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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01465765

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Submitted on 13 Feb 2017

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De la couleur des choses

Michele Corradi

To cite this version:

Michele Corradi. De la couleur des choses : Lucrèce, De rerum natura II, 730-864, entre poésie et philosophie. Vita Latina, Belles Lettres, 2017. �hal-01465765�

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De la couleur des choses :

Lucrèce, De rerum natura, II, 730-864, entre poésie et philosophie

Michele Corradi

Cet article se propose d’analyserla section duDe rerum natura de Lucrèce consacrée au problème de la couleur (II, 730-864) selon une double perspective : d’une part, il confrontera le passage lucrétien aux autres sources concernant la doctrine épicurienne des couleurs, afin de vérifier l’orthodoxie de la présentation de Lucrèce ; d’autre part, il essayera de mettre en évidence les stratégies littéraires, rhétoriques, didactiques que le poète latin met en place pour présenter de manière adéquate et persuasive à son public cette doctrine.

The article aims to analyze the section of Lucretius’ De Rerum Naturaconcerning the problem of the color (II, 730-864) from a double perspective: firstly, it will confront the passage with other sources about the Epicurean doctrine of color, in order to verify the orthodoxy of Lucretius’ presentation; secondly, it will try to highlight the literary, rhetorical, didactic strategies the Latin poet carries out to adequately and persuasively display that doctrine to his public

Les vers dans lesquels Lucrèce se mesure avec le problème de la couleur des atomes et des concilia constituent probablement un des passages à la fois les plus intéressants et les plus complexes du II livre du De rerum natura. Ils revêtent en effet une importance considérable pour l’histoire de la pensée scientifique et philosophique ancienne et moderne : d’une part, ils contiennent le témoignage le plus ample sur la conception épicurienne de la couleur – une conception d’ailleurs très originale par rapport aux autres doctrines anciennes sur la couleur1

– d’autre part, comme l’a récemment rappelé Maria Michela Sassi2

, ils ont offert, à l’époque moderne, matière à réflexion à des savants tels que Pierre Gassendi et Walter Charleton, dont les recherches en optique ont influencé de façon directe ou indirecte (à travers Boyle, par exemple) les travaux de Newton3.

Dans cette contribution, nous nous proposons d’analyser ces vers selon une double perspective : d’une part, nous chercherons à confronter le passage lucrétien aux autres sources concernant la doctrine épicurienne des couleurs, afin de vérifier l’orthodoxie de la présentation lucrétienne par rapport à la position du philosophe de Samos4 ; d’autre part, nous essayerons de mettre en évidence les stratégies littéraires, rhétoriques, didactiques que le poète latin met en place pour présenter de manière adéquate et persuasive à son public cette

resobscura, doctrine si difficile à pénétrer.

1Le problème de la perception de la couleur chez les anciens et notamment la difficulté que les écrivains

classiques avaient pour exprimer cette qualité ontrécemment fait l’objet de recherches très approfondies : il suffit de penser aux études contenues dans le volume dirigé par M. CARASTRO2009. Voiraussi maintenant M. M. SASSI

2015, avec bibliographie.

2 M. M. S

ASSI 2009 : 291.

3 Sur la nouvelle fortune qu’a connu l’épicurisme en France et en Grande Bretagne à partir du

XVIIe siècle, voir H. JONES 1989 : 166-213. Cf. aussi O. BLOCH 2007. On trouve une bonne mise au point sur la contribution de Lucrèce au développement de la science moderne dans M.JOHNSON &C.WILSON 2007. Voir maintenant M. BERETTA 2015 : 219-264.

4 D. S

EDLEY 1998 qualifie Lucrèce d’épicurien ―fondamentaliste‖. En revanche d’autres savants préfèrent interpréter Lucrèce dans le cadre du débat philosophique de son époque, voir par exemple P. H. SCHRIJVERS

1999. On peut trouver un bon status quaestionis dans J. WARREN 2007 : 22-25. Voir maintenant F. MONTARESE

(3)

Notre tâche n’est pourtant pas aisée dès lors que la tradition directe ancienne et médiévale ne nous a conservé que très peu de choses concernant la réflexion d’Épicure sur la couleur. L’excellent travail de reconstruction que Giuliana Leone5

a conduit sur les papyrus d’Herculanum contenant les restes du livre II du Πεξὶθύζεσο n’a, malheureusement, restitué aucun passage sur la doctrine des couleurs, qui, pourtant, devait probablement avoir sa place dans ce livre du traité d’Épicure. Les observations sur le thème de la couleur contenues dans la Lettre à Hérodote sont par ailleurs très succinctes. Épicure l’aborde dans trois sections de la lettre : au paragraphe 49, dans le cadre de la doctrine des εἴδσια, il y fait allusion à propos de la capacité des εἴδσια de maintenir la même couleur qui est présente sur la surface du corps solide ; au paragraphe 54, la couleur doit être considérée comme une des πνηόηεηεοqui sont propres aux θαηλόκελα tout en n’appartenant pas aux atomes ; finalement, au paragraphe 68, Épicure cite les ρξώκαηα parmi les ζπκβεβεθόηα des corps visibles. Un scholie à ladite Lettre

à Hérodote (44, 547-551 Dorandi) fait mention d’un ouvrage perdu intitulé

Δώδεθαζηνηρεηώζεηο (56 Usener = [2] 44, 8-10 Arrighetti), dans lequel Épicure aurait soutenu que la couleur subit des modifications sur la base de la ζέζηο des atomes6. La tradition indirecte est également assez limitée. Les textes cités par Hermann Usener7 dans la section De

qualitatibus de ses Epicurea (fr. 288-289) – des extraits duContre Colotès de Plutarque

(1111a-d), de la Constitution de l’art médical (CMG V 1, 3, pp. 72, 26-74, 4 Fortuna) et du

Sur les éléments selon Hippocrate (CMG V 1, 2, p. 58, 19-21 e pp. 60, 19-62, 13 De Lacy) de

Galien, du Commentaire des Catégories d’Aristote de Simplicius (pp. 216, 31-217, 11, et 431, 24-32 Kalbfleisch), des Questions attribuées à Alexandre d’Aphrodise (I 13, pp. 25, 20-26, 2 Bruns) – se limitent à insérer la réflexion sur les couleurs dans le cadre de la doctrine épicurienne des qualités des agrégats. En revanche, même si elle n’est pas simple à interpréter, la citation du Contre Théophraste d’Épicure ([16] Arrighetti) concernant l’absence des couleurs dans l’obscurité, qui se trouve dans le Contre Colotès (1110c-d), est précieuse. De même, les difficultés exégétiques n’affaiblissent pas l’importance documentaire du De

sensibus de Philodème (PHerc. 19/698).

