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Explorant, outre la dimension culinaire, également les registres phi-losophique, médical et religieux, ce livre a pour objet l’histoire d’un sens. Allant au-delà de la détermination des préférences gustatives, nous chercherons à interroger plus généralement la représentation du goût et sa place dans les cultures sensibles des XVIIeet XVIIIesiècles, accor-dant une attention spéciale aux discours, à ce qui se dit sur le goût, à la manière de le dire, tout autant qu’à ce qui ne peut se dire. Pour détermi-ner la place du goût dans les cultures sensibles du passé, il est nécessaire d’envisager dans un même mouvement l’analyse, fût-ce de manière moins approfondie, des autres sens. Comment se décline le goût, lors-qu’on le confronte à la vue ou au toucher, à l’ouïe, à l’odorat ?

Le premier élément de réponse se trouve du côté de la « hiérarchie des sens », construction culturelle dans laquelle les cinq sens, dotés chacun d’une valeur propre, sont classés par ordre d’importance. Les sens supérieurs – la vue et l’ouïe – sont ceux auxquels on reconnaît une dimension spirituelle, ce qui les rend utiles pour le développement de l’esprit et de la connaissance du monde. Liés à la préservation du corps, les sens inférieurs – le goût et le toucher – sont quant à eux perçus comme les plus matériels, révélateurs d’une proximité physique entre l’homme et l’animal23. Entre ces deux groupes de sens, l’odorat occupe une position médiane, partagé entre une dimension spirituelle qui le rattache aux sens supérieurs et un fondement matériel qui le lie plutôt aux sens inférieurs. Il s’agit, à l’époque moderne, d’un lieu commun :

23 Plusieurs chercheurs ont également mis en évidence la dimension de genre qui se glisse derrière la qualification des sens, opposant les sensorialités basses, rapprochées de la sensualité féminine, aux sensorialités hautes, reconnues comme appartenant au domaine de la rationalité masculine. Classen, C., “The witch’s Senses: Sensory Ideo-logies and Transgressive Feminities from the Renaissance to Modernity”, in Howes, D. (dir.),Empire of the Senses…, p. 70-84 ; Korsmeyer, C.,Making Sense of Taste…, p. 30-36.

Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne

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L’homme est composé de deux parties, du corps & de l’âme : La veuë &

l’ouye servent plus à l’ame qu’au corps, le goust & l’attouchement servent plus au corps qu’à l’ame : l’odorat sert à tous les deux également24.

Dans la balance sensorielle, l’ordre le plus souvent retenu est donc le suivant : vue, ouïe, odorat, goût et toucher.

Le partage entre deux groupes de sens repose aussi sur une autre dis-tinction, formulée dès le De Anima d’Aristote, pour être reprise et réadaptée par la suite, opposant les « sens à distance » – vue, ouïe, odorat – aux « sens de contact » – goût et toucher25. Dans le premier cas, l’organe du sens reste à distance de son objet au moment de la percep-tion. Cet écart confère à la vue et à l’ouïe une fiabilité plus grande. On leur reconnaît une plus grande objectivité, ce qui leur vaut d’être valori-sés davantage. La participation de la Raison est rendue possible préci-sément par cette mise à distance. Aussi les sens nobles sont-ils les seuls associés à une activité de l’esprit, les seuls admis, pendant longtemps, dans les domaines de la science, de la philosophie et de l’art.

Les sens de contact se caractérisent au contraire par une proximité plus grande entre l’organe de la perception et son objet. Le toucher, ainsi que le goût – souvent considéré comme une forme particulière de tou-cher – entrent véritablement en contact avec leur objet. Il n’y a pas de sensation possible sans cette rencontre physique, qui dote le goût et le toucher d’une dimension plus subjective. La disqualification des sens inférieurs vient notamment de l’intimité profonde que ceux-ci entretien-nent avec les choses. Les considérations sont évidemment modulées en fonction du contexte culturel. Au XVIIIesiècle par exemple, les sensua-listes au contraire mettront en doute la fiabilité de la vue, précisément parce qu’elle n’atteint jamais son objet et qu’elle a besoin de la garantie du toucher pour confirmer sa perception du monde. Mais au début de l’époque moderne, le goût, sens de contact, est disqualifié.

Pour le goût, la proximité est encore plus profonde que pour le tou-cher. La sensation se produit lorsqu’un aliment sapide entre en contact

24 Du Laurens, A.,Discours de la conservation de la veuë : Des maladies melancho-liques : des catarrhes : & de la vieillesse,Reveus de nouveau & augmentez de plu-sieurs chapitres, s.l., Samson, T., 1598, p. 36. André Du Laurens est médecin ordi-naire du roi et professeur à la Faculté de médecine de Montpellier.

25 «…est-ce donc que toutes choses font l’objet de la sensation de la même manière, ou la sensation se fait-elle différente pour des objets différents, comme, à ce qu’il semble maintenant, le goût et le toucher s’exercent par contact, alors que les autres sensations s’exercent à distance ? En fait, il n’en est pas ainsi, mais nous sentons le dur et le mou à travers d’autres corps, comme aussi le sonore, le visible et l’odorant ; toutefois nous sentons ces derniers de loin, les premiers de près, c’est pourquoi l’intermédiaire nous échappe…. » Aristote,De l’âme, éd. Thillet, P., Paris, Galli-mard, 2005, p. 142-143423b].

