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Conscience de soi du “Journal”

Le Journal ne se contente pas d’être le fidèle miroir du monde, il est également son propre miroir. Engagé à la fois dans un processus de représentation et d’auto-représentation, il devient attentif à ses propres mécanismes, il contemple et manipule à son gré ses propres rouages, dont il s’efforce expliquer et améliorer le fonctionnement, et qui plus est, avide de sa propre image, il ne se lasse pas de se nourrir et de s’auto-définir par le biais des contributions de ses propres lecteurs. Autrement dit, le Journal de Paris est un exemple de périodique qui possède une parfaite habileté à construire et à gérer une représentation de soi-même. Les deux moyens dont il se sert à ce propos sont le discours rédactionnel, particulièrement fourni et consciemment manié, et le courrier des lecteurs, qui anime le Journal, et lance l’idée d’une presse qui se construit sous les yeux, ou mieux, sous la plume de ses propres lecteurs. En d’autres mots, le quotidien de Paris représente le fleuron d’une

357 Ibidem, 19 décembre 1777.

nouvelle presse expérimentale, auto-critique et auto-ironique, ouverte à toutes les tentatives, qui n’hésite pas à s’interroger sur elle-même.

Il est ainsi intéressant de remarquer le jeu d’alternances entre le “nous” des rédacteurs, qui sont à la fois metteurs et scène et acteurs, et le “je” du lecteur, flottant entre la soumission aux règles formelles et de contenu imposées par le Journal et le désir d’expression libre. Voyons d’abord quelles sont les fonctions de la voix rédactionnelle et quel est le rôle que celle-ci joue dans la construction d’une certaine image du Journal.

Les rédacteurs interviennent essentiellement en trois situations. Leur premier rôle est de tenir les abonnés informés du fonctionnement du quotidien : annoncer l’amélioration des services (que ce soit la qualité du papier employé359 ou la rapidité de diffusion de la feuille360), offrir aux abonnés des informations techniques, telles le renouvellement de l’abonnement à la fin de l’année361, faire part des dernières transformations et acquisitions du Journal (telles l’introduction des prospectus dans les suppléments, avec les prix de publication362, l’achat du privilège des Annonces des Deuils

de la Cour ou du Nécrologe363 ou la publication sur une feuille séparée de la rubrique

“Spectacles”364), signaler des modifications dans le prix des abonnements365, des retards366 ou encore le changement de domicile du Bureau du Journal.367 Autrement dit, ils se comportent en marchands habiles qui, d’une part, négocient et cherchent la bonne affaire , d’autre part, achalandent l’entreprise, en séduisant et en rassurant les abonnés.

Le Journal de Paris, tel qu’il se définit à travers la voix rédactionnelle, est une “entreprise” sans précédent, fondée sur un “engagement” fort avec les lecteurs, contenu déjà en grande partie dans le

359 Ibidem, 3 janvier 1777, “Avis”.

360 Ibidem,18 janvier 1777, “Avis”.

361 “La distribution du Journal de Paris entraînant une foule de détails étranges aux autres Ouvrages périodiques, on prévient ceux de MM les Souscripteurs, dont l’abonnement expire le premier de janvier prochain, et qui ne l’ont point encore renouvelé; que, passé cette époque, on cessera de leur faire l’envoi de la Feuille et qu’on ne le recommencera qu’après en avoir reçu de leur part l’ordre spécial”, Ibidem, 29 décembre 1777, “Avis”.

362 Ibidem, 20 août 1786, “Note des rédacteurs”; Supplément au Journal de Paris, 13 novembre 1786.

363 Journal de Paris, 21 mars 1782, “Avis sur la réunion au Journal de Paris, du privilège des Annonces des Deuils de la Cour, et du nécrologe des Hommes célèbres”.

364 Ibidem, 13 décembre 1789, “Note des Rédacteurs”.

365 Ibidem, 21 mars 1782, “Avis sur la réunion au Journal de Paris, du privilège des Annonces des Deuils de la Cour, et du nécrologe des Hommes célèbres”; Supplément au Journal de Paris, 8 novembre 1789; 23 décembre 1789, “Note des Rédacteurs”.