Le passage lucrétien sur les couleurs s’inscrit au sein d’un parcours en grande partie cohérent que Lucrèce développe dans le livre II : à partir de la réalité microscopique avec les propriétés des atomes, leur mouvement perpétuel, leur vitesse extraordinaire, la variété de leurs formes, Lucrèce parvient à la réalité macroscopique des agrégats d’atomes, en s’interrogeant sur les propriétés dont les atomes sont dépourvus et qui, en revanche, n’appartiennent qu’aux concilia8. L’analyse de ces propriétés s’étend du vers 730 au vers

990 : les vers 730-841 sont consacrés à la couleur, tandis que les vers 842-864 sont consacrés à l’ensemble des autres propriétés et les vers 865-990 à la sensibilité. La réflexion sur la couleur représente donc plus de 40% du total. Certes, l’ampleur de la section sur les couleurs peut se justifier dans la mesure où les couleurs jouent dans l’analyse lucrétienne un rôle paradigmatique : l’argumentation sur l’absence des couleurs des atomes vaut en effet, mutatis

mutandis, pour toutes les autres qualités secondaires. Toutefois ellepeut être également

considérée comme un signe de l’importance que Lucrèce attribue aux couleurs, en tant que caractère spécifique de la réalité macroscopique, le second en importance après la sensibilité, autrement dit, en fin de compte, après la vie.

Selon une structure typique du poème lucrétien, à propos de laquelle on peut renvoyer à l’analyse d’Alessandro Schiesaro9

, Lucrèce commence par exposer de façon dogmatique la doctrine en question, à savoir, l’absence de couleur des atomes. Après avoir justifié par une

5

G. LEONE 2012.

6 Pour la reconstruction du contenu de cet ouvrage, voir M. E

RLER 1994 : 87-88, avec bibliographie.

7 H. U

SENER 1887 : 204-207.

8

Voir P. BOYANCE 1963 : 110-142 Sur la savante architecture du poème, voir, à tout le moins, J. FARRELL 2007.

9 A. S

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analogie la possibilité de concevoir cette doctrine (730-747), le poète développe sept arguments de nature variée10. La section sur la couleur débouche sur une brève section consacrée aux autres propriétés macroscopiques des concilia visant la démonstration de la thèse selon laquelle les atomes doivent également être dépourvus des autres qualités secondaires, sous peine que toutes les choses soient anéanties.

1. Concevoir des corps sans couleur (II, 730-747)

Le texte s'ouvre parune exhortation à Memmius afin qu’il accueille les dicta qui ont coûté au poète un grand effort. Cet effort est toutefois qualifié de dulcis11, dans la mesure où, comme cela ressort par exemple de I, 136-145, il est supporté par la uirtus de Memmius et la

sperata uoluptas de la suauis amicitia du destinataire de son poème. Grâce à l’effort poétique

de Lucrèce, Memmius pourra ainsi éviter une possible erreur d’évaluation : il ne doit pas croire que les corps qu’il voit blancs devant ses yeux sont composés d’atomes blancs, ne forte

haec albis ex alba rearis / principiis esse, ante oculos quae candida cernis12, ou que les corps qui apparaissent noirs, nigrant, sont issus nigro de semine (II, 730-735). Et il en va de même pour toutes les autres couleurs : les objets n’ont pas une certaine couleur parce qu’ils sont composés d’atomes de cette même couleur. En effet, selon Lucrèce, les éléments de la matière n’ont aucune couleur, nullus enim color est omnino materiai corporibus, ni par ni dispar, ni semblable ni dissemblable à celle des objets.

Le point de vue de Lucrèce est en accord avec le principe plus général qui ressort de la

Lettre à Hérodote (54) :

θαὶκὴλθαὶηὰοἀηόκνπολνκηζηένλκεδεκίαλπνηόηεηαηῶλθαηλνκέλσλπξνζθέξεζζαηπιὴλζρήκαη νοθαὶβάξνποθαὶκεγέζνποθαὶὅζαἐμἀλάγθεοζρήκαηνοζπκθπῆἐζηη. (Epic. Ep. [2] 54)

Il faut de plus considérer que les atomes ne présentent aucune des qualités des choses apparentes, à l’exception de la figure, du poids et de la grandeur ainsi que de tout ce qui est, par nécessité, naturellement lié à la figure13.

Selon Épicure il n’y a donc pas de place dans la réalité du monde microscopique pour les qualités secondaires, lesquelles, en revanche, caractérisent le monde des phénomènes. De la même façon, selon Lucrèce il n’y a pas de place pour la couleur. La polémique, qui devait remonter à Épicure lui-même, vise probablement des penseurs qui conçoivent les éléments constitutifs des choses comme doués de couleur : c’est le cas par exemple d’Empédocle et surtout d’Anaxagore, dont les doctrines font également l’objet d’une critique acharnée dans le reste du livre II14.

Mais comment est-il possible de concevoir des corps dépourvus de couleur ? Lucrèce propose un modèle analogique basé sur un type particulier d’expérience, celle des aveugles de

10 Sur la structure du texte, voir C. B

AILEY 1947 : 917-938.

11 Sur la figure de Memmius et son rôle dans le poème, voir S. L

UCIANI 2005. Le dialogue que Lucrèce entame avec son destinataire est assurément un héritage de la tradition épique mais il s’insère néanmoins dans le cadre d’une pratique de personnalisation de l’enseignement philosophique typique du Jardin. Voir D. DE SANCTIS

2011.

12 La uariatio des termes indiquant la couleur blanche (albis ex alba … candida) souligne, selon M. B

RADLEY

2009 : 76, la nature transitoire des distinctions entre les diverses couleurs.

13Traduction D. Delattre, J. Delattre-Biencourt &J. Kany-Turpin, légèrement modifiée.Ce qui est, par nécessité,

naturellement lié à la figure doit être identifié avec les minimae partes, l’ἀληηηππία et peut-être aussi les différences de figure. Cf. F. VERDE 2010 : 145-146.

