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Le “Journal de Paris” et les arts visuels, 1777-1788

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Le “Journal de Paris” et les arts visuels, 1777-1788

Roxana Fialcofschi

To cite this version:

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Université Lumière Lyon 2

École doctorale : Lettres, langues, linguistique, arts

Faculté des Lettres, Sciences du langage et Arts

Département de Lettres modernes

Équipe de recherche : Littérature, Idéologies, Représentations, XVIIIe-XIXe

siècles

Le “Journal de Paris” et les arts

visuels, 1777-1788

Par Roxana

FIALCOFSCHI

Thèse de doctorat de Lettres et Arts

Sous le direction de Michael O’DEA

Présentée et soutenue publiquement, le 2 octobre 2009

Devant un jury composé de :

Madeleine PINAULT-SORENSEN, Conservateur général de musée, Musée du Louvre Michael O’DEA, Professeur des universités, Université Lyon 2

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Contrat de diffusion

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Introduction

“Journal plus journal qu’un autre”

C’est ainsi que le rédacteur de la Correspondance de Mettra définit le Journal de Paris, premier quotidien français, paru en 17771. Cette expression renferme, nous semble-t-il, la suprise et

l’enthousiasme que les contemporains ont pu éprouver face à la naissance d’un journal qui révolutionna la périodicité, à la fin de l’Ancien Régime. Que peut-il y avoir de neuf dans un journal littéraire comme tant d’autres qui peuplent le marché de la presse dans les années 1770 du XVIIIe siècle, sinon la promesse bien distincte d’une périodicité audacieuse: “il paraîtra une feuille tous les

jours”, ajoute le contemporain. C’est la périodicité quotidienne qui est la clef du succès inouï, ainsi

que des difficultés du Journal de Paris, elle détermine la diffusion, la réception et la forme de la nouvelle feuille et c’est toujours celle-ci qui constitue le pivot de ce travail.

Pour nous, lecteurs de la presse du XXIe siècle, la périodicité journalière est une chose acquise, un élément qui fait pleinement partie de notre quotidien. Les quatre pages in-4° du Journal de Paris remplies de caractères minuscules, mises tous les jours sous les yeux avides de nouvelles des abonnés aisés de la capitale, témoignent de l’origine, en France, d’un mode de lecture et de diffusion de l’information à nous si familier, que nous en avons perdu la trace.

En même temps, le Journal a la valeur d’un document extraordinaire, reflétant maints aspects de la vie quotidienne parisienne, à la fin de l’Ancien Régime. Les numéros consécutifs de tous les six mois reliés en tomes, que nous trouvons aujourd’hui dans les bibliothèques2 s’offrent à de multiples lectures. Il y a, sûrement, chez les lecteurs de presse du XVIIIe siècle la conscience que les journaux sont des témoins de leur temps, d’où le soin de les conserver et de les transmettre à la postérité. Les feuilles volantes du Journal de Paris réunies en tomes, acquièrent du poids et de la consistance, leur succession chronologique les transforme en un grand récit de la vie quotidienne. Il s’agit, certes, d’un récit morcelé et polyphonique, incomplet et imprévisible, qui se construit au gré de ses rouages internes, des méandres de l’actualité et des impératifs de la censure, mais il possède

1 Correspondance littéraire secrète, politique et littéraire, ou Mémoire pour servir à l’Histoire des cours,

des Sociétés et de la Littérature en France, depuis la mort de Louis XV, tome 4, 30 novembre 1776, (Londres, John Adamson).

2 Nous avons consulté l’exemplaire qui se trouve au fond ancien de la BM de Lyon, qui recouvre les années

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également, pour nous, lecteurs modernes, la dignité et l’unité du texte accompli, renfermé entre les couvertures d’un volume. On peut le feuilleter d’une main légère, sautant d’un sujet à l’autre et se laissant accrocher par les nouvelles les plus intéressantes, on peut plonger dans les numéros du

Journal, à la recherche de noms et d’événements particuliers, on peut suivre d’un jour à l’autre ou

d’une année à l’autre, une rubrique ou un thème donné, mais on peut aussi s’adonner à une lecture systématique et chronologique. Encore est-il vrai que plus on se dédie à une lecture exhaustive et désintéressée, plus on a de chances de saisir l’esprit et l’unité du Journal.

Si le Journal de Paris est connu et cité souvent, il n’a jamais fait l’objet d’une étude systématique. Toutefois, quelques études importantes lui ont été déjà consacrées. Le premier à s’y être intéressé est Eugène Hatin, dans son Histoire politique et littéraire de la Presse en France, publiée en 1859. L’historien le désigne comme un journal “appelé à de longues et brillantes destinées” et lui dédie deux chapitres : l’un est intitulé suggestivement “Premier journal français quotidien” et concerne les années d’après la parution de la feuille de Paris, tandis que le second se penche sur les transformations du Journal, à partir de la Révolution.

Hatin se concentre exclusivement sur la réaction des périodiques concurrents et explique les nombreuses difficultés du Journal de Paris d’occuper une place sur le marché de la presse. Il ouvre son chapitre avec une remarque concernant le rapport de concurrence avec le Mercure de France et sa victoire sur celui-ci : “Le succès du Mercure était bien fait pour exciter des convoitises ; aussi

rencontrons-nous plusieurs tentatives de concurrence, mais qu’il fut assez fort pour étouffer dans leur germe, jusqu’à ce qu’enfin le Journal de Paris réussit à s’implanter en face de lui”. C’est

toujours Hatin à avoir vu le Prospectus du Journal, paru, selon ses dires en novembre 17763 et dont

il cite un morceau important, sans donner pour autant des références précises là-dessus. Il est aussi le premier à avoir souligné le caractère d’entreprise florissante du quotidien de Paris, ainsi que la sensation que sa parution suscita en 1777 : “Un journal quotidien, quelle bonne fortune pour la

curiosité et aussi pour l’industrie !”. Finalement, l’historien insiste sur le rôle de “tribune” de la

feuille parisienne, ouverte à tous les débats, sensible à toutes les pulsations de la vie de la grande ville. Malgré sa nouveauté, l’analyse de Hatin est fondée sur les seuls témoignages des contemporains, laissant complètement en ombre le texte même du Journal.

Dans son ouvrage intitulé La presse en France, Genèse et évolution de ses fonctions

psycho-sociales, paru en 1965, Madeleine Varin d’Ainvelle propose une approche différente du premier

quotidien français. Elle insiste d’emblée sur la nouveauté périodique du Journal de Paris,

3 Dans son article sur le Journal de Paris (n°682), publié dans le Dictionnaire des journaux paru sous la

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doublement liée à un facteur psycologique, la curiosité croissante des lecteurs dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et à des changements d’ordre sociologique et économique : évolution et organisation postale et du réseau routier, extension graduelle de la lecture de périodiques au-delà du cercle restreint d’une élite aristocratique. Mais l’observation la plus intéressante de Varin d’Ainvelle concerne le rapport entre la naissance de la périodicité quotidienne et l’intérêt de la presse pour les aspects concrets de la vie. Dans ce sens, souligne l’auteur, la parution du quotidien de Paris correpond à un retour à une fonction primitive de la presse :

Cette formule reprend à son compte la fonction des affiches et des criées que nous avons reconnues nécessaires à la vie des cités bourgeoises ; elle en est le descendant direct. Avec elle l’actualité perd son visage de cour et s’abaisse au quotidien qui relève des préoccupations concrètes.4

L’historienne explique que si la presse fondée sur le modèle de la Gazette de France et du Mercure

galant, visant essentiellement à satisfaire la curiosité d’un lectorat aristocratique, s’éloigne de plus

en plus des formes d’expression populaire et risque de glisser dans l’uniformité et la monotonie, le

Journal de Paris renoue, à travers sa périodicité journalière et sa préoccupation pour la vie pratique

et quotidienne, avec tous les moyens de communication spontanée (chansons, criées, rumeurs, conversation). Destiné à un public plus large et plus varié et tout en conservant son caractère de journal littéraire (la chronique bibliographique continue à occuper une place importante), le Journal ouvre ses colonnes au concret de la vie de tous les jours et se transforme dans une espèce de bureau de renseignements pratiques, sans vouloir se substituer, pour autant à un périodique tel les Affiches

de Paris.5 Bien que brève et limitée à quelques exemples, l’étude de Madeleine Varin d’Ainvelle introduit un élément méthodologique important : pour illustrer le lien intime entre périodicité quotidienne et vie quotidienne, le recours au texte du Journal devient fondamental : aussi s’intéresse-t-elle à la matérialité de la feuille de Paris, à son système de rubriques, au poids quantitatif de l’information pratique et, non en dernier lieu, à son caractère épistolaire.

