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Savoir goûter (à) son prochain

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1138 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 23 mai 2012

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Savoir goûter (à) son prochain

La médecine a peu d’atomes crochus avec le cannibalisme. Question de frontières peut- être. Seul cas bien documenté : la description – par Carleton Gajdusek (1923-2008) – des conséquences neurologiques (certes tardi ves mais assez redoutables) du partage collectif de quelques encéphales amies dans les rieu- ses montagnes de la Nouvelle-Guinée. Le kuru. Finir en perdant la tête pour avoir un instant goûté à l’intérieur d’un crâne encore chaud. Une belle morale en somme, issue de nos antipodes. Une preuve pathologique que l’«homnivore» peut se nourrir de tous les fruits de la création ; à l’exception de son semblable. Sauf, bien évidemment, en usant de métaphores, à connotation nettement guer- rière et sportive (ou, mieux, sexuelle). Mais (faut-il le rappeler) l’affaire n’est pas non plus toujours ici, à court ou moyen terme, sans danger. C’est qu’il arrive que l’on puisse lais ser quelques plumes sur les divans à trop planter ses crocs et ses griffes dans le cuir de ses passions.

L’affaire ne vaut-elle que pour l’espèce hu maine ? Peut-être pas. Certains d’entre nous gardent encore en mémoire l’affaire de l’encéphalopathie spongiforme bovine. Sou- venez-vous : les vaches devinrent folles pour, dit-on, avoir été condamnées par les Anglais

à ruminer leurs semblables, transformées en farines de viandes et d’os. Et des hommes mangeant des vaches moururent fous, le moment venu.

C’est un peu, pour la partie plus strictement humaine, l’histoire savante que nous conte aujourd’hui longuement Georges Guille- Escuder. Il le fait dans un charmant ouvrage fort justement titré.1 Cet éthologue-écolo gue bouscule-t-il, comme le dit son riche éditeur, un des tabous de la civilisation ? Disons qu’il le secoue fort. Et qu’à cette occasion on prend conscience qu’il existe, ce tabou. Peut-être depuis moins longtemps qu’on se plaît gé- néralement à le penser.

«L’anthropologie s’est découvert, à la fin du XIXe siècle, un sphinx horripilant mais majestueux qui a ironiquement vengé la dé- faite de son ancêtre mythique devant Œdipe : la prohibition de l’inceste, elle-même deve- nue le phare ou le carrefour de nombreux champs disciplinaires et démarches théori- ques, écrit l’auteur en introduction. Mais la science de l’homme héberge également un autre monstre, à la fois différent et apparenté, qui se révèle intellectuellement repoussant au point de pétrifier l’intelligence de ceux qui s’aventurent à le regarder en face, sans même leur accorder l’aumône d’une devi-

nette à résoudre.» Joliment tour né.

Ce monstre qui pétrifie l’in telligence, cette laideur absolue, c’est le cannibalisme dont Méduse est l’une des plus belles figures ; une grimace mortifian te que les anciens Grecs pressentaient, bien évidemment, aux con- fins du mon de occidental. Et nous, pauvres de nous ? Allons-nous intellectuellement dis - cul per le cannibale ? Lui pardon ner en faisant mine de saisir les soubassements de son horrible geste ? Continuer à ne vouloir voir dans cette horreur au carré que l’excellence du sceau de l’anticivilisation ?

Il y a quelque ironie à rappeler, comme le fait l’auteur, qu’en langue française le terme anthro pophage apparaît il y a environ cinq siècles, autour de notre Renaissance. En toute hypothèse avant la naissance de son cousin, peut-être issu de germain, qu’est anthropologie.

Et encore : au début de sa vie anthropologie ne désigne-t-elle qu’un répertoire d’hommes célèbres. Et la catégorie savante de l’anthro- pophagie apparaît bien avant l’existence des anthropologues.

Question : loin des Grecs anciens et des anthropo(etho)logues modernes, le canniba- lisme est-il scientifiquement recevable ? En- tendons-nous : recevables par les sciences dures. Plaçons d’emblée ici la psychiatrie à part en postulant qu’elle ne pourra conclure au mieux qu’au délit, au pire à la perversité.

Et dans les deux cas à la nécessité d’enfer- mer ; enfermement sans vertu comme le (dé)montrait il y a vingt ans Le Silence des agneaux et Hannibal Lecter, psychiatre, bril- lant et cannibale (sans que des liens de cau- salité puissent ici être – ou non – établis).

C’est le sixième chapitre de l’ouvrage qui aborde cette question ; et ce n’est pas le moins intéressant, qui tente de faire la part entre le poids des protéines et la valeur des symboles.