14 Pour la polémique de Lucrèce contre les philosophes présocratiques voir les études récentes de L. P

IAZZI 2005 et F. MONTARESE 2012, qui se focalisent toutefois surtout sur le livre I. Pour ce qui est des doctrines sur la couleur d’Empédocle et Anaxagore, voir, au moins, M.M. SASSI 2009 : 281-283.

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naissance (II, 739-747). Dans le cas où Memmius croirait que l’iniectus animi – expression qui traduit très probablement le grec ἐπηβνιὴηῆοδηαλνίαο, c’est-à-dire la focalisation de la pensée15 – n’est pas en mesure d’imaginer de tels corpora dépourvus de couleurs, il s’égarerait complètement. L’exemple choisi par Lucrèce est, comme nous venons de le dire, celui des caecigeni : cetἅπαμιεγόκελνλest paraphrasé par solis qui lumina numquam

dispexere. Dès leur jeune âge ils reconnaissent au toucher des corps dépourvus de toute

couleur. Comme le montre cet exemple, notre esprit peut parvenir à la notion, verti in

notitiam, de corps dépourvu de couleur. Comme le souligne Cyril Bailey, dans ce vers on fait

allusion au processus de formation de la préconception16 : la préconception de corps n’implique pas la présence de la couleur comme son attribut essentiel. Selon Lucrèce, l’expérience d’un corps dépourvu de couleur est d’ailleurs commune à tous les hommes, y compris ceux qui ne sont pas nés aveugles : dans l’obscurité le toucher parvient en effet à percevoir l’objet comme dépourvu de couleur.

Le texte de Lucrèce est communément mis en rapport avec le fragment précieux du

Contre Théophraste ([16] Arrighetti) conservé par Plutarque dans le Contre Colotès. Dans ce

dialogue, comme on le sait, le philosophe platonicien répond à l’ouvrage de Colotès intitulé Si

l’on se conforme aux doctrines des autres philosophes, il n’est même pas possible de vivre17

. Parmi les philosophes que Colotès attaquait, Démocrite occupait une place importante18. Plus particulièrement, pour Colotès, Démocrite aurait soutenu la thèse sceptique selon laquelle chaque réalité n’est pas davantage ainsi plutôt qu’ainsi, en appliquant la célèbre formule de l’νὐκᾶιινλ (1108f)19. Plutarque répond à la position de Colotès en essayant de montrer, d’un

côté, que l’interprétation épicurienne de Démocrite est incorrecte et, de l’autre, que, la doctrine épicurienne des qualités sensibles elle-même entraîne également des conséquences sceptiques ou du moins relativistes. Dans le deuxième livre du Contre Théophraste ([16] Arrighetti), Épicure soutenait que les couleurs ne sont pas intrinsèques aux corps mais qu’elles sont engendrées en fonction de certaines dispositions et arrangements donnés

relativement à la vue (νὐθεἶλαηηὰρξώκαηαζπκθπῆηνῖοζώκαζηλ,

ἀιιὰγελλᾶζζαηθαηὰπνηάοηηλαοηάμεηοθαὶζέζεηοπξὸοηὴλὄςηλ). Sur la base de cette position, selon Plutarque, le corps ne serait pas davantage dépourvu de couleur que coloré (νὐκᾶιιόλθεζηθαηὰηνῦηνληὸλιόγνλἀρξσκάηηζηνλζῶκαεἶλαηἢρξῶκαἔρνλ). Le philosophe platonicien propose par la suite une citation littérale, θαηὰ ιέμηλ, de l’ouvrage d’Épicure, sur l’extension de laquelle les interprètes ne sont pas d’accord entre eux (1110c-d)20

:

15 Sur l’ἐπηβνιὴηῆοδηαλνίαο et sur les nombreux problèmes concernant son interprétation dans le cadre de la

canonique épicurienne voir, au moins, F. VERDE 2016 : 245-250.

16

C. BAILEY 1947 : 739. Sur le critère épicurien de la πξόιεςηο, voir F. VERDE 2013 : 64-71, avec une ample discussion de la bibliographie. P.-M. MOREL 2009 : 146-151, reconstruit une véritable méthodologie de la préconception qui se trouverait à l’œuvre dans plusieurs textes du Jardin.

17 Sur la figure et l’œuvre de l’épicurien Colotès, voir maintenant A. C

ORTI 2014 : 61-136.

18

Sur l’attitude ambivalente du Jardin à l’égard de Démocrite, voir, au moins, P.-M. MOREL 1996 : 249-355. Pour le point de vue lucrétien sur le philosophe présocratique, voir S. LUCIANI 2007.

19 Sur la valeur d’νὐκᾶιινλ chez Démocrite, voir A. H

OURCADE 2009 : 47-52. L’interprétation sceptique de la pensée du philosophe d’Abdère se retrouve dans plusieurs sources dont nous disposons. Sur l’origine et les développements de cette tradition, voir M.-K. LEE 2005 : 239-242. Dans la suite du dialogue, Plutarque cite, en y apportant probablement des modifications significatives, le fragment démocritéen concernant le caractère conventionnel des qualités sensibles, qui est également à la base de l’image sceptique de Démocrite : c’est par convention que la couleur, la douceur, les agrégats existent tandis que le vide et les atomes existent en vérité (1110e = 68 B 9 DK : ηὸγὰξλόκῳρξνηὴλεἶλαηθαὶλόκῳγιπθὺθαὶλόκῳζύγθξηζηλ<ἅπαζαλ, ἐηεῇδὲηὸθελὸλθαὶ>ηὰοἀηόκνπο). Sur les problèmes exégétiques de ce passage, voir E. KECHAGIA 2011 : 180-185.

20 Nous suivons l’opinion de R. W

ESTMAN 1955 : 140-147. Pour une synthèse des diverses positions, voir P. HUBY 1999 : 66-67. Nous renvoyons également à ces pages de la savante anglo-saxonne pour la reconstruction de la polémique qu’Épicure devait développer dans ce texte contre Théophraste.