L’idée exprimée par Madeleine Varin d’Ainvelle nous mène à penser que l’avènement du périodique quotidien est le fruit d’une longue préparation ou évolution où se confondent des aspects économiques, techniques et sociaux, ayant en commun le thème d’une majeure fluidité de la communication. La circulation journalière de l’information est étroitement liée aux améliorations du réseau routier, comme à la rapidité des systèmes de diffusion de l’information (tels la Petite Poste),

4 Madeleine Varin d’Ainvelle, La presse en France, Genése et évolution de ses fonctions psycho-sociales,

(Grenoble, PUF, 1965).

5 Madeleine Varin d’Ainvelle note la distinction entre quotidien et pratique: “(…) le quotidien enveloppe

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à l’efficacité des moyens de production de l’imprimerie, mais aussi à la naissance d’un public qui lit, s’informe, permet le brassage des idées et cultive la pensée critique. Il n’empêche que la périodicité quotidienne ne soit pas seulement une question de progrès, mais aussi un retour aux origines, une récupération de la fonction primitive de la presse : l’intérêt pour la vie de tous les jours et l’importance manifeste du courrier des lecteurs comme moyen premier de présentation de l’information.

L’étude la plus complète et la plus riche d’informations sur le Journal de Paris est l’article consacré au quotidien du Dictionnaire des journaux, rédigé par Nicole Brondel. Soumise à la forme de l’article de dictionnaire, cette analyse représente une “radiographie” du premier quotidien français, à partir de sa parution en 1777 et continuant avec la période révolutionnaire, qui mêle les témoignages des contemporains aux références au texte du Journal. Elle touche aux aspects les plus variés de la feuille : son Prospectus et son édition abrégée de 1789, ses fondateurs et ses collaborateurs externes, son rapport avec le pouvoir et ses suspensions, son organisation formelle et le contenu de ses rubriques. Nicole Brondel souligne le caractère d’entreprise commerciale (et non plus de “feuille d’auteur”) du Journal de Paris et désigne ses fondateurs comme des “entrepreneurs” appelés à résoudre tous les problèmes matériels que celle-ci implique. Le Journal

de Paris est présenté comme un périodique qui se sert de “son pouvoir médiatique tout d’abord pour servir au progrès des lumières”, en donnant “une image de l’actualité commerciale, industrielle, scientifique de cette fin de l’ancien régime”6. L’une de ses premières caractéristiques est d’être profondément enraciné dans la vie quotidienne des habitants de la capitale. S’appuyant sur des exemples concrets, Nicole Brondel souligne également le souci d’utilité publique et privée du journal quotidien, et ce besoin de compatir et d’aider l’autre, correspond, selon elle, au désir de la bourgeoisie parisienne de participer à l’organisation et à la gestion de la société, sous toutes ses formes. A la fois mondain et pratique, enjoué et sérieux, avisé et frivole, le Journal de Paris se donne pour but, cependant, dès sa naissance, de plaire et de servir à tous. L’image qu’il construit de soi-même, observe Brondel, est celle d’un périodique d’une communauté urbaine, qui, au-delà des différences de classe, d’instruction et d’intérêts, partage des valeurs communes, dont la plus importante est le bien-être social.

L’avènement de la périodicité quotidienne dans la presse française nous semble un événement digne d’une attention particulière, dans la mesure où il relève de plusieurs mutations fondamentales du XVIIIe siècle : la naissance de l’opinion publique, la diffusion massive des savoirs, l’importance du rôle de la critique et des médias. Dès sa parution, le Journal de Paris se distingue par sa périodicité

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quotidienne, ainsi que par son ambition de conquérir une vaste clientèle, en lui offrant une large palette d’informations, touchant à tous les aspects de la vie de tous les jours. Les arts font eux-aussi partie de l’engagement des journalistes de Paris avec leur lectorat.

Le quotidien des arts

L’idée de départ de ce travail est d’analyser le rapport du premier journal quotidien avec les arts visuels, comme exemple d’ouverture de la presse à l’information artistique, à la fin du XVIIIe siècle. Il suffit d’ouvrir au hasard quelques numéros de 1777, année de parution du Journal de

Paris, pour remarquer la fréquence des notices concernant la musique, le théâtre, la peinture, la

sculpture et l’architecture. La guerre musicale entre gluckistes et piccinistes occupe l’attention des lecteurs du Journal pendant plus de deux années (1777-1779), au point qu’un correspondant en exprime ouvertement sa lassitude : “La Musique y tient seule plus de place que toutes les Sciences

ensemble”.7 C’est sur le même ton de reproche que le correspondant attire l’attention aux rédacteurs d’avoir trop entretenu leurs abonnés des arts visuels depuis la parution du Journal : “Vous parlez

presque toutes les semaines du bien qui a résulté de la liberté rendue à l’Art de la peinture”8. En effet, les rédacteurs semblent avoir beaucoup misé sur les arts, qui semblent constituer, surtout en 1777, l’un des points forts de leur feuille, au point qu’on pourrait l’appeler, au moins pendant cette courte période, le “quotidien des arts”. A la naissance du Journal de Paris, le comte d’Angiviller se trouve dans son poste de directeur général des Bâtiments, Arts, Jardins et Maufactures de France depuis trois ans seulement et mène une politique réformatrice des arts, fondée sur la révalorisation du genre historique et sur la promotion de représentations impregnées de valeurs morales et patriotiques. D’autre part, la politique autoritaire de d’Angiviller vise au monopole absolu de l’Académie sur le domaine des arts visuels, se montrant extrêmement réticente à toute idée de compétition, voire à tout discours critique non agréé par les membres de l’institution. L’un des premiers succès du ministère de d’Angiviller est la suppression, en 1776, de la corporation des artistes, connue sous le nom d’Académie de Saint-Luc, accusée de faire concurrence déloyale à l’Académie de peinture et de sculpture.

C’est justement le thème qui ouvre et nourrit le débat sur les arts visuels, tout au long de plusieurs numéros du Journal de Paris. Le thème de l’affrachissement des arts ou de la liberté rendue aux artistes, lié au nom du comte d’Angiviller, revient sous les yeux des abonnés, jusqu’à susciter,

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comme nous l’avons vu ci-dessus, l’irritation de quelqu’un parmi eux. Si cet éloge passionné peut avoir la fonction de laisser-passer nécessaire pour ouvrir la voie aux débats sur les arts visuels dans la feuille quotidienne, les journalistes annoncent aux abonnés, une nouveauté absolue en matiére d’arts visuels : la présence dans le Journal d’un correspondant artistique stable, chargé de rendre compte régulièrement de l’actualité artistique. Autre nouveauté : l’élu des journalistes, Antoine Renou est peintre de l’Académie, secrétaire adjoint de cette même institution et, de surcroît, il semble savoir manier la plume aussi bien (sinon plus) que le pinceau. En choisissant Renou comme correspondant pour les arts visuels du quotidien, les rédacteurs du Journal accomplissent deux gestes innovateurs : d’une part, ils assignent la responsabilité de l’actualité artistique à un correspondant unique et compétent, ce qui correspond à une spécialisation embryonaire en matière d’arts visuels, et d’autre part, ils ouvrent le texte périodique au débat régulier sur les arts.

