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Article pp.541-551 du Vol.33 n°5-6 (2014)

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avec

GILLES DOWEK

De l’engagement dans la recherche à la recherche de l’engagement

Gilles Dowek est Directeur de Recherche à l’Inria. Il conduit des recherches dans le domaine de la formalisation des mathématiques (théorie des types, théorie des ensembles, etc.) et sur les systèmes informatiques de traitement des démonstrations mathématiques. Par ailleurs, sa réflexion sur l’enseignement de l’informatique l’a mené à participer à la rédaction des nouveaux programmes d’enseignement de l’informatique du lycée.

Chercheur engagé, il réfléchit également à l’impact des nouvelles technologies sur les conditions d’élaboration, de diffusion et de réception des savoirs. À ce titre, il dirige le Mooc Lab de l’Inria qui est à l’origine de la plate-forme France Université Numérique.

L’enfance de l’art

Gilles Dowek, commençons si vous le voulez bien par rappeler quelques éléments de votre parcours. Comment vient-on à la recherche en informatique et plus spécifiquement à la formalisation des mathématiques et aux systèmes de traitement des démonstrations qui constituent votre spécialité ?

Jusqu’au collège, je ne me suis pas vraiment intéressé à l’informatique. Jusqu’en classe de troisième, c’est plutôt l’électronique qui m’attirait. J’ai vraiment découvert l’informatique au lycée, car du fait d’un plan d’équipement, mon établissement était doté de deux machines auxquelles nous avions accès sous la direction de mes professeurs de mathématiques et de physique qui coordonnaient le club d’informatique du lycée. C’est là que j’ai vraiment commencé à trouver l’informatique passionnante, en particulier parce j’étais fasciné par cette possibilité de validation immédiate des travaux que l’ordinateur permet et cela de manière très autonome.

Cette inclination précoce pour la programmation, lui trouvez-vous des racines familiales ?

Je ne crois pas. Mon père était ingénieur et m’avait appris assez jeune, comme un jeu, le Morse utilisé par la marine britannique. Mais cela n’était absolument pas une obligation. Pour preuve, mon frère n’a pas voulu l’apprendre et il n’a pas été forcé. En revanche, ma mère est une vraie littéraire, donc je ne pense pas qu’il y ait une sorte d’héritage familial dans mon parcours.

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Pendant votre adolescence, étiez-vous attiré par ce que l’on appelle aujourd’hui la « culture geek » ; par la science-fiction par exemple ?

Tout dépend de la signification du mot « geek ». Je ne suis pas et n’ai jamais été lecteur de science-fiction. Sûrement parce que j’ai toujours été plus fasciné par la science elle-même que par la science-fiction que je trouve toujours en-deçà. Mais, finalement, je ne crois pas pouvoir en dire grand-chose parce que j’en ai très peu lu.

je crois d’ailleurs que beaucoup de scientifiques sont dans ce cas.

Maintenant, je n’emploie que le courrier électronique, je fais de l’informatique…

Donc, même si je ne lis pas de science-fiction, sous un certain aspect, je suis un geek… une sorte de geek parmi d’autres. J’ai plutôt l’impression d’avoir une approche scientifique et technique de la vie. Lors d’un reportage, Pierre Maraval m’avait demandé une phrase pour Mille chercheurs parlent d’avenir1. Je lui avais répondu « la science est une attitude de tous les instants ».

C’est donc au lycée que vous rencontrez l’informatique ?

Oui. Nous bénéficiions alors d’une salle informatique équipée – des X12 pour les spécialistes – et c’est vraiment à ce moment-là que j’ai été séduit. Je crois que ce qui m’a plu dès le départ c’est la validation immédiate, sans médiation, que l’ordinateur permettait : vous programmez de manière autonome et le système vous renvoie tout de suite un résultat.

En parallèle, je participais au Club Jean Perrin au Palais de la Découverte3 et à l’Association Nationale Science Technique Jeunesse4 qui organisait des séjours en été autour de « loisirs scientifiques » comme l’astronomie et l’informatique.