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ἀιιὰθαὶρσξὶοηνύηνπηνῦκέξνπονὐθνἶδ' ὅπσοδεῖηὰἐληῷζθόηεηηαῦη' ὄληαθῆζαηρξώκαηαἔρεηλ. θαίηνηπνιιάθηοἀέξνοὁκνίσοζθνηώδνποπεξηθερπκέλνπνἱκὲλαἰζζάλνληαηρξσκάησλδηαθνξᾶονἱδ'

νὐθαἰζζάλνληαηδη' ἀκβιύηεηαηῆοὄςεσο·ἔηηδ'

εἰζειζόληεοεἰοζθνηεηλὸλνἶθνλνὐδεκίαλὄςηλρξώκαηνοὁξῶκελἀλακείλαληεοδὲκηθξὸλὁξῶκελ. (Plu. Adv. Col. 1110c-d)

Or, même indépendamment de ce point, je ne sais ce qui oblige à dire que les corps qui sont plongés dans l’obscurité possèdent des couleurs. De fait, que souvent, malgré une même obscurité de l’air environnant, les uns perçoivent une différence de couleurs, et d’autres non, cela s’explique par le caractère émoussé de leur vision. Bien plus, quand nous entrons dans une maison obscure, nous n’avons aucune vision de la couleur, tandis qu’au bout d’un petit moment nous en voyons21.

En considérant la couleur comme un relatif, Épicure appliquerait donc à cette qualité la formule de l’νὐκᾶιινλ que Colotès reprochait à Démocrite. Laissons de côté les problèmes de la pertinence de la critique plutarquienne et de l’existence d’une véritable différence entre la position épicurienne et celle de Démocrite sur la nature des qualités secondaires : à ce propos, il est opportun de renvoyer à une contribution récente de Luca Castagnoli qui contient une mise au point excellente sur ces questions22. Il vaut en tout cas la peine de rappeler que la doctrine de l’absence des couleurs dans l’obscurité, qu’Aëtius lui aussi (I, 15, 9, p. 314, 11-13 Diels) attribue de manière explicite à Épicure23, est également citée dans le De signis de Philodème pour justifier l’affirmation selon laquelle les corps dont nous faisons expérience ne possèdent pas de couleur en tant qu’ils sont des corps (XVIII, 1-15 De Lacy)24.

Du point de vue de la doctrine, le passage lucrétien semble donc être en accord avec ce qui émerge d’autres sources, quoiqu’on ne puisse pas le considérer comme parfaitement superposable à elles. Chez Lucrèce l’exemple de l’absence de la couleur des corps dans l’obscurité intervient dans la démonstration de la possibilité pour les hommes de concevoir un corps dépourvu de couleur, à savoir, en fin de compte, en lien avec le problème de la formation de la préconception, de la notitia de corps. En tout cas nous ne pouvons pas exclure qu’Épicure n’ait déjà inséré cet exemple dans un contexte analogue dans son Πεξὶθύζεσο. Quoiqu’il en soit, il faut remarquerque, dans les vers de Lucrèce, c’est celui qui est dépourvu de la vue, le caecigenus, qui a la possibilité d’un accès plus immédiat à la connaissance des réalités ultimes des choses. En cela le poète est peut-être l’héritier d’une longue tradition littéraire : il suffit de penser à ce propos au Démodocos de l’Odyssée (VIII, 62-64) ou au ηπθιὸcἀλήξ de Chios de l’Hymne homérique à Apollon(165-176)25

. Certes, cette page lucrétienne révèle un renversement de la valeur négative que les termes inhérents à la sphère lexicale de la cécité assument habituellement tout au long du poème. On peut penser par exemple à la caeca nox que le poète évoque comme obstacle dans le chemin vers la connaissance des ultimes secrets de la nature à la fin du livre I (1116) ou aux hommes caeci du livre IV, aveuglés par le désir qui attribue aux femmes qu’ils aiment des qualités qu’elles sont loin d’avoir (1154-1155). Néanmoins, ce sont les atomes eux-mêmes qui sont plusieurs fois définis par le poète come corporacaeca (par ex. I, 1109-1110) à cause de leur invisibilité. Leurs ictus sont également caeci(II, 136)26. En effet, comme cela ressort du livre II (55-61), la

21 Traduction J. Boulogne, J. Brunschwig, D. Delattre &A. Monet, légèrement modifiée. 22 L. C

ASTAGNOLI 2013. Cf. aussi D.J. FURLEY 1993, P.-M. MOREL 2009 : 57-61, et T. O’KEEFE 2010 :33-40.

23 « Épicure et Aristarque soutiennent que les corps n’ont pas de couleur dans l’obscurité » (<Ἐπίθνπξνο θαὶ

Ἀξίζηαξρνο> ηὰ ἐλ ηῷ ζθόηῳ ζώκαηα [Usener ; ρξώκαηα libri] ρξόαλ νὐθ ἔρεηλ).

24

Dans le texte du De signis se trouverait une application de la définition du visible comme couleur qui est probablement propre à un développement doctrinal de l’école épicurienne. Voir A. MONET 2003 : 172-173.

25 Sur la légende du poète aveugle en tant que capable de saisir une réalité suprahumaine qui est généralement

insaisissable pour le commun des mortels, cf. maintenant F.LETOUBLON 2010.

26 Sur l’image des primordia caeca, voir D. C

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condition de l’homme est semblable à celle des pueri qui craignent tout caecisin tenebris : et pourtant les hommes en pleine lumière ont peur de choses qui ne doivent pas être plus redoutées que celles que les enfants craignent dans les ténèbres.Il est nécessaire que ces ténèbresne soient pas dispersées par une lumière réelle, les radii solis ou les lucida tela

diei,mais par une lumière de nature intellectuelle, naturae species ratioque27. Dès le début, nous retrouvons donc dans la section consacrée aux couleurs cette multiplicité de registres qui caractérise l’approche lucrétienne de la problématique de la vision. L’approche lucrétienne de cette problématique, qui joue un rôle fondamental dans l’ensemble du poème, a été récemment étudiée avec des résultats excellents par Daryn Lehoux28 : d’un côté, Lucrèce est parfois enclin à mettre en lumière les dangers épistémologiques et éthiques qu’implique la vision, de l’autre, il souligne, plus fréquemment, la fiabilité des sens et la fonction de l’évidence en tant que critère basique du discours philosophique épicurien.