Les travaux de Richard Wrigley et de Thomas Crow sur la naissance et l’évolution de la critique d’art en France et sur les rapports entre les arts plastiques et le public parisien du XVIIIe siècle9 nous ont servi de guide tout au long de notre recherche, non seulement pour la finesse de leurs analyses, mais aussi pour la volonté d’offrir une alternative aux études traditionnelles sur les arts au siècle des Lumières, susceptible d’intéresser un public plus large, qui ne concerne pas seulement des spécialistes de l’histoire de l’art. Une recherche sur les arts vus à travers les yeux des lecteurs du premier quotidien français relève à la fois de l’histoire de l’art, de l’histoire de la presse et de l’histoire des institutions. L’écart des barrières disciplinaires permet, dans ce cas, selon nous, une approche plus intéressante d’un texte à multiples facettes, fragmentaire et fuyant, tel le Journal de

Paris. D’autre part, nous avons la conviction qu’une analyse multidisciplinaire offre également une

clé d’accès vers la vie de tous les jours des Parisiens du XVIIIe siècle (dont les arts sont partie intégrante), telle qu’elle est représentée dans un périodique quotidien.

Pour nous, lire le Journal de Paris c’est aussi découvrir les idées et les représentations sur les arts visuels qui circulaient à la fin de l’Ancien Régime, sans oublier que le silence et les omissions sont souvent tout aussi révélateurs. Insérées souvent dans le riche courrier des lecteurs de la feuille de Paris, ces idées acquièrent une note de familiarité, transmettant l’image d’un débat actif et régulier sur les arts, qui concerne la masse des lecteurs et non plus un cercle restreint de professionnels et d’initiés. Périodicité quotidienne, intérêt pour la vie de tous les jours des Parisiens et correspondance des lecteurs sont les trois éléments composant le triangle thématique à l’aide duquel nous allons procéder à l’analyse du Journal et de ses notices consacrées aux arts visuels.

9 Richard Wrigley, The Origins of French Art Criticism, From the Ancien Régime to the Restauration,

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Dans son ouvrage sur les origines de la critique d’art en France, Richard Wrigley consacre un chapitre à la presse artistique ou, pourrait-on dire, à la naissance manquée d’une presse artistique dans la France d’Ancien Régime. Il montre que, si les contributions de la presse en matière d’arts visuels, sont, à cette époque, très timides et sporadiques, c’est à cause de l’identification de l’art avec l’institution académique et par conséquent avec l’état. La constante menace de la censure bloque le discours critique sur les arts, ainsi que tout projet de journal artistique. Les journaux libres, observe encore l’auteur, sont vus comme des assemblées indépendantes, potentiellement dangereuses pour le pouvoir, même si le domaine culturel demeure leur unique arme d’assaut10.

Wrigley insère dans son corpus les titres des plus importants périodiques français de l’Ancien Régime, parmi lesquels le Journal de Paris, toutefois, il est évident que, pour les raisons mentionnées ci-dessus, les critiques d’art cladestines occupent une place majeure dans sa recherche. Cependant, le Journal de Paris contredit manifestement, dès ses premiers numéros, l’image d’une presse dont les rares interventions sur les arts visuels sont des comptes rendus essentiellement élogieux des artistes de l’Académie, caractérisés par la monotonie et l’uniformité. Non seulement la rubrique “Arts” est mentionnée dans le Prospectus du Journal, mais les arts visuels représentent en 1777, grâce aussi aux interventions du correspondant Renou, l’un des premiers domaines à susciter le débat dans le quotidien. L’actualité artistique du Journal n’est pas réduite aux seuls Salons de la fin du mois d’août, on parle d’art à tout moment de l’année et on en parle aussi les années où il n’y a pas de Salon. On touche à maints aspects des arts : les nouveautés artistiques, les souscriptions, les ventes de tableaux, les travaux d’embellissement de la capitale. On projète, on critique, on dénonce, on encourage les talents vivants, on fait l’éloge des talents disparus. Parfois, les arts sont l’objet de débats passionnés, comme ceux que suscitent les projets d’embellissement de la capitale. Quant aux comptes rendus critiques des expositions de peinture et de sculpture, il est intéressant de suivre, sur les douze ans étudiés, le jeu des journalistes avec la censure, l’alternance de l’éloge, de la critique sévère et de la critique masquée. Tout en étant sujet à la censure, menacé à plusieurs reprises d’être supprimé, le Journal de Paris ne se limite pas à pratiquer une critique d’art révérencieuse envers l’institution académique. Ce sont autant de raisons pour se pencher sur les arts dans le quotidien parisien et dans la presse en général.

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En tête-à-tête avec le “Journal”

Ce travail est le fruit du désir de mettre en lumière l’intérêt que peut avoir l’étude des arts visuels dans la presse d’Ancien Régime. C’est aussi une fenêtre ouverte sur l’importance croisssante du journalisme culturel dans la presse française de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Si l’idée de départ de ce travail était d’anlyser le rapport du Journal de Paris aux arts visuels, au fur et à mesure, la partie dédiée au quotidien a pris, naturellement, une ampleur inattendue, jusqu’à en devenir un chapitre important. Non seulement le Journal de Paris n’a pas été encore l’objet d’une analyse de longue haleine, mais une exploration approfondie du quotidien dans son ensemble est extrêmement précieuse pour la compréhension de la partie artistique.

Parler du Journal, de sa naissance, de sa forme, de son contenu, de son esprit, de ses lecteurs et de ses correspondants signifie dessiner le cadre complexe et unitaire à la fois, dans lequel s’inscrit l’information artistique. Même si les rubriques du Journal sont soigneusement délimitées pour accrocher le regard des lecteurs et pour faciliter la lecture, son texte est un tout où les idées et les émotions des lecteurs circulent sans entraves. C’est ainsi que la rubrique “Art” est constamment contaminée par les rubriques environnantes, par les évènements du numéro dans lequel elle est insérée, ainsi que par les différentes voix de correspondants qui se mêlent de tout, en sautant volontiers d’un sujet à l’autre. De la même façon elle contamine les autres rubriques : rappelons seulement que les interventions du correspondant artistique Antoine Renou introduisent une manière ludique d’aborder les arts qui se répand dans tout le Journal.

C’est avec beaucoup d’intérêt que nous avons suivi, tout au long de notre recheche, le rôle de la correspondance de lecteurs, qui constitue l’âme même du Journal. Le quotidien de Paris est un grand recueil de lettres de lecteurs, se distinguant par leur caractère public et par leur interraction au nom de valeurs communes. En outre, nous avons affaire à un texte qui possède le rythme et la jovialité de la conversation et qui, au-delà de l’information, transmet les pulsations de la vie de la capitale française, dans les années 1770 et 1780. Si nous avons limité notre étude du Journal de

Paris aux douze années qui s’écoulent de la parution du quotidien à la Révolution Française, c’est

pour la quantité et l’intensité des contributions sur les arts visuels dans cette période. Sous l’influence des événements de 1789, le Journal de Paris subit des transformations majeures de contenu : essentiellement concentré sur l’actualité politique, il abandonne son ton aimable, ainsi que les débats culturels. Un lecteur exprime ainsi son regret pour le Journal d’avant 1789 :

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Votre avis, avec politesse, Se montrait sous un jour brillant ; Vous n’affectiez point la rudesse D’un égoisme intolérant.

