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Article pp.419-443 du Vol.9 n°3 (2011)

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Un point de vue clinique

Brigitte Charrier — Sophie Lerner-Sei

Clinique du rapport au savoir

CREF, Université Paris Ouest Nanterre La Défense 200, Avenue de la République – F-92001 Nanterre cedex brigittecharrier2000@yahoo.fr ; sophie.lerner@wanadoo.fr

RÉSUMÉ. Dans cet article, les auteures questionnent les différentes formes de temporalité mises en jeu, au plan psychique, à l’occasion de leur enseignement à distance. Elles montrent, à partir de l’analyse des résistances au dispositif d’une formatrice, puis d’un formé, que chaque protagoniste de la relation pédagogique est sujet à des remaniements des investissements épistémiques rendant problématique le nécessaire accordage temporel entre le formé et le formateur. Elles soulignent que la FOAD revêt des potentialités pour créer du jeu dans cet accordage temporel que favorise la démarche d’observation et d’analyse clinique qu’elles soutiennent.

ABSTRACT. In this paper, the authors question the various forms of temporality at stake in distance learning. Having analyzed the resistance to two different distance teaching environments, - that of a teacher’s and that of a student’s -, the authors show that each protagonist in the educational relationship is subject to the reorganizations of their epistemic investments, a process that renders the necessary temporal tuning between teachers and students problematic. They underline that ODL (Open and Distance Learning) is pregnant with potentialities for bringing flexibility in temporal tuning such as allowed by the observation and clinical analysis approach the authors support.

MOTS-CLÉS : temporalité, formation à distance, approche clinique, relation pédagogique, accordage temporel, inconscient, transfert, résistance.

KEYWORDS: temporality, distance learning, clinical approach, pedagogical relationship, temporal tuning, the unconscious, transference, resistance.

DOI:10.3166/DS.9.419-443 © Cned/Lavoisier 2011

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Introduction

Nous sommes deux chercheures cliniciennes, non spécialistes de l’enseignement à distance. À la suite d’une expérience d’enseignement à distance de cinq années, nous avons fait le choix de prendre notre dispositif d’enseignement à distance comme objet d’analyse clinique car il nous a semblé que l’angle de vue que nous adoptions, décentré par rapport à ce que nous connaissions des recherches portant sur la FOAD à travers notre fréquentation de la revue Distances et savoirs, pourrait apporter un éclairage intéressant et original sur ce qui se passe dans la relation pédagogique à distance. Nous proposons, dans cet article, une analyse compréhensive de la relation apprenant/encadrant. Nous inscrivons notre questionnement de recherche dans le cadre de références théoriques et conceptuelles de la démarche clinique en sciences humaines, telle que l’a définie C. Revault d’Allonnes (1999, p. 23) : « La démarche clinique de recherche est centrée sur (une ou) des personnes en situation et en interaction, avec l’objectif premier de comprendre la dynamique, le fonctionnement psychique de ce (ou ces) sujet (s), dans sa (leur) singularité irréductible. »

Ainsi, qu’est-ce que la mise à distance de notre enseignement, selon la modalité du e-learning, a modifié en ce qui concerne la relation pédagogique que nous entretenons avec nos étudiants ? C’est à partir de cette question que nous avons porté un regard rétrospectif sur notre expérience d’enseignement de l’« approche clinique de la relation éducative ». Cet enseignement présente une spécificité : celle de proposer aux étudiants de faire retour sur leur histoire scolaire par l’évocation d’un souvenir scolaire et d’établir des liens entre cette histoire et leur implication dans des métiers mettant en jeu la relation éducative. Le travail qui leur est demandé mobilise plusieurs niveaux de temporalité : le passé, l’ici et maintenant et le fait de se projeter dans un futur métier.

Ces composantes temporelles concernent, certes, tout processus d’apprentissage.

Cependant, nous sollicitons nos étudiants, ici de façon plus spécifique nous semble-t- il, sur le plan psychique, en ce qui concerne leur rapport au temps. La question des différentes formes de temporalité mises en jeu dans notre enseignement est, de ce fait, prégnante pour nous. Aussi, nous sommes nous intéressées à ce qui était modifié, sur le plan de ce rapport au temps, par la mise à distance de notre enseignement, en faisant l’hypothèse que cela pourrait concerner plus largement tout autre nature ou forme d’enseignement à distance. En effet, poser la question du temps dans le contexte des transformations sociales et technologiques que nous traversons aujourd’hui nous semble bien rejoindre la question essentielle des enjeux et de l’avenir de la formation à distance abordée dans la thématique du présent numéro.

Dans une note de synthèse intitulée « Des temporalités éducatives », F. Lesourd a recensé les travaux de recherche en Sciences de l’éducation relatifs à la question de temporalité en formation. L’auteur souligne la pluralité et la complexité de la notion qui peut s’appréhender selon différents angles de vue : « suivant le niveau d’observation choisi (sociétal, institutionnel, interpersonnel, intrapsychique, biologique), les formes du temps, qui apparaissent, sont en effet fort hétérogènes […]

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Elles constituent un vaste système de temporalités en désorganisation/réorganisation permanente qui sous-tend les situations éducatives… » (Lesourd, 2006, p. 11). Nous avons été intéressées, dans ce texte, par l’idée selon laquelle le sujet compose avec ces différents temps hétérogènes qui s’équilibrent en ce que l’auteur nomme, avec d’autres (Grossin, 1985 ; Pineau 1987) « l’équation temporelle personnelle » (ibidem, p. 14).

Cette lecture a également retenu notre attention quant à la place qui est faite au formateur dans cette construction ; selon l’auteur, « il est probable que le formé, en particulier au cours des inévitables moments de désorientation de son processus de formation, doive étayer son propre rapport au temps sur celui du formateur » (Lesourd, p. 50). L’auteur n’a, cependant, pas évoqué le problème des nouvelles formes de temporalités induites par l’enseignement à distance. Nous verrons, dans le développement de notre article, que nous serons conduites à interroger ses conceptions de ce point de vue.

Par ailleurs, de nombreux chercheurs se sont déjà penchés sur les transformations suscitées par l’enseignement à distance du point de vue des outils, du processus enseigner/apprendre, de la relation pédagogique. La revue Distances et savoirs a d’ailleurs consacré un numéro à cette problématique de recherche (2004), soulignant par son titre : « Enigmes de la relation pédagogique », la fécondité d’une telle thématique.

La question des différentes formes de temporalité induite par la mise à distance intéresse aujourd’hui les chercheurs de ce champ. Dieumegard et Durand (2005) ont évoqué ce thème à l’occasion d’une revue de littérature relative à l’expérience des apprenants. Mais, à notre connaissance, peu d’auteurs ont développé le problème des différentes formes de temporalité sous l’angle du vécu psychique des protagonistes de la relation pédagogique. C’est pourquoi nous centrerons notre propos, dans les limites de cet article, sur ce seul aspect de la relation pédagogique.

Nous présentons, dans un premier temps, les travaux des auteurs dont l’approche nous a semblé étayer notre propos et nous précisons l’angle de vue que nous adoptons sur les plans théorique et méthodologique. Puis, nous proposons un court historique de notre implication dans le dispositif objet de notre analyse et nous dégageons les changements opérés en ce qui concerne les modalités d’enseignement-apprentissage mises en œuvre dans ce contexte. Après avoir présenté ce dispositif dans ses grandes lignes, du point de vue du public, des savoirs en jeu, des modes de travail proposés et du fonctionnement des acteurs, nous précisons comment nous avons procédé pour analyser notre expérience selon l’approche clinique d’orientation psychanalytique que nous soutenons dans nos enseignements et nos recherches (Blanchard-Laville et al., 2005). Nous tentons, à partir de nos observations, de montrer ce que l’analyse de notre dispositif nous a permis de comprendre sur le vécu de la distance et de la temporalité chez nos étudiants. De là, nous tentons de repérer les effets de la temporalité, pour les étudiants et pour nous-mêmes, dans la manière d’appréhender le processus enseigner-apprendre. Ainsi, nous interrogeons ce qui est mobilisé, sur le plan psychique, au cours de l’interaction pédagogique, du point de vue du rapport au

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temps, dans cette nouvelle configuration que réalise l’enseignement à distance.