2. Ne res ad nihilum redigantur funditus omnes (II, 748-756)

Comme nous l’avons déjà souligné, l’analogie avec l’expérience des caecigeni et des hommes dans l’obscurité n’épuise pas la démonstration de la thèse épicurienne. Lucrèce annonce à Memmius qu’il développera une argumentation ponctuelle lui permettant de montrer à son destinataire pourquoi il a raison sur ce point : quod quoniam uinco fieri, nunc

esse docebo29. L’argumentation, qui montre, selonNadia Vidale30,sa dérivation d’un raisonnement par l’absurde – structure argumentative typiquedeplusieurs pages lucrétiennes, comme cela ressort de l’étude approfondie de la savante italienne – commence par la constatation de la nature changeante de toute couleur, omnis enim color omnino mutatur in

omnis31. La variabilitépropre aux couleurs ne peut pas être attribuée aux atomes, car il est nécessaire que quelque chose d’immuable subsiste, immutabile enim quiddam superare

necessest, pour que toutes les choses ne soient pas réduites au néant, ne res ad nihilum redigantur funditus omnes. Tout changement implique en effet la mort de ce qu’il était

auparavant. Par conséquent, aucun type de changement ne peut affecter les atomes, semblables à cet égard à de petits atomes parménidéens32. En raison de cela, Lucrèce exhorte

27 Le commentaire très riche de D. F

OWLER 2002 : 131-143, étudie attentivement la « symbologie » complexe et la trame serrée de renvois intertextuels propres à ces vers célèbres qui, comme on le sait, sont répétés dans les livres III (87-93) et VI (35-41) du poème. Pour l’antithèse lumière/obscurité dans le poème de Lucrèce, voir G. MILANESE 1989 : 108-114.

28 D. L

EHOUX 2013.

29 Munro suppose la présence d’une lacune après ce vers. Selon l’analyse de Knut Kleve, cette hypothèse serait

confirmée par le PHerc. 395. Voir E. FLORES 2002 : 192. Néanmoins plusieurs contributions de Mario Capasso ont avancé des arguments sérieux contre l’identification des restes du papyrus avec des parties du livre II du poème lucrétien proposée par le savant norvégien. Parmi les dernières étapes de l’âpre polémique entre les deux papyrologues, voir, au moins, K. KLEVE 2012 et M. CAPASSO 2014. On peut trouver une bonne synthèse sur la question de la présence du De rerum natura dans la bibliothèque d’Herculanum dans D.J. BUTTERFIELD 2013 : 5-6.

30 N. V

IDALE 2000 : 83-84. L’argument se base sur la nécessité logique que les éléments premiers soient soustraits à la variabilité, laquelle caractérise souvent la couleur, et révèle la structure du modus tollendo tollens : si l’on attribue la couleur aux éléments premiers, il faut également leur attribuer la variabilité propre aux couleurs. Mais l’attribution de cette variabilité conduit à des conséquences absurdes et contraires à l’expérience :en raison de cela, on démontre la thèse que les atomes n’ont pas de couleur.

31 Le PHerc. 395 confirmerait la leçon des manuscrits principaux, et omnis, contre la leçon des manuscrits Itali,

in omnis, ainsi que la lacune de la tradition médiévale dont plusieurs éditeurs, à partir de Brieger, ont supposé

l’existence entre les vers 749 et 750. Cf. E. FLORES 2002 : 192. Cependant, comme dans le cas précédent, il faut garder la plus grande prudence.

32 Cependant, sur les origines anciennes et les limites de l’interprétation de l’atomisme comme une forme

réélaborée et correcte de l’éléatisme, interprétation qui est encore la plus répandue parmi les commentateurs modernes, voir L. GEMELLI MARCIANO 2007 : 109-164.

(8)

Memmius à ne pas attribuer la couleur aux atomes afin d’éviter que toutes les choses ne retournent au néant. Il faut remarquer la répétition subtilement variée du vers 752 à la fin de l’argument, ne tibi res redeant ad nihilum funditus omnes (756). D’ailleurs les vers 751-754 sont également une répétition de I, 789-793, vers dans lesquels Lucrèce développaitune argumentation du même type contre la doctrine présocratique de la transformation réciproque des éléments premiers de la réalité (il convient de remarquer la présence dans ce contexte, aux vers I, 767-768, d’une référence à la couleur)33.

L’argument lucrétien est très proche de ce que l’on peut lire au paragraphe 54 de la

Lettre à Hérodote que nous avons déjà eu l’occasion de citer partiellement. Dans ce texte,

comme nous l’avons vu, Épicure démontre que les qualités secondaires n’appartiennent pas aux atomes : θαὶκὴλθαὶηὰοἀηόκνπολνκηζηένλκεδεκίαλπνηόηεηαηῶλθαηλνκέλσλπξνζθέξεζζαηπιὴλζρήκαην οθαὶβάξνποθαὶκεγέζνποθαὶὅζαἐμἀλάγθεοζρήκαηνοζπκθπῆἐζηη. πνηόηεογὰξπᾶζακεηαβάιιεη·αἱδὲἄηνκνηνὐδὲλκεηαβάιινπζηλ, ἐπεηδήπεξδεῖηηὑπνκέλεηλἐληαῖοδηαιύζεζηηῶλζπγθξίζεσλζηεξεὸλθαὶἀδηάιπηνλ, ὃηὰοκεηαβνιὰονὐθεἰοηὸκὴὂλπνηήζεηαηνὐδ' ἐθηνῦκὴὄληνο, ἀιιὰθαηὰκεηαζέζεηοἐλπνιινῖο, ηηλῶλδὲθαὶπξνζόδνποθαὶἀθόδνπο. ὅζελἀλαγθαῖνληὰκὴκεηαηηζέκελαἄθζαξηαεἶλαηθαὶηὴληνῦκεηαβάιινληνοθύζηλνὐθἔρνληα, ὄγθνποδὲθαὶζρεκαηηζκνὺοἰδίνπο (ηαῦηαγὰξθαὶἀλαγθαῖνλ) ὑπνκέλεηλ. (Epic. Ep. [2] 54)

Il faut de plus considérer que les atomes ne présentent aucune des qualités des choses apparentes, à l’exception de la figure, du poids et de la grandeur ainsi que de tout ce qui est, par nécessité, naturellement lié à la figure. En effet toute qualité change, tandis que les atomes ne changent en rien, puisqu’il faut qu’il subsiste lors des dissolutions de composés quelque chose de solide et indissoluble, qui fasse que les changements n’aillent pas vers le non-être ni ne viennent du non-être, mais s’effectuent en de nombreux cas par le moyen de transports, dont les uns sont des rapprochements et les autres des éloignements. Il est pour cette raison nécessaire que les corps qui n’admettent pas de déplacements internes soient incorruptibles et n’aient pas la nature de ce qui change et que leurs masses et leurs conformations propres subsistent, car cela est aussi nécessaire34.