Etayé d’un style emphatique, Vos publicistes ténébreux N’égaraient point la politique Dans leurs sophismes nébuleux.11

Il va de soi que ce travail accorde la prééminence au texte du quotidien de Paris. Il nous a semblé nécessaire, au cours de notre analyse, de faire parler le Journal, aussi souvent que possible. C’est toujours la nature du texte périodique qui a dicté l’importance et le volume des deux annexes : la première consiste dans le tableau de toutes les notices concernant les arts visuels, publiées entre 1777 et 1788 dans le Journal de Paris, et pourrait devenir un instrument utile pour des recherches ultérieures. La seconde réunit une sélection de lettres sur les arts visuels adressées au Journal, dont le choix a été déterminé par les grands thèmes abordés dans le corps de ce travail.

11 Vers publiés dans Le lendemain, ou Esprit des Feuilles de la Veille, le 16 janvier 1791, cités par Eugène

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Le “Journal de Paris”, premier

quotidien français

Du côté des observateurs

Naissance du “Journal”

En 1777, lorsque voit le jour le premier numéro du Journal de Paris, le mot “quotidien” ne connaît pas l’acception à nous si familière de “journal qui paraît tous les jours”. Selon l’Encyclopédie, “quotidien” et “journalier” sont des adjectifs synonymes, qui se partagent des usages très précis, non interchangeables. On peut dire “pain quotidien”, “fièvre quotidienne”, en revanche, on parle de “mouvement journalier du ciel” ou d’ “expérience journalière”. Si la parution d’un journal quotidien est un événement inédit à la fin de l’Ancien Régime, bien que les conditions du marché y soient déjà propices, avec la Révolution, le nombre de quotidiens se multiplie, suite au besoin indomptable d’information politique12. Face à une nouvelle façon de scander le temps, la périodicité quotidienne du journal s’impose et, avec elle, le terme “quotidien” fait son entrée dans le titre même des feuilles périodiques13, la première à l’employer étant La Quotidienne, parue en 1792. Quant à la formule “journal quotidien”, imposée dès 1820, elle sortit d’usage au profit de l’emploi substantivé, “le quotidien”, à partir de 183014.

Selon la définition de l’Encyclopédie, le journal est un “ouvrage périodique qui contient des

extraits des livres nouvellement imprimés avec un détail des ouvrages des découvertes que l’on fait

12 Pierre Rétat et Claude Labrosse soulignent l’avènement de la périodicité quotidienne dans la presse de

1789, lié à une nécessité naturelle de rendre la suite des débats des assemblées parlementaires: “Plus encore que dans la première décennie du Journal de Paris, les quotidiens s’imposent et se multiplient parce que ce sont les journaux les plus capables de suivre avec une relative exactitude les intervalles de variation qui se produisent dans l’état des choses. [...] [Le quotidien d’assemblée] réunit en 1789 un nombre important de journaux qui esquissent les traits d’un nouveau type de presse (le journal parlementaire) [...]”, Claude Labrosse, Pierre Rétat, Naissance du Journal révolutionnaire, (Lyon, PUL, 1989).

13 Selon le Dictionnaire de Trévoux, le terme “quotidien” se résume à deux acceptions, rigoureusement

adjectivales: la première, “ce qu’on fait tous les jours; ce dont on a besoin tous les jours”, renvoie à l’expression biblique de “pain quotidien”. La deuxième acception est médicale: “En termes de médecine, se dit d’une fièvre dont l’accès prend tous les jours”. L’auteur de l’article rappelle le synonyme “Journalier”, en soulignant que les deux synonymes ne sont pas interchargeables: “On dit pain quotidien, fièvre quotidienne. On ne dirait pas pain journalier, fièvre journalière. On dit mouvement journalier du ciel, on ne dirait pas le mouvement quotidien”. Il faudra encore quelque temps pour que le journal, en tant que production imprimée périodique, devienne nourriture quotidienne, et avec cela, que le terme quotidien gagne le statut de substantif.

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tous les jours dans les Arts et dans les Sciences”. Jamais un journal de langue française, avant le

premier quotidien parisien, n’eut les moyens de répondre par sa périodicité journalière au rythme de plus en plus accéléré des publications et des découvertes, doublé par une demande d’information toujours croissante de la part d’un public plus large et plus avisé. Malgré les restrictions dues au système des privilèges, qui entretenait une concurrence impitoyable entre les feuilles déjà existantes, la presse de la fin de l’Ancien Régime était prête à accepter le défi d’une périodicité audacieuse.

Grâce à sa périodicité quotidienne, le Journal de Paris semble incarner l’accomplissement de la notion même de “journal” qui, pour la première fois, n’est plus uniquement un ouvrage qui renferme la nouveauté, mais qui se donne aussi pour tâche de paraître jour après jour, fixant ainsi un nouveau rythme dans la perception de l’actualité. La Correspondance de Mettra annonce dès 1776 qu’on a accordé le privilège d’un nouveau journal “sous le titre du Journal du Jour”, qui “racontera

chaque jour ce qui se sera passé ici d’un peu important la veille”15. Dans une lettre publiée en 1786, un lecteur du Journal de Paris soulignait le lien que le nouveau quotidien avait établi entre “journal” et “journalier” : “Jamais ouvrage périodique n’a mieux mérité le titre de Journal que

celui dont vous êtes les Rédacteurs ; en effet, il paraît tous les jours, et tous les jours aussi, il contient quelque article utile et agréable”16. La parution du quotidien impose une idée nouvelle de journal, qui réunit régularité journalière et efficacité immédiate de l’information.

Pour les contemporains, lors de la parution du Journal de Paris, l’unique référence reste la presse anglaise qui est familière avec le quotidien depuis au moins cinquante ans. Le premier quotidien anglais, le Daily Courant, voit le jour en 1702, sous la direction d’Edward Mallet et survit jusqu’en 1735. Plus connu, et d’ailleurs plus récent, reste cependant le London Evening Post, journal à contenu politique, publié à Londres tous les soirs entre 1727 et 1797. Les contemporains sont certains que c’est ce dernier qui a inspiré l’idée du Journal de Paris, comme c’est le cas du rédacteur des Mémoires secrets: “On connaît la Gazette de Londres, intitulée London Evening Post;

elle a donné l’idée d’une pareille, intitulée Journal de Paris, ou Poste du Soir”17. C’est en effet ce dernier titre provisoire, vite abandonné par ailleurs, évoqué souvent dans les tout premiers témoignages sur le Journal de Paris qui suggère une parenté avec le quotidien anglais, même si elle devait se résumer au seul titre et à l’idée générale d’une publication journalière. Et si Londres a son journal quotidien, il est temps que Paris ait le sien. Parenté, certes, mais sans oublier le besoin de

15 Correspondance littéraire secrète, 30 novembre 1776.

16 Journal de Paris, 29 septembre 1786, “Variété, Aux Auteurs du Journal”.

17 Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos

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contraster avec le cousin anglais, comme le note, avec un grain d’ironie, L.-S Mercier: “La feuille

de Londres paraît tous les soirs; mais comme il faut que Paris contraste avec cette ville dans les plus petites choses, la feuille française paraît tous les matins”18.

