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L'évolution de la place et du sens de la mort dans la tragédie grecque

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Academic year: 2022

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L'évolution de la place et du sens de la mort dans la tragédie grecque

Du mythe à la littérature

"Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie", affirme Racine dans la préface de Bérénice. De même, conformément à la plupart des spéculations ultérieures sur ce sujet, nos dictionnaires modernes, depuis Littré jusqu'à Robert, ne font pas expressément mention de la présence inhérente de la mort dans la définition du genre. Or, Aristote déjà, lorsqu'il tente, au milieu du IVème siècle avant J.-C. de donner un statut théorique aux deux grands genres théâtraux nés un siècle et demi plus tôt à Athènes, n'accorde pas une importance centrale à cette présence de la mort dans la tragédie : la plaçant délibérément sur un plan strictement dramaturgique, il la cite au nombre des "actions tragiques", au même titre que la "péripétie" et la

"reconnaissance", ne lui accordant même qu'une part de cette troisième sorte d'action, qu'il nomme le "pathos", défini comme "action de mort ou de souffrance, par exemple les morts sur la scène (mort entendue comme le fait de mourir), les douleurs et blessures ... "

Dans cette perspective, la Mort, comme passage définitif et irrémédiable vers l'Ailleurs ou l'Autrement, avec ce qu'il implique de mystère à la fois terrible et fascinant, irréductible à toute autre expérience, se trouve n'être plus, sur un plan existentiel, que la forme extrême du malheur, et, sur le plan dramatique, le moyen le plus efficace d'éveiller dans l'âme du spectateur cette crainte et cette pitié, dont la présence suffit à définir le caractère de ce qui est tragique. Aussi, sa présence effective n'est-elle pas nécessaire, et Aristote considère-t-il comme les plus achevées des tragédies celles où la mort menaçante et imminente est évitée au dernier moment.

Ces affirmations théoriques, notamment celle de Racine dont on reconnaît le caractère paradoxal, voire polémique, vont curieusement à l'encontre de l'expérience commune du lecteur ou du spectateur moyen des tragédies tant antiques que modernes, qui ne peut que ressentir l'impression d'une omniprésence de la Mort, doublée de celle d'une grandeur sacrée lui conférant une signification autre que celle de la mort

"ordinaire". Elles vont également à l'encontre de sérieuses analyses, qui mettent la mort à l'origine même du théâtre tragique, et sur lesquelles nous reviendrons.

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Le problème du théâtre moderne est bien entendu totalement différent de celui qui concerne la tragédie antique et nous n'en parlerons pas. Alors que cette dernière se trouve définie de manière en quelque sorte fonctionnelle, les conditions de production, tant culturelles que spirituelles, de la tragédie moderne, si différentes, expliquent que les théoriciens et les créateurs eux-mêmes se soient heurtés à de réelles difficultés de définition. Néanmoins, nous pensons que la distinction qui s'est opérée à un certain moment entre tragédie et drame se trouve en germe dans l'évolution même de la tragédie antique, et nous espérons que notre analyse contribuera à l'établir.

Ce que nous avons donc à considérer ici sous le nom - et la défini- tion - de tragédies, ce sont les pièces produites et jouées pendant un peu plus d'un siècle, dans l'espace sacralisé du théâtre grec, et dans le temps lui aussi sacré des fêtes religieuses de Dionysos. Définition, nous le disions, fonctionnelle, qui devrait permettre d'éviter tout a priori dans l'élaboration d'un concept du "tragique", d'une recherche, pour reprendre le terme d'Aristote, de sa "nature propre", et de la place qu'occupe la Mort dans cette "nature", puisqu'elle exige que la catégorie du tragique soit définie à partir des réalisations - toutes les réalisations - qui en représentent une actualisation. Mais si toutes les tragédies grecques sont nécessairement tragiques, il est permis de penser que certaines d'entre elles dégagent une impression plus profonde, plus spécialement tragique.

Nous sommes personnellement persuadée que cette question de la nature du tragique présente un réel intérêt, d'une part parce que cette recherche

"ontologique" ne peut qu'enrichir notre appréciation des tragédies antiques et de ce qui les rend pour nous si parfaitement originales - et inimitables - , d'autre part parce qu'elle peut jeter quelque lumière sur la mentalité religieuse des anciens Grecs.

Or, dans ce travail de définition, il y a deux positions opposées : celle d'Aristote, qui élabore sa théorie de la tragédie en considérant le genre à son acmé, tant du point de vue du savoir-faire des auteurs que de celui de l'appréciation des spectateurs de son temps, et celle des théoriciens de la genèse qui privilégient les toutes premières oeuvres, pensant que toute chose à son commencement possède une puissance et une adéquation à l'Etre supérieures à celles de ses réalisations ultérieures. Sans doute s'agit-il d'une simple question de point de vue, mais celui-ci conditionne inévitablement les critères d'analyse sélectionnés, de même que le regard posé sur les oeuvres. Pour les uns, la tragédie s'est peu à peu dégagée de ses premiers balbutiements pour trouver sa nature, pour les autres, elle a perdu quelque force primitive d'expression, qui continue néanmoins à la nourrir de façon occulte mais profonde.

Nous adopterons ce second point de vue et, partant d'un élément que certains savants, tel F.R. Adrados à la suite de Nilsson, pensent avoir été, au moins pour une part, une des formes qui ont créé la tragédie, à savoir le thrène, nous en examinerons le devenir dans les pièces que nous avons conservées. Puis considérant que cette forme traditionnelle appartenait, entre autres choses, au culte des héros, nous tâcherons

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d'apercevoir ce que ces cultes ont pu donner à la tragédie, et comment l'élaboration dramaturgique des pièces, en l'occurrence le choix des sujets, si important dans le cas d'un genre qui s'est construit à partir d'une tradition, puis leur traitement, c'est à dire la focalisation de l'action, les fonctions dramatiques des personnages , les rapports de causalité introduits dans les faits, et enfin l'utilisation de certains procédés littéraires, comment cette élaboration fait évoluer et façonne ces données traditionnelles, dont nous espérons, par récurrence, préciser plus nettement les traits originels.