1. Exposition photographique de Pierre Maraval tenue à Paris du 18 au 24 octobre 2010 qui a réuni les portraits de mille chercheurs issus de tous les horizons de la recherche scientifique en France (http://www.maraval.org/spip.php?article237). À chacun d’eux a été demandée une courte phrase pour exprimer sa vision de l’avenir. Les réponses ont donné lieu à une projection sur les murs du Panthéon pendant la fête de la science.

2. Le SOE X1 est un micro-ordinateur français monobloc produit brièvement par la Société Occitane d’Electronique en 1979. Architecturé autour d’un processeur Motorola, il a été produit à une centaine d’exemplaires avant le dépôt de bilan de la SOE à la fin 1979. Certains de ces exemplaires ont équipé les établissements scolaires souhaitant trouver des machines simples à installer.

3. Sur les Clubs Jean Perrin, le Palais de la Découverte et Universcience, voir Carré Philippe (sd.), Institutionnalisation de la Culture Scientifique et Technique un Fait Social Français (1970-2010), L’Harmattan, Paris, 2012.

4. L’ANSTJ avait pour but de favoriser la pratique des sciences et des techniques auprès des jeunes Français en incitant la mise en œuvre de la démarche expérimentale. De nombreuses activités y étaient proposées : astronomie, sciences de l’environnement, espace, informatique- robotique, météorologie. Elles étaient destinées à des collégiens ou à des lycéens. Fondée en 1962 sous le nom d’Association Nationale des Clubs Scientifiques (ANCS) par Pierre Dubost, elle prend le nom d’Association Nationale Sciences Techniques Jeunesse en 1977 avant de devenir Planète à l’occasion de son quarantième anniversaire.

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Au lycée j’avais programmé un Master Mind et j’ai participé au Prix scientifique Philips pour les jeunes, qui récompensait des travaux scientifiques menés par des jeunes de moins de 21 ans. Il fallait rédiger un mémoire qui présentait le projet et les conditions de sa réalisation. J’ai obtenu le 3e prix et les trois premiers lauréats étaient invités à Copenhague pour participer à la version européenne du concours, où j’ai encore obtenu le 3e prix. C’était Jacques-Louis Lions5 qui était en charge de l’examen de mon mémoire. Les limites du matériel qui était le mien à l’époque, une superbe calculatrice avec 1ko de mémoire offerte par mes parents, m’avaient obligé à une programmation plutôt limitée. Comme Jacques-Louis Lions avait confié mon mémoire à Gérard Huet, c’est lui qui m’a conseillé de reprendre l’ensemble du code pendant les vacances de Noël. Je crois que le programme que j’avais à l’époque était du même niveau que les meilleurs joueurs humains. Mais d’autres ont fait beaucoup mieux depuis. À cette occasion, j’ai eu l’occasion de faire un stage à Rocquencourt et j’ai trouvé que le travail de chercheur était absolument fascinant : tous ces gens qui passaient leurs journées à résoudre des problèmes, le campus, tout ça... C’est à ce moment que j’ai décidé de devenir moi-même chercheur.

À cette occasion, Gérard m’avait parlé de l’indécidabilité du problème de l’arrêt.

Je n’avais pas tout compris bien sûr, mais cela a complètement changé ma vision de l’informatique, car j’ai pris conscience que, à côté de l’informatique technique (la réalisation de programme, etc.) il y avait aussi une science informatique. Et cela m’a ravi, car j’ai compris que l’on pouvait faire de la recherche dans ce domaine.

Après ces premières expériences, j’ai passé mon Baccalauréat. Je dois dire que je n’avais pas beaucoup envie de faire des études. Ce que je voulais, c’était devenir chercheur tout de suite, commencer à travailler à Rocquencourt… Bien entendu, ce n’était pas possible. Alors j’ai préparé Polytechnique et j’ai été reçu, ensuite…

… Attendez une minute, vous passez un peu vite sur l’École Polytechnique. C’est quand même une étape importante, non ?

Oui, mais je n’ai jamais perçu cette étape comme une fin en soi. Ce que je voulais c’était devenir chercheur. D’ailleurs à l’époque, je n’ai pas été très séduit par l’École et son enseignement très généraliste, moi je voulais apprendre l’informatique. Cela dit, j’ai beaucoup changé sur ce point et je suis aujourd’hui très conscient de l’importance d’aborder d’autres champs de connaissance que son étroite petite spécialité. Dans certains pays l’enseignement supérieur est beaucoup plus spécialisé que le nôtre et je ne crois pas que ce soit une bonne chose : vous rencontrez alors des informaticiens qui ne connaissent rien des domaines d’application pour lesquels ils travaillent… Ce n’est pas très bon, je pense.

