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INTRODUCTION A "UN ART DE LA GRAVITATION"

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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INTRODUCTION A "UN ART DE LA GRAVITATION"

Bzzzzzz...

Ce qui m'avait motivée à m'intéresser à l'arrêt Kalanke, c'est que l'interprétation de "notre"

directive par la Cour Communautaire n'était pas juste, au sens d'équitable, honnête, loyal, et je comptais démontrer qu'elle ne l'était pas davantage au deuxième sens du terme, de vrai, conforme, correct. Chemin faisant, je me suis rendu compte que, du fait de l'ambivalence et de l'indétermination du langage, peuvent recevoir cours, dans la pratique du droit, des vérités - avec un "v" minuscule – en sens divers. A la démonstration espérée se sont substitué l'observation d'un cas de construction de la Vérité en droit, au travers d'un arrêt qui a fait vérité et autorité pour M. Kalanke et Mme Glissmann, et le constat qu'une interprétation peut se réclamer de la lettre de la loi sans être nécessairement conforme à son esprit, à l'intention du législateur. Je reste persuadée que la Cour a trahi le sens donné, voulu par les auteurs de la directive. Je considère son arrêt comme mauvais, au sens spinoziste du terme, parce qu'il réduit quasi à a néant la puissance qui aurait pu être celle de la directive, qu'il étrique les possibilités d'égalisation entre travailleurs et travailleuses qu'elle avait ouvertes, qu'il stérilise l'idée d'égalité.

J'en ai fini avec l'analyse de cet arrêt. Mais la mouche d'Aristote résiste, continue de bourdonner, susurrant dorénavant que son nombre de pattes varierait selon le juge devant lequel elle est citée à comparaître. Pour avoir raison de cette mouche, il me faudra recourir à d'autres moyens que le vinaigre de la vérité, passer du registre du Vrai comme adéquation au texte de droit positif à celui du pouvoir que le maniement du langage du droit donne à qui le pratique et le maîtrise, pouvoir de construire des significations, de produire du sens, des effets, en procédant à de nouvelles combinaisons des mots ou en créant de nouveaux agencements entre eux et la réalité.

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Un art de la gravitation

La science appelle "gravitation" le phénomène qu'elle décrit en affirmant que deux corps s'attirent avec une force qui est proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de leur distance.

Si, pour le scientifique, la gravitation est un phénomène qu'il peut maîtriser à l'aide d'une calculette et d'une formule mathématique, pour le poète, quelle source d'émerveillement ! Il sait, lui, que la gravitation est un art subtil ; que le spectacle du ciel qui l'inspire est l'effet de cet art en lequel excellent la terre, la lune, le soleil et les étoiles. Qu'un seul d'entre eux se trompe dans le dosage de sa matière, ou de la distance à maintenir entre lui et ses co- gravitants, et à la féerie succéderait une catastrophe.

J'aime l'idée de la gravitation, et j'ai appelé la deuxième partie de mon travail "un art de la gravitation" pour évoquer que le tenir ensemble des mots, du sens, des effets, des personnes et des choses, est un mécanisme subtil et que toute interprétation, toute application de la loi, met en risque ce mécanisme.

○ Résister à l'entropie

Dans "Il faut raison garder !", Mme Roviello écrit : "En démocratie, la responsabilité pour le droit, pour le juste, est de chacun"; "Le droit et l'obligation morale des citoyens d'un Etat de droit de contrôler la manière dont leurs représentants institutionnels accomplissent leur tâche et, le cas échéant, d'aiguillonner ceux-ci lorsqu'ils sont tentés de céder à la force peu résistible de l'entropie et à la corruption qui s'ensuit, est l'expression fondamentale du principe instituant politiquement la société démocratique ; la démocratie n'est pas cette société à laquelle l'Etat octroie des libertés à ses citoyens, mais cette société où la liberté s'institue, comme égale autonomie de chacun, en particulier en constituant un Etat garantissant les libertés."1

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Cette responsabilité pour le droit, pour le juste, requiert que nous soyons attentifs à l'exercice quotidien des trois pouvoirs. Les médias sont généralement notre seule source d'information.

Or, les revues destinées aux professionnels du droit du travail, du moins les plus connues d'entre elles, ne jouent pas volontiers les critiques de l'exercice du pouvoir de juger. Elles évitent de présenter la jurisprudence sous un aspect conflictuel. Certes, elles font écho aux grandes controverses, mais elles paraissent goûter le moment où, grâce à cet événement juridique que constitue un arrêt de la Cour de Cassation, ou d'Arbitrage, elles pourront les dire closes. En dehors d'elles, elles optent plutôt pour telle tendance interprétative - peut-être par affinité avec le groupe d'intérêts qui les édite - publient les décisions qui s'y rattachent et font silence sur celles en sens contraire.

Leur habitude de publier les décisions judiciaires selon un ordre à la fois chronologique et hiérarchique, qu'elles soient ou non regroupées par thème, donne l'impression d'une histoire, d'une avancée, d'un progrès, dans la connaissance de la loi, impression qu'accentue le caractère généralement neutre, scientifique, non polémique, du commentaire dont parfois elles sont assorties. Chaque décision paraît venir à son heure, boucher les trous dans le savoir de la loi du lecteur, mettre fin aux vacances de l'interprétation.

