception se mêlent au point de se confondre.

Ce tableau général mérite d’être nuancé, bien entendu. Les percep- tions anciennes considèrent communément le sentir comme un contact.

Les théories de la vision par exemple, supposent aussi un contact effec- tif entre les rayons visuels et le monde26. C’est valable pour tous les sens. Mais la qualification du goût comme sens de contact demeure au fil des siècles, malgré les transformations des théories de la perception, ce qui est moins le cas des autres sens. Les discours sur cette proximité sont variables, mais l’insistance sur un contact sensible caractérisé par une intimité plus forte entre le percevant et le perçu demeure. Cette absence de distance fait que le goût résisterait à toute intellectualisation.

Le sens du goût est un mystère, qui laisse entière l’énigme du sensible.

Ne peut-on cependant envisager de connaître par le goût ? Quelle expé- rience du monde se dévoile par ce sens plus intime que les autres ?

Qu’il nous suffise pour l’instant de constater que le goût, dans les cultures sensibles du passé, peut être classé dans la catégorie que nous appelons les « sensorialités basses », expression qui nous paraît particu- lièrement opportune pour renvoyer aux sens désignés dans les sources du passé par les termes de « sens inférieurs », « sens animaux » ou encore sens « grossiers », « sens bas », indiquant qu’il existe bien, dans les cultures anciennes, des formes de sensorialités hautes et basses.

Nous y reviendrons en profondeur au cours de l’analyse. Notons cepen- dant que notre propos n’est pas ici de déterminer quel serait le sens primordial pour une culture donnée, dessinant une sorte de hiérarchie sensorielle a posteriori, établissant artificiellement une classification d’ordre chronologique, opposant, par exemple, une Renaissance plus auditive et tactile à un XVIIe plus visuel – comme Lucien Febvre ou Robert Mandrou ont pu tenter, en leur temps, de le faire27. Notre objectif est plutôt d’interroger la construction de cette hiérarchie sensorielle telle qu’elle s’élabore dans le passé et ce que cela signifie pour la place du goût dans les cultures modernes. La hiérarchie des sens, en effet, est toujours implicitement présente dans les discours anciens sur les sens,

26 Havelange, C.,De l’œil et du monde…

27 Febvre, L., « La sensibilité et l’histoire : Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? », inAnnales d’histoire sociale, t. 3, n° 1/2, 1941, p. 5-20 ; Mandrou, R.,Introduction à la France moderne, 1500-1640 : Essai de psychologie historique, Paris, Albin Michel, 19981re éd. 1961, p. 75-89 (chap. 3 « L’homme psychique : sens, sensations, émotions, passions »).

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tout comme la méfiance à l’égard des sens corporels. Et si la noblesse de la vue fascine, le caractère bassement matériel du goût fait de celui-ci un sens longtemps indigne de l’enquête savante – on pourrait d’ailleurs se demander, au vu du déséquilibre constaté dans le traitement des cinq sens par les spécialistes dessensory studies, si cette hiérarchie des sens a vraiment totalement disparu de nos cultures contemporaines.

Pour comprendre cette conception ancienne du monde, qui oppose des sens qui seraient plus spirituels à d’autres corporels, il faut se pen- cher sur le système culturel et les représentations du monde qui la rendent pensable. En effet, l’idée de balance sensorielle n’a de sens que dans le cadre d’une culture – européenne en l’occurrence – fondée sur une conception dualiste du monde. Héritage des philosophies antiques – Platon, notamment – et des religions monothéistes, le dualisme marque profondément et de manière durable toute la pensée occidentale, fondée sur une épistémologie caractérisée par un système d’oppositions, entre le corps et l’âme, les sens et la raison, le sensible et l’intelligible, plus tard – notamment avec l’apparition du naturalisme – la Nature et la Culture28. L’exploration du goût, envisagée dans la perspective d’une anthropologie historique, nous permet, aussi, de nous pencher sur ces questions, telles qu’elles se développent avec la modernité. Les travaux de Philippe Descola constitueront ici une référence théorique impor- tante, qui nous permettra de réfléchir à cette culture gustative moderne et à ce qui pourrait expliquer le bouleversement culturel considérable qui a permis l’avènement, à la fin du XVIIIeet surtout au XIXesiècle, de la gastronomie29. Comment un sens matériel, dévalorisé pendant des siècles, méprisé pour son animalité, a-t-il pu s’élever au point de reven- diquer la participation à quelque chose qui relève des arts et des sciences, à l’époque, par exemple, de Brillat-Savarin ?