Et si nous voulions trouver aussi un ancêtre du Journal de Paris, ne serait-ce que par une simple analogie de titre, il faudrait remonter au début du siècle, à l’Histoire journalière de Paris par Dubois de Saint-Gelais. Directeur de la Monnaie, plus tard historiographe de l’Académie de peinture, celui-ci publie son Histoire uniquement en 1716 et 1717 et réussit à susciter très vite la jalousie du puissant Mercure de France et du Journal des Savants, raison pour laquelle la vie de son périodique fut d’ailleurs aussi brève. Dans la Préface, l’auteur note qu’“une Nation telle que la

française a plus besoin qu’aucune autre d’une Histoire journalière” pour la simple raison que “ses usages sont peu constants, ses goûts ne sont pas les mêmes, ses modes changent souvent, elle est méconnaissable à elle-même.” D’où le dessein de “donner tous les trois mois une espèce de relation de Paris où l’on recueillera autant qu’il sera possible tout ce qui ne se trouve point dans les ouvrages périodiques qui font mention de ce qui s’y fait”, à savoir “architecture, peinture, sculpture, médailles, machines nouvelles, manufactures, spectacles, modes”, avec la promesse de

“parler moins en journaliste qu’en historien”19. Si Dubois de Saint-Gelais se donne pour tâche, au

début du siècle de saisir les mouvements perpétuels, le rythme journalier de la vie parisienne, il faudra attendre soixante ans pour que ce tableau de la capitale, figé dans le discours historique, prenne vie tous les jours de façon nouvelle sous la plume des journalistes de Paris et de leurs correspondants.

Dans les conditions où, vingt ans avant la Révolution, tout journal doit payer une forte redevance au ministère des Affaires étrangères pour assurer son existence sur le marché, et que tout nouvel arrivé doit se partager, avec ses confrères, une sphère d’information limitée, d’où le politique est soigneusement banni, on peut s’interroger sur les ressorts qui ont pu déclencher l’idée de publier un quotidien. Et pourtant, il suffit de remarquer, en premier lieu, vers la fin de l’Ancien Régime, une accélération dans la périodicité de tous les journaux20, qui dénote une exigence générale de rapidité

dans la circulation de l’information.

D’autre part, selon le témoignage de Garat, rédacteur du Journal de Paris pendant la Révolution, tout comme pour Dubois de Saint-Gelais, la parution d’un “journal de tous les matins était

tellement approprié au goût des Français et à la vie de la capitale”, qu’“on s’étonnait qu’on eût pu

18 L.-S.Mercier, Tableau de Paris, (sous la direction de J.-Claude Bonnet), chapitre “Journal de Paris”,

(Paris, Mercure de France, 1994).

19 Dubois de Saint-Gelais, Histoire journalière de Paris, 1716-1717, (Paris 1885).

20 Pour ne donner qu’un exemple, de 1778 à 1779, le Mercure de France connaît une périodicité décadaire;

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vivre si longtemps sans journal”21. C’était d’ailleurs le Journal lui-même qui, dès son Prospectus, à

l’instar de son ancêtre du début du siècle, soulignait sa vocation de reproduire les mouvements de la scène parisienne : “Si la scène des évènements varie chaque jour, n’est-ce point satisfaire utilement

la curiosité publique que de la reproduire à chaque jour à ses yeux ? tel est l’objet du ‘Journal de Paris’”22.

En effet le Journal de Paris est né, avant tout, comme le journal de la capitale, engagé dans la saisie des variations et des mouvements d’une ville-spectacle, et son avènement marque à la fois, grâce à des moyens techniques avancés, l’inscription de l’objet journal dans le quotidien des Français. Mais dans quelles conditions le quotidien voit-il le jour et à qui doit-il sa fondation ?

Fondation et fondateurs

On ne saurait pas ne pas remarquer d’emblée la longévité respectable du Journal de Paris : soixante-deux ans de vie, entre le 1er janvier 1777 et mai 1840. Paru à une époque où le marché de la presse est saturé et hypersurveillé et où la concurrence des journaux existants est acerbe, sans dépendre du privilège de la Gazette, ni du Ministère des Affaires étrangères, le Journal remporte un succès éclatant immédiat, malgré tous les obstacles qui s’y opposent, et occupe rapidement une des premières places dans la presse d’information.

Certes, une entreprise commerciale telle que la mise en branle d’un quotidien supposait, comme l’avouait le Prospectus, “une protection et des facilités de la part du gouvernement”23. L.-S Mercier

mettait la parution du Journal de Paris sous le signe d’un sacrifice de la part de l’autorité, car, observe-t-il, “il a fallu faire une espèce de violence au ministère pour pouvoir l’établir”24. L’un des rédacteurs du Journal notait rétrospectivement, en 1791, qu’il datait son existence de l’entrée au ministère de Necker, qu’il s’était toujours fait un devoir de flatter, même à l’époque de sa disgrâce et “sans craindre de déplaire à l’autorité”25. Très sceptiques dès le début quant à la réussite de

l’entreprise, les Mémoires secrets observent qu’“elle ne peut avoir lieu que par la plus intime

liaison avec la police”, dont témoignerait “la grande confiance de M Le Noir à l’inventeur”.

Toutefois, selon les rédacteurs, cette intimité est susceptible d’être très nuisible pour la police, du

21 Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur la vie de M Suard, sur ses écrits et sur le XVIIIe

siècle, (Paris, Bellin, 1820).

22 Dictionnaire des journaux, notice n°682, “Journal de Paris”. 23 Ibidem.

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moment qu’“il pourrait en résulter l’inconvénient d’éventer ses secrets”26. Malgré les scepticismes

et les oppositions, l’entreprise va son train; le 11 septembre 1776 le Journal de Paris obtient son privilège, exactement un mois plus tard, il publie son Prospectus, et le 1er janvier 1777 il démarre. A vrai dire, l’idée d’un quotidien brassant la nouveauté sous tous ses aspects pouvait servir au pouvoir, dans la mesure où il était à même de construire dans les yeux de l’opinion publique l’image d’une administration éclairée, en train d’œuvrer pour le bonheur des sujets. Doublement flanqué par le ministre Necker et le chef de la police, le quotidien se donne pour le véhicule des réformes gouvernementales et des idées des Lumières. Ainsi, Roederer, devenu propriétaire du

Journal après la Révolution, notait en 1832 qu’“avant la Révolution il servait aux progrès des Lumières et surtout à ceux du gouvernement”27. L.-S Mercier est du même avis et observe

qu’“après toutes les contradictions usitées, le gouvernement a reconnu de quelle utilité cette feuille

pouvait être”, pour ajouter par la suite que “la correspondance des lumières gagne à la publication de cette feuille”28. Mais qui se trouve derrière cette ambitieuse entreprise?

A la parution de la première feuille quotidienne, le temps de la feuille d’auteur est révolu. Le nouveau quotidien est l’œuvre de quatre entrepreneurs assez peu connus, mais ayant, comme on a pu voir, des relations importantes dans les milieux du pouvoir: Olivier de Corancez, Jean Romilly, Louis d’Ussieux et Antoine Alexis Cadet de Vaux.

Guillaume Olivier, dit Olivier de Corancez fut propriétaire et rédacteur du Journal jusqu’en 1799. Lié par sa femme au milieu protestant, il fut un grand admirateur de la république genevoise et de J.J. Rousseau, qu’il n’hésita à défendre en toute occasion. En 1786 il fit paraître un volume de poésies auquel il attacha une notice sur Gluck et une autre sur J.J. Rousseau, et en 1789, il publia cette dernière sous le titre de JJ Rousseau, extraits du Journal de Paris, après l’avoir insérée dans le quotidien, par fragments. Il parle de Rousseau en ami intime et prend sa défense contre tous ses détracteurs avec beaucoup de chaleur et de conviction. C’est à sa propriété de Sceaux qu’il espérait accueillir le philosophe pendant le printemps de 1778, lorsque celui-ci décida d’aller à Ermenonville. Intéressé presque exclusivement à la poésie, Corancez y accueillit tous les hommes de lettres qui écrivirent dans le Journal, et surtout le poète Roucher, dont le nom est présent dès les premiers numéros29. Dans ses Mémoires, sa fille, Julie de Cavaignac, observe que ce fut Hue de

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Miromesnil, partisan de Necker qui “créa pour lui une source de fortune qui l’approcha de

l’opulence quand arriva la Révolution”30, à savoir le Journal de Paris.