Nous verrons ainsi, au terme de notre étude, que l'évolution de la tragédie antique peut, sous un certain rapport, s'énoncer comme une

"déritualisation", une "démythification", de quelque réalité culturelle - et cultuelle - grecque antérieure, dont nous ignorons tout, et qui d'ailleurs n'a probablement jamais existé sous une forme bien définie dont la tragédie serait l'héritière directe; mais qu'elle peut aussi s'énoncer comme la création, non seulement d'un genre à la fois littéraire et scénique, mais aussi des formes et des contenus d'une grande partie de la littérature postérieure. Nous retrouvons là, dialectiquement articulés, les deux points de vue que nous évoquions plus haut. Mais il apparaît, nous semble-t-il, que les plus réussies, les plus fascinantes des tragédies, tiennent leur pouvoir sur nous de cette terre des morts dans laquelle elles sont enracinées, et des croyances profondes qu'elle a nourries.

Aspects sacrés de la Mort tragique: tragédie et culte des héros Le retour constant, dans toutes les tragédies conservées, des formes et des thèmes de ces morceaux de la lyrique traditionnelle que l'on appelle des thrènes, chants et lamentations funèbres normalement associés aux cérémonies funéraires et au culte des morts, atteste à l'évidence le lien étroit que la tragédie entretient avec la Mort.

Il n'est pas de pièce tragique où nous n'en trouvions trace, sous des formes diverses, nous le verrons, quoique le plus souvent l'esprit en soit fortement gauchi par l'ironie et la dérision proprement tragiques.

La tragédie des Perses d'Eschyle peut ainsi se lire comme une succession de morceaux thrénodiques, d'abord anticipant sur l'événement, puis le déplorant sous tous ses aspects, selon une thématique sans doute traditionnelle, qui évoque les souffrances de ceux qui sont morts, le sort déplorable de ceux qui restent, privés de leur soutien - femmes, parents, enfants- ,qui recherche et raconte ce qui peut s'entrevoir du cheminement secret du destin soudain dévoilé, et des responsabilités humaines, qui en appelle aux dieux pour l'avenir ...

Le moment dramatique en quelque sorte canonique où il semblerait que doivent se déployer ces morceaux, mis en principe dans la bouche du Choeur, auquel répond, ou non, un acteur, serait ce moment après la mort du héros où, toute la tension dramatique étant retombée, il ne reste plus,

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devant l'irréparable accompli, qu'à gémir et se lamenter auprès de son cadavre, exposé le plus souvent.

C'est incontestablement dans les tragédies d'Eschyle, où le tragique de situation l'emporte sur l'action, que nous trouvons les thrènes les plus développés et les plus "orthodoxes". Pensons par exemple au long thrène de plus de deux cents vers qui accompagne Etéocle et Polynice morts à la fin des Sept contre Thèbes. Nous retrouverons l'équivalent affaibli de ces morceaux lyriques dans les pièces de Sophocle et d'Euripide, lorsqu'une mort vient à occuper la scène, ou le récit, mais ils sont le plus souvent très courts, en partie parlés et confiés parfois aux seuls acteurs, dilués dans des dialogues où l'action prime la méditation lyrique. Leur place n'est plus centrale. Ainsi le dialogue de Tecmesse et du Choeur des compagnons d'Ajax dans Ajax de Sophocle, au moment de la découverte de son corps, ou celui d'Hécube et du Choeur des Troyennes devant le pauvre cadavre d'Astyanax dans les Troyennes d'Euripide.

D'autre part, comme le fait remarquer F.R. Adrados, se trouvent dans les tragédies des formes dérivées du thrène, dans lesquelles les auteurs font varier tous les paramètres possibles: l'objet concerné, le personnage qui le prononce, les circonstances de sa profération - et donc sa place dans la pièce - , les thèmes de la déploration, la forme littéraire... Il serait trop long d'en détailler ici tous les exemples. Disons seulement qu'il peut concerner, outre un mort, un agonisant sur le point de mourir, un être condamné à mourir, qui mourra ou ne mourra pas, un malade qui souffre mais ne mourra pas, un personnage malheureux de par sa situation. Il peut même être chanté sur soi-même par un acteur, dans tous ces cas ; par suite, il en vient à déplorer non plus la mort mais le malheur, tous les degrés du malheur, même le malheur passager. Il utilise alors souvent, significativement, le thème du désir et de l'appel de la mort comme délivrance. Sa forme et sa thématique tendent, disions- nous, à se dissoudre dans les dialogues où prime l'action. On en voit ainsi surgir des bribes, des réminiscences, lorsqu'un personnage se trouve dans une situation déplorable. Ainsi, dans les Trachiniennes, Héraclès mourant sur la scène des brûlures de la tunique de Nessos, coupe-t-il court aux lamentations pour affronter son fils dans un "agôn" typique, dont nous ne connaîtrons d'ailleurs pas le résultat.

Nous voyons donc que le thrène n'a jamais disparu de la tragédie: il a changé de forme, s'est adapté au fur et à mesure de l'élaboration du genre. Il a souvent adopté l'ambiguïté fondamentale que la tragédie confère à la mort: ainsi, tentant de s'élever au moment où elle surgit, avorte-t-il parfois, balbutiant, devant l'indicible de cette mort sans nom, qui emprunte le bras de qui elle ne devrait pas, signe d'un châtiment divin s'exerçant tant sur le responsable que sur la victime. C'est ici l'aveu de son absence qui témoigne de l'importance de sa présence.

De toutes les traditions qu'ils ont reçues du passé, les sujets de l'épopée comme les mythes cultuels ou les formes littéraires, les tragiques ont su tirer un parti original et adapté au genre qu'ils créaient.