Soulignons qu’il s’agit, pour nous, de montrer l’importance de la notion de temporalité et la manière dont elle peut être mise au travail avec les outils conceptuels et méthodologiques de la démarche clinique de recherche. Notre recherche, qui se veut essentiellement compréhensive, entend montrer comment l’analyse de la temporalité psychique à l’œuvre dans le dispositif d’enseignement à distance que nous avons étudié peut contribuer à des transformations chez les protagonistes de la situation. Celles-ci peuvent se traduire, du côté de l’étudiant, par une capacité à s’investir dans l’apprentissage et à se tenir à son projet, et du côté de l’enseignant, par un changement de posture.

La temporalité en question dans l’enseignement à distance

Dieumegard s’est intéressé plus particulièrement à la question de « l’organisation temporelle de l’activité des apprenants en FOAD » (Dieumegard et al., 2006). Dans cet article, il a envisagé les conséquences de la désynchronisation des acteurs du dispositif de formation qu’il étudie comme apparaissant « simultanément comme un avantage et un handicap » pour les apprenants. En effet, selon les résultats de la recherche présentée par Dieumegard (ibidem, p. 220), ces apprenants bénéficient d’un dispositif qui leur permet de s’engager dans des études tout en maintenant une activité professionnelle, cependant que « cette désynchronisation limite aussi les possibilités d’aide en cours de formation par les formateurs ou par les pairs ». C’est précisément sur cette question de la réactivité des formateurs face à la demande d’aide des apprenants que nous avons choisi de prolonger la discussion initiée par cet auteur. En effet, Dieumegard envisage, d’un point de vue cognitif, qu’une

« réponse instantanée aux sollicitations des apprenants » comporterait un « risque de supprimer des opportunités d’apprentissage présentes dans les processus d’enquête que ceux-ci entreprennent spontanément » (ibid.). Au-delà des préconisations proposées par le chercheur à la fin de son article et auxquelles nous adhérons, nous souhaitons nous interroger plus finement sur ce qui est construit, du fait de cet asynchronisme, pour les acteurs de la relation pédagogique, au plan psychique. Pour ce faire, nous nous sommes intéressées aux travaux de deux auteurs, du champ de la FOAD, qui ont exploré la question en utilisant des concepts de la psychanalyse.

Tout d’abord, Jean-Claude Maurin (2004, p. 198) distingue clairement l’acte de communication, au sens de transmission de messages, et ce qui relève de la relation, phénomène qui engage les sujets affectivement. Il montre que la mise à distance spatiale, effet de l’éloignement physique des partenaires, si elle pose des difficultés pratiques, n’entraîne pas systématiquement une distance relationnelle. En s’appuyant sur les travaux de C. Rogers, il soutient l’idée selon laquelle une relation d’écoute et de congruence de la part du formateur peut s’établir indépendamment de la distance qui sépare les protagonistes. Cette mise à distance peut même favoriser une prise de recul grâce au décalage temporel des interactions et permettre un ajustement relationnel plus adéquat.

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De son côté, Anne-Catherine Oudart (2010), dans un article portant sur les spécificités de l’accompagnement et des échanges communicationnels dans l’environnement numérique, souligne à son tour l’importance de la temporalité : « le temps est à la fois un allié et un ennemi de l’accompagnement » (p. 261). Elle repère chez ceux qu’elles nomment « les interactants », étudiants et enseignants, une gestion des temps pluriels qui s’illustre, par exemple, dans la construction du mémoire : temps de l’action, de l’accompagnement, de la réflexion. Ces différentes temporalités peuvent se juxtaposer, voire s’affronter. Elle voit dans la notion d’espace-temps, un espace réflexif de maturation et de formalisation de l’expérience.

Selon cette auteure, l’environnement numérique est producteur de transformations dans les modes d’accompagnement au niveau des rapports interpersonnels sous l’angle de la temporalité, notamment à travers les rythmes des interactions : « une synchronisation subtile est nécessaire pour que la qualité de l’accompagnement se maintienne » (ibid.). Chacun avance à son rythme et les tempi différents peuvent déclencher de l’instabilité, des malentendus, des non-dits… La mise à distance impose ici, plus qu’ailleurs, du fait de la distance spatiale, une recherche mutuelle d’être sur le même diapason temporel, de « gérer du mieux possible ses rapports au temps divergents » (ibid.)

C’est bien cette question d’une forme de réglage entre les partenaires de la relation pédagogique et ses potentialités formatives qui nous intéressent en premier lieu. Elle renvoie inévitablement à l’interdépendance, au plan psychique, entre dimension spatiale et dimension temporelle.

Maurin et Oudart citent, l’un et l’autre, le psychanalyste D. W. Winnicott (1975), pour rendre compte des mécanismes psychiques à l’œuvre dans la relation pédagogique qu’ils étudient dans le contexte de la FOAD. Ainsi, Maurin consacre une partie de son article aux processus de transfert dont il reconnaît l’existence dans toute relation pédagogique. Il rappelle que dans ces processus, les affects éprouvés par les sujets en formation sont projetés sur les formateurs qui prennent dans l’inconscient des sujets, la place de leurs parents, premiers objets d’investissement.

Par les manifestations d’amour, de haine, les marques de confiance, les demandes affectives, « le formateur se voit investi d’une capacité de recevoir, de contenir, de réguler tous ces mouvements afin de maintenir la relation » (2004, p. 189). Maurin insiste sur le fait que ces phénomènes transférentiels sont inhérents à la relation pédagogique, quelles qu’en soient les modalités. Tout enseignant éprouve des sentiments pour les sujets qu’il forme et est l’objet d’affects portés à son endroit.

De son côté, Oudart tente de comprendre les liens possibles entre la place des affects et l’enseignement-apprentissage dans le dispositif d’environnement numérique qu’elle conduit. Elle propose l’hypothèse selon laquelle cet environnement pourrait jouer le rôle d’objet transitionnel1, au sens de Winnicott. Il

1. Créé en 1951 par D.W.Winnicott, ce terme désigne « tout objet matériel auquel le jeune enfant attribue une valeur particulière et qui lui permet d’effectuer le passage nécessaire de la première relation orale à la mère à une véritable relation objectale. (…) Au cours du

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serait ainsi un moyen permettant que le transfert à l’œuvre dans la relation pédagogique « se prolonge, hors d’un espace-temps conçu à cet effet » (ibid., p. 253) Rappelons que Winnicott, qui est aussi pédiatre, forge et définit ce concept dans le contexte de la relation du bébé et de sa mère ou d’une personne de son environnement proche (Winnicott, 1970, p. 49). Cet auteur explique que ce premier stade devra laisser place à une étape de désillusion où l’enfant délaissera progressivement ses fantasmes de toute puissance pour investir des objets de la réalité et s’approprier les objets de la culture. C’est également ce que tentent de conceptualiser les auteurs de l’équipe de chercheurs nanterroise à travers la notion de rapport au savoir. Grandir, c’est bien délaisser les bons objets issus de son hallucination pour les substituer à des objets bien réels. De cette façon, le sujet quitte un monde intérieur dans lequel il se vivait comme fusionné avec un monde extérieur qui tantôt le comble, tantôt le frustre. En contrepartie, naît, pour lui, l’espoir d’être en capacité de créer et de construire, par lui-même, un monde acceptable.

Cette conception de l’espace transitionnel selon Winnicott donne à voir différentes étapes de maturation psychique, dans un espace commun à la mère et au bébé, sur fond de présence-absence de la mère. André Green (2000, p. 18), pointe que cette transitionnalité est « supposée survenir au lieu d’une réunion potentielle, là où s’était produite la séparation ». Il souligne aussi que cet espace est un espace de symbolisation dans lequel « le temps peut jouer un rôle essentiel dans la réversibilité des effets de la perte et de l’absence ». Selon Green (2000, p. 58), ce temps est comme-un, il résulte de l’intrication du « temps du sujet et du temps de l’Autre ».