Mais les sciences, même dures, n’inter- disent pas toujours (pour mieux disséquer un phénomène) la pratique de cet art bien mou qu’est le journalisme. «Des choses très sérieuses ont été écrites sur le sujet, qui montrent qu’autant et plus qu’alimentaire ou criminel, le cannibalisme fut et reste le plus souvent rituel» écrivait Pierre Georges dans Le Monde daté du 29 janvier 1998. Le talentueux journaliste avait, la veille, tenté d’accommoder ses restes. A savoir une courte dépêche en provenance de Londres indi- quant en substance que le gouvernement britannique considérait comme superféta- toire l’adoption d’une loi anticannibalisme.

Le gouvernement de Sa Majesté admettait certes que manger des êtres humains peut être «parfaitement répugnant». Et le secré- taire d’Etat à l’intérieur avait précisé, dans en marge

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… loin des Grecs anciens et des anthropo- (etho)logues modernes, le cannibalisme est-il scientifiquement recevable ? …

une réponse écrite aux Communes, l’inuti lité, selon lui, d’une telle loi : «Si quelqu’un atta- que ou tue quelqu’un d’autre afin de man- ger une quelconque partie du corps de sa victime, cela constitue déjà en soi un crime.»

«A première vue, la logique est impara ble, écrivait Pierre Georges. Sauf à imaginer des morts qu’il conviendrait de tuer deux fois, le pire est, si l’on peut dire, consommé avant la dégustation. A cette nuance près, tout de même, qu’il n’est pas absolument obligatoire

de tuer quelqu’un pour qu’il meure et passe, bon gré mal gré, à table. Il suffit parfois d’être patient. Le cannibalisme, non plus, ne saurait se résumer à cet imaginaire de bande dessinée qui faisait nos joies enfantines lors- que, d’aventure, un missionnaire ou un héros se retrouvait tenant le rôle de la poule-au- pot dans quelque sauvage chaudron.»

Pierre Georges, aujourd’hui fort malheu- reusement contraint à la retraite avait, dans sa jeunesse, connu d’assez prêt Jean-Bedel Bokassa, sa couronne et ses dents blanches.

Jean-Bedel qui avait tout d’un personnage de bande dessinée et qui, précisément ne l’était pas. Et Pierre Georges de poursuivre, accommodant ses restes : «Ne soyons pas sérieux. Ce débat aux Communes rappelait une étrange et poétique histoire, ou légende peut-être, entendue un jour à Bangui. C’était un soir au bord de l’Oubangui, fleuve qui, soit dit au passage, avec son compère le Chari, fit beaucoup pour l’émerveillement des collectionneurs de timbres. Jean-Bedel Bokassa, l’"ogre" de Berengo, qu’on soup- çonnait des plus extrêmes turpitudes ; en

substance, de remplir ses bonbonnières de diamants et ses congélateurs de chair fraî che, Jean-Bedel Bokassa, donc, venait de tomber.

Les soirées peuvent être longues à Bangui.

Et arriva le moment où, évidemment, le can- nibalisme, sa pratique, ses légendes, vin rent sur la table.»

C’est alors que, montrant le fleuve et une longue pirogue qui passait, un convive dont nul ne sut jamais vraiment s’il était aimable farceur (ou fin connaisseur) raconta cette

étrange histoire : «Vous voyez le fleuve ? Eh bien ! Savez-vous ce qui arrivait autrefois quand un pilote ré- puté pour sa connaissance de l’Ou- bangui mourait ? Son successeur lui coupait un doigt, le doigt montrant les pièges du fleuve. Et il le mangeait, dans la certitude où il était que, mangeant le doigt, il hériterait du savoir du défunt.»

«Se non e vero... Combien de doigts ici, de foies là, nous faudra-t-il accommoder pour acquérir un tant soit peu du savoir ou du courage des disparus ?» conclut notre con- frère. Qui avec grand savoir et bien peu de courage ne répond pas. Ce journaliste aima ble et fin conteur est justement cité par l’auteur de l’ouvrage sur «Les mangeurs d’autres».

Et pourquoi ne le serait-il pas ? Etant bien entendu que rien ne sera jamais plus beau que la vérité sinon une histoire joliment ra- contée. A commencer par celle de Méduse, toujours vivante aux confins de notre civili- sation planétaire bientôt orpheline de la Grèce (moderne). Question d’euros et de drach mes, dit-on.

Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com 1 Guille-Escuret G. Les mangeurs d’autres. Civilisation et cannibalisme. Paris : Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2012.

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