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Ainsi du thrène, dont il nous semble légitime de penser que, dans sa forme traditionnelle, liée aux cultes des morts et des héros, il est une des sources de la tragédie, ainsi que l'ont pensé nombre de critiques depuis Nilsson. Il n'est d'ailleurs pas impossible que cette complexité de thèmes et de points de vue que nous venons d'énumérer ait été déjà représentée dans la thrénodie traditionnelle, tout de même que l'ambiguïté tragique a probablement des racines dans les caractères mêmes des héros du culte.

Les origines, les caractéristiques, et les liens avec la tragédie, du culte des héros, ne peuvent être ni analysés ni discutés ici dans tous leurs aspects. Le sujet est si vaste qu'il mériterait une étude complète. Qu'il nous suffise de faire valoir les points suivants. Tous les personnages mis en scène dans la tragédie sont d'une manière ou d'une autre des héros dans le sens religieux du terme avant de l'être dans le sens littéraire.

Tous ceux, du moins, qui sont le centre d'un mythe, appartiennent à une tradition qui plonge ses racines dans les croyances et les pratiques religieuses et c'est la raison fondamentale pour laquelle leur "geste" ne saurait être l'objet de changements arbitraires et non fondés mystiquement. Cette exigence ne souffre pas d'exception en ce qui concerne le fait même de leur mort, si elle en accepte parfois dans la manière physique dont celle-ci s'accomplit, et beaucoup plus souvent, nous le verrons, dans les circonstances et l'enchaînement causal dont elle est l'aboutissement. Mais, ce qui nous semble primordial, c'est que le héros, qu'on honore dans le culte, qui reste actif, de manière aussi bien maléfique que bénéfique, à l'intérieur des limites spatiales entourant son tombeau, ne reçoit ce titre, ce pouvoir, ces honneurs, que par delà sa mort et uniquement parce qu'il est mort. Ce n'est qu'après avoir obtenu le statut de mort, irréductiblement et définitivement différent de celui de vivant, qu'un homme peut prétendre devenir un héros, ce qui confère au fait de cette mort une dimension et une signification que n'a pas la mort

"ordinaire". Ainsi dans la tragédie, le héros ne se dérobe-t-il pas, ou fort peu, à sa mort ; seuls les personnages non tragiques, serviteurs de toutes sortes et Choeur souvent, expriment l'idée que le "salut" consiste à échapper à tout prix à la mort. Ou bien quelques personnages d'Euripide qui nous semblent avoir perdu quelque peu leur dimension mythico- religieuse, comme l'Oreste et l'Electre d'Oreste.

Dans une certaine mesure, un héros tragique est toujours un mort, même si sont seules représentées les actions de son existence, et il est probable que le spectateur athénien avait en tête quelque aspect de son culte, lieu, monument, rites et même actions posthumes, au moment où il le regardait agir et souffrir sur la scène du théâtre. Ce culte était en effet vivant, il impliquait des précautions religieuses destinées à obtenir les faveurs du mort et à en éviter les malveillances, dont on retrouve trace dans les tragédies, sous la forme des thrènes, dont la fonction est en partie propitiatoire et apotropaïque, des discussions et des conflits que posent les essentielles questions de sépulture, des évocations et apparitions de fantômes de morts etc.

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Cependant, bien qu'elle implique obligatoirement sa mort, la qualité héroïque d'un personnage ne lui est pas forcément conférée par les modalités de cette mort. Certes, les types les plus clairs des héros efficaces sont les êtres qui ont été mis en relation directe avec la puissan- ce divine, ceux auxquels les dieux ont communiqué un excès - mortel - de Vie, les foudroyés, les engloutis, ou bien les jeunes vierges sacrifié(e)s, et même, quoique d'une manière "sécularisée", les héros épiques morts au combat. Leur mort est le signe et le moyen de leur passage à une condition autre. Mais la puissance héroïque, témoignage des liens qu'il entretient avec les sources mystérieuses de la Vie - donc de la Mort - , peut lui être attribuée par la qualité de ses actes aussi bien que par celle de ses souffrances. Or, cette qualité n'a rien à voir, du moins à l'origine, avec une quelconque conformité a des normes morales en vigueur dans les sociétés humaines. Ce qui explique l'ambiguïté foncière du héros, que la tragédie a explorée jusqu'à la rupture, héros patient et ou acteur, victime et ou bourreau.

Choix des sujets et focalisation de l'action

Peut-être certaines des premières formes, embryonnaires, de la tragédie, se sont-elles donc jouées autour d'un tombeau, comme ces

"choeurs tragiques" en l'honneur d'Adraste, à Sicyone, qui, selon Hérodote,

"rappelaient ses malheurs", c'est à dire, à notre sens, les faits qui le qualifiaient comme héros cultuel. Ce pouvait ne pas être spécialement sa mort, nous l'avons vu, comme en témoigne, pour un certain nombre de héros à la fois littéraires et cultuels, l'absence de tradition claire concernant leur mort: ainsi Oreste, et Adraste lui-même. Mais la mort était nécessairement évoquée, et rituellement lamentée, cette cérémonie étant destinée à attirer sur la cité les faveurs de ce mort puissant et à en éloigner l'éventuel courroux.

Aussi le personnage honoré demeurait-il obligatoirement le centre de l'évocation, des thrènes lyriques, récits, et actions mimétiques s'il y avait lieu. Il pouvait apparaître vivant ou non, mais sans doute était-il traité davantage en objet - des récits, des lamentations ... - qu'en sujet.

Nous voudrions montrer ici les lignes d'évolution essentielles qui ont transformé, dans les tragédies ultérieures, ce que nous semble avoir été ce type originel. La capacité que se découvre le théâtre de pouvoir considérer tous ses personnages comme "sujet", puis celle qu'elle acquiert de les multiplier - comme autant de sujets - , tout en gardant, avec les chants du Choeur, la possibilité de la distanciation "objective", nous paraît constituer le point de départ et la condition de cette évolution. Elle conduit progressivement à un éclatement de la focalisation sur le personnage mythique, qui se voit peu à peu évincé de sa position centrale au profit d'autres personnages, qui vont devenir des héros d'un type tout à fait différent ; elle amène également un déplacement des faits mis en

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scène vers des moments de la vie des personnages qui ne sont plus forcément les "faits qualifiants" du héros.