Les travaux de notre équipe nanterroise de recherche Clinique du rapport au savoir, au CREF, soutiennent le postulat selon lequel des processus inconscients se manifesteraient dans l’espace pédagogique réactualisant les premières relations du sujet avec son environnement. Pour nous, du fait de cette réactualisation, une forme d’ « accordage », au sens de Stern2 (1989, p. 181-199) a lieu dans la relation pédagogique. Elle nécessite une forme de travail psychique mobilisant les sujets, formateur et formés, dans un espace-temps complexe. C’est cette complexité que nous tenterons d’appréhender, dans le développement de notre article, à travers

développement normal, (…) les phénomènes transitionnels diffus se répandent sur tout le territoire intermédiaire qui se situe entre la réalité interne subjective et la réalité externe partagée, recouvrant ainsi tout le domaine de la culture (art, religion, vie imaginative, création scientifique) » (De Mijolla, 2005, p. 1151).

2. L’ « accordage affectif » est une forme particulière de partage intersubjectif de l’affect qui intervient dans les interactions mère-nourrisson à travers l’exécution de comportements expressifs. Comme l’empathie, il commence avec une résonance émotionnelle mais ne se réduit pas à une simple imitation ou réponse en miroir. Survenant essentiellement de manière spontanée et inconsciente chez la mère, l’accordage implique un ensemble de réactions dans différentes formes de comportements et sous différentes modalités sensorielles. Les trois éléments qui servent de base à ce processus d’accordage sont l’intensité, le rythme et la forme (Stern, 1989, p. 181-199).

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l’analyse clinique de notre dispositif, selon les deux pôles de la relation pédagogique.

Analyse du dispositif d’enseignement à distance

Bref historique de la mise en place de cet enseignement en e-learning

L’enseignement, en sciences de l’éducation, de « l’approche clinique de la relation éducative » dispensé à Paris Ouest Nanterre pendant de nombreuses années sous la responsabilité de Claudine Blanchard-Laville, a vu le jour, sous sa forme en e-learning, il y a cinq ans. Cet enseignement existait, en présentiel, sous la forme d’un travail collaboratif groupal, planifié sur douze séances de trois heures. Suivant un protocole rigoureux, nécessitant un regroupement des étudiants en trinômes, les apprenants étaient invités, dans un premier temps à évoquer un souvenir scolaire, puis ils étaient initiés à la pratique et à l’analyse d’un entretien clinique de recherche qu’ils devaient mener auprès d’un professionnel exerçant dans le champ de l’éducation ou de la formation. Guidés par notre apport de connaissances théoriques et méthodologiques et par des échanges constants, entre eux et avec nous, dans un cadre groupal, à chaque étape de la démarche, ils construisaient une analyse de contenu de l’entretien réalisé en se référant au cadre théorique de la psychanalyse.

Rappelons que, selon ce cadre conceptuel, toute construction de savoirs se réalise, dans ce que nous nommons rapport au savoir, suivant un processus qui réactualise des mécanismes psychiques inconscients liés aux premières relations du sujet apprenant avec son environnement. Un tel rapport tissé de liens complexes, qui sont loin d’être faits exclusivement d’objectivité et de rationalité, est une « donnée intérieure, vécue, psychique » comme le soulignait J. Beillerot (2000). De ce fait, notre objectif était d’amener les étudiants à réaliser une analyse de contenu (Bardin, 1977) de laquelle pouvait émerger une mise en sens du rapport au savoir du professionnel qu’ils sollicitaient, en écho à leurs propres élaborations quant à leurs trajectoires personnelles. Ce parcours était validé par la remise d’un dossier portant sur la réalisation, la retranscription et l’analyse de l’entretien clinique de recherche.

Au moment de la mise en ligne des cours de licence, notre participation à la nouvelle modalité d’enseignement-apprentissage en formation à distance était impérative. Cependant, cette situation relevait d’une gageure. Comment transposer le travail effectué en présentiel par un enseignement à distance ? Allait-il être possible d’accompagner à distance les étudiants pour qu’ils puissent conduire un véritable travail d’élaboration clinique ?

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Le dispositif dans ses grandes lignes, du point de vue du public, des savoirs en jeu, des modes de travail proposés et du fonctionnement des acteurs

Ces questions nous ont amenées à repenser notre dispositif habituel pour l’adapter au nouveau cadre de travail tout en en préservant les spécificités. Nous avons réparti les étudiants en deux grands groupes, chacun d’eux ayant une enseignante de référence en ligne. Nous avons maintenu l’obligation de travailler en trinômes, au sein de chaque grand groupe, pour la réalisation du dossier final. Nous avons conçu notre cours en quatre parties dont les thématiques peuvent se résumer au schéma suivant : premièrement un travail sur le souvenir scolaire concomitant à une présentation de la démarche clinique en sciences de l’éducation (Revault d’Allones, 1989), deuxièmement une présentation de la méthodologie de l’entretien clinique de recherche (Yelnik, 2005), troisièmement la réalisation de l’entretien, quatrièmement l’analyse clinique de l’entretien (Bardin, ibidem). Pour aider l’étudiant à s’approprier le contenu de ce cours, des lectures de textes théoriques et des rendez-vous sur des forums interactifs étaient imposés aux étudiants. Ce programme de travail était planifié sur douze semaines. Il était stipulé selon un calendrier très précis, chaque étape étant marquée par l’envoi d’un devoir écrit, pris en compte dans l’évaluation finale. La participation aux forums était également une obligation pour l’étudiant. Il devait, par exemple, à l’issue du cours 1, se présenter sur le forum pour répondre à la question suivante : « qu’est-ce que, pour vous, la démarche clinique ? », ou, à l’issue du cours 3, construire la consigne de départ de l’entretien clinique avec ses coéquipiers. Par ailleurs, les étudiants avaient la possibilité de créer leurs propres forums pour travailler en trinômes (en y invitant, ou non, l’enseignante) et pouvaient aussi contacter l’enseignante par mail.

L’usage de ce dispositif par les étudiants et les enseignantes

Les traces écrites laissées par les usagers sur les forums rendent lisibles non seulement le contenu de leurs échanges mais aussi la date, l’heure, la durée de ces échanges. Ces données constituent un matériel objectif exploitable pour mesurer et apprécier l’usage que les étudiants font de notre dispositif. Nous avons, ainsi, examiné avec précision leur fonctionnement dans nos groupes sur les deux années universitaires écoulées. Pour chaque forum, nous avons repéré comment se distribue la participation des étudiants par rapport au calendrier fixé et à quel moment intervient l’enseignante dans ces forums. Puis, nous avons examiné plus attentivement le parcours de quelques étudiants à travers les différents forums.

Il ressort de cette étude que, premièrement, les étudiants prennent une marge de liberté, s’étalant en moyenne sur une semaine, par rapport au calendrier fixé. Une partie de l’effectif participe sur le forum au moment opportun alors que le reste des étudiants intervient sur une période plus ou moins longue selon la nature du travail demandé. Ces derniers sont ceux qui sollicitent le plus des interactions fréquentes

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auprès des enseignantes et semblent être, d’après leurs messages, dans l’attente de réponses rapides.

Le croisement de ces données avec le cheminement particulier des quelques étudiants qui manifestent cette forme de dispersion, nous interroge sur les formes de temporalités qui sont à l’œuvre au cours de l’apprentissage. En second lieu, nous constatons qu’une enseignante intervient à des moments imprévus par rapport au cadre temporel qu’elle s’était fixé, de manière de plus en plus fréquente, alors que l’autre est dans une démarche inverse. Nous verrons plus loin que ceci est en lien avec la capacité qu’elles ont eue, l’une et l’autre, à élaborer ou non, chemin faisant, leur posture quant à cette relation pédagogique.

À partir de ces constats, nous proposons une hypothèse selon laquelle l’enseignante serait conduite à une forme d’accordage sur la temporalité de l’étudiant : il se produirait donc une forme d’inversion des rôles par rapport à ce qui était planifié au départ, sous la forme d’un calendrier strict avec des échéances imposées.

Comment l’analyse des données est conduite selon l’approche clinique d’orientation psychanalytique

Nos analyses reposent sur une mise en lien d’éléments de différentes natures. En effet, pour nous, cliniciennes, le matériel de recherche n’est pas constitué des seules données objectives provenant des traces informatiques laissées par les usagers sur le forum, mais il est constitué aussi d’éléments subjectifs apparaissant conjointement.

Ainsi en est-il de nos expériences propres du point de vue de la temporalité dans le cadre de l’enseignement à distance et de nos ressentis de ce qui se passe dans la relation pédagogique. Nous procédons à des élaborations par lesquelles les outils d’objectivation se conjuguent avec nos ressentis subjectifs, dans le cadre d’une démarche qui est nommée clinique parce qu’elle procède par une centration sur des cas singuliers étudiés en profondeur3.