Lucrèce aussi bien qu’Épicure commencent par relever l’évidence de la variabilité des qualités sensibles en l’opposant par la suite à la stabilitédes atomes. Cette stabilité est justifiée dans les deux textes par la même exigence : celle d’assurer à la réalité un fondement immuable qui garantirait que toutes les choses ne soient pas réduites au néant35. Néanmoins il est possible de mettre en évidence des différences formelles et substantielles significatives entre les deux passages : en premier lieu, comme le souligne Diskin Clay36, à travers le passage du général au particulier,Lucrèce substitueau concept très abstrait de πνηόηεο une qualité bien plus concrète, propre au monde visible, la couleur. Ensuite, le poète ne s’attarde pas, comme le fait Épicure, sur les modalités d’engendrement des qualités secondaires, sur lesquelles, comme nous le verrons, il reviendra par la suite. Il est aussi évident, d’un point de vue formel, que le poète veut personnaliser son enseignement, comme le montre l’utilisation de l’exhortation caue contingas et du pronom tibi dans les vers 755-756, surtout si elle est comparée à l’adjectif verbal très aseptiséen raison de sa forme neutre et impersonnelle, λνκηζηένλ, que l’on retrouve dans la Lettre à Hérodote. Par son effort de personnalisation, Lucrèce est assurément l’héritier de la parénèse typique de la poésie didactique archaïque : on

33

Voir L. PIAZZI 2005 : 201-203.

34Traduction D. Delattre, J. Delattre-Biencourt &J. Kany-Turpin, légèrement modifiée. 35 Comme le souligne justement A. G

IGANDET 2007 : 53-57, c’est l’expérience de la simple existence du monde qui confirme, selon Epicure, ce principe par infirmation de l’hypothèse contraire.

36 D. C

(9)

peut penser par exemple aux modèles des Travaux d’Hésiode ou du Πεξὶθύζεσο de Parménide (à ce propos, il vaut la peine de rappeler que dans le fragment 28 B 8 DK le changement de couleur, δηά ηε ρξόα θαλὸλ ἀκείβεηλ,est l’une des caractéristiques fallacieuses que les hommes attribuent à l’être, en étant persuadés qu’elles sont vraies). Cependant, cette stratégie ne doit pas être opposée à la pédagogie épicurienne qui était capable, comme le montrent plusieurs exemples, notamment dans l’utilisation très raffinée de la forme épistolaire, d’exploiter la personnalisation comme un outil pédagogique précieux37.

3. La couleur de la mer (II, 756-794)

Lucrèce développe par la suite un deuxième argument très long selon lequel le changement de couleur s’explique mieux si l’on considère les atomes comme dépourvus de couleur (II, 756-794). En effet, selon Lucrèce, si les atomes sont absolument incolores,

praeterea si nulla coloris principiis est / reddita natura, et s’ils sont doués de formes diverses

qui leur permettent de produire toutes les teintes et de les varier, et uariis sunt praedita formis

/e quibus omnigenus gignunt uariantque colores – car leurs combinaisons, leurs positions

respectives, les mouvements qu’ils s’impriment réciproquement jouent un rôle très important,

propterea magni quod refert, semina quaeque / cum quibus et quali positura contineantur / et quos inter se dent motus accipiantque –, pour Memmius il devient immédiatement plus

simple d’expliquer (perfacile extemplo rationem reddere possis) pourquoi ce qui était noir tout à l’heure peut devenir d’une blancheur marmoréenne :cur ea quae nigro fuerint paulo

ante colore, /marmoreo fieri possint candore repente. Par exemple, l’action du vent

transforme la surface de la mer en vagues de la blancheur éclatante du marbre, ut mare, cum

magni commorunt aequora uenti, / uertitur in canos candenti marmore fluctus (il faut

remarquer que l’accumulation d’adjectifs, avec figure étymologique et tautologie, dans la séquence canos candenti marmore fluctus, vise probablement à mettre en évidence la radicalité du changement de couleur38). Selon la doctrine épicurienne, Memmius pourra soutenir que ce que l’on voit souvent noir (nigrum quod saepe videmus) une fois que la matière qui le compose s’est mélangée et la disposition de ses atomes a changé et qu’il y a eu des additions et des retranchements (materies ubi permixta est illius et ordo / principiis

mutatus et addita demptaque quaedam),peut aussitôt paraître blanc éclatant et blanc mat, continuo id fieri ut candens uideatur et album (756-771).

Lucrèce propose essentiellement la même doctrine que celle qui est rappelée par Plutarque dans le passage du Contre Colotès (1110c-d = [16] Arrighetti) que nous avons déjà examiné : la génération de la couleur est due aux ηάμεηοet aux ζέζεηο des atomes relativement à la vue. Plus généralement, Lucrèce se conforme à la doctrine des qualités secondaires exposée dans le paragraphe 54 de la Lettre à Hérodote : le changement de couleur est produit par une modification qui se vérifie sur la surface des corps solides suite à un mélange de la matière qui entraîne une variation de l’ordo, de la ηάμηο des atomes, à savoir les κεηαζέζεηο, ou à des additions et des retranchements d’atomes, les πξόζνδνη et lesἄθoδνη. En revanche, dans toutes les sources épicuriennes concernant la couleur, excepté Lucrèce, nous ne retrouvons aucune référence aux mouvements que les atomes s’impriment réciproquement à l’intérieur des agrégats. En tout cas, on sait que le mouvement de vibration des atomes dans

37

Sur les stratégies de personnalisation de l’enseignement qu’Épicure met en acte dans ses ouvrages, voir G. ARRIGHETTI 2013. À ce propos, cf. aussi D. DESANCTIS 2012. M. GALE 2001 : 22-31, considère attentivement le rapport que Lucrèce établit avec l’épique archaïque par l’utilisation de cette pratique. Sur la couleur comme l’un des aspects trompeurs du monde sensible chez les éléates, voir M.M. SASSI 2009 : 280-281.