Parallèlement, l'incarnation de ces personnages dans des êtres de chair conduit les auteurs à insérer les faits dans un contexte de réalité sociale et psychologique dont l'importance va s'accroître, de façon à donner à l'ensemble une cohérence dont un des critères est une forme de réalisme.

Nous sommes tentée de considérer certaines pièces - hélas per- dues! - d'Eschyle, appartenant au cycle troyen, comme très proches de ce type primitif. Il s'agit de pièces inspirées de l'Iliade, centrées sur un héros épique, notamment la trilogie qui met en scène la mort de Sarpédon, puis celle de Memnon, et la trilogie qui met en scène celles de Patrocle et d'Hector. Autant qu'elle est possible, l'analyse de leurs caractéristiques dramaturgiques nous semble très révélatrice à la fois de ce que nous pouvons discerner de la tradition cultuelle, et des innovations proprement littéraires dues au génie d'Eschyle.

Dans les Cariens ou Europe, par exemple, pièce qui consistait sans doute essentiellement en déplorations et lamentations rituelles de la mort guerrière de Sarpédon, étaient mis en scène sa mère Europe et ses proches sujets, le Choeur des Cariens ; dans un premier temps, ils exprimaient longuement, en répons l'une avec les autres, leurs craintes au sujet du combat qui l'opposerait à Patrocle, dont ils avaient dû être informés, et dont l'issue serait inévitablement la mort de l'un des deux guerriers. Ce combat se déroulait évidemment hors scène, puisque nous étions en Carie. Un messager venait faire le récit de la mort de Sarpédon, et des lamentations tout aussi longues, dont le lyrisme et la thématique étaient probablement très riches, formaient la seconde partie de la pièce.

La fin se déroulait en présence du corps exposé du guerrier, transfiguré par l'onction d'ambroisie que lui avait faite Apollon. Son immortalisation annoncée transformait peut-être sensiblement le ton et les thèmes du thrène.

Nous sommes là encore très proches de la cérémonie d'un culte héroïque ; un seul point focal, le héros, auquel tous les chants, tous les récits, toutes les pensées, sont destinés, ayant essentiellement pour objet sa mort. Conformément à la thématique qui deviendra celle de toute la tragédie, ses exploits, la gloire acquise, chantés aussi, s'effaçaient cependant devant les thèmes de déploration funèbre, dont les considérations amères, voire sceptiques, n'étaient certainement pas exclues.

Sur les points dont nous parlerons plus loin, c'est à dire le dévelop- pement des circonstances entourant le fait de la mort, son ancrage dans un réseau complexe de relations sociales, psychologiques et morales, nous constatons l'extrême simplicité et le dépouillement de la pièce. Il n'y a pas de problématique morale - pas de coupable, pas de victime (sinon du destin) - ; aucune loi sociale n'est transgressée, puisqu'il s'agit d'une guerre opposant des ennemis, dans la pleine lumière d'un champ de bataille (ce qui n'exclut pas, de la part d'Eschyle, certaines réflexions sur

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cette guerre, tueuse d'hommes, entreprise pour une femme immorale !).

Le héros n'est présent psychologiquement qu'à la deuxième personne et il n'apparaît aucun conflit entre proches.

D'autre part, la mise en forme dramaturgique appelle les remarques suivantes: conformément à sa vocation ultérieure, la tragédie ne met pas en scène le combat, comme le fait l'épopée et comme le faisaient peut-être ces autres rites que furent les "jeux". Mais surtout, elle ne comporte aucune péripétie, au sens aristotélicien, rien dont les spectateurs, aussi bien que les acteurs, ne soient informés, aucune reconnaissance (sinon celle du destin !).

Toute la tragédie repose sur la thématique traditionnelle des thrènes.

Pourtant, il nous semble significatif que l'ensemble des événements soient perçus du point de vue de la mère du héros, ce qui permettait de développer tout un aspect affectif, subjectif et familial qui, sans être forcément absent des thrènes rituels, n'y était sans doute pas aussi important. On sait en effet que le culte héroïque était devenu essentiellement un culte civique, voué à un héros commun à la cité, bien qu'il plongeât ses racines dans les cultes familiaux des ancêtres. Or les rapports de la tragédie avec l'univers familial semble ancien et va sans cesse s'accentuer, nous le verrons.

Cette pièce d'Eschyle nous en offre un exemple archaïque intéressant.

Nous y trouvons également l'amorce du développement de la psychologie du sujet, qui en l'occurrence, n'est pas ici le héros; ainsi, déjà, le héros de la pièce ne coïncide-t-il plus totalement avec le héros cultuel, le héros du mythe. Témoin le sous-titre même de la pièce, Europe.

Significative, à cet égard, la trilogie que l'on appelle parfois l'Achilléide, qui met en scène la mort de Patrocle, puis celle d'Hector. L'unité de l'ensemble, ce qui en constitue l'argument intime, c'est bien entendu le regard, les sentiments et les actions d'Achille, dont la mort n'est pas et n'a pas été traitée. Nous voyons donc, d'une part, que les proches du mort, puis le meurtrier du mort, prennent le pas dans la mise en scène sur les morts eux-mêmes; nous apercevons peut-être aussi, d'autre part, que la tragédie privilégia, dès le début, des héros moins clairement héroïques qu'Achille, qui pouvaient d'une certaine façon faire figure de victimes (des dieux, du destin), et qu'elle s'orientait déjà vers la peinture des souffrances, des malheurs, qu'engendre la mort des autres.