Dans cette démarche, le chercheur est lui-même instrument de sa recherche dans la mesure où son propre psychisme réalise une forme de filtre par lequel passent les éléments qui sont mis au travail.

En ce qui concerne notre questionnement quant aux différentes temporalités à l’œuvre dans cette forme d’enseignement à distance, il nous est apparu que notre compréhension de ce qui pouvait se jouer pour les différents protagonistes de la relation pédagogique pourrait être affinée par la prise en compte de nos propres expériences formatives antérieures. En effet, suite à l’évocation de nos différents

3. Pour de plus amples développements sur cette question du rapport entre éléments objectifs et subjectifs, nous renvoyons le lecteur à la thèse de B. Charrier qui s’inscrit dans le prolongement du travail de L.-M. Bossard, lequel abordait le problème de l’utilisation de l’outil lexicométrique dans le cadre d’une approche clinique. (Charrier, 2008 ; Bossard, 2004).

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parcours, il nous est apparu que si nous étions impliquées dans cette modalité d’enseignement, ce n’était peut-être pas tout à fait par hasard puisque l’une et l’autre, nous avions effectué une partie de nos études grâce au CNED4. Il nous a semblé que ces expériences pourraient infléchir la manière dont nous nous situions à l’égard de nos étudiants dans la conduite de notre cours en FOAD. Ce point sera illustré par une première vignette clinique.

Une seconde vignette clinique sera centrée sur une étude de cas. Il s’agira d’analyser les productions d’un étudiant que nous avons nommé Oleg5, dont le parcours nous a semblé singulier et révélateur de la manière dont cet étudiant s’est saisi des potentialités du dispositif.

Nous avons trouvé féconde la démarche qui consistait à mettre en perspective ces deux analyses pour rendre compte de la complexité et de l’intrication des différentes temporalités psychiques à l’œuvre dans la situation pédagogique.

Ce que l’analyse de notre dispositif nous a permis de comprendre sur le vécu de la distance et de la temporalité

Individualisation de la relation pédagogique et effets sur la temporalité

Dans leurs études, Dieumegard et al., (2005) notent que la distance spatiale et le caractère asynchrone de la relation ont pour conséquence d’être compensés par une individualisation de l’accompagnement qui se traduit essentiellement sur le plan temporel. On observe alors qu’une individualisation des rythmes des interactions se met en place dans le but de s’adapter aux besoins de l’apprenant. L’analyse des interactions (fréquence, rythmes…) que nous avons effectuée, à notre tour, vient confirmer cette observation. Nous rejoignons ces auteurs dans leur constat d’une tendance, chez les apprenants, à solliciter de la part du formateur des interactions fréquentes et des réponses rapides. Autrement dit, les modalités de la FOAD, par ses outils de communication, favoriseraient l’établissement d’une relation pédagogique plus individualisée, dont les rythmes d’interaction s’ajusteraient en fonction de la demande des sujets en formation.

Certains auteurs ont centré leurs réflexions sur cet aspect communicationnel (Quintin, 2007 ; Greffier, 2010b), qui renvoie à la question centrale en FOAD de la relation tutorale. Pour notre part, dans cette relation tutorale, nous souhaitons nous focaliser sur l’individualisation de la relation pédagogique, et même, plus précisément, sur l’individualisation du rythme des interactions. L’étude de cette question sous l’angle de l’analyse du vécu psychique des sujets peut nous aider à mieux comprendre

4. CNED : Centre national d’enseignement à distance qui procédait, à notre époque, par envoi de cours par courrier postal, ce qui impliquait des délais d’échanges avec les enseignants (envoi des devoirs et réception des corrections) relativement longs.

5. Tous les prénoms ont été modifiés.

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les obstacles rencontrés, par les étudiants, dans le suivi de leur formation ainsi que les résistances des enseignants à s’engager dans cette forme d’enseignement.

Rythme des interactions : la mère et le bébé, l’enseignant et l’élève

Si l’on admet le modèle théorique de construction du savoir s’étayant sur les processus de symbolisation qui se développent dès les premiers mois de la vie, il devient possible d’établir un lien entre les manifestations d’attente et de satisfaction des premières interactions de cette période et des phénomènes analogues dans le contexte de la relation pédagogique. S’intéressant à cette question et reprenant le modèle théorique de Winnicott qu’elle fait travailler dans ce contexte, Nicole Mosconi estime que le rapport au savoir de l’élève à l’école reste très en miroir des premières expériences d’apprentissages du bébé (2000). On peut, en effet, transposer ce qui se passe sur la scène parentale au niveau du jeu des demandes et des réponses des protagonistes, sur la scène pédagogique, du point de vue du rôle de la temporalité dans l’adéquation progressive des échanges et la recherche d’une juste distance relationnelle. Demande et attente de nourriture chez le bébé, de savoir chez l’élève, s’entendent également comme une demande d’amour et de reconnaissance.

Intervient alors la capacité de la mère à faire attendre son bébé, si la satisfaction ne peut être immédiate, en développant pour lui, ses qualités de holding6 permettant à celui-ci de construire à son tour une capacité à différer la satisfaction et à investir l’expérience de partage symbolique qui l’anticipe. Cette expérience peut prendre la forme d’un échange verbal dans lequel la voix de la mère, par la richesse de ses intonations, va modifier ce temps de l’attente pour lui donner une forme acceptable.

Ici, la temporalité joue un rôle de structuration psychique pour le bébé qui apprend à passer du temps présent au temps futur, et à sublimer sa pulsion à travers le plaisir partagé de l’échange. Qu’en est-il sur l’autre scène ?

Si l’on regarde ce qui se passe dans une situation de cours en présentiel, on assiste, en principe, à une relative synchronicité des échanges, du fait du cadre spatio-temporel. En principe, les questions des étudiants appellent des réponses immédiates de la part de l’enseignant sauf à différer celles-ci, ce qui est possible mais relativement inhabituel. Donc, dans le face-à-face des cours en présentiel, les réponses sont le plus souvent synchrones ou reportées par l’enseignant à un temps annoncé : la pause, la fin du cours, le cours suivant… c’est-à-dire que ces échanges de demandes et de réponses sont inscrits dans un espace-temps circonscrit. C’est une différence notable avec la FOAD où, en dehors du cadre des échanges communicationnels programmés par des dates et créneaux horaires fixes, une flexibilité temporelle prend place dans le rythme des interactions. Comment s’organisent et se jouent alors ces échanges ? Qui en est le chef d’orchestre ?

6. Le mot « holding » désigne la façon dont l’enfant est porté mais il « comprend également la routine des soins quotidiens qui nécessitent une évolution et une adaptation progressive dans la façon dont ils sont dispensés à mesure que l’enfant grandit » (Funck-Brentano, p. 78).

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Nous avons pu observer chez nos étudiants un besoin permanent de réassurance et d’encouragement. Cette observation va dans le même sens que le constat fait par Oudart (2010), qui interprète ce besoin comme une conséquence des modalités d’enseignement à distance et préconise un étayage particulier pour soutenir l’investissement, éviter les découragements éventuels, prévenir les abandons.

L’auteure repère une demande excessive qui se manifeste sur le registre de la temporalité, « répondre maintenant, tout de suite, le plus rapidement possible… ». Elle cite l’exemple d’un étudiant rappelant à l’ordre son enseignant qui tarde à lui répondre (Ibid., p. 257). Mais une telle attitude pédagogique ne risque-t-elle pas d’entraîner un renversement des places et des rôles de chacun ? Nous nous interrogeons à notre tour sur les conséquences d’un tel rapprochement relationnel qui nourrit chez l’étudiant l’illusion d’une disponibilité sans limites de la part de l’enseignant. Pourtant, Winnicott nous explique que « le professeur doit être capable de supporter que l’on doute de lui comme une mère supporte les différentes manies alimentaires de ses enfants, et l’élève doit être capable de supporter de ne pas obtenir immédiatement ou d’une façon certaine ce qu’il éprouve comme acceptable. » (1972, p. 41). L’enfant parviendra ainsi à devenir un être civilisé à condition que l’enseignant lui-même soit capable de supporter les mêmes frustrations.

