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Malgré leur part d’indicible, les cultures sensibles du passé se révè-lent partiellement par l’intermédiaire des sources historiques qui les représentent. Le goût n’est pas un sujet d’histoire d’emblée accessible, mais un objet de recherche qu’il faut construire, en parcourant des milliers de pages de textes anciens, sans connaître à l’avance l’aboutissement des recherches à venir. Cette histoire s’écrit à partir de fragments disparates, pouvant provenir des registres les plus divers.

Nous avons choisi d’utiliser un corpus documentaire vaste composé de sources de natures variées, en cherchant à repérer minutieusement tous

28 Distinctions qui, on le sait, n’ont aucun sens dans bien des cultures non-occidentales.

29 Descola, Ph.,Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

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ces textes qui font balise dans une histoire du goût et tous ceux, plus incertains, qui les accompagnent.

L’histoire du goût a bien sûr ses incontournables, tels que les ma-nuels de cuisine, tout d’abord, composant le secteur attendu où se déploie une pensée du goût. Les recueils de recettes envisagés ici sont toutefois analysés dans la perspective d’une histoire du goût, où la question de recherche principale n’est pas celle de l’alimentation. Les traités de savoir-vivre constituent un autre type de sources classique, la lecture que nous proposons n’étant cependant pas celle d’une étude des bonnes manières à table, mais des éléments qui, dans cette littérature de la civilité, révèlent des indices d’une conception plus générale du sens du goût.

Les ouvrages médicaux représentent un autre registre documentaire important. La théorie des humeurs, dont l’influence se fait sentir jusqu’en plein XVIIesiècle et au-delà, tisse des liens étroits entre la cuisine et la médecine et ordonne tout le savoir médical ancien touchant l’alimentation30. Les produits choisis, les modes de préparation et de cuisson, tout comme l’assaisonnement, sont pensés en fonction du système des humeurs pour composer des mets équilibrés en fonction du tempérament, qui dépend de la position sociale, de l’âge et du sexe du consommateur31. Sans revenir en détails sur cette histoire, déjà bien connue, nous nous intéresserons surtout à la place du goût dans ce système, qui détermine aussi les qualités des aliments, mis en rapport avec les tempéraments individuels.

Outre la littérature diététique et médicale, les traités de physique et de chimie apporteront un complément intéressant à cette exploration d’un registre plus « scientifique »32, qui fait l’objet de transformations importantes au cours de l’époque moderne. La physique se définit alors comme la « science qui a pour objet les choses naturelles »33, l’étude de la nature et de ses manifestations. Aussi est-il fréquent d’y trouver

30 Audouin-Rouzeau, F., Sabban, F. (dir.),Un aliment sain dans un corps sain, Actes du Deuxième colloque de l’IEHCA, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2007 ; Laurioux, B. (dir.), « Cuisine et médecine au Moyen Âge », inCahiers de Re-cherches Médiévales, n° 13 spécial, 2006, p. 223-266 ; Flandrin, J.-L., Montanari, M. (dir.),Histoire de l’alimentation… ; Bynum, W. F., Porter, R. (dir.), Medicine and the Five senses…; Chiou, D.-L.,Homo gastronomicus…

31 Grieco, A. J., « Alimentation et classes sociales à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance », in Flandrin, J.-L., Montanari, M. (dir.),Histoire de l’alimentation…, p. 479-490 ; Flandrin, J.-L., « Assaisonnement, cuisine et diététique aux XIVe, XVeet XVIesiècles », inIdem, p. 491-509.

32 Avec toutes les réserves que suppose l’utilisation de ce terme contemporain pour qualifier les réalités de cette époque ancienne.

33 Art. « Physique », inLe Dictionnaire de l’Académie françoise…, t. 2, 1762, p. 366.

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plusieurs chapitres sur les sensorialités34, qui viendront compléter les ouvrages plus spécifiquement conçus comme des « traités des sens ».