Il est intéressant de comparer ces pièces d'Eschyle à l'Ajax de Sophocle, pièce également, à certains égards, héroïque, dont le sujet est la mort d'un héros, puis les problèmes que pose son ensevelissement, question fondamentale dans l'optique du culte héroïque, et que l'on retrouve comme un leit-motiv dans la tragédie grecque. Outre un retournement total du climat héroïque, dû au sujet et plus encore à la vision de Sophocle, on y remarque un grand développement de la psychologie du sujet, celle du héros, surtout, mais aussi celle de sa femme, Tecmesse, qui, pour cette raison, sont amenés à s'affronter, comme c'est le cas dans toutes les tragédies de Sophocle. D'autre part, le héros est devenu totalement ambigu; c'est une victime, d'Athéna, des

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Grecs, mais c'est un coupable aussi, incontestablement. Sur le plan des rapports sociaux et moraux, dont nous avions noté l'absence chez Eschyle, il est clairement indiqué que c'est d'un combat en quelque sorte fratricide des Grecs entre eux qu'Ajax sort vaincu, quoique ce ne soit pas cependant sans gloire a posteriori.

Enfin, l'action comporte un certain nombre de procédés dramatiques, également absents de la pièce d'Eschyle, péripéties - discours mensonger d'Ajax, retour trop tardif de Teucros ... - , et reconnaissances - reprise de conscience d'Ajax, dévoilement de l'accomplissement de l'oracle ... - .

Chez Euripide, le type du héros obéissant aux codes de l'héroïsme épique a disparu sous sa forme traditionnelle : les personnages des épopées apparaissent le plus souvent aux prises avec des problèmes domestiques ou sentimentaux, ou bien s'affrontent en des conflits mesquins. Ce sont les héros civiques, pleins de sagesse politique, tels Thésée dans les Héraclides, ou Démophon dans les Suppliantes, qui les remplacent, mais ceux-ci ne répondent plus aux critères que nous avons définis : ce sont bien, dans la réalité, des héros cultuels, mais les faits qui leur sont attribués dans les pièces ne sont pas des "actes qualifiants", au sens où nous l'entendions dans le contexte du culte héroïque. Ces faits, qui constituent l'argument principal de ces pièces, viennent se greffer sur le thème mythico-cultuel d'origine, qui n'en devient plus que le prétexte, dans la première la lutte des Héraclides et d'Eurysthée et l'héroïsation de ce dernier, dans la seconde l'appartenance à Athènes des tombeaux sacrés des Sept Chefs. L'esprit de l'héroïsme épique se retrouve également, chez Euripide, moralisé comme celui des chefs sages, mais contrairement à lui encore indissolublement lié à la Mort et aux croyances religieuses, chez les jeunes vierges que l'on sacrifie, avec leur consentement, pour le salut de leur patrie. Esquissé timidement dans des pièces plus anciennes, où il ne joue qu'un rôle marginal d'un point de vue dramaturgique, ce thème trouve son accomplissement dans une des dernières créations d'Euripide, Iphigénie à Aulis, consacrant ainsi - mutatis mutandis - un retour, renouvelé, à la tradition ainsi qu'au sens originel donné dans le culte et dans les premiers "Choeurs tragiques" à la mort efficace du héros, et par suite à la focalisation du poème tragique sur la mort de ce même héros, nuancée toutefois par les apports de la dramaturgie "moderne".

Bien que le sujet des pièces d'Eschyle coïncide avec le thème mythique de départ, que héros littéraire et héros cultuel s'y superposent à peu près, et que les faits rapportés soient bien les faits mythiquement signifiants, nous trouvons incontestablement en germe dans son théâtre la plupart des tendances majeures de l'évolution ultérieure.

Ainsi, le personnage du roi Pelasgos, dans la première pièce consacrée au mythe des Danaïdes (et peut-être dans la seconde), sans être central, préfigure-t-illes chefs athéniens d'Euripide. Mais c'est dans la trilogie de l'Orestie, datant de la fin de la vie de l'auteur, que nous trouvons des innovations dont nous sommes portée à penser qu'elles furent déterminantes dans l'évolution de la tragédie.

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Ces innovations se situent sur les points que nous avons déjà évoqués, particulièrement dans Agamemnon. En effet, bien qu'en prélude à la geste d'Oreste, c'est la mort du héros épique Agamemnon qui y est mise en scène, mort qui est naturellement la condition du culte qui lui est effectivement rendu. Mais, outre le fait que cette mort est présentée comme la moins héroïque qui soit - conformément aux sources d'Eschyle peut-être - , le roi y fait nettement figure de victime-coupable; les faits, à l'origine en rapport avec une lutte pour le pouvoir, sont presque exclusi- vement domestiques, et Eschyle utilise avec habileté des procédés drama- turgiques destinés à cacher à certains personnages - et au public - certains faits, toutes caractéristiques dont nous reconnaissons l'impor- tance croissante dans la tragédie postérieure. Mais ce qui nous intéresse ici, c'est la double focalisation, sur le "héros" d'une part, mais surtout, de manière bien plus insistante, sur sa meurtrière. Et de fait, bien que le Choeur soit le Choeur des fidèles du roi, le rôle de Clytemnestre était joué par le protagoniste.

Cette focalisation sur la responsable de la mort du héros est extrêmement intéressante. Elle atteste d'abord l'importance que vont prendre les meurtres, et tout particulièrement les meurtres familiaux, dans la thématique tragique. Elle atteste également cette collusion qui ne va faire que s'accentuer, entre la victime et son bourreau. Nous avons vu qu'elle n'est pas étrangère au caractère même de certains héros cultuels, dont les actes qualifiants peuvent revêtir la plus grande violence. Oreste, dont la mort n'est jamais contée, sinon une mort toujours évitée, se qualifie certainement par la monstruosité de son acte meurtrier, de même qu'Oedipe. Mais ces héros sont les pères d'une longue lignée de meurtriers ou meurtrières, venus au premier plan. Dans les Trachiniennes, Dejanire est le centre de l'intérêt dramatique, dans Médée, c'est Médée, alors que le sujet de la première pièce est la mort d'Héraclès et celui de la seconde, l'étiologie du culte des "enfants de Médée". De même Phèdre est-elle l'héroïne d'Hippolyte, où son personnage de meurtrière est d'ailleurs dédoublé, par le procédé de meurtre par personne interposée, puisque c'est Thésée qui tue en fait Hippolyte par sa faute Cà moins que ce ne soit en fin de compte Poséidon D. Dans les deux Electre, de Sophocle et d'Euripide, c'est l'alliée du meurtrier qui se trouve devenir le personnage central, autre dédoublement permis par l'accroissement du nombre des acteurs;

Cette collusion des rôles s'aperçoit bien dans Héraclès, où l'épisode choisi de la vie du héros et son traitement par Euripide permet de faire totalement coïncider dans le même personnage le héros et le meurtrier.