Donc après Polytechnique, j’ai repris contact avec Gérard Huet à l’occasion de mon stage de troisième année. J’ai décidé de faire une thèse avec lui. Mais j’avais les idées confuses sur ce que je souhaitais faire à l’époque, je pensais vouloir faire

5. Chercheur à l’Inria depuis 1967, directeur du Laboria en 1972 et président de l’Inria de 1979 à 1984 (Griset Pascal & Alain Beltran, Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherches à l’Inria, EDP Sciences, Paris, 2007).

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de l’intelligence artificielle qui n’avait pas très bonne réputation à ce moment-là pour de bonnes raisons je pense, car le terme est faux : on parle « d’intelligence artificielle » alors qu’il ne s’agit nullement de simplement copier le fonctionnement de l’intelligence… un peu comme si l’on avait décidé d’appeler les avions des

« oiseaux artificiels ». Ce qui m’a finalement attiré ce sont les questions de raisonnement et de logique. À cette époque j’avais une réelle vision pratique de l’informatique et j’écrivais beaucoup de code. Je ne séparais pas la réflexion de la pratique. À d’autres moments de ma carrière, je me suis intéressé à des questions plus théoriques, puis je suis revenu au code. Il y a eu un peu un va et vient au cours du temps.

Après ma thèse, Gérard Huet m’avait conseillé de postuler aux États-Unis pour avoir une nouvelle expérience. Comme je pensais ne pas être pris, j’ai postulé dans deux laboratoires. L’un à Pittsburgh et l’autre à Austin. Contre toute attente, j’ai été pris dans les deux, aussi j’ai passé six mois dans l’un et six mois dans l’autre.

Quand je suis rentré, j’ai été recruté à Inria. J’ai eu de la chance parce que je n’avais candidaté que là et j’ai été pris, mais c’était une autre époque. Je suis resté à Inria de 1993 à 2003.

Le chercheur engagé

Après ce recrutement, vous commencez à lier militantisme et recherche ?

À ce moment de ma carrière, je n’étais pas très engagé dans le partage des connaissances, et je lisais peu de vulgarisation, beaucoup moins qu’au lycée par exemple. Je sortais de ma thèse et ce n’est pas vraiment une période durant laquelle on lit de la vulgarisation, on est très centré sur son sujet et les publications scientifiques qui en traitent.

Mais quelques années plus tard, j’ai commencé à militer à l’Université ouverte née dans le cadre de Droit au Logement. Albert Jacquard, qui était très impliqué dans cette association, avait développé l’idée que les gens qui sont exclus le sont de toutes les structures et dimensions de l’existence. Du logement bien entendu, tout comme de la vie économique dans le sens le plus large du terme, mais également de l’accès à la culture et à la connaissance. Pour lui, cette exclusion était aussi grave que le mal-logement. L’« Université ouverte » c’était donc la volonté d’amener la culture et la connaissance à celles et ceux qui ne peuvent pas aller à elle. Cela se déroulait dans un squat, rue du Dragon. Je m’y suis rendu et j’ai simplement dit

« votre initiative m’intéresse, j’aimerais moi aussi faire quelque chose ».

Face à ce type de public, très différent des étudiants et des amateurs de vulgarisation scientifique, c’était à nous de faire le chemin et de partir des élèves que nous avions, là où nous les avions. Nous avons donc fait des cours de soutien scolaire pour les enfants, nous avons aidé ceux qui souhaitaient passer les concours de la fonction publique et, parfois, nous organisions une conférence un peu plus libre pour animer la vie du squat.

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J’ai vraiment pris conscience à cette occasion que certaines personnes étaient totalement coupées du savoir. Une fois, par exemple, une dame m’a posé une question pour savoir s’il y avait un lien entre les quatre opérations qu’elle avait apprises à l’école et la recherche en maths. J’ai pris l’exemple du nombre pi et des recherches menées sur ses décimales, en partant du calcul de la superficie d’un disque qu’elle avait peut-être vu à l’école.