Progressivement, à partir de la Renaissance, les médecins commen-cent à prendre leurs distances à l’égard des idées de Galien et d’Hippocrate, qui ont dominé la médecine ancienne pendant des siècles.

Les savants s’intéressent de plus en plus à la physiologie de l’organe du goût, ainsi qu’au phénomène de la digestion, après des siècles de re-cherches médicales majoritairement centrées sur la diététique. À mesure que l’on s’éloigne du XVIesiècle, ce sont les chimistes qui s’imposent, proposant une chimie du goût où les saveurs dépendent de la structure des particules gustatives composant les aliments – théories qui seront loin d’être acceptées par tous, générant des controverses entre spécia-listes, opposant notamment iatrochimistes et iatrophysiciens35. L’évolution des conceptions médicales influence-t-elle les représenta-tions plus générales du goût ?

Au-delà du registre médical, il convient également d’explorer la di-mension religieuse, fondatrice à l’époque moderne et dès lors indispen-sable pour comprendre les mondes sensibles de cette période. La con-damnation ecclésiastique du péché de gourmandise révèle la valeur négative associée au goût, tenu comme directement lié à la dimension charnelle du plaisir. Depuis la codification des péchés capitaux par le pape Grégoire Ier jusqu’au XIXesiècle, moment de triomphe de la gastronomie, la tolérance religieuse à l’égard de la gourmandise évolue et influence, sans doute, les représentations du goût. Ce sens corporel trouve par ailleurs place dans des considérations spirituelles beaucoup plus larges, touchant le plaisir, le corps, les sens et la matérialité du monde. Aux sources attendues – recueils de sermons, artes moriendi, œuvres morales, littérature de dévotion, etc. –, nous avons ajouté des textes plus marginaux, tels que ceux produits par la littérature mystique ou démonologique, susceptibles d’apporter un éclairage intéressant, beaucoup plus rarement envisagé par les spécialistes de l’alimentation.

Enfin, le registre philosophique est sans doute celui qui a été le plus négligé desfood studies. Le contexte envisagé est intéressant car marqué de multiples fractures susceptibles d’avoir transformé les représentations du goût. Le cartésianisme d’abord, qui contribue à imposer le dualisme tout en instaurant le doute méthodique, notamment à l’égard des don-nées sensorielles. À la fin du XVIIeet au XVIIIesiècle, l’empirisme et le

34 Le traitéDe Animad’Aristote, consacré à l’étude des cinq sens, figurait déjà parmi les traités de physique du philosophe. Aristote,De l’âme…, p. 41.

35 Spary, E.,Eating the Enlightenment... ; Albala, K.,Food in Early Modern Europe…, p. 213-230 (chap. 6 “Diet and Nutrition”) ; Grmek, M. D. (dir.) (avec la coll. de Fan-tini, B.),Histoire de la pensée médicale en Occident, t. 2 (« De la Renaissance aux Lumières »), Paris, Seuil, 1997.

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sensualisme remettent en cause les théories de Descartes, refusent les idées innées et célèbrent au contraire l’expérience sensible comme le fondement de toute connaissance. L’avènement des Lumières, enfin, accompagne ce mouvement de transformation des manières de penser et d’habiter le monde. La question des sensorialités occupe une place importante dans le renouvellement des idées36. Le goût profite-t-il de cette curiosité nouvelle pour les mondes sensibles, qui se déploie tout particulièrement au XVIIIesiècle ?

En définitive, les quatre registres envisagés – culinaire, médical, re-ligieux et philosophique – nous permettent d’explorer la question du goût sans la réduire à l’alimentation. L’espace chronologique envisagé est celui de l’époque moderne, particulièrement du milieu du XVIIeà la fin du XVIIIesiècle, période de basculement essentielle dans l’histoire du goût. Nous avons choisi de circonscrire notre étude à l’aire culturelle française, qui s’articule autour du rayonnement de la langue française dans les derniers siècles de l’époque moderne. Nous exploitons tant les textes rédigés directement en français que ceux, étrangers, considérés comme suffisamment importants pour être traduits dans cette langue.