Elle était parfaite et emblématique dans les Sept contre Thèbes, puisqu'elle s'opérait par le même geste et au même moment chez les deux frères victimes et meurtriers l'un de l'autre.

Le nombre de personnages mis en scène amène également un dédoublement, un éclatement de la mort du héros, qui rejaillit en quelque sorte sur des personnages secondaires, marginaux ou marginalisés ; déjà, le meurtre d'Egisthe dans les Choéphores était-il traité de manière

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incidente ; mais ce procédé devient courant chez Sophocle, où nous trouvons les morts "par ricochets" d'Hémon et d'Eurydice dans Antigone, et plus encore chez Euripide où, par exemple, les morts de Glaukè et de Créon précèdent celle des enfants de Médée, dans Médée; où les morts de Ménécée et de Jocaste s'ajoutent à celles d'Etéocle et de Polynice, dans les Phéniciennes; où les morts de Polyxène, traitée marginalement, et de Polydore, sont le prélude à l'aveuglement de Polymestor et au meurtre de ses enfants, dans la tragédie dont Hécube est le centre, personnage emblématique de la souffrance provoquée par les morts des siens.

Mort et meurtre du héros sont totalement marginalisés dans Andromaque, où ils ne sont évoqués qu'à la fin sans avoir été véritablement préparés par l'action qui précède. Mais Euripide sacrifie cependant à la tradition tragique en terminant sa pièce par l'exposition du cadavre du héros, Néoptolème, qui n'apparaît à aucun moment dans la pièce.

En effet, et c'est tout-à-fait remarquable, Euripide est le seul des trois auteurs qui fasse presque systématiquement mention claire et explicite de l'héroïsation et du culte posthume des héros mythiques dont la geste sert de "prétexte" à ses pièces. C'est Alceste dans Alceste, Hippolyte dans Hippolyte, Néoptolème (et Pelée) dans Andromaque, Eurysthée dans les Héraclides, la divinisation d'Hélène dans Oreste, celle d'Iphigénie dans Iphigénie à Aulis, etc. Il nous semble personnellement que ce retour à une antique tradition, désir dont témoigne souvent Euripide, donne quelque vraisemblance à notre point de vue sur l'origine de la tragédie.

Mais Euripide est aussi l'auteur qui a exploré jusqu'à la limite les possibilités et les innovations dramaturgiques que les auteurs avaient élaborées tout au long de ce siècle créateur.

Avec le nombre des personnages, il a multiplié les faits mis en scène, et surtout les maillons de la chaîne causale dont ils sont la résultante, par le procédé que nous avons déjà signalé du redoublement, redoublement des morts et des agents de l'action. Nous avons déjà cité Phèdre dans laquelle le motif si souvent utilisé, notamment dans les pièces perdues, "de la femme de Putiphar", permet à un crime passionnel de devenir à la fois un crime par personne interposée - redoublement des agents et des responsabilités - et un crime familial, en l'occurrence un infanticide. Dans Héraclès et dans Andromaque, les morts réelles sont précédées, comme en miroir, de morts par meurtre évitées au dernier moment. Dans la première pièce, nous l'avons déjà noté, non seulement les victimes sont les mêmes, mais le sauveur et le meurtrier ne font qu'un.

Nous voyons ainsi se préciser ce schème de la mort évitée, qu'Euripide utilisera beaucoup, mais que l'on trouve également dans un grand nombre de pièces perdues de Sophocle. A certaine période de la vie d'Euripide, avant les deux grands chefs d'oeuvre, réunifiés, que sont Iphigénie à Aulis et les Bacchantes, nous voyons se multiplier des pièces à caractère romanesque, dont le sujet, qui semble le plus souvent inventé pour la circonstance dans la mesure où le permettait le respect des points

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majeurs de la tradition mythique, consiste en épisodes en partie anecdotiques dans lesquels se reproduit ce schème de la mort évitée d'une part, et du meurtre familial- évité bien entendu - d'autre part.

Rappelons-nous que ce sont là pour Aristote les tragédies les plus réussies, puisque la crainte extrême du spectateur devant le plus grand crime possible, est finalement soulagée grâce à l'emploi judicieux des procédés de la péripétie et de la reconnaissance. Parmi les pièces conservées, il nous faut citer Iphigénie en Tauride, Ion, Oreste. Certes, les caractères des personnages traditionnels y sont respectés, Iphigénie la sacrifiée sacrifiant, Oreste le meurtrier échappé au châtiment par exemple. Mais il apparaît que nous avons quitté dans ces pièces, en partie, la cérémonie rituelle soumise à une tradition religieuse, pour aborder le monde de l'imagination et de la création proprement littéraire.

Nul doute, à notre avis, que Euripide eût été déchiré entre ces deux visages du genre qu'il servait.

On peut dire que ce schème de la mort évitée se trouve déjà dans les Euménides d'Eschyle, et c'est peut-être ce dernier, encore une fois qui en a été l'instigateur sur le plan dramaturgique, bien qu'il faille faire la part de la vision métaphysique qui l'accompagne chez lui.

La mort évitée d'Oreste, dont la mise en scène met bien en jeu l'attente suspendue des spectateurs - le suspense - , est, dans les Euménides, une épreuve initiatique dont le franchissement ouvre sur un monde apaisé et réconcilié, comme c'était le cas également dans la Prométhéide et dans la trilogie des Danaïdes. La mort tragique s'accompagne ainsi chez Eschyle d'une sorte de rédemption, dont on a pu voir la source dans les cultes d'origine agraire, où la mort est la condition et le prélude à la vie reconquise. Et il est vrai que le culte des morts a beaucoup à voir avec ces cultes agraires.