J’étais toujours été très étonné de constater à quel point certaines personnes étaient coupées de ce que la science réalisait, comme si elles rapportaient tout à leur expérience personnelle, sans se décentrer, ce qui représente, je crois, l’attitude première du chercheur : faire de la recherche c’est arriver à cesser de se concentrer sur sa propre personne pour se concentrer sur un programme, une planète, un théorème… Tout cela m’a conduit à prendre conscience de l’importance du partage du savoir, mais à l’époque, je ne voyais pas vraiment pas le lien avec mon activité de chercheur.

J’étais et suis toujours convaincu que le fait principal de notre histoire contemporaine, disons du XXe siècle, est l’ensemble des avancées scientifiques qui a été réalisé. Disons en schématisant qu’à l’image de la Renaissance qui reste comme une grande période pour la peinture et plus généralement les beaux arts, notre époque restera comme celle des avancées scientifiques et techniques.

Ce qui est compliqué, c’est que les avancées de la science fondamentale sont difficiles à percevoir, un peu comme la découverte de l’Amérique par Colomb : beaucoup de ses contemporains sont morts en ignorant que l’on avait découvert un nouveau continent parce que personne n’avait pris la peine de leur expliquer.

L’enjeu de la vulgarisation scientifique et de l’enseignement c’est de faire prendre conscience à tous qu’il y a un Nouveau Monde à découvrir. Peut-être que tous ne s’y rendront pas, mais il faut au moins qu’ils en aient entendu parler.

Cela pose la question du statut à la fois de l’expert, de l’enseignant et du vulgarisateur. Y a-t-il selon vous une posture à adopter pour permettre de mieux faire connaître la science contemporaine et ses avancées ?

L’expert c’est différent. Aujourd’hui, l’expert c’est celui vers qui l’on se tourne pour avoir une réponse simple à un problème complexe et à qui on fait des reproches quand cela ne se passe pas comme prévu. L’expert c’est celui qui doit dire s’il faut abattre des milliers de têtes de bétail pendant la crise de la vache folle alors qu’il n’en sait rien ou qui doit décider de retirer du marché un produit dangereux ou suspecté tel jusqu’à ce que l’on prouve son innocuité. L’expert est dans l’action et c’est pour cela que c’est une position difficilement tenable face aux demandes de la société, face à notre peur du risque et notre besoin constant de certitudes dans un domaine, les sciences et les techniques, où l’incertain domine. Des géologues ont été envoyés en prison récemment parce qu’ils avaient prédit qu’aucun tremblement de terre n’aurait lieu, et qu’un tel tremblement de terre est finalement survenu6

6. Référence au tremblement de terre du 6 avril 2009 à L’Aquila dans les Abruzzes qui a fait 309 morts. Trois ans après la catastrophe, sept membres de la Commission Grand risque ont

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En dépit des réticences qui sont les vôtres face aux difficultés de l’expertise, vous avez tenu ce rôle à plusieurs reprises, notamment en ce qui concerne l’élaboration du projet de réintroduction de l’informatique dans les programmes du lycée.

Mon rôle était différent. Il y avait un champ vide à investir et de nouveaux objets à faire émerger. Dans le groupe ITIC, autour de Jean-Pierre Archambault nous avons eu à cœur de réfléchir collectivement à des propositions de programme pour l’informatique au lycée. Notre vision de départ consistait à se dire « il n’y a rien pour le moment, on va se réunir, discuter et proposer de nouvelles choses ». Dans les faits, il y a peu de chances que nous nous soyons trompés, puisqu’il n’y avait rien à expertiser, mais un objet à inventer librement. Cela n’empêche pas de critiquer notre action, mais nous ne sommes pas dans un processus similaire à celui de l’expertise.