Les philosophies des Lumières sont portées par les grandes figures françaises des encyclopédistes, tandis que l’art culinaire français prétend donner le ton à toute l’Europe, au moment où Louis XIV s’impose sur la scène internationale. La France apparaît à ce moment comme le centre du « bon goût » – du moins si l’on en croit la rhétorique déployée par de nombreux témoins de cette époque37.

À l’exception des cuisiniers, qui proposent une parole à vocation par-fois plus pratique – quoique pas toujours, comme nous le verrons –, la plupart des témoins convoqués appartiennent à l’élite cultivée des Temps modernes – médecins, philosophes, savants, moralistes, hommes d’Église, écrivains, hommes du monde, etc. Nous avons privilégié les œuvres majeures, publiées par les membres de la République des Lettres, qui font l’objet de nombreuses éditions, traductions ou adapta-tions, régulièrement citées à l’époque et susceptibles, dès lors, de révéler des indices des conceptions communes du savoir touchant le sens gusta-tif. Cette étude prend donc pour objet la culture générale de la minorité éduquée de la France d’Ancien Régime, un choix dicté tant par la nature des sources choisies que par la méthodologie adoptée.

L’idée même d’exhaustivité est ici incongrue : il s’agit de croiser des espaces documentaires, plutôt que d’épuiser les ressources d’un seul

36 Cassirer, E.,La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1970 ; Roche, D.,La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993.

37 Cette recherche mériterait de faire l’objet d’une étude d’envergure européenne qui pourrait sans doute contrebalancer ces représentations franco-centristes.

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d’entre eux. Tous ces textes sont autant de témoignages d’expériences du passé, qui représentent les sensibilités anciennes. L’objectif poursuivi est de proposer un parcours de l’époque moderne et de repérer, grâce aux paroles, aux thèmes récurrents dans les discours, les traits indices d’une culture sensible, susceptibles de lever le voile sur les représenta-tions gustatives modernes. Notre enquête explorant un objet aussi impalpable, fondée sur un corpus documentaire si large, n’est pas dé-pourvue d’une certaine fragilité. Cette histoire du goût comporte sa part de risque. Une étude approfondie aux limites plus restreintes apporterait une plus grande précision dans les détails. Notre travail a toutefois le mérite de repérer des lignes de force invisibles à qui ne s’intéresse qu’à un seul type de source ou à une période plus réduite et ouvre des pistes fascinantes pour l’exploration des cultures sensibles du passé38. Dans l’Histoire des avant dernières choses, Kracauer explique très bien les difficultés auxquelles est confronté l’historien, tenu de choisir entre les perspectives d’une « macro-histoire » ou d’une « micro-histoire ».

Le degré d’intelligibilitédes récits historiques est fonction de l’ampleur de leur visée. Plus elle est large, plus vaste est le passé qu’ils rendront intelli-gible. Mais ce surcroît d’intelligibilité a un prix. Ce que l’historien gagne en ampleur, il le perd en termes de (micro-)information. « Selon le niveau où l’historien se place, écrit Lévi-Strauss, il perd en information ce qu’il gagne en compréhension, ou inversement »39.

L’idéal est bien sûr de tendre vers le croisement des apports de la micro- et de la macro-hisoire, mais l’exercice se révèle très complexe, car les rapports d’échelle ne sont pas nécessairement superposables.

Kracauer en convient lorsqu’il évoque les « difficultés de circulation entre les dimensions micro et macro »40. Il compare le récit historique au récit cinématographique, qui peuvent tous deux recourir à la méthode des « gros plans » et des « plans lointains »41.