Une histoire feuilletée des cultures sensibles

Malgré leur part d’indicible, les cultures sensibles du passé se révè- lent partiellement par l’intermédiaire des sources historiques qui les représentent. Le goût n’est pas un sujet d’histoire d’emblée accessible, mais un objet de recherche qu’il faut construire, en parcourant des milliers de pages de textes anciens, sans connaître à l’avance l’aboutissement des recherches à venir. Cette histoire s’écrit à partir de fragments disparates, pouvant provenir des registres les plus divers.

Nous avons choisi d’utiliser un corpus documentaire vaste composé de sources de natures variées, en cherchant à repérer minutieusement tous

28 Distinctions qui, on le sait, n’ont aucun sens dans bien des cultures non-occidentales.

29 Descola, Ph.,Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

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ces textes qui font balise dans une histoire du goût et tous ceux, plus incertains, qui les accompagnent.

L’histoire du goût a bien sûr ses incontournables, tels que les ma- nuels de cuisine, tout d’abord, composant le secteur attendu où se déploie une pensée du goût. Les recueils de recettes envisagés ici sont toutefois analysés dans la perspective d’une histoire du goût, où la question de recherche principale n’est pas celle de l’alimentation. Les traités de savoir-vivre constituent un autre type de sources classique, la lecture que nous proposons n’étant cependant pas celle d’une étude des bonnes manières à table, mais des éléments qui, dans cette littérature de la civilité, révèlent des indices d’une conception plus générale du sens du goût.

Les ouvrages médicaux représentent un autre registre documentaire important. La théorie des humeurs, dont l’influence se fait sentir jusqu’en plein XVIIesiècle et au-delà, tisse des liens étroits entre la cuisine et la médecine et ordonne tout le savoir médical ancien touchant l’alimentation30. Les produits choisis, les modes de préparation et de cuisson, tout comme l’assaisonnement, sont pensés en fonction du système des humeurs pour composer des mets équilibrés en fonction du tempérament, qui dépend de la position sociale, de l’âge et du sexe du consommateur31. Sans revenir en détails sur cette histoire, déjà bien connue, nous nous intéresserons surtout à la place du goût dans ce système, qui détermine aussi les qualités des aliments, mis en rapport avec les tempéraments individuels.

Outre la littérature diététique et médicale, les traités de physique et de chimie apporteront un complément intéressant à cette exploration d’un registre plus « scientifique »32, qui fait l’objet de transformations importantes au cours de l’époque moderne. La physique se définit alors comme la « science qui a pour objet les choses naturelles »33, l’étude de la nature et de ses manifestations. Aussi est-il fréquent d’y trouver

30 Audouin-Rouzeau, F., Sabban, F. (dir.),Un aliment sain dans un corps sain, Actes du Deuxième colloque de l’IEHCA, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2007 ; Laurioux, B. (dir.), « Cuisine et médecine au Moyen Âge », inCahiers de Re- cherches Médiévales, n° 13 spécial, 2006, p. 223-266 ; Flandrin, J.-L., Montanari, M. (dir.),Histoire de l’alimentation… ; Bynum, W. F., Porter, R. (dir.), Medicine and the Five senses…; Chiou, D.-L.,Homo gastronomicus…

31 Grieco, A. J., « Alimentation et classes sociales à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance », in Flandrin, J.-L., Montanari, M. (dir.),Histoire de l’alimentation…, p. 479-490 ; Flandrin, J.-L., « Assaisonnement, cuisine et diététique aux XIVe, XVeet XVIesiècles », inIdem, p. 491-509.

32 Avec toutes les réserves que suppose l’utilisation de ce terme contemporain pour qualifier les réalités de cette époque ancienne.

33 Art. « Physique », inLe Dictionnaire de l’Académie françoise…, t. 2, 1762, p. 366.

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plusieurs chapitres sur les sensorialités34, qui viendront compléter les ouvrages plus spécifiquement conçus comme des « traités des sens ».

Progressivement, à partir de la Renaissance, les médecins commen- cent à prendre leurs distances à l’égard des idées de Galien et d’Hippocrate, qui ont dominé la médecine ancienne pendant des siècles.