Personnellement, les problématiques de l’enseignement m’intéressaient depuis longtemps. Quand j’ai commencé à enseigner à Polytechnique en 2003, je me suis fait une réputation de bon enseignant auprès des étudiants. J’ai notamment introduit des méthodes similaires à ce qui se faisait à l’Association sciences techniques jeunesse sans pour autant verser dans la démagogie – à l’École polytechnique, il faut que les cours aient un certain rythme si l’on veut garder les élèves –, mais dans l’idée de rendre les choses plus concrète pour mes élèves. En première année, je venais par exemple systématiquement avec un objet nouveau à chaque cours et c’était autour de cet objet que je bâtissais ma réflexion. C’est un truc un peu visuel pour mieux faire passer des idées qui, sans cela, resteraient dans l’abstrait. Cela n’est cependant pas toujours possible, parce que l’on se trouve parfois dans des situations d’enseignement particulières. En troisième année par exemple, le problème est différent : on doit faire passer beaucoup de connaissances en peu de temps. C’est plus compliqué d’appliquer une pédagogie concrète lorsque l’enjeu est de synthétiser un cours de 400 pages…

De l’enseignement de l’informatique aux Moocs

C’est donc sur ces réflexions que vont se bâtir celles qui conduisent au nouveau programme des classes de Terminale S ?

Oui, en partie en ce qui me concerne. En 2005, Maurice Nivat avait coordonné une réflexion sur l’enseignement de l’informatique à l’Académie des Sciences. À cette époque, on était dans un désert complet en la matière. C’est dans ce cadre que j’ai commencé à réfléchir et à rédiger le texte d’une conférence sur les principes que je considère comme centraux pour cet enseignement d’un genre nouveau.

été condamnés à des peines de prison ferme pour « manquement au devoir d’information des populations ». Le procès a déclenché une mobilisation importante au sein de la communauté scientifique italienne pour soutenir les accusés : 5 000 chercheurs ont adressé une lettre au président de la République italienne pour demander qu’il soit reconnu impossible de prédire une telle catastrophe et mettre ainsi hors de cause les « sept d’Aquila ».

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Quelle informatique enseigner au lycée ?

Enseigner l’informatique au lycée apparaît comme une nécessité à beaucoup d’entre nous. Cette nécessité prend plusieurs formes.

Tout d’abord, on peut constater que nos étudiants ont un faible niveau en informatique, comparés à leurs camarades indiens et chinois, bien entendu, mais aussi européens. Notre population active a également un niveau global insuffisant en informatique, y compris, malheureusement, les ingénieurs. Enfin, peut-être le plus regrettable est le niveau très faible en informatique de certains de nos concitoyens, qui sont, de ce fait, laissés à l’extérieur des transformations qui s’opèrent dans nos sociétés. Ce faible niveau est à l’origine ou bien d’une confiance démesurée en les ordinateurs, ou bien de craintes injustifiées. Il est aussi à la source d’une certaine difficulté à faire émerger des débats publics pourtant essentiels à la vie de nos sociétés, sur la brevetabilité du logiciel, par exemple, ou sur l’opportunité, pour l’Administration, d’utiliser des logiciels propriétaires ou libres.

Le lycée semble également la dernière occasion pour enseigner largement l’informatique aux jeunes filles qui ont trop souvent tendance à considérer cette discipline comme un « jeu de garçons ». Cette fausse impression pénalise les femmes sur le marché de l’emploi. De plus, elle participe à la faible culture générale en informatique des citoyens, dont la moitié sont des citoyennes.

À côté de ces motivations pour enseigner l’informatique relatives à notre compétitivité industrielle ou à la vie de notre société, une autre série de motivations vient de ce que l’informatique a, ces dernières décennies, profondément bouleversé notre manière de voir le monde. Par exemple, une discipline aussi ancienne que la grammaire a été transformée quand on a pris conscience du fait que l’ensemble des règles de grammaire d’une langue définissait un algorithme qui décide si une phrase est grammaticale ou non. Et la manière de formuler ces règles de grammaire en a été profondément affectée. De même, la compréhension des mécanismes de l’œil et du cerveau qui nous permettent de construire une image à partir de stimuli visuels s’est grandement renouvelée quand on a compris que ces mécanismes devaient être algorithmiques et, de plus, massivement parallèles. Pour prendre un exemple plus récent, nous avons vu apparaître ces dernières années de nouvelles manières de décrire le fonctionnement de la cellule, issues de la théorie des langages distribués. Même si certains de ces changements de point de vue doivent encore faire la preuve de leur pertinence et de leur utilité, ils montrent que l’informatique est devenue, à l’instar des autres disciplines scientifiques, un outil essentiel pour appréhender le monde.