En définitive,

38 « Mais l’historien sait bien aujourd’hui qu’il se heurte à un éternel dilemme :

‘assumer un statut scientifique faible pour arriver à des résultats marquants, ou assu-mer un statut scientifique fort pour arriver à des résultats négligeables’ ». Ginzburg, C.,Mythes, emblèmes, traces, Paris, 1989, p. 179. Cité dans Corbin, A., « Histoire et Anthropologie sensorielle », inAnthropologie et Sociétés, vol. 14, n° 2 (vol. « Les cinq sens », sous la dir. de Howes, D.), 1990, p. 17. Sans doute est-ce moins la ques-tion du « statut scientifique » qui est à considérer ici que celle des rapports d’échelle.

39 Lévi-Strauss, Cl.,La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 346. Cité dans Kracauer, S.,L’Histoire des avant-dernières choses, trad. Orsoni, Cl., éd. Perivolarospoulu, N., Despoix, Ph., Paris, Stock, 20061reéd. 1969, p. 195.

40 Idem, p. 202. « Les micro-événements risquent de perdre certaines de leurs particula-rités et de leurs significations lorsqu’ils sont transportés à de plus hautes altitudes. » Idem, p. 191.

41 Ibidem.

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la subjectivité inhérente aux macro-histoires interprétatives est insurmon-table, « puisque nous ne pouvons tout retenir, et qu’il faut se tirer de l’infini des faits par un jugement. »42 …Donc, étant donné que les histoires de vaste portée…sont soumises à la « loi de la perspective », il leur est im-possible de se fonder sur tous les faits disponibles. Et si des faits jusqu’alors négligés ou inconnus sont découverts et sont utilisés dans de nouveaux ré-cits, ceux-ci devront inévitablement laisser de côté d’autres parties du maté-riau qui est virtuellement inépuisable43.

Cherchant à déceler les idées communes, indices d’une généralité du savoir touchant le goût, qui se dégagent à la fois des registres philoso-phiques, religieux, médicaux et culinaires, nous voudrions proposer un parcours non pas exhaustif, mais signifiant, en portant une attention élective à certains textes clés qui ont marqué le savoir moderne, particu-lièrement durant la charnière des XVIIeet XVIIIesiècles. Quels sont les changements qui se manifestent dans les discours de cette époque par rapport aux siècles antérieurs ? Comment le goût est-il défini et quels sont les mots choisis pour le qualifier ?

Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions, nous adoptons la perspective d’une anthropologie historique, focalisant notre problématique sur l’exploration des représentations et des valeurs qui les sous-tendent et qui témoignent de l’intériorisation d’un système culturel global, en nous appuyant sur le modèle livré par Carl Havelange dans sonHistoire du regard44. Cette histoire est rendue possible grâce à une méthode inductive, propre à toute histoire culturelle. Le sens, qui n’est pas donné d’avance, est entièrement plié dans les sources mobilisées.

Les témoignages ne sont pas exploités en tant que tels mais en tant que témoins d’autre chose : ce qu’ils nous disent, ce qu’ils ne nous disent pas, ce qu’ils ne peuvent pas dire, ce qu’ils ne peuvent pas ne pas dire.

Cette méthode, rétive à la pure factualité, est soucieuse des cohérences culturelles dont chaque texte est le témoin indirect. Ce ne sont pas tant les contenus intentionnels, explicites, des documents qui nous intéres-sent, mais plutôt ce en quoi ils sont témoins d’une culture sensible particulière qui leur permet de dire ce qu’ils disent. Le concept de représentation, sur lequel prend appui l’histoire culturelle, joue ici un rôle méthodologique essentiel45. La représentation est un lieu

42 Valery, P., « Discours de l’histoire », inŒuvres, t. 1, p. 1130. Cité dans Kracauer, S., L’Histoire des avant-dernières choses…, p. 204.

43 Ibidem.

44 Havelange, C.,De l’œil et du monde…

45 Voir à ce sujet Poirrier, Ph. (dir.), L’histoire culturelle : un « tournant mondial » dans l’historiographie ?, Postface de Chartier, R., Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2008 ; Id.,Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004 ; Ricoeur, P.,

« L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », in Annales. Histoire,

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