38 Ainsi que son caractère transitoire. Voir M. B

(10)

les agrégats, la πάιζηο joue chez Épicure un rôle assurément fondamental dans le processus de formation des εἴδσια39.

Après avoir exposé le point de vue épicurien, pour le confirmer, Lucrèce polémique40 contre deux explications alternatives possibles du phénomène de la génération des couleurs et les réfute en montrant les conséquences absurdes qu’elles entraînent (772-787). Raisonnant par l’absurde, Lucrèce suppose que la surface de la mer est composée de seminade couleur azur, quod si caeruleis constarent aequora ponti seminibus. Dans ce cas la couleur blanche ne pourrait jamais se produire, nullo possent albescere pacto : quelle que soit la façon dont on mélange les atomes, ils ne pourraient jamais se transformer en atomes de couleur blanche,

nam quo cumque modo perturbes caerula quae sint, / numquam in marmoreum possunt migrare colorem. L’évidence sensible contredit clairement cette possibilité : Lucrèce n’a

même pas besoin d’expliciter l’ἀληηκαξηύξεζηο41

. La deuxième possibilité que Lucrèce prend en compte et réfute est celle selon laquelle la mer serait composée d’éléments aux couleurs variées, sin alio atque alio sunt semina tincta colore, / quae maris efficiunt unum purumque

nitorem. La cible polémique de ces vers est probablement Anaxagore qui, d’après ce que l’on

peut peut-être reconstruire sur la base de Théophraste (De sensu, 27 = 59 A 92 DK) et du commentaire de la Physique d’Aristote de Simplicius (34, 29-35, 4 Diels = 59 B 4 DK), aurait soutenu que toutes les choses contiennent des particules de toutes les couleurs et que la couleur d’un objet serait déterminée par la couleur prévalente42

Dans le cas considéré par Lucrèce, on pourrait faire valoir l’analogie avec les figures géométriques. Il est souvent possible de construire un carré par l’union de figures différentes, ex aliis formis uariisque

figuris. Néanmoins, de même que dans le carré il serait encore possible de discerner les

diverses figures qui le composent, de même, dans la surface de la mer, comme dans n’importe quelle autre surface une et pure, alio in quouis uno puroque nitore, l’on continuerait à discerner les diverses couleurs dissemblables entre elles. Cependant, tandis que la présence de

figurae dissimiles n’empêche pas que l’ensemble soit carré dans son périmètre, les couleurs

variées interdisent que l’objet dans son ensemble puisse être d’une seule couleur, quo minus

esse uno possit res tota nitore. Comme l’a justement remarqué Carlo Giussani43, les vers 788-794 concluent l’argumentation, en montrant l’incohérence logique de ceux qui soutiennent l’existence de principia colorés. La raison qui nous pousse à attribuer aux principia des couleurs, à savoir, par exemple, le fait de penser qu’un objet a une certaine couleur parce qu’il est composé de corpuscules de cette même couleur, tombe, occidit, car il est nécessaire de soutenir que ni les substances blanches ne se produisent à partir d’éléments blancs ni les substances noires ne se produisent à partir d’éléments noirs, mais qu’elles sont toutes engendrées par des éléments variés, ex albis quoniam non alba creantur, / nec quae nigra

cluent de nigris, sed uariis ex. En effet, des substances blanches naîtront beaucoup plus

simplement d’atomes dépourvus de couleur que d’atomes noirs ou de n’importe quelle couleur contrastante avec le blanc, de nullo quam nigro nata colore / aut alio quouis, qui

contra pugnet et obstet.

39 Par exemple encore dans la Lettre à Hérodote (50). Dans cette lettre se retrouve également le terme παλμός

(43). Voir F. VERDE 2010 : 133-134, et G. LEONE 2012 : 153-154.

40 La polémique contre les doctrines des prédécesseurs caractérisait, comme on le sait, plusieurs pages du

Πεξὶθύζεσο d’Épicure. Voir à ce propos G. LEONE 2000 : 29-33.

41 Sur la méthodologie épicurienne d’attestation et d’infirmation de jugements et opinions, voir, à tout le moins,

E. ASMIS 2009 : 95-104.

42

Voir C. BAILEY 1947 : 922-924 : les sources n’attribuent pas en termes explicites cette doctrine à Anaxagore mais il est possible de l’inférer dans le cadre plus général de la pensée de ce philosophe. Il suffit par exemple de penser à la théorie de l’homoeomeria que Lucrèce réfute dans le livre I (830-920). Voir aussi, à ce propos, M.M. SASSI 2009 : 282-283.

43 C. G

(11)

L’argument très complexe sur la couleur de la mer ne trouve pas de parallèles dans d’autres sources concernant la pensée épicurienne. Cependant sa présence dans le livre II des

Academica Priora de Cicéron (105) est très significative. Dans ce passage, en faisant

l’apologie des positions de l’Académie sceptique, Cicéron choisit les couleurs changeantes de la mer comme le symbole de l’impossibilité pour le sage de donner son assentiment à ses représentations sensibles. La proximité avec la page de Lucrèce a poussé certains interprètes à saisir la volonté de la part de Cicéron de faire allusion au De rerum natura44. Certes, le contexte du passage cicéronien montre que la polémique concerne également la position épicurienne45. Quoiqu’il en soit, contrairement à ce qui se produit chez Cicéron, l’argument concernant la couleur de la mer constitue chez Lucrèce un exemple manifeste de la capacité de la canonique épicurienne à lever les doutes qu’une évaluation non adéquate de l’ἐλάξγεηα et une inférence incorrecte peuvent susciter à propos de la vérité des sensations. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si Lucrèce accorde une ample place, dans le cadre de l’analyse des qualités secondaires, précisément à l’exemple des couleurs changeantes de la mer, comme cela ressort des plusieurs analogies lexicales : le choix ne peut que rappeler au lecteur le suave détachement du sage épicurien face aux bouleversements de la vie, qui, exactement au début du livre II, sont symbolisés par la mer troublée par les vents46. Le parallélisme entre les deux passages du livre II révèle de la part du poète la volonté de célébrer, dans l’orthodoxie épicurienne, le double succès de la méthode solide du Jardin dans le domaine de la physique et dans celui de l’éthique.