366 Ibidem, 12 janvier 1777, “Avis”; Supplément au Journal de Paris, 11 avril 1777 ; 19 septembre 1778, “Belles-Lettres” : “Entraînés par le cours rapide des nouveautés, pressés par le temps, il nous est impossible de rendre compte des ouvrages considérables aussi promptement que des autres productions. Telle est la cause de notre retard à parler de la Traduction des Œuvres de Sénèque par feu M la Grange”.

367 “Le Bureau du Journal de Paris et celui des Savants sera transporté le quinze septembre prochain, rue de Grenelle Saint Honoré, à l’ancien Hôtel de Grenelle, la troisième porte cochère à gauche après la rue du Pélican, en entrant par la rue Saint Honoré”, Ibidem, 19 août 1779, “Changement de domicile”.

Prospectus, et qui, pour être maintenue, suppose une série de “sacrifices”368 de la part des propriétaires-rédacteurs. La mention rituelle de l’“engagement” et du “sacrifice” de la part des rédacteurs relève non seulement d’une stratégie de séduction des lecteurs, mais aussi d’une inquiétude purement éditoriale, nourrie par la pression constante d’un public avide de diversité et de nouveauté, dont la satisfaction régit le nombre d’abonnements et, par conséquent, l’existence du

Journal. Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, à quel point la survie du Journal dépend

des lois du marché et des jeux de pouvoir et d’influence où il se trouve entraîné ; d’autre part, le public omniprésent et impatient de la fin de l’Ancien Régime, engoué de diversité illimitée, de rapidité vertigineuse et de collaboration active, représente le deuxième pouvoir qui dicte les choix des rédacteurs.

Deuxièmement, les rédacteurs s’engagent à répondre aux abonnés à tout propos : les lettres des lecteurs publiées par le Journal sont souvent suivies par une “Note des Rédacteurs”, contenant des réponses plus ou moins détaillées aux questions avancées. L’instance collective de la rédaction se penche sur tout propos, s’intéresse à tout, et incarne manifestement le désir du savoir encyclopédique. Les lecteurs adressent à la rédaction du Journal, tout comme à un oracle, une multitude de questions, les unes ayant un évident caractère pratique, d’autres étant le pur fruit de la curiosité : quel est le procédé le plus efficace pour dessécher les plâtres ?369 quels sont les moyens pour combattre les rats ?370 comment économiser une partie de l’avoine consommée par les chevaux tous les jours ?371 qu’est ce qui explique l’explosion imprévue de verres à peine lavés ?372de combien le sol de l’Eglise de Notre-Dame est au-dessus de la surface de la rivière ?373 quelle est l’origine du proverbe “bâtir des châteaux en Espagne ?”374 Un Curé “un peu Médecin” intéressé à un mystérieux remède appelé “Laudanum du Capucin du Louvre”, exhorte l’instance rédactionnelle omnisciente de l’éclairer à ce sujet : “Vous, Messieurs, qui en savez plus que moi, faites-moi le

plaisir de me dire, par votre Journal, pour que d’autres en profitent, en quoi consiste ce remède, et quand il faut que je me permette de l’employer. (…) fixez mes idées à ce sujet”375.

368 “Persuadé que cette feuille serait d’un intérêt plus marqué pour la plus grande partie de ceux qui la reçoivent, si elle leur parvenait de meilleure heure, [les rédacteurs] se déterminent à faire un sacrifice qui leur occasionnera une très grande augmentation de frais (…)’ ;13 décembre 1789: ‘L’abondance des objets intéressants que les circonstances actuelles présentent, (…) nous ont déterminés à faire un sacrifice également avantageux pour les Souscripteurs de Paris que pour ceux de Province, nous avons pris le parti de retrancher de la 4e page de notre Feuille toutes les annonces des spectacles (…)”. Ibidem, 18 janvier 1783.