Dowek Gilles, Quelle informatique enseigner au lycée ? (https://who.rocq.inria.fr/Gilles.Dowek/lycee.html) mars 2005

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L’association Enseignement Public & Informatique présidée par Jean-Pierre Archambault prend alors contact avec moi et me propose de participer à ses réflexions. À ce moment, ils tentent de mobiliser le monde politique aux nécessités d’une réintroduction de l’enseignement de l’informatique dans le secondaire.

Mon expérience me laisse penser que l’enseignement de l’informatique dans les écoles d’ingénieur est pathétique. On y reçoit des étudiants qui n’ont pas le niveau d’un élève de sixième en informatique et avec qui il faut recommencer l’enseignement à partir de zéro, ce à quoi ils répugnent bien évidemment : on ne se remet pas à vingt ou vingt-deux ans à balbutier du code avec l’enthousiasme d’un collégien… Notre réflexion s’est naturellement portée sur l’enseignement de l’informatique au lycée, parce que tous les étudiants qui se tournent vers les sciences et l’informatique en particulier y passent. Notre stratégie était donc guidée par une recherche d’impact maximum.

Notre petit groupe de travail était au départ très divisé sur ce qui est au cœur de l’informatique. Et petit à petit des consensus se sont dégagés. Cela montre très bien la difficulté de revenir aux dimensions essentielles, aux définitions premières d’une discipline aussi riche que l’informatique. Certains défendaient mordicus la programmation, d’autres ne la trouvaient pas du tout essentielle au cursus envisagé.

Il fallait se mettre d’accord sur quelques grands domaines de l’informatique, quelques concepts fondamentaux et comment gérer l’articulation science-technique qui est au cœur de l’informatique.

Pour ce qui est de l’approche pédagogique, j’étais déjà bien rodé du fait de mes enseignements universitaires et des modalités que j’avais adoptées pour eux. En fait, en la matière, l’université est plus avancée que le secondaire : il est depuis longtemps admis que l’on en passe par la pratique de la programmation pour enseigner la programmation… Je dirais même en forme de provocation que la pédagogie par projets à la Freinet est entrée à l’université avant d’entrer dans le secondaire… L’enjeu est donc de montrer que cette manière d’enseigner fonctionne et que cela se diffuse largement. C’est même un des facteurs clefs de l’informatique qui peut montrer aux enseignants dans d’autres champs que cette manière de fonder une partie de son enseignement sur l’autonomie de l’élève est une bonne chose et qu’elle est efficace.

De même pour les évaluations. J’ai toujours « bidonné » les examens aux yeux de mes collègues en donnant des questions de cours faciles, car pour moi, ce ne sont pas les examens qui constituent le bon moyen de « challenger » les étudiants. Je préfère faire réfléchir les étudiants en cours, proposer de vrais défis dans le cadre de mon enseignement et uniquement vérifier que ce qui a été vu est compris ensuite à l’examen. Cela donnait à mes moyennes quelque chose de suspect pour beaucoup, mais quand on y pense : obtenir 18 sur 20, c’est déjà ne pas maîtriser 10 % du cours…

En ce qui concerne vos autres centres d’intérêt, il y a les Moocs dont vous vous occupez à l’Inria.

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Le Mooc Lab a été créé au sein d’Inria le 1er mai 2013. Nous avons défini quatre axes principaux : d’abord la réalisation de MOOCs, ensuite l’installation d’une plate-forme et son développement et enfin, le développement des activités de recherche autour de la thématique des MOOCs. Pour la réalisation de contenus, nous avons choisi de travailler avec le Centre Virchow-Villermé7 pour apprendre à faire des MOOCs au contact de professeurs de disciplines différentes des nôtres et croiser des approches pédagogiques différentes. Nous avons entrepris l’installation d’une instance d’OpenEdX, à l’époque dénommée InMooc.

Le projet a ensuite évolué à la suite d’un rendez-vous décisif au ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, où nous avons décidé d’installer la plate-forme FUN8 pour le ministère. Le projet interne InMooc s’est transformé en projet national.

Comment en êtes-vous venu à cette réflexion autour des Moocs ?