Entre relation fusionnelle et angoisse d’abandon

Cependant, les enseignants sont-ils en capacité d’assumer une telle frustration dans le contexte de l’éloignement spatial ? Maurin mentionne, chez de nombreux formateurs de FOAD, des résistances à l’œuvre qui font obstacle à l’investissement de la relation pédagogique et à l’utilisation des outils qui en permettent le déploiement.

Au-delà des motifs rationnels qu’ils avancent, ces formateurs mettraient en œuvre, selon l’auteur, à travers cet empêchement, un processus défensif leur permettant de maintenir à l’écart de leur conscience des contenus psychiques susceptibles de générer de la souffrance. Car, pour lui, la mise à distance semble « cristalliser des représentations inconscientes qui évoquent les douleurs de la séparation et la terreur de l’abandon » (2004, p. 203). D’autres auteurs (Dieumegard, Garland, 1993) font état dans leurs études d’une proportion notable d’abandon des formations. Nous avons constaté, pour notre part, que la question de l’abandon est posée de manière récurrente dans notre équipe de formateurs en FOAD. Notre propos, dans le cadre de cet article n’est pas de développer cette thématique de l’abandon7, mais de comprendre cette préoccupation, au-delà de son expression manifeste, en centrant notre réflexion sur les processus inconscients qui la motivent. En cela, nous nous démarquons des travaux des auteurs tels que Quintin (2007) et Greffier (2010a) dont « le but est de fournir aux

7. Sur cette question de l’abandon, nous renvoyons à l’article de (Fenouillet, Dero, 2006, p.

92) : « Différentes études ont en effet montré que le taux d’abandon à distance est nettement supérieur à celui des étudiants en présentiel (Carr, 2000 ; Diaz, 2000, 2002 ; Easterday, 1997 ; Roblyer, 1999) ».

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tuteurs des dispositions qui, sur le plan psychologique et interactionnel, favorisent le succès des apprenants » (Greffier, 2010a, p. 545). Mais notre éclairage contribue d’une autre façon à ce succès.

Un travail réflexif pour comprendre nos résistances dans le dispositif

Pour ce faire, nous proposons une analyse des difficultés liées à la temporalité des interactions à partir de l’expérience de notre pratique enseignante. Notre objectif est de montrer qu’un travail réflexif d’analyse de ces obstacles, sous la forme d’une mise en lien du vécu présent et passé, peut aider le professionnel à trouver une juste distance dans la relation. Nous proposerons de nous appuyer sur un témoignage personnel qui illustre, à notre sens, la nature de ce travail et notre démarche.

Récit de la situation

Alors qu’elle est chargée de notre module d’Approche clinique de la relation éducative en FOAD depuis deux années, ma collègue m’initie à cette modalité d’enseignement nouvelle pour moi. La transmission de son expérience et de son savoir-faire m’a permis, en 2009, de prendre, à mon tour, la responsabilité d’un autre groupe d’étudiants pour ce même module.

Dès les premières semaines, je suis frappée par le net contraste de la FOAD avec l’unicité de temps et d’espace de la forme classique en présentiel. Cette impression est renforcée par le fait que je me vois contrainte de me rendre à plusieurs reprises sur la plate-forme pour me familiariser avec son fonctionnement et d’y consacrer de nombreuses heures. Après une période de tâtonnement et d’adaptation, je parviens à comprendre et à utiliser les fonctionnalités de la plate-forme. Cependant, une fois cette situation stabilisée, j’exprime mon insatisfaction en me plaignant du temps passé. En effet, je constate qu’en comparaison du même enseignement que j’assure en présentiel, je consacre beaucoup plus de temps aux échanges avec les étudiants en FOAD. Alors que le cadre fixe en présentiel me permet de structurer mon travail en lui donnant des limites temporelles, je me laisse rapidement débordée par les sollicitations des étudiants qui se manifestent, à tout moment, par de nombreux messages. Je ressens de leur part un empressement à recevoir une réponse, ce qui me donne envie, par réaction, de les mettre à distance, en différant mes messages. La flexibilité temporelle dont ils font usage me bouscule au point de ressentir une perte de maîtrise de la relation pédagogique que je sens être sous leur contrôle. Bien que j’interprète leurs demandes comme les signes d’une inquiétude relativement banale et d’un besoin d’être rassurés, je reçois ces manifestations comme des manœuvres envahissantes. Je me représente la place qu’ils m’assignent comme ce que serait une mère totalement disponible, n’ayant d’autres préoccupations que celles de ses nourrissons. Ce que je n’éprouve pas du tout en présence des étudiants qui suivent le même cours en présentiel. L’impossibilité d’anticiper les interventions des étudiants

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dans le temps, mon incapacité à leur imposer mon propre cadre temporel m’interrogent. L’arrivée des messages sur la messagerie universitaire, elle-même transférée sur ma boîte privée, gomme toute différenciation possible entre l’espace d’enseignement et l’espace personnel. Ces éléments ne m’échappent pas et il me serait facile techniquement de modifier la situation. Cependant, je reste dans l’impossibilité d’agir. Je réponds aussi rapidement que possible, bien au-delà de ce qui est prévu dans le protocole de travail. Cette situation ne me satisfait pas, si bien que j’envisage d’abandonner cette charge de cours à la rentrée suivante.

En première analyse, sur le moment, j’interprétais ce malaise comme l’expression d’un conflit psychique révélé par des sentiments contradictoires, faits à la fois d’impuissance et de souffrance. Pour avancer dans le cheminement de cette analyse, il me faut, à présent, relater comment un événement qui s’est produit, en ce début d’année 2011, m’a permis d’identifier la nature du conflit qui se jouait pour moi.

Retour sur un souvenir d’apprentissage à distance

Au détour d’une conversation avec un ami chercheur clinicien, alors que nous évoquions librement nos parcours scolaires et passions en revue les différents établissements que nous avons fréquentés, il me vient à l’esprit que j’ai suivi trois années d’études consécutives au CNED, autrefois nommé CNTE, jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Cette période de ma scolarité est restée vive dans mon esprit jusqu’à aujourd’hui. J’en ai conservé des souvenirs marquants, d’autant plus que c’est à partir de ces années que j’ai pu concilier ma scolarité et mon projet d’études artistiques, et que s’est dessiné mon cursus universitaire8. En évoquant les souvenirs de cette période, j’ai été surprise de constater que je n’avais jamais fait de liens entre mes cours par correspondance de lycéenne et les cours à distance que je dispensais moi-même aux étudiants. J’avais moi-même été « de l’autre côté », j’avais fait l’expérience de recevoir des cours sous forme de polycopiés, d’envoyer mes devoirs aux dates fixées et de recevoir les corrigés qui, par ailleurs, m’arrivaient plusieurs mois après que j’aie rédigé les devoirs. Au cours de la conversation avec mon ami, j’ai relaté ces souvenirs sur un ton enjoué qui contrastait avec le mal-être que j’éprouvais lorsque j’évoquais ma fonction d’enseignante à distance. Quelques semaines ont été nécessaires pour que mes interrogations me conduisent vers des éléments de compréhension. Tout d’abord, je fais l’hypothèse qu’un premier travail psychique inconscient s’est mis en route à partir du moment où j’ai pu dérouler mes souvenirs et les remettre en scène à l’occasion de cet échange.

Puis, une nouvelle phase d’élaboration psychique s’est réalisée environ un mois plus tard, auprès d’une clinicienne, quand je lui ai dit que j’avais découvert qu’il y avait un lien entre ma position actuelle d’enseignante, responsable d’une formation à distance, et celle d’élève, vingt cinq ans plus tôt, suivant une scolarité dans une

8. J’ai relaté ce parcours dans ma thèse de doctorat (cf. bibliographie).

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modalité analogue. En effet, lorsque j’avais une quinzaine d’années, j’avais demandé à mes parents de quitter le lycée dans le but de pouvoir organiser mon temps scolaire de manière plus souple pour me consacrer davantage à mes études musicales qui nécessitaient de nombreuses heures de travail. Cette demande allait de pair avec une volonté d’être plus libre et plus autonome dans la mise en œuvre de mon projet. Au lycée, j’avais le sentiment de « perdre mon temps » et je me sentais en décalage avec mes camarades de classe. Cette demande peut se lire, aujourd’hui, comme l’expression d’une recherche de compromis entre l’exigence de remplir mes obligations d’élève, obtenir mon baccalauréat, et la volonté d’affirmer mon indépendance vis-à-vis de mes parents. Si l’on s’en tient à ces considérations, les choses sont relativement simples, mais si j’entre plus avant dans les enjeux de ce projet scolaire un peu marginal, l’analyse entraîne sur un registre plus latent, car ces faits se déroulent sur fond de révolte adolescente. Or, que nous révèle cette étape décisive du développement qui introduit le sujet à sa vie d’adulte ? De nombreux auteurs se sont penchés sur la problématique de l’adolescence et il serait trop long de s’arrêter sur leurs travaux dans le cadre de cet article. Cependant, mentionner quelques points qui rassemblent les auteurs sur le sujet me permettra d’étayer ma réflexion.