Le développement du contexte entourant la mort

Sur le plan du culte héroïque, les morts les plus qualifiantes, les plus clairement sacrées, sont celles, disions-nous, qui manifestent sans ambiguïté une épiphanie divine, au sens large, une intrusion de la Puissance dans le domaine de l'humain. Elle sont obligatoirement violente et réservée à des êtres dans la pleine force de leur vie. Les foudroyés, les engloutis, frappés sans aucun intermédiaire, sont des élus toujours honorés. Le sacrifice, d'un(e) jeune vierge ou d'un roi sacré, poursuit la même mise en relation avec les sources de la Vie, à travers des formes de mise à mort souvent extrêmement violentes mais aussi symboliques. La précipitation, dans la mer ou dans la terre, symboles de l'autre monde, le déchiquetage par les animaux, en sont des exemples connus. Dans ces sortes de sacrifice, les hommes essaient de minimiser au maximum le contact direct avec la victime, pour éviter toute présomption de culpabilité. Nous savons cependant que nombre de mythes manifestent plus ou moins clairement ce sentiment de culpabilité

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provoqué par la mise à mort, que ce soit celle d'un animal ou celle d'un être humain. Mais elle est ressentie comme le prix à payer pour cette communication avec les dieux, de quelque sorte que soit celle-ci. Les spécialistes des religions ont remarqué que dans ces mythes, une sorte de collusion, pour ne pas dire de confusion, se fait entre le sacrifié et sacrificateur. Nous avons vu, pour notre part, que le héros honoré lui aussi oscille entre les statuts de victime et de bourreau, de même que le héros tragique, entre victime et meurtrier.

Dans le culte, le désir et le besoin d'introduire une logique, une suite causale expliquant tel fait mortel, ce même besoin, dans la tragédie, ainsi que les contraintes et les possibilités du genre théâtral à sa naissance, ont provoqué un développement, de plus en plus important dans la tragédie, de tout un contexte de circonstances inscrites dans tous les réseaux de relations humaines. Les causes humaines des faits, les conflits qui les amènent et finissent par les accomplir, toute la problématique morale qui en découle, vont essentiellement requérir l'activité créatrice des auteurs tragiques.

Ces morts à caractère mythique et directement qualifiantes dont nous venons de donner quelques exemples, ne sont pas mises en scène telles quelles dans les tragédies, sauf dans quelques pièces d'Eschyle que nous avons perdues, comme sa Niobé. Ces "morts par les dieux", extraordi- naires par leurs modalités matérielles, et dont la seule cause possible pour un esprit soucieux d'explication, est celle du châtiment infligé par les dieux pour une faute à leur encontre, n'offrent guère de possibilités sur le plan dramaturgique. La faute à l'égard des dieux - qui se surajoute très tôt dans les mythes eux-mêmes à partir du moment où ils commencent à se rationaliser - , persistera dans l'esprit tragique à titre de causalité supplémentaire, transcendante, venant expliquer ou redoubler les actions humaines et leurs motivations, qui font l'objet essentiel de la mise en forme dramatique des pièces. Cette ambiguïté se décèle très bien dans la manière dont les auteurs envisagent les sacrifices humains. Alors que sur le plan de la caractérisation psychologique et morale, ils sont considérés comme des meurtres, et comme tels résultent d'un certain nombre de tactiques - par exemple la ruse - , de conflits entre plusieurs partis et de conflits intérieurs, de péripéties diverses, ils restent néanmoins totalement efficients sur le plan religieux et comme tels, échappent à toute causalité humaine. Nous éprouvons très nettement cette impression de saut d'un ordre transcendant, qui n'est pas totalement dominé par l'auteur, dans l'Iphigénie à Aulis d'Euripide, qui manifeste ainsi, nous l'avons déjà dit, un enracinement très profond dans le rituel et le religieux d'où la tragédie tire ses aspects les plus originaux.

Il n'en reste pas moins que cet ancrage - nécessaire peut-être dans un genre dont le caractère essentiel est l'incarnation des personnages - dans la "réalité" humaine avec ses dimensions psychologiques, sociales, morales, a représenté l'effort principal des auteurs dans le traitement de leurs sujets. Nous avons évoqué à ce propos l'importance de la multiplication du nombre de personnages et des combinaisons de

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relations qu'elle a rendues possibles. L'étude de cette mise en forme

"réaliste" des sujets mythiques ne peut être entreprise ici. Qu'il nous suffise de rassembler quelques remarques que nous avons déjà été amenée à faire dans le cours de notre exposé, notamment sur le développement de la psychologie, de la problématique morale, et sur l'utilisation de procédés dramatiques.

L'intérêt pour la psychologie semble ne s'être développé qu'à partir de Sophocle. Eschyle se situe encore, sur ce point, dans l'univers du mythe. Il n'éprouve pas le besoin de justifier sur ce plan, des faits qu'il fait parler lyriquement et scéniquement : pensons à la mort d'Agamemnon, ou au soi-disant revirement d'Etéocle, qui s'imposent comme faits et conservent de ce fait toute leur puissance expressive, leur mystère et leur opacité, en même temps que l'évidence de leur présence.

Sophocle et Euripide éprouvent tous deux une véritable passion pour la peinture des passions humaines, et il est incontestable que le point focal de leurs pièces se déplace pour cette raison des faits vers leurs motivations. L'un et l'autre multiplient, chacun à sa manière, les situations de conflit, par de nombreux procédés. Sophocle dans Electre et Antigone redouble le conflit principal par les affrontements "secondaires"

des deux jeunes filles avec une soeur plus littéraire que mythique. Dans les Trachiniennes, comme dans Oedipe Roi, il utilise le procédé de l'ignorance suivie d'une reconnaissance, pour créer une situation de conflit intérieur extrêmement forte. Euripide se plaît aux passions amoureuses et aux débats d'idées. Ceux-ci occupent parfois une partie non négligeable des pièces, nous paraissant les alourdir d'une matière ni dramatique ni tragique. Il multiplie également de plusieurs manières les intermédiaires précédant les faits, comme dans Phèdre, grâce au motif "de la femme de Putiphar", ou bien il redouble les situations, comme dans Ion, où Créuse, après avoir voulu tuer son fils, se voit menacée d'être tuée par lui. Nous voyons par ces exemples que le développement de la psychologie s'accompagne de l'utilisation de procédés dramatiques, que nous ne trouvions pas chez Eschyle, et qu'il conditionne obligatoirement, sinon le choix des sujets, du moins leur éclairage et leur focalisation.