Après Polytechnique, je suis revenu à l’Inria. J’étais considéré un peu comme un spécialiste des questions d’enseignement. Dans ce contexte, la Direction générale a souhaité initier une réflexion autour du phénomène des Moocs et concrétiser cette réflexion dans une action qui devient le Mooc Lab.

Pour moi cela relevait des tâches réalisées au service de la communauté que j’ai toujours tenté de mener en parallèle de mon activité de chercheur. Il s’agissait aussi de rapprocher un peu la communauté des chercheurs de celle des étudiants dont beaucoup sont éloignés.

7. La convention créant le Centre Virchow-Villermé de santé publique Paris-Berlin a été signée le 15 avril 2013 par Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et son homologue allemande Johanna Wanka, ministre fédérale de l’Éducation et de la Recherche (AEF n°181578). Associant le PRES Sorbonne Paris Cité et l’université médicale de la Charité à Berlin, le centre se donne pour objectif « de devenir en cinq ans l’une des références internationales incontournables en matière de santé publique universitaire », expliquent ses promoteurs. Il prévoit de se développer selon trois axes : la formation en santé publique avec un projet de Mooc (massive open online course), la recherche en sécurité sanitaire s’appuyant sur le traitement des grandes masses de données, et l’expertise en santé globale, en lien avec le World health summit (sommet mondial de la santé) (http://virchowvillerme.eu/le-centre/).

8. FUN est une plateforme de MOOC (Massive Open Online Courses, en français « Cours en ligne ouverts à tous ») mise à disposition des établissements de l’enseignement supérieur français. Lancée par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche en octobre 2013, cette initiative vise à fédérer les projets des universités et écoles françaises pour leur donner une visibilité internationale, et permettre à tous les publics d’accéder à des cours variés et de qualité où qu’ils soient dans le monde.

À l’initiative du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, ce projet s’est construit autour de trois acteurs publics : l’INRIA pour le déploiement de la plateforme, le CINES pour la conception, l’administration et l’hébergement de l’infrastructure informatique, RENATER pour les infrastructures réseaux (https://www.france-universite-numerique- mooc.fr/about).

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Aux critiques qui sont faites maintenant que les Moocs sont mieux connus et qui consistent à les considérer comme des enseignements au rabais, que répondez- vous ?

Ma réponse est simple : dans de nombreux cas, c’est ça ou rien. Dans bien des situations, les Moocs représentent la meilleure solution, parce qu’il n’y en pas d’autre. Bien entendu les Moocs portent des utopies qui seront déçues, bien entendu on ne peut pas remplacer tous les cours par des Moocs, mais pour les populations pauvres comme les enfants des favelas ou dans les écoles de brousse, opter pour une solution d’enseignement à distance de type Mooc, c’est toujours mieux que rien, car dans un futur proche, ces enfants n’iront pas à l’Université. Les critiques sur les Moocs me rappellent les critiques faites à la photographie numérique il y a quelques années : « c’est la photo du pauvre » lisait-on. Peut-on se demander si la photo numérique est toujours la photo du pauvre aujourd’hui ? Non, les meilleurs photographes l’utilisent et cela a été un formidable moyen de démocratiser la photo.

Pour les Moocs, on peut espérer que cela sera la même chose.

Dans le même temps, je refuse la logique qui consiste à condamner l’innovation au nom du principe de précaution. On peut toujours accuser la technique, mais il y a eu des guerres avant la bombe atomique, et dans « bombe atomique » ce n’est pas le mot « atomique » qui est le problème. Les Moocs nous donnent de formidables opportunités, c’est à nous de les utiliser à bon escient, et si nous ne le faisons pas ce n’est pas la technique qu’il faut accuser, mais nous-mêmes.

Quand le chemin de fer a été introduit, et j’espère que l’historien des techniques que vous êtes ne me contredira pas, cela a permis d’accélérer les transports, mais cela a engendré en même temps une redéfinition du territoire. Cela a profité à certaines villes et en a isolé d’autres. Il était très difficile pour les inventeurs du chemin de fer de prévoir chacune de ces modifications microscopiques, et on ne peut évaluer l’impact de l’invention du chemin de fer que globalement.