Associé et beau-père de Corancez, Jean Romilly était un horloger né à Genève dans une famille huguenote31. Auteur de plusieurs articles de l’Encyclopédie concernant l’horlogerie, rousseauiste

enflammé, il se charge dès le début d’une rubrique emblématique du Journal, à savoir la rubrique météorologique, ce qui lui vaut la plaisante réputation de “faire la pluie et le beau temps”. Un horloger qui offre aux lecteurs tous les jours un bulletin météorologique, et quelques autres articles sur l’art de l’horlogerie ou l’impossibilité du mouvement perpétuel, rien de plus adéquat pour un journal pour lequel la maîtrise du temps est devenue une exigence fondamentale.

Le troisième copropriétaire du Journal est Louis d’Ussieux, homme de lettres, fondateur en 1768 à Mannheim du journal L’Europe littéraire et dont l’unique lien avec les autres associés du Journal

de Paris semble être leur attachement aux encyclopédistes dans les années 1770. D’Ussieux écrit

pour la partie des spectacles jusqu’en 1786, année où il quitte la capitale et le Journal pour acheter un domaine à Vaux et se dédier à sa nouvelle passion, l’agronomie. Il vendra sa part très probablement au libraire Xhrouet qui deviendra soit en 1786, soit en 1789, le nouvel associé de l’entreprise. D’Ussieux fit partie, à côté du quatrième associé du Journal, Cadet de Vaux, de la “Société d’Agriculture”, en militant du mouvement agronomique32.

Cadet de Vaux est décidément l’entrepreneur par l’excellence du quartette d’associés. Apothicaire, chimiste, censeur royal pour la chimie et inspecteur des objets de salubrité à la fois, il incarne le stratège d’affaire du Journal et le propagateur des sciences et s’occupe au moins jusqu’en 1789 des rubriques d’“Economie rurale”, “Police”, “Médecine”, “Administration” et “Agriculture”. Quant aux projets d’hygiène publique, d’assistance et d’économie rurale et domestique qu’il promeut, ils s’inscrivent dans la ligne réformiste, à l’appui du gouvernement, embrassée par le quotidien. C’est toujours lui qui couvrira pour le Journal de Paris le séjour de Voltaire à Paris. La profession d’apothicaire de Cadet de Vaux lui valut une facétie plaisante :

On lisait au sacré Vallon Un nouveau Journal littéraire Quelle drogue, dit Apollon Rien d’étonnant, répond Fréron, Il sort de chez l’Apothicaire ! Quoi, dit Languet, sur son haut ton,

30 Marie-Julie de Cavaignac, Mémoires d’une inconnue, (Paris, 1894). 31 Dictionnaire des journaux “Journal de Paris”.

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Ministre de la Canule

Voudrait devenir notre Emule ? Oui, dit la Harpe, que veux-tu ? Cet homme ayant toujours vécu Pour le service du derrière, Doit compléter son ministère En nous donnant un torche-cu.33

Pendant que les témoignages concernant la nouvelle entreprise se multiplient, les informations qui regardent ses fondateurs sont peu nombreuses et souvent incomplètes. La Correspondance secrète annonçait en 1776 que “M de Corancé et M Dussieux ont enfin obtenu le privilège du nouveau

Journal qu’ils ont projeté”34, et quelque jours plus tard, elle se contente de rappeler au passage le

seul nom de d’Ussieux35 comme rédacteur du quotidien. Les Mémoires secrets ne sont pas mieux informés : le 11 novembre 1776 ils annoncent sans beaucoup de certitude que “c’est un M de la Place, Clerc de Notaire, qui s’annonce comme à la tête de cette entreprise”, sans manquer de

suggérer avec ironie que le nom d’un si grand inconnu “n’en donnerait pas une si grande idée s’il

était seul”36. Quelques jours plus tard, le rédacteur des Mémoires ajoute les noms des soi-disant

“acolytes” : Pierre-Antoine La Place37, d’Ussieux et Senneville, eux aussi des “personnages peu

connus”. Si ces noms d’inconnus ne dévoilent rien de significatif à propos de la nouvelle entreprise,

leur rêve de prospérité et leur goût pour la magnificence n’échappe pas à l’œil vigilant des

Mémoires, qui observent :

Quoi qu’il en soit, ces messieurs fondent, non sans vraisemblance, de grands projets de fortune sur un nouvel établissement ; ils ont en conséquence loué un hôtel dans un quartier de Paris fort cher, et vont monter des bureaux38.

Ni la Correspondance de Mettra, ni les Mémoires secrets n’approfondissent plus leurs informations au sujet des fondateurs du Journal et ce n’est qu’au mois de janvier 1778 lorsque, chatouillés tous les deux par la parution de l’épigramme plaisante à l’adresse de Cadet de Vaux, ils se voient obligés

33 Mémoires secrets, 7 janvier 1778

34 Correspondance secrète, novembre, 1776.

35 En homme de lettres de l’équipe éditoriale, d’Ussieux s’occupera des rubriques de théâtre et, selon Nicole

Brondel, c’est toujours lui qui est responsable de la rubrique “Trait historique”, qui fit fortune jusqu’en 1786, Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”.

36 Mémoires secrets, 11 novembre 1776.

37 Pierre Antoine la Place ne fut pas propriétaire, mais directeur du Journal, pendant les trois premières

semaines; après la première suspension du périodique, en janvier 1777, le nom du directeur cesse d’être mentionné. Cependant, selon Nicole Brondel, des lettres et des quittances attestent le libraire Jean-Michel Xhrouet dans cette fonction entre 1786 et 1791.(Dictionnaire des journaux, “Journal de Paris”) Il est improbable que les rédacteurs des Mémoires ignorent véritablement qui était La Place, connu comme traducteur de Shakespeare et, surtout, comme directeur du Mercure de France. Le traiter d’“iconnu” est peut-être une façon de l’insulter.

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de revenir là-dessus. Et pendant que la Correspondance secrète se limite à expliquer aux lecteurs que “Cadet l’apothicaire est un des auteurs de cet ouvrage périodique, qui au reste devient de jour

en jour plus répandu”39, les Mémoires se décident d’énumérer les noms des quatre

“coopérateurs”40. Même en 1782, lorsqu’on publie des couplets badins à l’adresse des trois des fondateurs du Journal, on continue à en donner l’image de grands inconnus à la recherche de la gloire :

Cadet, d’Ussieux et Corancez ; Ah ! les jolis noms pour l’histoire ! Un jour ils y seront placés, Cadet, d’Ussieux et Corancez. Par eux les Gascons, les Visés, Verront s’éclipser leur mémoire. Cadet, d’Ussieux et Corancez, Ah ! les jolis noms pour l’histoire !41

Les contemporains désignent constamment le Journal de Paris comme une entreprise collective : si l’on nomme rarement les fondateurs, on parle en revanche des “journalistes de Paris”, des “Rédacteurs”, des “auteurs” ou des “entrepreneurs du Journal de Paris” ou encore des “journalistes de tous les jours”. Cependant, d’autres noms viennent s’ajouter à cette instance collective, maîtresse et responsable du fonctionnement de la feuille. Claude Sixte Sautreau de Marsy42, malicieusement nommé par de La Harpe “l’Aristarque du Journal de Paris”, assure dès le début, à côté de Corancez, la partie littéraire du Journal et c’est un de ses articles qui, déplaisant fort à un membre du clergé, déclencha en 1781 la suspension du quotidien. Les arts visuels ont, dès les premiers jours du quotidien, leur propre correspondant, dans la personne d’Antoine Renou, peintre et secrétaire adjoint de l’Académie de Peinture et de Sculpture, présenté aux lecteurs par les rédacteurs mêmes du Journal. Deux amis intimes de Louis d’Ussieux collaborent à la rédaction du Journal : le poète

39 Correspondance secrète, 21 janvier 1778.

40“Entre les divers Coopérateurs ou plutôt Directeurs du Journal de Paris, on en compte quatre, savoir le

Sr Corancé, Commis aux fermes, le Sr Dussieux, connu par divers ouvrages, le Sr.. et le Sr Cadet, Apothicaire.” Mémoires secrets, 7 janvier 1778. Les points de suspension remplaçant le nom de Romilly laissent entendre que si le rédacteur des Mémoires est au courant du nombre des rédacteurs, il ignore toutefois l’identité de l’un d’entre eux.