Mais cette évolution, nous l'avons déjà dit, était virtuellement présente chez ce dernier. N'est-ce pas le goût pour les affrontements des hommes qui justifie, par exemple, le choix, dans la geste, pourtant abondante, de Philoctète,de l'épisode de l'ambassade des Grecs à Lemnos auprès du héros blessé, qu'Eschyle fut le premier à mettre en scène?

D'autre part, nous avons déjà remarqué qu'il avait mis au point dans l'Orestie certains procédés dramatiques, évidemment destinés à provoquer les réactions psychologiques des spectateurs.

En effet, si Eschyle n'a pas le goût des investigations psychologiques ni ne place sur ce plan les raisons des faits, il n'en a pas moins contribué à cette tendance, qui ne se dément jamais dans toute l'histoire de la tragédie, à transformer toute mort violente du mythe en meurtre, et plus encore en meurtre familial. Les exemples abondent chez les trois auteurs, et nous assistons, au cours de l'évolution du genre, à une sorte de

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surenchère, facilitée par la multiplication du nombre des personnages, qui permet de multiplier le nombre des responsables, dont certains agissent par ignorance, et nous l'avons vu chez Euripide, par l'utilisation du schème de la mort évitée, qui permet d'inventer des crimes familiaux, sans contrevenir à la tradition.

Les raisons de cette invasion de la tragédie par le crime familial sont certainement très complexes et tiennent sans doute tant à des causes sociologiques que littéraires. Mais l'une d'entre elles se situe sur le plan de cette insertion des faits dans le réseau des relations sociales et interindividuelles humaines, en quoi a essentiellement consisté la mise en forme dramatique des mythes. Là encore, l'influence d'Eschyle nous paraît avoir été déterminante, bien que nous décelions nettement cette même tendance dans les oeuvres antérieures, hélas perdues, qui lui ont fourni ses sources. Dans l'Orestie notamment, il tire les faits, le meurtre d'Agamemnon, vers le huis clos du foyer familial, encore plus nettement qu'ils ne le sont dans le passage de l'Odyssée où ils sont racontés, et qui, peut-être, est interpolé d'un des poèmes du Cycle épique. Que dire de la double causalité qui est à l'origine du double fratricide des fils d'Oedipe dans les Sept contre Thèbes, la malédiction du père venant redoubler une rivalité qui suffisait à l'expliquer?

Chez Eschyle, cette interprétation des mythes trouve sa source, non seulement dans une recherche du dramatique, voire du pathétique, mais surtout dans une quête de la justice divine dans un monde qui semble dominé par la violence et la faute. Le meurtre familial est châtiment pour qui le commet de même que pour qui le subit, dans une chaîne qui peut rester sans fin si l'intervention divine, s'exprimant aussi dans la justice humaine, ne vient à l'interrompre. Chez ses successeurs, la même préoccupation, que nous avons déjà signalée, de sonder la psychologie humaine et de provoquer des affrontements entre proches, explique en partie la prédilection jamais démentie pour les crimes familiaux.

Elle est finalement entérinée par Aristote, qui en fait les meilleurs sujets tragiques.

De même que nous avons vu le thrène rituel destiné au héros mort changer d'objet et déplorer le malheur, de même que nous avons vu l'action mise en scène se déplacer de la mort héroïque - ou des "actions qualifiantes" du héros - vers des épisodes adventices de sa vie, ou se disperser sur des morts "marginales", de même nous venons de voir se développer au détriment de la présence de la Mort, tout le contexte qui vient à l'entourer. Ainsi le fait mortel, inexprimable en soi quand on l'envisage du point de vue de l'Ailleurs, est-il devenu un fait humain, soumis à tous les ressorts de l'humain.

Mais nous avons vu également que ce fait de la Mort pouvait, sinon disparaître totalement, ce qui est très rare dans la tragédie telle que nous la connaissons, du moins se transformer en son simulacre, la mort évitée. Cette présence "en creux" témoigne, à notre avis, du lien qui unit la tragédie avec la mort. Mais elle est aussi le signe de la disparition prochaine de ce qui fait, peut-être, l'essence même du tragique, c'est-à-

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dire cet enracinement dans la terre des morts dont nous parlions, d'une part, et, d'autre part, la croyance en une réalité et en une efficacité du statut de mort héroïque.

Nous avons conscience de nous placer du point de vue d'une origine qui reste hypothétique du genre tragique. Ainsi avons-nous passé sous silence le caractère de crudité réaliste, transgression peut-être des codes sociaux, que la tragédie donne à voir, littéralement, dans la mort. Cet aspect est indéniable, et ressortit à une exploration sans concession de l'indicible.

Peut-être appartient-il au même mouvement d'ancrage dans la réalité que nous avons signalé?

Mais notre point de vue ayant été explicité et relativisé au début de cette étude, il nous semble que nous avons clairement dégagé le caractère essentiellement mythique et rituel de la tragédie en soi, à ses débuts mais, obscurément, de toutes les grandes tragédies de ce Vème siècle avant J.-C., et qui les rend pour nous parfaitement inimitables tout autant qu'absolument fascinantes.

Lorsque Aristote, un siècle plus tard, consacre Iphigénie en Tauride ou Cresphonte d'Euripide comme les tragédies les plus achevées, parce qu'un meurtre familial y est évité au dernier moment, il consacre la disparition de la tragédie grecque et la naissance du théâtre moderne, et même d'une grande partie de la littérature postérieure.

Françoise GUERIN Université de Caen

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