Le Petit Robert définit l'entropie comme une "fonction mathématique exprimant le principe de la dégradation de l'énergie. Cette dégradation se traduit par un état de désordre toujours croissant de la matière". L'entropie, ici, se manifesterait, dans les décisions publiées, par des fuites du sens et des désordres introduits à même le tenir ensemble de la matière du droit du travail, et, au niveau de leur accueil, par une absence de critique ou une résignation silencieuse. Il est heureusement des exceptions à cette tendance à l'entropie, qui, telles des bouffées d'air frais, interférent dans ce défilé continu de "savoir". Tel auteur, tout en se cantonnant à un point de vue strictement professionnel, s'attache à restituer la virulence d'un conflit entre juristes et brise ainsi les liens de ce "savoir" avec le pouvoir de faire taire - ou de crier plus fort. Tel autre, s'exprime en tant que juriste et citoyen et renoue le lien entre le politique et le juridique. C'est cette deuxième attitude qu'ont adoptée Mesdames Cuvelliez et Jamoulle, dans les articles que nous avions cités, l'un publié dans une revue de droit, l'autre, dans une revue de débats de société. Ce faisant, elles ont assumé, dans le domaine qui est le 195

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leur et qui nous occupe, celui du dire le droit, ce devoir de contrôle des institutions que Mme Roviello assigne à chaque citoyen.

Ceci dit, remarquons que toutes deux disposaient, pour formuler leurs critiques, des assises solides qu'assure une profonde maîtrise du discours juridique. Mais qu'en est-il du citoyen ordinaire ? Ses arguments d'ordre politique ne risquent-ils pas d'être balayés - avant même que d'être discutés - par un tir de barrage des professionnels du milieu judiciaire qu'il ne pourra contrer, ni peut-être même comprendre, faute d'être du métier ? Comment réconcilier ce droit et cette obligation assignés au citoyen avec le fait que celui-ci est confronté à la complexité, et parfois aux fourberies, du monde du droit ? C'est sous cet aspect que je voudrais réfléchir à l'exigence formulée par Mme Roviello.

○ Interpeller le discours du droit sur son sens et ses effets

Le sens, c'est ce qui résiste et insiste, comme l'écrit Deleuze dans "Logique du sens" ; nous ferons appel à lui pour tenir tête au pouvoir du "juridiquement correct". Nous l'envisagerons comme effet, affect, événement.

Il y a d'abord le sens à l'origine de la loi, à savoir le but poursuivi, les effets escomptés par le législateur. Comment cerner et respecter ce sens originaire, le reproduire dans les situations particulières auxquelles la loi doit s'appliquer, dans quelle mesure doit-il être préservé, ou adapté, face aux évolutions socio-économiques de la société ? Se pose alors la question du sens produit par la décision judiciaire ; celle-ci modifie des états de choses, ou des situations de personnes. Le sens, ici, se fait événement, mouvement, "ce qui survient, advient", le passage d'un état, d'une situation à l'autre, que la décision imprime aux choses, aux personnes.

Mais le sens est lié aussi à l'affect, le sentiment de juste ou d'injuste que l'application de la loi suscite, par ses conséquences sur les choses et pour les personnes. Ce sont ces conséquences - plutôt que le raisonnement juridique - qui frappent et émeuvent le profane et l'inciteront à s'inquiéter de la manière dont est rendue la justice. Cette attention aux conséquences du jugement, cette réflexion à partir de l'affect, ressortissent au domaine du politique ; elles sont l'affaire de chacun et n'ont pas à s'autoriser d'un savoir juridique. Sans doute sont-ce ce

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sentiment, ce jugement quant au "juste", qui ont poussé Mmes Cuvelliez et Jamoulle à passer du commentaire juridique au commentaire politique.

Les praticiens du droit ont tendance à accorder la préséance au "juridiquement correct" ; le fait de savoir se réclamer des Tables de la Loi, comme toute expertise, permet d'avoir barre sur le profane. Le sentiment du Juste, lui, est souvent relégué au niveau d'une "qualité seconde" de la décision de justice. Je propose de le réhabiliter, et de le mettre à contribution, en tant qu'effet, affect, aptitude, de manière à créer un plan sur lequel juristes et profanes se retrouveraient sur un pied d'égalité.

Penser les effets d'une décision ou d'un raisonnement juridique, et partir du sentiment qu'ils provoquent, m'a incitée, dans l'analyse de l'arrêt Kalanke, à proposer d'autres préséances dans l'art de conjuguer le principe d'égalité avec les mesures de discriminations positives. Je vais poursuivre mes observations à propos des arrimages du dire et du faire, des mots et des choses, sur un plan plus général, mais en gardant la même méthode : remonter de ce qui arrive, des effets du jugement, aux constructions langagières qui en sont la "cause". Prendre soin des personnes et des choses, mettre les mots à l'épreuve du sens et des effets, au lieu que le sens et les effets subissent la tutelle des mots.

○ Des fourmis dans les jambes

L'analyse de l'arrêt Kalanke fut un travail passionnant, mais aussi solitaire et statique : pendant ces longs mois passés sans lever le nez de cet arrêt et des textes de droit qu'il cite, nous n'avons guère fait de rencontres. Cela m'a donné des fourmis dans les jambes.

Laissons l'avocat général à ses grimoires, refermons les portes du palais de justice de Luxembourg. La perspective va s'élargir, l'arrêt Kalanke devient une décision parmi d'autres, objets d'une réflexion plus générale. La réflexion restera enracinée dans le donné, dans le quotidien de la pratique du droit. Mon intention est d'abstraire des discours – décisions, doctrine – que j'ai retenus des "traits" qui ne seraient pas limités au cas particulier mais reviendraient en droit au droit, dans l'espoir de comprendre ce qui fait que le droit du travail se prête à l'érosion. J'ai donc choisi des exemples qui m'ont paru contribuer à cette érosion.

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