369 Ibidem, 27 octobre 1785, “Physique”.

370 Ibidem, 28 octobre 1785, “Variétés”.

371 Ibidem, 31 janvier 1777, “Oeconomie domestique”.

372 Ibidem, 24 janvier 1788, “Physique”.

373 Ibidem, 19 septembre 1778, “Variété”.

374 Ibidem, 29 octobre 1785, “Variétés”.

Cette dernière formule, adoptée par plusieurs correspondants du Journal, indique un trait spécifiquement qualitatif de l’instance rédactionnelle ; celle-ci ne représente pas uniquement le savoir encyclopédique, énorme et varié, mais aussi le savoir solide, fiable, capable de fixer les idées fragiles, inconsistantes et volatiles, de leur donner de la substance. Si les rédacteurs sont appelés à “fixer” les idées de leurs lecteurs, c’est parce qu’ils incarnent la force du raisonnement, étayée par celle de la transmission du savoir, de l’enseignement. En plus, faire fixer ses propres idées dans les pages du Journal signifie implicitement faire circuler un enseignement, une information utile, comme le suggère le curé-médecin.

La mention des sources des rédacteurs dans leurs réponses n’est pas de rigueur, toutefois, elles sont citées de temps en temps, comme, par exemple, dans un article de 1787 de la rubrique “Belles-Lettres”.

Dans le journal du 3 de ce mois, on a demandé des éclaircissements sur la signification de quelques mots de la basse latinité. Les réponses suivantes nous ont été communiquées par un homme de Lettres célèbre, qui joint au goût et aux talents, des connaissances très approfondies sur l’histoire376.

Au fil des réponses fournies aux lecteurs, l’instance rédactionnelle affiche non seulement son savoir encyclopédique et son penchant pratique, mais aussi sa grande habileté d’engager promptement des collaborateurs spécialisés qui savent répondre proprement aux questions proposées ou de renvoyer les lecteurs à la source principale de leur information. Tel est le cas extraordinaire du cocon double de ver de soie, pour l’explication duquel les rédacteurs soutiennent en avoir appelé à un certain M Villard, “recommandable par ses connaissances sur la préparation des soies et surtout par

l’invention d’un nouveau tour à filer aussi simple qu’ingénieux”377. Pour les détails concernant les affaires judiciaires citées dans la rubrique “Tribunaux”, ils renvoient les lecteurs à la “Gazette des

tribunaux, dont M Mars, ancien avocat aux Conseils, est le Rédacteur”378.

Si dans la plupart de leurs notes, les rédacteurs semblent préférer de passer sous silence leurs sources, soit pour protéger l’anonymat de leurs correspondants, soit pour ne pas appesantir leurs interventions concises, ils révèlent de temps en temps où ils puisent leurs informations : un extrait d’une lettre lue dans une Société de province379, des discours de membres du Lycée mis à

disposition du Journal par eux-mêmes380, un “ouvrage périodique” dont on se garde soigneusement

de citer le nom381 ou encore une institution, telle l’Observatoire Royal, pour les informations

376 Ibidem, 27 juillet, 1787, “Belles-Lettres”.

377 Ibidem, 13 novembre 1785, “Histoire naturelle”.

378 Ibidem, 3 janvier 1777, “Tribunaux”.

379 Ibidem, 7 mars 1777, “Histoire naturelle”.

380 Ibidem, 6 février 1786, “Variétés, Note des rédacteurs”.

météorologiques382. Tout en omettant de nommer leurs sources, les rédacteurs ne cessent de rassurer

leurs lecteurs sur la vérité ou la certitude des informations publiées (“On nous a adressé les deux

Notes suivantes en nous garantissant la vérité des faits qui y sont contenus”383), ou sur la fiabilité

de la personne-source (“L’Auteur de cette lettre nous est connu, et le fait peut être regardé comme

certain”384).

Certes, le jugement des rédacteurs au sujet de la certitude des informations fournies au Journal n’est pas toujours infaillible, et il peut leur arriver d’être victimes de leur zèle de confiance dans leurs correspondants. Lorsqu’ils présentent aux lecteurs, lettres-témoignage à la main, l’histoire des deux filles d’un artisan, les rédacteurs assurent détenir les détails et les lettres “d’une personne connue et