Les savants s’intéressent de plus en plus à la physiologie de l’organe du goût, ainsi qu’au phénomène de la digestion, après des siècles de re- cherches médicales majoritairement centrées sur la diététique. À mesure que l’on s’éloigne du XVIesiècle, ce sont les chimistes qui s’imposent, proposant une chimie du goût où les saveurs dépendent de la structure des particules gustatives composant les aliments – théories qui seront loin d’être acceptées par tous, générant des controverses entre spécia- listes, opposant notamment iatrochimistes et iatrophysiciens35. L’évolution des conceptions médicales influence-t-elle les représenta- tions plus générales du goût ?

Au-delà du registre médical, il convient également d’explorer la di- mension religieuse, fondatrice à l’époque moderne et dès lors indispen- sable pour comprendre les mondes sensibles de cette période. La con- damnation ecclésiastique du péché de gourmandise révèle la valeur négative associée au goût, tenu comme directement lié à la dimension charnelle du plaisir. Depuis la codification des péchés capitaux par le pape Grégoire Ier jusqu’au XIXesiècle, moment de triomphe de la gastronomie, la tolérance religieuse à l’égard de la gourmandise évolue et influence, sans doute, les représentations du goût. Ce sens corporel trouve par ailleurs place dans des considérations spirituelles beaucoup plus larges, touchant le plaisir, le corps, les sens et la matérialité du monde. Aux sources attendues – recueils de sermons, artes moriendi, œuvres morales, littérature de dévotion, etc. –, nous avons ajouté des textes plus marginaux, tels que ceux produits par la littérature mystique ou démonologique, susceptibles d’apporter un éclairage intéressant, beaucoup plus rarement envisagé par les spécialistes de l’alimentation.

Enfin, le registre philosophique est sans doute celui qui a été le plus négligé desfood studies. Le contexte envisagé est intéressant car marqué de multiples fractures susceptibles d’avoir transformé les représentations du goût. Le cartésianisme d’abord, qui contribue à imposer le dualisme tout en instaurant le doute méthodique, notamment à l’égard des don- nées sensorielles. À la fin du XVIIeet au XVIIIesiècle, l’empirisme et le

34 Le traitéDe Animad’Aristote, consacré à l’étude des cinq sens, figurait déjà parmi les traités de physique du philosophe. Aristote,De l’âme…, p. 41.

35 Spary, E.,Eating the Enlightenment... ; Albala, K.,Food in Early Modern Europe…, p. 213-230 (chap. 6 “Diet and Nutrition”) ; Grmek, M. D. (dir.) (avec la coll. de Fan- tini, B.),Histoire de la pensée médicale en Occident, t. 2 (« De la Renaissance aux Lumières »), Paris, Seuil, 1997.

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sensualisme remettent en cause les théories de Descartes, refusent les idées innées et célèbrent au contraire l’expérience sensible comme le fondement de toute connaissance. L’avènement des Lumières, enfin, accompagne ce mouvement de transformation des manières de penser et d’habiter le monde. La question des sensorialités occupe une place importante dans le renouvellement des idées36. Le goût profite-t-il de cette curiosité nouvelle pour les mondes sensibles, qui se déploie tout particulièrement au XVIIIesiècle ?

En définitive, les quatre registres envisagés – culinaire, médical, re- ligieux et philosophique – nous permettent d’explorer la question du goût sans la réduire à l’alimentation. L’espace chronologique envisagé est celui de l’époque moderne, particulièrement du milieu du XVIIeà la fin du XVIIIesiècle, période de basculement essentielle dans l’histoire du goût. Nous avons choisi de circonscrire notre étude à l’aire culturelle française, qui s’articule autour du rayonnement de la langue française dans les derniers siècles de l’époque moderne. Nous exploitons tant les textes rédigés directement en français que ceux, étrangers, considérés comme suffisamment importants pour être traduits dans cette langue.

Les philosophies des Lumières sont portées par les grandes figures françaises des encyclopédistes, tandis que l’art culinaire français prétend donner le ton à toute l’Europe, au moment où Louis XIV s’impose sur la scène internationale. La France apparaît à ce moment comme le centre du « bon goût » – du moins si l’on en croit la rhétorique déployée par de nombreux témoins de cette époque37.