Ma réflexion sur le rôle des Moocs dans l’enseignement se fonde sur une analogie avec la transition démographique. Nous venons de vivre une phase de massification de l’enseignement. Par exemple, en quelques décennies le nombre d’étudiants en France est passé de quelques dizaines de milliers à plus d’un million.

Pour supporter cet accroissement, on a augmenté le nombre d’enseignants, mais d’un facteur moindre. Et cela est à l’origine de beaucoup des difficultés contemporaines du système académique. Avec les Moocs, nous avons à notre disposition un outil qui peut nous permettre de mieux nous adapter à cette situation et de faire face aux évolutions à venir, car le nombre des étudiants ne va pas cesser d’augmenter.

Est-ce que cela entraîne une adaptation des pédagogies et des manières d’enseigner, en informatique et ailleurs ?

Probablement. Alors que l’imprimé depuis la fin du XVe siècle est le véhicule privilégié du savoir, cela change progressivement. Avant le web, quand on parlait aux étudiants des machines de Turing, ils ne lisaient pas les vingt livres de la

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bibliothèque consacrés aux machines de Turing : ils attendaient le cours.

Maintenant, nous avons des étudiants qui vont lire l’article « Machine de Turing » sur Wikipédia. C’est moins que les vingt ouvrages de la bibliothèque, mais c’est plus que vingt bouquins s’ils ne sont pas lus. Bien entendu, si l’on en reste à l’article de Wikipédia, on ne sait pas grand-chose à propos des Machines de Turing. Aussi, l’objectif de l’enseignant est d’orienter la lecture, de souligner ce qui est important, d’expliciter ce qui reste obscur et d’articuler ce savoir avec les autres champs et objets connexes au sujet qu’il aborde.

Si les enseignants continuent, pour certains, à se mesurer à Wikipédia, à se mettre en compétition avec les outils du savoir encyclopédique disponible en ligne, ils se feront rétamer. Personne ne peut lutter avec un ordinateur sur ce terrain, alors avec plusieurs millions… Mais un prof, c’est beaucoup plus qu’un livre et c’est même beaucoup plus qu’un million d’ordinateurs reliés entre eux : c’est quelqu’un capable d’organiser un apprentissage, de lui donner du sens. Un prof n’est pas là pour simplement transmettre du contenu, mais pour lui donner du sens.

Ceci dit, cette transformation est antérieure aux Moocs. L’impact de l’informatique s’est fait sentir pour le métier d’enseignant comme pour tous les autres métiers, cela n’a rien d’original. Si le comptable a vécu la révolution du tableur et l’ouvrier celle de l’automatisation, pourquoi le prof ne vivrait-il pas la sienne ?

En ce qui concerne l’articulation des offres traditionnelles d’enseignement et des Moocs où faut-il positionner le curseur ?

Il est évident que la formation initiale des jeunes des pays développés n’est pas ou peu concernée. Les collégiens et les lycéens ne peuvent pas être laissés seuls chez eux toute la journée sur une plate-forme de cours en ligne, cela n’aurait aucun sens.

Pour eux, il faut inventer une pédagogie mixte, qui mélange des vidéos qui peuvent remplacer les cours magistraux et des activités en présentiel, des exercices, mais aussi des travaux pratiques, des projets, etc. Les enseignants, débarrassés des cours magistraux, pourraient alors interagir avec de plus petits groupes d’élèves.

Décharger les enseignants des cours magistraux est aussi un moyen de mutualiser les enseignements. Sur les sujets de base, l’introduction aux statistiques, ou la littérature du XIX siècle, on peut se passer des nombreux cours qui sont souvent identiques d’une Université à l’autre. Quel besoin a-t-on d’avoir dix ou douze cours sur le même sujet ?

En déchargeant les enseignants de ces cours, on pourra créer les conditions pour promouvoir une relation personnelle plus importante entre l’enseignant et l’étudiant.

En ce sens, les Moocs ne sont pas la fin de l’enseignement comme certains le redoutent, mais les moyens de son amélioration avec une relation personnelle prof- élève plus étroite.

Pour ce qui est des publics en formation continue, le présentiel n’est pas nécessaire et parfois même impossible. Des médecins qui continuent d’exercer ne peuvent pas retourner sur les bancs de l’université. Les Moocs sont alors très utiles pour ces publics qui savent apprendre et organiser leur travail.

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