digne de foi”385. C’est grâce à un lecteur vigilant que les rédacteurs apprennent d’avoir été trompés, puisque les lettres prétendues des deux sœurs étaient copiées exactement d’un roman de Madame Riccoboni. Ceci est loin d’être l’unique exemple de confusion entre réel et fiction du Journal, l’anonymat et le jeu des masques qui échangent, sous des pseudonymes fantaisistes, des lettres réelles ou fictives, permettant l’effacement des frontières entre les deux sphères. Et pourtant, les rédacteurs d’un ouvrage périodique d’information ne peuvent pas tomber impunément dans la fiction, une fois qu’ils affirment haut et fort, tous les jours, leur recherche de la vérité et de la précision de l’information. Telle est l’opinion du lecteur qui les a désabusés : il faut admettre son erreur –et, on sous-entend- afin de ne pas perdre sa crédibilité envers le lectorat : “Vos Lecteurs

vous ont trouvés jusqu’à présent assez honnêtes pour ne pas faire difficulté de convenir de vos propres erreurs”386.

Les rédacteurs ont bien compris que, pour garder intact leur rôle de guides du Journal et gagner la confiance de leurs abonnés, il faut ne pas hésiter à admettre leurs erreurs, voire la marge d’erreur à laquelle est soumise un journal quotidien, aux prises avec le temps. C’est dans une note de 1780, qu’ils synthétisent leur conscience d’être sujets à l’erreur et aux tromperies contenues dans les lettres envoyées au Bureau, conscience contrebalancée par un esprit de vigilance imbattable et une sélection pointilleuse des lettres destinées à la publication:

Les précautions que nous prenons tous les jours, pour nous garantir et des pièges qui nous sont tendues dans la vue de nous compromettre, et des fausses anecdotes qui pourraient induire le Public en erreur, nous rendent fort difficiles sur l’insertion des Lettres qui nous sont adressées ; aussi nous arrive-t-il rarement d’avoir à nous rétracter ; si l’on veut réfléchir sur la nature de notre travail et la rapidité de nos opérations, on

382 Ibidem, 1er mai 1788, “Météorologie”.

383 Ibidem, 24 octobre 1785, “Physique”.

384 Ibidem, 18 juillet 1784, “Varieté”.

385 Ibidem, 26 octobre 1781, “Varieté”.

s’étonnera peut-être de la tranquillité dont nous jouissons à cet égard ; mais il est des circonstances contre lesquelles la prudence et les raisonnements doivent échouer387.

Si l’admission des erreurs et des inexactitudes représente un moyen sûr d’entretenir la confiance des abonnés, elle relève aussi de la conscience de soi du quotidien, qui est amené à poser un regard de censeur sur soi-même. Qui plus est, les rédacteurs savent que la chasse aux erreurs doit être faite avec la même rapidité avec laquelle ils publient les informations, et cette promptitude ne fait que rappeler au lectorat la qualité des services du quotidien. Lorsqu’ils publient le premier tirage de la Loterie royale, les rédacteurs ne manquent pas d’avertir que la présence d’éventuelles erreurs doit être attribuée à “la promptitude avec lequel ce travail a été fait” et au “zèle et [à] l’empressement

qu’[ils] mettent à satisfaire les Souscripteurs” et que, de toute façon, elles seraient vite rectifiées.

L’erreur ainsi circonscrite devient non seulement justifiable, mais elle reflète encore mieux les difficultés du travail de journalistes de tous les jours. Il peut arriver que les rédacteurs relèvent une erreur qui n’en est pas une et dans ce cas, ils s’empressent à réhabiliter leur source : “Nous nous

sommes mépris nous-mêmes en relevant une erreur de l’Encyclopédie, il n’est point vrai que l’Auteur de l’Article Bucaros, inséré dans ce Dictionnaire, ait pris cette terre pour une plante”388. En 1789, les rédacteurs avertissent de la présence possible d’inexactitudes dans les comptes rendus des discours des Etats-généraux de la veille et précisent humblement que les citations publiées ne sont que “des esquisses très faibles et sans doute très incorrectes”389 de ces discours, et qu’ils

acceptent volontiers des corrections. En effet, afin d’expier leur faute d’inexactitude, ils reviennent avec une “Errata”, qui signale les erreurs signalées, par page et par colonne390. Soucieux de

satisfaire pleinement leur clientèle, les journalistes de Paris ont également recours à l’“Errata” pour signaler les coquilles, à l’endroit desquelles ils se montrent très rigoureux dès le début de leur entreprise391. La mise au jour des erreurs du Journal et de leur prompte correction relève d’une

stratégie éditoriale de fidélisation du public, la construction d’un climat de confiance et de complicité. Engagé auprès de son lectorat d’offrir une information rapide, la saisie des erreurs est aussi une façon de se voir accorder le droit de se tromper, sans rien perdre de sa crédibilité.