À l’exception des cuisiniers, qui proposent une parole à vocation par- fois plus pratique – quoique pas toujours, comme nous le verrons –, la plupart des témoins convoqués appartiennent à l’élite cultivée des Temps modernes – médecins, philosophes, savants, moralistes, hommes d’Église, écrivains, hommes du monde, etc. Nous avons privilégié les œuvres majeures, publiées par les membres de la République des Lettres, qui font l’objet de nombreuses éditions, traductions ou adapta- tions, régulièrement citées à l’époque et susceptibles, dès lors, de révéler des indices des conceptions communes du savoir touchant le sens gusta- tif. Cette étude prend donc pour objet la culture générale de la minorité éduquée de la France d’Ancien Régime, un choix dicté tant par la nature des sources choisies que par la méthodologie adoptée.

L’idée même d’exhaustivité est ici incongrue : il s’agit de croiser des espaces documentaires, plutôt que d’épuiser les ressources d’un seul

36 Cassirer, E.,La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1970 ; Roche, D.,La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993.

37 Cette recherche mériterait de faire l’objet d’une étude d’envergure européenne qui pourrait sans doute contrebalancer ces représentations franco-centristes.

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d’entre eux. Tous ces textes sont autant de témoignages d’expériences du passé, qui représentent les sensibilités anciennes. L’objectif poursuivi est de proposer un parcours de l’époque moderne et de repérer, grâce aux paroles, aux thèmes récurrents dans les discours, les traits indices d’une culture sensible, susceptibles de lever le voile sur les représenta- tions gustatives modernes. Notre enquête explorant un objet aussi impalpable, fondée sur un corpus documentaire si large, n’est pas dé- pourvue d’une certaine fragilité. Cette histoire du goût comporte sa part de risque. Une étude approfondie aux limites plus restreintes apporterait une plus grande précision dans les détails. Notre travail a toutefois le mérite de repérer des lignes de force invisibles à qui ne s’intéresse qu’à un seul type de source ou à une période plus réduite et ouvre des pistes fascinantes pour l’exploration des cultures sensibles du passé38. Dans l’Histoire des avant dernières choses, Kracauer explique très bien les difficultés auxquelles est confronté l’historien, tenu de choisir entre les perspectives d’une « macro-histoire » ou d’une « micro-histoire ».

Le degré d’intelligibilitédes récits historiques est fonction de l’ampleur de leur visée. Plus elle est large, plus vaste est le passé qu’ils rendront intelli- gible. Mais ce surcroît d’intelligibilité a un prix. Ce que l’historien gagne en ampleur, il le perd en termes de (micro-)information. « Selon le niveau où l’historien se place, écrit Lévi-Strauss, il perd en information ce qu’il gagne en compréhension, ou inversement »39.

L’idéal est bien sûr de tendre vers le croisement des apports de la micro- et de la macro-hisoire, mais l’exercice se révèle très complexe, car les rapports d’échelle ne sont pas nécessairement superposables.

Kracauer en convient lorsqu’il évoque les « difficultés de circulation entre les dimensions micro et macro »40. Il compare le récit historique au récit cinématographique, qui peuvent tous deux recourir à la méthode des « gros plans » et des « plans lointains »41.

En définitive,

38 « Mais l’historien sait bien aujourd’hui qu’il se heurte à un éternel dilemme :

‘assumer un statut scientifique faible pour arriver à des résultats marquants, ou assu- mer un statut scientifique fort pour arriver à des résultats négligeables’ ». Ginzburg, C.,Mythes, emblèmes, traces, Paris, 1989, p. 179. Cité dans Corbin, A., « Histoire et Anthropologie sensorielle », inAnthropologie et Sociétés, vol. 14, n° 2 (vol. « Les cinq sens », sous la dir. de Howes, D.), 1990, p. 17. Sans doute est-ce moins la ques- tion du « statut scientifique » qui est à considérer ici que celle des rapports d’échelle.

39 Lévi-Strauss, Cl.,La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 346. Cité dans Kracauer, S.,L’Histoire des avant-dernières choses, trad. Orsoni, Cl., éd. Perivolarospoulu, N., Despoix, Ph., Paris, Stock, 20061reéd. 1969, p. 195.

40 Idem, p. 202. « Les micro-événements risquent de perdre certaines de leurs particula- rités et de leurs significations lorsqu’ils sont transportés à de plus hautes altitudes. » Idem, p. 191.

41 Ibidem.

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