Comme l’explique P. Blos (1962), la traversée adolescente est loin d’être une ligne droite qui se fait d’un pas égal : elle se caractérise par des mouvements et des buts antagonistes. On ne peut la dissocier de la problématique de la séparation, car l’adolescent est pris entre le désir de prendre de la distance et l’angoisse de perdre ses premiers objets d’attachement que sont les parents. De même, pour P. Jeammet (2000), l’adolescence révélerait ce qui subsiste de dépendance aux personnes clés de l’environnement, en contradiction avec le besoin de se sentir autonome. Ainsi, la mise à distance de l’école, des parents, des professeurs, et le choix d’un travail solitaire participent, selon moi, d’une démarche ayant pour fonction de marquer le passage adolescent par une nouvelle délimitation spatiale qui s’opère dans le contexte scolaire. C’est justement l’un des facteurs inhérents au processus de l’adolescence que décrit Jeammet qui repère : « une redéfinition des frontières entre l’adolescent et son environnement, entre l’espace psychique interne et le monde externe, autour de laquelle se jouent son identité et sa capacité d’individuation » (1983, p. 367). Il compare d’ailleurs ce processus aux rites d’initiation qui marquent le passage dans le monde des adultes dans les cultures traditionnelles, image que j’associe également à mon vécu des cours du CNED par le caractère radical et violent de cette expérience de rupture d’avec mon environnement habituel. Car, en m’engageant dans cette voie avec l’accord de mes parents, j’effectue un déplacement intérieur temporel qui se manifeste par la mise à distance qu’impliquent ces cours, ce qui, du même coup, me permet de symboliser le passage d’une position adolescente vers une position adulte. Ce travail de mise à distance des figures parentales prend forme, dans l’espace didactique, à travers l’éloignement des professeurs. La traversée de l’adolescence, nous explique encore Jeammet, nécessite un travail de détachement avec les parents et d’attachement à de nouveaux objets. C’est bien ce qui me semble être mis en acte à travers le suivi des cours du CNED.

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Si je reprends les éléments du récit précédent, je suis partie de l’exposé d’une situation de malaise ressenti au niveau de la gestion de la temporalité dans mes interactions avec les étudiants, et je peux à présent identifier la nature du conflit qui m’habitait. La difficulté était d’être en capacité de réguler le rythme de ces interactions de telle sorte que les étudiants travaillent de manière autonome et n’éprouvent pas le besoin de me solliciter de manière répétée. Pour cela, il fallait aussi que je renonce moi-même à répondre à leurs demandes impatientes ce que je ne parvenais pas à faire sans ressentir une forme de culpabilité. Or, en évoquant une période de mon parcours scolaire où j’ai fait l’expérience de trois années de cours par correspondance et durant lesquelles j’ai été confrontée à une mise à distance spatiale et temporelle dans la relation pédagogique, j’ai pu élaborer les affects et les représentations que ma conscience avait refoulés. Le choix de cette modalité d’études, qui, au demeurant, m’avait demandé un travail plus conséquent et solitaire, serait, me semble-t-il, le compromis psychique que j’avais trouvé pour me dégager des désirs contradictoires propres à la problématique adolescente. Mes tiraillements internes, sur fond de révolte et d’opposition agressive à l’égard de mes parents, étaient les signes d’une forte culpabilité ressentie à me séparer d’eux. Ainsi, la prise de distance a pu se jouer dans l’espace du travail scolaire où il devenait possible de construire, dans ce nouveau cadre de plus grande neutralité, un espace psychique favorisant un processus d’individuation.

C’est en élaborant les fantasmes de séparation et d’abandon mis en scène dans cette période, que se sont éclairés, pour moi, les enjeux psychiques à l’œuvre dans le vécu de ma position enseignante actuelle. Il s’agissait, en effet, de me protéger d’un envahissement ressenti de la part des étudiants et en même temps, d’éviter de manière défensive, le sentiment de les abandonner si je refusais de répondre à leurs demandes.

De la même façon que j’avais été prise entre le désir de séparation et l’angoisse de la perte d’objet dans la sphère parentale, je me retrouvais confrontée à cette même question, dans un espace d’apprentissage que j’avais investi autrefois comme un espace d’autonomie douloureusement conquise. De plus, je me trouvais, cette fois, de l’autre côté de la scène, dans la position de l’enseignante, non loin de la figure parentale.

Pour analyser ce conflit, je m’appuierai sur le concept d’identification projective qui désigne un mécanisme psychique de défense par lequel le sujet déposerait des éléments internes faisant partie de son soi chez l’autre, ces éléments faisant retour par identification (Laplanche et Pontalis, 2004). Ainsi, je propose l’hypothèse selon laquelle j’aurais projeté une partie de moi porteuse inconsciemment d’angoisse d’abandon chez les étudiants et c’est celle-ci qui aurait fait retour, sous la forme de demandes répétées et d’attentes empressées à tonalité régressive.

Le travail de co-pensée, avec mes collègues cliniciens, autour de ces enjeux, dans un partage émotionnel cher à C. Blanchard-Laville (2005), aura permis que s’instaure un temps « identifiant », comme le nomme S. le Poulichet citée par cette auteure, « ce temps où deux instants se donnent mutuellement identité à travers un événement. » (Blanchard-Laville (2001, p. 24). C’est bien ce temps-là qui a permis

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qu’une transformation opère dans l’ajustement de la distance relationnelle établie avec les étudiants, car à la suite de ce travail de métabolisation, les résistances face à cette modalité d’enseignement ont été levées et j’ai pu réinvestir la relation pédagogique et l’appréhender comme véritable espace transitionnel.

Nous venons de présenter une situation dans laquelle le formateur est agi par des questionnements qui appartiennent à un autre temps que celui de l’ici et maintenant de la formation. La vignette suivante présente le cas d’un jeune étudiant qui est aux prises à de semblables difficultés. Il nous a semblé fécond de mettre ces deux témoignages en perspective pour montrer comment la problématique du formé, sur le plan psychique, peut entrer en résonance avec celle du formateur en s’inscrivant dans une temporalité singulière.

L’observation clinique pour comprendre les difficultés d’un étudiant

Oleg est un jeune enseignant de mathématiques et sciences physiques qui exerce à l’étranger. Du fait de son éloignement géographique, il a choisi l’enseignement à distance pour préparer sa licence en sciences de l’éducation.

Un retard qui se répète

Alors que les cours ont commencé le 25 janvier, Oleg se manifeste pour la première fois sur le forum le 21 février, en ces termes : « Bonjour, je souhaite me joindre à un groupe alors si quelqu’un est d’accord merci de me faire signe.

Cordialement ». La formulation de ce propos retient mon attention. En effet, à ce moment de la formation, tous les étudiants se sont présentés sur le forum et ont constitué des sous-groupes en annonçant une thématique de travail. Oleg semble l’ignorer en se plaçant dans un rapport impersonnel à l’égard des autres étudiants.

