890 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 28 avril 2010
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Prévenir un jour les maladies mitochondriales ?
Une équipe britannique de généticiens et de spécialistes de la procréation médicalement assistée, dirigée par Douglass Turnbull (Uni- versité de Newcastle), vient d’annoncer être parvenue à apporter la «preuve de prin- cipe» ouvrant la voie chez l’homme à la pré- vention de la transmission des affections d’origine mitochondriale. Les résultats de ce travail viennent d’être publiés sur le site de la revue Nature.1 Cette équipe explique avoir, en substance, réussi à transférer le matériel génétique nucléaire d’ovocytes fécondés dans d’autres, préalablement énucléés. Cette mi- cromanipulation laisse penser que l’on pour- rait ainsi substituer un cytoplasme «normal»
au cytoplasme dans lequel se situe le maté- riel génétique mitochondrial pathologique. Si elle n’est pas sans intérêt, cette première sou-
lève d’emblée une série de questions d’ordre à la fois technique et éthique.
On sait que les affections mitochondriales (ou mitochondropathies) constituent un en- semble hétérogène de pathologies ayant pour point commun un trouble d’origine généti que de la chaîne respiratoire des mitochondries, ces structures intracellulaires impliquées dans la production énergétique cellulaire qui pos- sèdent leur propre matériel génétique. Chez l’homme, l’ADN mitochondrial (ADNmt) est un ADN circulaire double brin de 16 569 paires de base formant 37 gènes dont treize codent des protéines de la chaîne respira- toire. La réplication, la transcription et la tra- duction de l’ADNmt sont indépendantes de celles de l’ADN nucléaire. Des mutations ponctuelles dans les gènes de l’ADNmt peu-
vent provoquer des pathologies affectant les tissus et les organes qui ont des besoins énergétiques importants : les muscles sque- letti ques, le cœur, les yeux, les oreilles, le pancréas et les reins. Par définition, ces affec- tions sont transmises par la mère, du moins si l’on accepte le principe que le gamète mâle n’apporte que de l’ADN nucléaire lors de la fécondation. On estime qu’une per- sonne sur 250 serait porteuse de mutations de l’ADNmt pouvant, potentiellement, avoir une expression clinique ultérieure.
Dans leur publication de Nature, les auteurs précisent avoir eu recours à quatre-vingts ovocytes fécondés, obtenus dans le cadre d’une activité de procréation médicalement assistée mais qui (pour diverses raisons) ne pouvaient pas être implantés en milieu in- tra-utérin. A chaque fois l’ADN nucléaire a été extrait avant d’être «greffé» dans d’autres ovocytes fécondés puis énucléés. Cette ex- traction a été réalisée avant la fusion des deux ADN mâle et femelle. Les chercheurs esti- ment toutefois que lors de cette micromani- pulation environ 2% de l’ADN mitochon- avancée thérapeutique
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… On imagine sans trop de mal la somme des difficultés éthiques qui devront être surmontées …
drial ont été transférés soit une proportion selon eux insuffisante pour être à l’origine de manifestations pathologiques ulté rieures.
Les quatre-vingts embryons ainsi obtenus ont été mis en culture in vitro durant six à huit jours, dix-huit d’entre eux ont dépassé le stade des huit cellules et parmi eux quel- ques-uns sont parvenus au stade blastocyste.
«Ce que nous avons fait, c’est comme chan- ger les piles d’un ordinateur portable. La source d’énergie fonctionne bien désormais, mais nous n’avons modifié aucune informa- tion du disque dur, a expliqué le Pr Turnbull sans redouter d’user d’une telle métaphore à propos de structures cellulaires humaines.
Un enfant né selon cette méthode aurait des mitochondries qui fonctionnent correctement et, pour tout le reste, conserverait le matériel génétique de son père et de sa mère.» Le Pr
Turnbull qualifie aussi ce résultat de «gran de percée» qui devrait à l’avenir permettre d’«em- pêcher la transmission de maladies mito- chondriales chez les êtres humains». Il prend soin de souligner qu’il faut encore démontrer son innocuité et parvenir à augmenter le taux de survie des embryons ainsi obtenus.
Une variante de cette technique avait été testée avec succès l’an der- nier, aux Etats-Unis, sur des singes par l’équipe de Shou- khrat Mitalipov à l’Université de Portland (Oregon).2 Quatre singes avaient alors été obte- nus qui, à ce jour, semblent être en bonne santé et normaux.
Et maintenant, comment progresser ? Pour l’heure, le Pr Turnbull et son équipe tra- vaillent dans le cadre des autorisations de recherche accordées par la Human Embryo- logy and Fertilisation Authority. Le spécia- liste britannique précise que des discussions sont en cours pour déterminer la nature et la séquence des travaux qui devront être mises en œuvre avant que l’autorisation soit don-
née pour un premier essai clinique de pré- vention d’une affection mitochondriale chez l’homme. Shoukhrat Mitalipov a indiqué qu’il avait, lui aussi, l’intention de demander l’approbation de la Food and Drug Admi- nistration américaine pour passer à des essais cliniques humains.
On imagine sans trop de mal la somme des difficultés éthiques qui devront être sur- montées. Et l’on peut déjà en lister ici quel- ques-unes. Après cette «preuve de principe», combien faudra-t-il d’essais in vitro (et com- bien d’ovocytes fécondés puis énucléés ce qui correspond chaque fois à la destruction d’un embryon viable…) avant de pouvoir raisonnablement franchir le pas ? Comment être certain, avant de franchir ce pas, que les micromanipulations effectuées à ce stade n’auront aucun effet délétère ultérieur sur la personne ainsi créée ? Et quel niveau de preuve faudra-t-il raisonnablement réunir pour se lancer dans ce qui apparaît bien comme une forme d’aventure ? Quelles «ma- ladies mitochondriales» va-t-il être légitime de prévenir ? Ou, en d’autres termes, à partir de quel degré de handicaps et de souffran- ces à venir (puisque l’expression clinique de ces pathologies est souvent plus tardive que les maladies associées à des anomalies gé- nétiques nucléaires) sera-t-il acceptable de détruire un embryon pour en créer un autre ?
Ou encore : les parents des enfants qui naîtront après ces manipulations de la pre- mière heure considèreront-ils que leur pro- géniture sera génétiquement pleinement la leur une fois qu’on leur aura expliqué en quoi a consisté la procédure à visée préven- tive ? Imagineront-ils au contraire qu’il existe un autre couple (celui qui aura «offert» l’ovo- cyte fécondé puis énucléé) qui pourrait être qualifié de «couple coparental» ? Et si un seul ovocyte non fécondé suffisait, il n’en resterait pas moins vrai que la personne ainsi créée aurait trois «parents biologiques». En quoi l’ADN mitochondrial devrait-il être moins «sacralisé» que le nucléaire ? Ces in- terrogations semblent infinies tandis que nous assistons, une nouvelle fois, pour re- prendre une formule d’Axel Kahn (à propos de l’injection intracytoplasmique de sper- matozoïde et de la «procréatique expéri- mentale») à des «essais d’homme».
Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com
1 Craven L, et al. Nature advanced online publication, doi : 10.1038/nature08958 (2010).
2 Tachibana M, et al. Nature 2009;461:367-72.
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