Le Journal de Paris se plaît à voir son image reflétée dans ses propres pages. Les rédacteurs se vantent d’offrir aux lecteurs toutes les facettes de la feuille quotidienne, y compris celles qui lui

387 Ibidem, 16 octobre 1780, “Variété”.

388 Ibidem, 22 mars 1777, “Histoire naturelle”.

389 Ibidem, 19 juillet 1789, “Etats-Généraux”.

390 Ibidem, “Errata”: “Feuille d’hier, 3e page, 2e colonne, dans les premières lignes on rapporte qu’un Député a dit que M le Baron de Breteuil et M de Puysegur avait demand leur retraite, il faut lire M le Baron de Breteuil et M le Maréchal de Broglie, M de Puységur avaient quitté le Département de la Guerre dès le dimanche 12 juillet”.

391 Ibidem, 6 janvier 1777: l’Errata fait sa présence dès le 6e numéro du Journal de Paris, signalée sous le titre “Faute essentielle à corriger dans la Feuille d’hier”.

sont peu favorables. Les exemples de critique badine ou d’ironie mordante semblent leur être tout aussi familiers que les images flatteuses et les compliments des lecteurs. L’auteur dramatique Antoine-Pierre-Augustin de Piis fait publier une Critique du Journal de Paris en vers, sur l’Air De

tous les Capucins du monde, qui imagine avec humour un concert de différentes voix critiques du Journal : les voleurs s’en prennent à la rubrique “Police”, une vieille marquise grogne contre

l’heure du lever du soleil, destinée à un public petit bourgeois, le Sourd n’entend rien à la rubrique “Spectacles”, le Cocher s’emporte contre le prix du foin, etc. A la différence des autres critiques, dont le rancœur a pour objet un morceau précis du Journal, le “Rimailleur”, qui voit ses pièces jugées dans la feuille de Paris, a le pouvoir, par ses rimes, de la “mettre en pièces” tout entière :

Du Journal, par antipathie, Chacun critique une partie. En est-ce ainsi du Rimailleur, Dont on y condamne les pièces ? Non, son Apollon férailleur

Mettra toute sa Feuille en pièces392.

Au ton badin, mais posé de Piis s’oppose celui apparemment louangeur, mais en réalité moqueur de Willemain d’Abancourt, dont les vers rappellent plutôt le sarcasme des rimes clandestines sur le

Journal :

Votre Journal est charmant, Jamais lecteur ne s’en lasse ; Que de sel et d’enjouement ! Vous plaisantez avec grâce ; Vous raisonnez sainement ! Moline est moins sûr de plaire, Fardeau n’est pas plus galant. Vous charmez l’Europe entière ; Bayle, Pascale et Molière Près de vous sont des pédants, Fatiguez votre monture, Ne prenez aucun repos ; Vous parviendrez, je vous jure, A consoler vos rivaux ; Mais pour prix de vos travaux,

Craignez la triste aventure Dont Midas fut le héros.393

Si ce n’était pour les derniers vers, résonnant presque comme un mauvais présage à propos du succès du Journal, on dirait que l’Auteur de ce poème est un ardent admirateur du quotidien. Les rédacteurs ne sont pas les dupes des fausses louanges de d’Abancourt, mais ils décident toutefois de les publier, accompagnées d’une note révélant leur conscience d’être moqués : “En publiant ce

billet que l’on vient de lire, nous ne sommes point dissimulés qu’il allait jeter sur notre travail et sur nous un ridicule dont nous aurons sans doute peine à nous relever”. Si les rédacteurs courent le

risque de tomber dans le ridicule, c’est parce qu’ils ont trouvé implicitement le moyen de rejeter ce même ridicule sur leur Auteur. Ils notent avec mépris la médiocrité des vers et leur étroite parenté avec la comédie Le Jugement de Midas. C’est donc à l’abri de ce retournement avantageux pour eux-mêmes que les journalistes affrontent une image peu convenable de la feuille qu’ils dirigent.