Son ralliement à un groupe de travail ne sera pas le fait d’une reconnaissance d’un investissement mutuel d’un objet de travail comme c’est le cas pour les participants des autres groupes, notamment Ousmane qui écrit « Bonjour, Elise et Marie, Je souhaiterai me joindre à vous pour travailler sur le thème de “la gestion des conflits”. J’attends votre réponse…Avec mes remerciements. Ousmane » ; Oleg, lui, attend tout simplement que « quelqu’un lui fasse signe ». Cependant, par la suite, lorsque Pierre, son coéquipier, le sollicite en ces termes : « bonjour, j’ouvre un forum ou plutôt une discussion pour le groupe constitué par Anne, Oleg et Pierre, sur la formation des adultes. Il nous permettra peut être plus facilement de travailler et d’avancer. Qu’en pensez-vous Anne et Oleg ? », Oleg ne répond pas aux sollicitations de son coéquipier. Cette attitude me questionne d’autant plus qu’Oleg me sollicite par mail à plusieurs reprises comme s’il cherchait à établir une relation privilégiée avec son enseignante. En examinant les interventions d’Oleg sur les forums, je constate que ce dernier a répondu a minima aux consignes et toujours

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avec un retard important. Pourtant, cet étudiant a bien eu accès9 au calendrier du semestre (s’étalant du 25 janvier au 15 mai).

Le 23 février, je poste le message suivant sur le forum : « J’attire votre attention sur le fait que je n’ai reçu aucun travail de votre part. Vous devez prendre connaissance du cours 1, vous présenter sur le forum, répondre aux sujets postés sur le forum et envoyer vos écrits à mon adresse mail (cf. forums) ». L’étudiant répond dans la journée comme suit : « Je m’appelle C. Oleg. Je suis prof de math et physique. Je me réjouis d’en découvrir un peu plus au sujet de l’approche clinique ». Je lui demande alors de se présenter de manière plus précise, mais je ne reçois pas de réponse.

Oleg se manifeste à nouveau le 17 mars pour commenter son souvenir scolaire et répondre à une consigne, postée sur le forum le 7 février, et à laquelle les étudiants ont répondu entre le 9 et 24 février. La consigne est « Comment définiriez-vous la démarche clinique ? ». Là encore, la réponse de cet étudiant est très concise et approximative : « Il s’agit d’une démarche organisée selon les principes d’un entretien qui vise à faire exprimer à son interlocuteur ses pensées sans imposer de limite à ce dernier. Cette méthode influencée par l’approche clinique de la psychologie a pour but la mise en lumière du ressenti de son interlocuteur ». Cette réponse se démarque de celle des autres étudiants qui se sont efforcés de rédiger des textes d’environ une page dans lesquels ils montraient qu’ils avaient pris connaissance du cours et lu les textes de référence. Par ailleurs, je note que l’étudiant semble n’avoir retenu, dans le cours, que l’idée de non-directivité (« sans imposer de limite »).

Par la suite, Oleg ne se manifestera qu’épisodiquement sur le forum ouvert par ses coéquipiers et sur un mode que je ressens comme désinvolte. Ainsi le 30 mars :

« Salut le groupe, je viens aux nouvelles…Anne as-tu réalisé ton entretien. Tenez- moi au courant. Salutations ». L’emploi du possessif « ton » alors que l’entretien est un objet de travail groupal et l’expression « tenez-moi au courant » (qui fait écho à celle de « faites-moi signe » relevée précédemment) renforce mon ressenti.

Du 26 au 30 avril, l’étudiant signale qu’il a effectué une partie du travail de retranscription de l’entretien et se plaint de la longueur du travail. L’échange suivant retient mon attention :

« Salut la compagnie, la retranscription avance, je constate simplement que c’est long ! L’enregistrement total fait 43 minutes, Pierre à quel moment as-tu commencé la retranscription ? ça te va si je m’arrête à la 23ième ? Salutations. Oleg ». Ce à quoi Pierre répond : « Bonjour, Oleg tu dois faire erreur car l’entretien dure un peu plus de 49 minutes. Moi j’ai commencé à 24 mn et effectivement c’est long. Il ne me reste que 14 pages manuscrites à retranscrire et quelques minutes à traiter. Anne tu auras tout pour vendredi. Bon courage à tous, on en est tous au même point en fin de semestre. Allez plus que trois semaines et ça sera fini. Pierre ». Cette erreur de

9. Ce que j’ai pu vérifier sur le rapport d’activité de l’étudiant, à disposition des enseignants sur le site de l’université.

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calcul renforce mon impression que cet étudiant a un problème singulier avec le temps, problème qui apparaît ici d’autant plus nettement que son coéquipier, Pierre, souligne les échéances et le terme du travail.

Entre le 24 avril et le 13 mai, Pierre est présent quotidiennement sur le forum et veille à l’avancement du travail, tandis qu’Oleg laisse ses coéquipiers sans nouvelles.

Si bien que le 11 mai Pierre se fâche : « Bonjour, Oleg souhaites-tu toujours participer à ce travail de groupe ? Nous sommes le 11/05 et en dehors de ta partie concernant la retranscription de l’entretien, tu n’as rien remis ! Il reste désormais trois jours avant le rendu final, donc que comptes-tu faire ? Tu disais qu’il fallait te contacter en cas de souci, j’ai un souci ! » Oleg répond aussitôt en envoyant son travail.

Bien que ce type de conflit soit courant lorsque l’on impose aux étudiants un travail de groupe, le cas d’Oleg me paraît particulier. Non seulement il ne respecte pas le calendrier, mais il se conduit comme s’il attendait que quelqu’un l’interpelle et lui dicte sa conduite « lui fasse signe » et lui « impose une limite ». Ainsi quand Pierre lui reproche son manque de collaboration, il répond « Dis en un peu plus sur ce que tu n’as pas trouvé bien. Que reste-t-il à produire ? Qu’as-tu déploré de cette collaboration. S’il le faut je peux bosser là maintenant deux heures encore… ». Il fait comme s’il pouvait bénéficier encore d’un peu de temps quand on lui signifie qu’il n’y en a plus. Que manifeste-t-il par cette forme de déni d’une réalité temporelle ?

Après avoir corrigé son évaluation finale, je me suis aperçue que cet étudiant s’était particulièrement bien approprié le contenu de l’enseignement. Je me suis alors interrogée sur sa conduite en cours de formation en pensant qu’elle n’était peut-être pas due à un manque d’intérêt et d’investissement pour la discipline enseignée.

D’ailleurs, à l’issue de la formation, il est le seul étudiant à m’avoir sollicitée pour obtenir des informations en vue de poursuivre ses études en master dans le domaine de l’approche clinique. Cette idée de poursuivre la formation me conduit à l’idée que la question de la fin de formation pourrait poser problème à cet étudiant et pourrait être en rapport avec ses difficultés à respecter un cadre temporel de sa place d’apprenant.

De ce fait, je me suis intéressée de plus près aux productions de ce jeune homme en relisant plus attentivement son souvenir scolaire et l’analyse qu’il en faisait : il y est question d’un cours de mathématiques au moment de l’adolescence. Voici comment le jeune homme relate son souvenir : « Je n’avais pas fait mes devoirs et le professeur m’a demandé de rester après les cours, car il ne s’agissait pas du premier incident du genre. Il m’a expliqué que, lorsque la classe était terminée, le retard accumulé dans les exercices de math était particulièrement préjudiciable pour l’acquisition de la matière et surtout en ce qui concerne les mathématiques. Je me suis retrouvé collé le mercredi afin de mettre en ordre mon cahier d’exercices de math. Il est à relever que ce professeur était très exigeant concernant la présentation des exercices, car selon lui les mathématiques ne peuvent se concevoir sans une présentation impeccable ». Je constate que, déjà à cette époque, Oleg avait

« accumulé du retard dans les exercices de math ». Le professeur sanctionne son élève en le faisant rester après les cours. Notons que cette prolongation du temps

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scolaire ne paraît pas être en faveur d’une construction de repères temporels pour un élève qui semble assujetti à un fantasme selon lequel il n’y aurait pas de limites dans le temps scolaire.