41 Correspondance secrète, 1781.

42 Entre 1765 et 1789, Claude Sixte Sautreau de Marsy publia avec Barthélemy Imbert une anthologie de

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Roucher et Barthélemy Imbert qui, selon une lettre de La Harpe, “est chargé de l’article des

spectacles dans le Journal de Paris et rédacteur de la partie littéraire du Mercure”43.

D’ailleurs, ce n’est pas le seul nom que les deux périodiques ont en commun ; la Correspondance

secrète dévoile le nom de Sancy, “censeur de ce Journal et du Mercure de France”44. En effet,

Sancy occupe la place du censeur du quotidien jusqu’en 1785, lorsque la troisième suspension du

Journal de Paris entraîne une amende exemplaire de la part du gouvernement, qui nomme

Jean-Baptiste Suard dans cette fonction. Selon Garat, ce dernier devint également copropriétaire et rédacteur, “dont les articles multipliaient de plus les abonnements”45. Métamorphosé en journal

politique après 1789, le Journal de Paris connaîtra aussi de nouveaux rédacteurs, tels Dominique-Joseph Garat, Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet ou Régnaud de Saint-Jean d’Angély.

Mais comment les contemporains accueillent-ils la naissance du quotidien ? Quelle est, à leurs yeux, la nouveauté et quelles en sont les chances de réussite ?

Accueil et écueils

A une époque où le sort des feuilles périodiques est mis sous le signe de l’éphémère, la naissance d’un journal ne semble avoir rien d’étonnant, si ce n’est l’audace de vouloir trouver une place dans un monde de la presse très encombré. L’ambitieux programme annoncé par le Prospectus du

Journal de Paris, auquel s’ajoute sa périodicité quotidienne, menaçait les périodiques déjà présents

sur le marché. Tout ce qu’on pouvait espérer c’est qu’il n’allait pas trouver les moyens de le réaliser. La Harpe commente ainsi la parution du Journal de Paris :

Aux vingt-huit journaux qui paraissent tous les mois dans cette capitale, on vient d’en ajouter encore deux nouveaux. L’un s’appelle poste de Paris, et paraît tous les jours. Il rend compte de la pluie et du beau temps, des nouveautés du jour, de l’historiette qui a couru la veille, etc. ; il est de nature d’être assez en vogue. On aime fort dans Paris à parcourir tous les matins une nouvelle feuille, et dans les provinces on est bien aise d’être au courant (quoique un peu tard) de toutes les nouvelles de Paris46.

Après un court essai de comptabilisation des périodiques de la capitale, La Harpe note l’intérêt qu’un tel journal peut avoir : le bulletin météorologique, les nouveautés du jour, les historiettes de la

43 Jean François de La Harpe, Correspondance littéraire adressée à son altesse impériale M le Grand Duc,

aujourd’hui empereur de Russie, et à M le Comte Andre Schlowalow, Chambellan de l’Impératrice Catherine II, depuis 1774, jusqu’en 1789, Lettre CCXLIX, (Paris, Migneret, 1804).

44 Correspondance secrète, 31 octobre 1781.

45 Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur la vie de M Suard, sur ses écrits, et sur le XVIIIe

siècle, (Paris, Bellin, 1820).

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veille. Ce qui légitime cependant, selon lui, sa parution, c’est le désir de journal quotidien du public parisien, fasciné par les mutations journalières et entraîné par le goût des modes. Et si les Parisiens veulent avoir sous les yeux la nouveauté à chaque éveil, les provinciaux éprouvent à leur tour de l’engouement pour les nouvelles de la capitale, quoique celles-ci leur parviennent avec un certain retard. Ainsi, La Harpe inscrit la parution du quotidien dans le domaine des modes, puisqu’il “est

assez en vogue ”, tout en soulignant qu’une telle feuille répond à une exigence culturelle du public :

l’habitude des Parisiens de côtoyer la nouveauté quotidiennement et l’habitude de la province de tendre vers le centre d’information qu’est la capitale.

Un témoin comme Garat, qui regarde la naissance du Journal avec le recul du temps, ne manque pas d’observer ce même désir de journal quotidien dans la France des années 1770, qui fait que la nouvelle feuille fut vite adoptée comme élément indispensable du rituel du déjeuner :

Il n’y avait en 1777, de querelles que dans la littérature et les sciences, et de révolutions que dans les faveurs de la cour, dans les engouements et dans les modes de la ville. Mais un journal de tous les matins était tellement approprié au goût des Français et à la vie de Paris, qu’on ne faisait plus de déjeuner où celui-ci ne fût à côté du chocolat ou du café à la crème. On s’étonnait qu’on eût pu vivre si longtemps sans journal ; et les auteurs du journal de Paris, pénétrés de la nécessité et de la difficulté de soutenir et d’étendre un succès si brillant dès les premiers jours, cherchaient toutes les nouvelles et toutes les nouveautés, et préféraient celles qui pouvaient être dangereuses à recueillir47.

Comme le chocolat ou le café à la crème, le Journal de Paris devient un objet destiné à prendre place sur la table des habitants aisés de la capitale et à être savouré dans l’atmosphère paisible des salons, si bien que, à l’époque trouble d’après 1789, un lecteur pouvait lui adresser encore des vers teints de reproche et de nostalgie :

Petit journal, sans compliment, Autrefois vous étiez charmant. Sitôt que j’ouvrais la paupière, Ou paresseux ou matinal Mes premiers mots étaient :

“Lapierre Mon chocolat et mon journal”48.

Si dans le souvenir de Garat, le succès du Journal fut immédiat et brillant, d’autres témoignages attestent une claire défiance quant à sa nouveauté et à sa réussite. Les Mémoires secrets se montrent, au début, très sceptiques et déclarent sans ambages que, malgré les grandes dépenses

47 Mémoires historiques sur la vie de M Suard

48 Vers publiés dans Le lendemain ou Esprit des feuilles de la veille, le 16 janvier 1791, ds Eugène Hatin,

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qu’étalent ses fondateurs, “on doute que la chose réussisse”49. Même l’entreprise une fois démarrée,

ils continuent à douter de sa continuité et ils dénoncent la fadeur de contenu du nouveau journal, ce qui explique, pour eux, un nombre modeste d’abonnements :

Le Poste du Soir, malgré tous les obstacles, a paru hier, et se continue. Jusqu’à présent elle est très plate, et l’on était si persuadé qu’elle n’aurait pas lieu ou qu’elle serait mauvaise, qu’il n’y avait au commencement de l’année que mille souscripteurs50.