De gustibus non est disputandum ?

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avec la langue, fond dans la bouche, avant de pénétrer à l’intérieur du corps pour être digéré, transformant le mangeur de l’intérieur. C’est le seul sens qui suppose l’assimilation et in fine la destruction de son objet ; le seul sens par lequel une partie du monde extérieur pénètre à l’intérieur du corps, qu’elle contribue à transformer. Sujet et objet de la perception se mêlent au point de se confondre.

Ce tableau général mérite d’être nuancé, bien entendu. Les percep-tions anciennes considèrent communément le sentir comme un contact.

Les théories de la vision par exemple, supposent aussi un contact effec-tif entre les rayons visuels et le monde26. C’est valable pour tous les sens. Mais la qualification du goût comme sens de contact demeure au fil des siècles, malgré les transformations des théories de la perception, ce qui est moins le cas des autres sens. Les discours sur cette proximité sont variables, mais l’insistance sur un contact sensible caractérisé par une intimité plus forte entre le percevant et le perçu demeure. Cette absence de distance fait que le goût résisterait à toute intellectualisation.

Le sens du goût est un mystère, qui laisse entière l’énigme du sensible.

Ne peut-on cependant envisager de connaître par le goût ? Quelle expé-rience du monde se dévoile par ce sens plus intime que les autres ?

Qu’il nous suffise pour l’instant de constater que le goût, dans les cultures sensibles du passé, peut être classé dans la catégorie que nous appelons les « sensorialités basses », expression qui nous paraît particu-lièrement opportune pour renvoyer aux sens désignés dans les sources du passé par les termes de « sens inférieurs », « sens animaux » ou encore sens « grossiers », « sens bas », indiquant qu’il existe bien, dans les cultures anciennes, des formes de sensorialités hautes et basses.

Nous y reviendrons en profondeur au cours de l’analyse. Notons cepen-dant que notre propos n’est pas ici de déterminer quel serait le sens primordial pour une culture donnée, dessinant une sorte de hiérarchie sensorielle a posteriori, établissant artificiellement une classification d’ordre chronologique, opposant, par exemple, une Renaissance plus auditive et tactile à un XVIIe plus visuel – comme Lucien Febvre ou Robert Mandrou ont pu tenter, en leur temps, de le faire27. Notre objectif est plutôt d’interroger la construction de cette hiérarchie sensorielle telle qu’elle s’élabore dans le passé et ce que cela signifie pour la place du goût dans les cultures modernes. La hiérarchie des sens, en effet, est toujours implicitement présente dans les discours anciens sur les sens,

26 Havelange, C.,De l’œil et du monde…

27 Febvre, L., « La sensibilité et l’histoire : Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? », inAnnales d’histoire sociale, t. 3, n° 1/2, 1941, p. 5-20 ; Mandrou, R.,Introduction à la France moderne, 1500-1640 : Essai de psychologie historique, Paris, Albin Michel, 19981re éd. 1961, p. 75-89 (chap. 3 « L’homme psychique : sens, sensations, émotions, passions »).

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tout comme la méfiance à l’égard des sens corporels. Et si la noblesse de la vue fascine, le caractère bassement matériel du goût fait de celui-ci un sens longtemps indigne de l’enquête savante – on pourrait d’ailleurs se demander, au vu du déséquilibre constaté dans le traitement des cinq sens par les spécialistes dessensory studies, si cette hiérarchie des sens a vraiment totalement disparu de nos cultures contemporaines.

Pour comprendre cette conception ancienne du monde, qui oppose des sens qui seraient plus spirituels à d’autres corporels, il faut se pen-cher sur le système culturel et les représentations du monde qui la rendent pensable. En effet, l’idée de balance sensorielle n’a de sens que dans le cadre d’une culture – européenne en l’occurrence – fondée sur une conception dualiste du monde. Héritage des philosophies antiques – Platon, notamment – et des religions monothéistes, le dualisme marque profondément et de manière durable toute la pensée occidentale, fondée sur une épistémologie caractérisée par un système d’oppositions, entre le corps et l’âme, les sens et la raison, le sensible et l’intelligible, plus tard – notamment avec l’apparition du naturalisme – la Nature et la Culture28. L’exploration du goût, envisagée dans la perspective d’une anthropologie historique, nous permet, aussi, de nous pencher sur ces questions, telles qu’elles se développent avec la modernité. Les travaux de Philippe Descola constitueront ici une référence théorique impor-tante, qui nous permettra de réfléchir à cette culture gustative moderne et à ce qui pourrait expliquer le bouleversement culturel considérable qui a permis l’avènement, à la fin du XVIIIeet surtout au XIXesiècle, de la gastronomie29. Comment un sens matériel, dévalorisé pendant des siècles, méprisé pour son animalité, a-t-il pu s’élever au point de reven-diquer la participation à quelque chose qui relève des arts et des sciences, à l’époque, par exemple, de Brillat-Savarin ?

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