Aujourd’hui, Oleg identifie bien le transfert dans lequel il était pris à l’égard de son professeur de mathématiques puisqu’il écrit : « Avec le recul, je pense que c’est un des professeurs qui m’a le plus apporté durant ma scolarité […] Aujourd’hui, j’enseigne les mathématiques et cela n’est sans doute pas dû au hasard ». Mais la démarche réflexive induite par l’exercice de retour sur le souvenir scolaire le conduit à questionner ce transfert sans voir qu’il rejoue, dans la situation pédagogique d’aujourd’hui, le même rapport au temps qu’au moment de son adolescence et que le fait d’être devenu enseignant de mathématiques pourrait être une façon, pour lui, de faire perdurer ce qui était à l’œuvre, pour lui, à ce moment-là. Ainsi, il écrit : « Etant aujourd’hui passé de l’autre côté du pupitre, je réalise que ce souvenir est une des clés qui m’a mené jusqu’à cette place. Je me questionne souvent sur la façon dont j’enseigne et ma critique s’oriente souvent avec comme référence le professeur dont il est question dans mon souvenir ». Soulignons que selon le discours de ce professeur « les mathématiques ne peuvent se concevoir sans une présentation impeccable ». Oleg semble, au cours de son adolescence, s’être plié au discours du professeur qui plaçait les mathématiques comme une discipline dans laquelle on doit produire une forme parfaite ; « ordre », « professeur exigeant », « présentation impeccable » sont les termes qui lui viennent au moment de l’évocation de son souvenir scolaire. J’entends ici l’expression d’une idéalisation des mathématiques comme un objet de forme parfaite.

Un deuil impossible

Il me semble possible de proposer quelques hypothèses interprétatives du cas d’Oleg à la lumière des travaux des psychanalystes qui ont réfléchi à la question du travail psychique engagé en formation. C’est le cas de l’article d’Olivier Nicolle, dans l’ouvrage coordonné par R. Kaës (Kaës et al., 2011). Bien que l’auteur se soit centré sur des formations spécifiques, on peut considérer que les processus de transformation qu’il décrit concernent plus largement toute formation qui engage le sujet connaissant, le sujet dit « épistémique ». O. Nicolle expose les logiques narcissiques qui sont à l’œuvre pour un sujet en formation et montre comment les remaniements psychiques inhérents au travail psychique de formation conduisent le sujet à un nécessaire travail de deuil, d’élaboration de la perte, notamment au moment de l’adolescence. En effet, O. Nicolle propose l’idée selon laquelle le sujet en formation est engagé dans une quête que le psychanalyste nomme « quête épistémique », car elle est une recherche de la forme idéale de soi qui s’origine dans la perte originaire « de soi et/ou du monde, de l’objet » (Nicolle, 2011, p. 45). Cet auteur souligne que le sujet poursuit cette quête par les liens qu’il initie avec des objets de savoirs dans une forme de « précarité narcissique » qui engage un travail de la perte : « la formation est le nom du travail psychique, transformatif quant à la forme du soi, qu’entreprend le moi et qui le

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traverse en ce sens qu’il remanie des liens à des objets, à des idéaux et à des identifications narcissiques. Ce processus […] est toujours, au moins un peu, un travail de la perte. » (Nicolle, 2011, p. 48). Ainsi, la difficulté que manifeste Oleg à se présenter aux autres étudiants et à faire lien avec eux me semble être en rapport avec cette fragilité narcissique. On peut penser qu’il a trouvé, à travers la figure de l’enseignant de mathématiques, un modèle identificatoire le confortant, sur le plan narcissique, dans une image rassurante d’une forme idéale de soi. Son désir de transmission des mathématiques serait alors une manière de rendre immuable cette forme, de s’inscrire dans un temps « sans limites ». On peut penser que le fait de retarder serait pour lui une manière de repousser le terme.

Certes, je ne dispose pas d’éléments suffisants pour comprendre quelle fonction remplissaient les retards (dans ses exercices) pour Oleg adolescent. Cependant, les retards qu’il manifeste dans la formation actuelle de manière répétitive, m’apparaissent comme des remises en scène du scénario de cette période de l’adolescence où le jeune homme s’est identifié au professeur de mathématiques, adhérant à la même quête d’une forme parfaite, au point de devenir lui-même enseignant en mathématiques.

Ainsi, si l’on suit la proposition d’O. Nicolle selon laquelle la fin interroge le début de la formation et serait « une voie de la répétition d’enjeux initiaux », on conçoit quelle fonction peuvent avoir les retards actuels et pourquoi cet étudiant a émis le souhait de poursuivre sa formation. Il peut ainsi faire l’économie du travail psychique de la perte et poursuivre sa « quête » indéfiniment.

La relation établie à l’occasion du travail en FOAD lui a permis de remettre en scène ce rapport au temps perturbé mais aussi de finir le travail en s’appuyant sur les pairs et d’introduire une variation dans ce scénario de sorte que ce ne soit plus tout à fait le même. Il y a bien là une vertu formative de l’apprentissage. Par ailleurs, en laissant, par moments, aux étudiants coéquipiers le soin d’assumer le cadrage temporel, l’enseignante s’est appuyée sur les potentialités du travail groupal et n’a pas répondu aux sollicitations de l’étudiant visiblement à la recherche d’une figure d’autorité parentale à l’image de celle du professeur de mathématiques d’antan.

Ainsi, le dispositif de FOAD a permis à Oleg de réussir sa formation en dépit de son rapport au temps singulier qu’il manifestait par des retards répétitifs. Il a évolué en construisant de manière singulière la temporalité formative de sa place d’apprenant, réalisant « l’équation temporelle personnelle » que nous évoquions au début de notre article.

Conclusion

Nous avons tenté de montrer, par nos vignettes cliniques, que la temporalité formative mettait en jeu différents registres de temporalité pour le sujet apprenant du fait de la réactualisation des investissements épistémiques et des remaniements opérés,

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notamment ceux renvoyant à la mise en place d’un projet au moment de l’adolescence.

Nous avons pointé les deux écueils entre lesquels, de ce fait, nos étudiants se risquent : abandonner la formation ou s’engager dans une formation sans fin.

Cette temporalité formative rencontre celle du formateur qui connaît le même type de réactualisations. C’est de cette conjonction que naît la complexité de ce que nous avons nommé « accordage », en nous appuyant sur la théorisation de D. N. Stern.

Nous nous sommes intéressées au moment de la rencontre entre ces deux temporalités, celle du formateur et celle du formé, et nous avons montré que l’accordage reposerait chez le formateur sur sa capacité à élaborer ce qui se joue dans la relation pédagogique lorsque le formé n’adhère pas au cadre temporel proposé par le formateur.

Selon nous, les fantasmes et les mouvements transférentiels dont nous venons de montrer les mécanismes agissent quelle que soit la distance spatio-temporelle, car ces mécanismes sont structurels à toute relation pédagogique et formative où le savoir est en jeu, savoir conscient et inconscient. Une reconnaissance de ces mouvements, qui agissent à notre insu, contribuerait à éviter les pièges d’une relation exclusive et fusionnelle ou, à l’inverse, d’une relation qui conduit à un désinvestissement et à un abandon de la formation. D’autant que, dans le contexte de la FOAD où les échanges interindividuels sont plus libres et plus fréquents et leur régulation temporelle plus délicate, les risques de réduire la relation au couple formateur-apprenant et de freiner l’autonomie des sujets en formation sont probablement majorés.

Ces réflexions nous conduisent à nuancer l’idée avancée par Lesourd (2006) selon laquelle le formateur proposerait un étayage temporel. Du fait de l’asynchronicité de la FOAD, les choses ne nous paraissent pas si simples. Comme le souligne J.-L. Rinaudo, les protagonistes de la situation de FOAD se retrouvent

« de par la mise en cause des repères spatio-temporels, dans une situation de régression de la psyché vers ses couches les plus archaïques » (Rinaudo, 2007, p.

136). Nous avons montré, par nos témoignages, qu’un travail réflexif et clinique d’analyse des situations d’apprentissage, sous la forme d’une mise en lien du vécu présent et passé, pouvait aider le professionnel à trouver une juste distance avec l’étudiant. Nous avancerions même que le bénéfice de la FOAD consisterait en la possibilité qu’aurait le formateur de se donner le temps de l’élaboration de ce qui se joue avec l’étudiant dans la relation pédagogique et parfois d’utiliser les potentialités du dispositif pour temporiser ses réponses. Il nous semble que la démarche que nous soutenons, si elle est loin de cerner tous les aspects de cette problématique, peut contribuer à enrichir la compréhension du processus enseigner-apprendre dans les dispositifs de la FOAD. Bien que notre approche soit compréhensive et que nous ne nous positionnions pas sur le registre des préconisations, signalons, toutefois, que les dispositifs de formation proposés, à l’université de Paris Ouest Nanterre, aux futurs professionnels de la relation pédagogique, qui consistent en une sensibilisation à l’approche clinique et/ou à la participation à des groupes d’analyses

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