Toujours pessimistes quant au sort du quotidien, les Mémoires persistent à croire que deux raisons portent le Journal de Paris à son échec : son “insipidité ” et “la jalousie de ses confrères [qui] lui

suscite toutes sortes de tracasseries pour le faire échouer ”51. Dans une lettre à un ami datée du 12

avril 1777, Nicolas-Maurice Chompré, lecteur précoce du Journal, semble partager l’avis dépréciatif des Mémoires, en définissant “la Poste du Soir ” comme “une petite feuille assez

insipide (…) qui tient lieu de baromètre, de thermomètre, d’affiches de spectacles”52. Lorsque le quotidien est sur le point de rendre son âme après à peine un mois de vie, les Mémoires secrets ne se montrent pas très tendres à son égard, et observent sèchement: “Quelque peu intéressant que fût

ce nouveau papier public, il y avait déjà beaucoup de souscripteurs”53. Le Journal de Paris est,

certes, la première feuille de tous les jours, pourtant, ce que semblent lui reprocher certains de ses contemporains au début de sa carrière, c’est l’absence de nouveauté dans le contenu, et de n’être, après tout, qu’une nouvelle réplique des journaux déjà existants. Ainsi, le rédacteur de la

Correspondance secrète admet une utilité régionale, voire nationale du quotidien dans l’immédiat,

mais ne cache pas pour autant sa déception quant à son rôle de véhicule d’information à l’étranger : “D’après le prospectus, si ce journal peut être utile aux Parisiens et même aux Français, j’y vois

peu de chose d’attrayant pour les étrangers, qui trouveront dans plusieurs autres tout ce qu’ils y chercheraient”54.

Toutefois, les mêmes contemporains critiques à l’égard du contenu du Journal sont tous d’accord que ce n’est pas l’insipidité de ce dernier qui menace son existence, mais plutôt le tumulte que sa parution a suscité dans les rangs de ses confrères. Leurs commentaires empreints de tension et de pessimisme, mis bout à bout, forment une sorte de chronique d’un échec annoncé. Le Prospectus à peine publié, la Correspondance secrète note que plusieurs journaux ont envoyé des réclamations

49 Mémoires secrets, 18 novembre 1776. 50 Ibidem, 2 janvier1777.

51 Ibidem, 20 janvier 1777.

52 Jochen Schlobach, Henri Duranton, François Moureau, Correspondances littéraires érudites,

philosophiques, privées ou secrètes, (Paris, Genève, Champion, Slatkine, 1987).

53 Mémoires secrets, 25 janvier 1777.

(24)

contre le privilège du Journal de Paris, sous prétexte que le plan de ce dernier “empiète sur

plusieurs autres feuilles périodique”55. Selon les dires du même rédacteur, les réclamations

déposées ont vite fait leur effet, et en janvier 1777 les rédacteurs se voient obligés d’apporter “des

restrictions (…) au plan qu’ils s’étaient tracés”56. Les Mémoires secrets partagent cet avis quand ils observent que les opposants du Journal “lui enlèvent différentes parties, sous prétexte qu’il va sous

leurs brisées et offense leurs privilèges”57. Malgré les sacrifices faits, le Journal continue d’être la

cible de ses confrères jaloux, et “les entrepreneurs de cet ouvrage [sont] traversés par les autres

journaux, dont les réclamations à ce sujet ne sont pas encore jugées”58. Toutefois, selon la Correspondance secrète, les vicissitudes de la feuille quotidienne sont contrebalancées par une

résistance victorieuse ; le 18 janvier, le Journal, mutilé dans son plan d’origine, “va son train”, le 29 janvier ses succès “vont toujours en augmentant”.

Si les premiers commentaires ne sont ni optimistes, ni flatteurs pour le Journal de Paris, flottant entre la méfiance quant à l’utilité de la nouvelle feuille et le doute qu’elle aille survivre, il faut attendre que le temps stabilise l’entreprise pour se convaincre et de sa vraie utilité et de sa véritable force de tenir tête à la concurrence. L.-S Mercier, qui consacre un chapitre entier au Journal dans son Tableau de Paris, souligne, dès le début, l’utilité de la feuille qui réunit rapidité et efficacité : “En un instant tout Paris est instruit ou désabusé sur ce qu’il lui importe de savoir au juste”59. Dans ses Mémoires, Goldoni rappelle à son tour le Journal de Paris comme un journal “utile et

intéressant ” qui “publie tous les jours les nouvelles les plus récentes et les plus sûres, informe sur les projets, les découvertes, les discussions de toutes sortes”. Qui plus est, Goldoni est prêt à

défendre le quotidien contre des critiques vétilleux qui se plaignent que celui-ci ne soit “pas assez

riche en nouvelles”. “Mais peut-il y en avoir tous les jours ? ” réplique Goldoni “et d’ailleurs, est-il possible de tout dire, de tout écrire, de tout imprimer?”60 Il a l’air de comprendre une limite du

quotidien, à savoir le fait qu’il est soumis, plus que tout autre journal, à un désir frénétique de nouveauté, et même d’exhaustivité de l’information, qu’il n’arrive jamais à satisfaire entièrement. Le Journal se confronte en même temps à des écueils internes. Un quotidien est une entreprise sans précédent qui implique un effort soutenu dans l’organisation, à savoir la récolte, la rédaction, la publication et la diffusion de l’information, et, à la fois, un gros investissement financier. Peu après

55 Ibidem, 27 décembre 1776. 56 Ibidem, 18 janvier 1777.

57 Mémoires secrets, 20 janvier 1777. 58 Correspondance secrète, 29 janvier 1777. 59 Tableau de Paris, “Journal de Paris”

60 Carlo Goldoni, Mémoires de M Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, (Paris,

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sa parution, les difficultés ne tardent pas de surgir, lorsque la Petite Poste, qui s’était chargée de la diffusion du Journal tous les matins, “refusa de le faire sous prétexte d’un abonnement plus

considérable qu’elle exige”61.

Quant aux difficultés externes, le quotidien est non seulement en proie à la colère de ses confrères, mais aussi sujet à la censure imposée par des particuliers ou des groupes de pouvoir qui se sentent lésés par les articles du Journal. Comme nous avons déjà vu, Garat témoignait de cette fragilité du quotidien dangereusement enfermé dans le cercle vicieux du succès fulminant qui le pousse à partir en chasse de nouvelles imprudentes. Le grand défi du journal quotidien est donc d’offrir au public de quoi nourrir sa curiosité jour après jour, sans pour autant risquer la suppression. Et pourtant, il n’est pas rare que le Journal de Paris soit réduit au silence.

Le silence du “Journal” : suspensions et affaires

secrètes

Le Journal n’a même pas un mois de vie lorsqu’il connaît la première suspension. Un “Avis” des rédacteurs, formulé avec la révérence due à la circonstance, est inséré à la place du numéro 23 du quotidien.

Des motifs que nous ne pouvons que respecter, et auxquels nous rendons tout l’hommage qu’ils méritent, ont déterminé les ordres supérieurs qui ont suspendu notre Feuille depuis le 22 de ce mois. Nous avons été pénétré de douleur de nous voir ainsi forcés à manquer à nos engagements. Nous nous empressons de réparer, autant qu’il est en nous, le vide que notre Journal a éprouvé par sa suspension, en donnant au Public, pour chaque jour que cette suspension a duré, la Notice des objets dont la suite peut avoir quelque importance.

Après s’être incliné devant des motifs qu’ils ne nomment pas, les rédacteurs évoquent leur douleur de manquer à leur engagement et promettent une réparation immédiate qu’ils formulent explicitement comme une nécessité de combler un vide. La suspension s’étend du 23 jusqu’au 28 janvier, sans que les numéros manquants de cet intervalle soient publiés par la suite. Finalement, le sobre message des journalistes est suivi des seuls rectangles enfermant les habituelles observations météorologiques. Pendant le silence de la suspension il n’y a que le baromètre et l’état du ciel, insérés sagement dans leurs cases respectives, qui ont le droit de prendre la parole et lutter contre le vide.

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