4. Atomes sans lumières (II, 795-809)

Lucrèce montre également la validité de la méthodologie épicurienne en développant une série ultérieure d’arguments (Michael Erler a récemment insisté sur la fonction thérapeutique que l’accumulation de diverses explications revêt dans la philosophie du Jardin47). En premier lieu, le poète formule un argument en forme de syllogisme48 : étant donné que les couleurs ne peuvent pas subsister sans lumière, nequeunt sine luce colores esse, et que les atomes n’émergent jamais à la lumière, neque in lucem existunt primordia rerum, il n’est pas possible que les atomes soient revêtus de couleur, scire licet quam sint nullo uelata

colore. La conclusion correcte du raisonnement est soulignée de manière emphatique par la

question rhétorique qualis enim caecis poterit color esse tenebris ? Le poète démontre en effet le rôle incontournable de la lumière dans la génération des couleurs en mettant en évidence la manière dontlavariation de l’inclinaison du rayon lumineux provoque des changements de couleur : lumine quin ipso mutatur propterea quod / recta aut obliqua

percussus luce refulget. Lucrèce propose deux exemples, celui du plumage autour de la nuque

de la colombe et celui de la queue du paon. Le plumage de la colombe, selon les diverses inclinaisons des rayons lumineux qui le frappent, tantôt est rougecomme un brillant pyrope, fit

44

Entre autres interprètes, J. KANY-TURPIN 2010 : 327 n. 88, signale une possible dépendance de Cicéron du passage lucrétien. Comme cela est bien connu, et malgré le célèbre jugement que l’orateur formule dans la lettre au frère Quintus (II, 10, 3), Cicéron ne cite jamais explicitement le poète dans ses autres écrits. Les commentateurs ont toutefois cerné des allusions possibles à Lucrèce dans plusieurs ouvrages cicéroniens. Voir PH. HARDIE 2007 : 113, et L. PIAZZI 2009 : 23-31.

45 Ce n’est pas par hasard que dans le paragraphe suivant Cicéron se réfère à Polyène (106 = 39 Tepedino

Guerra). Sur la complexe attitude polémique de Cicéron face au Jardin, voir maintenant, au moins, C. LEVY

2010.

46 Sur le rôle joué parla célèbre image du prélude tout au long du livre II, voirP

H.DE LACY 1964. Le calme de la mer, la γαιήλε, est en revanche dans le Jardin, par exemple dans la Lettre à Hérodote (37), le symbole de la tranquillité de l’âme du philosophe. Voir M. REGALI 2005. Sur la valeur de l’image du vent chez Épicure et Lucrèce, voir maintenant G. LEONE 2016.

47

M. ERLER 2013.

48 Voir N. V

(12)

uti claro sit rubra pyropo, tantôt semble mélanger le bleu avec le vert des émeraudes, inter caeruleum uiridis miscere zmaragdos. De même la queue du paon, lorsqu’elle est en pleine

lumière, larga cum luce repleta est, change de couleur en se tournant, consimili mutat ratione

obuersa colores. Puisque ces couleurs se produisent en raison d’une certaine inclinaison de la

lumière, quodam gignuntur luminis ictu, il faut penser qu’elles ne pourraient exister sans la lumière, scire licet, sine eo fieri non posse putandum est. Comme on peut le remarquer, le passage de Lucrèce reprend assurément l’image initialede l’obscurité sans couleurs qui entoure les caecigeni et est sans aucun doute en accord avec les témoignages de Plutarque (Adv. Col.1110c-d) et du De signis de Philodème (XVIII, 1-15 De Lacy) que nous avons précédemment examinés49. Néanmoins, Lucrèce souligne de façon plus claire le rôle que la lumière joue dans la formation des couleurs : c’est l’impact des particules de lumière, ayant pour les épicuriens une nature matérielle, qui cause sur la surface du corps un mouvement des atomes propre à engendrer la qualité secondaire de la couleur et c’est l’inclinaison elle-même des rayons qui, comme le révèlent les deux exemples lucrétiens, provoque des variations de couleurs50. La structure atomique qui se détermine ainsi sur la surface du corps se conserve dans les simulacres, lesquels, comme cela ressort de la Lettre à Hérodote (49), parviennent, ὁκόρξννη et ὁκνηόκνξθνη, aux yeux de l’observateur en causant la sensation de la couleur51

. C’est probablement sur la base de la doctrine des εἴδσια elle-même que l’on peut résoudre le problème soulevé par certains interprètes à propos de l’effet de la lumière sur chaque atome pris dans sa singularité, lequel, selon Lucrèce, ne pourrait pas exsistere in lucem : comment un εἴδσινλ, à savoir une structure atomique, pourrait-il se détacher d’un seul atome pour le rendre visible52 ? Il faut finalement remarquer que l’un des exemples proposés par Lucrèce à l’appui de son argumentation, celui du plumage de la colombe, se retrouve aussi dans le livre II des Academica de Cicéron (VII, 19 et XXV, 79), qui le présente comme un cas d’école, objet du débat entre les philosophies d’époque hellénistique, notamment entre sceptiques et épicuriens. Selon une tendance qui s’accentuera dans le livre IV, c’est face aux paradoxes de la sensation qu’émerge selon Lucrèce la force de la canonique épicurienne53

.

5. Voir et toucher (II, 810-816)

La mécanique de la sensation est en revanche au centre de l’argument suivant qui propose une curieuse réduction de la vue à une forme de toucher. Suite à l’action des εἴδσια, la pupille reçoit en soi un certain type d’impulsion, plagae quoddam genus excipit in se

pupula, lorsque l’on dit qu’elle a la sensation du blanc, cum sentire colorem dicitur album, et

un autre type d’impulsion, atque aliud porro, lorsqu’elle perçoit le noir, nigrum cum et cetera

sentit. Et ce n’est pas la couleur des choses qu’elle touche qui importe, nec refert ea quae tangas quo forte colore / praedita sint, mais selon quelle figure elles sont conformées, uerum quali magis apta figura. En raison de cela les principia n’ont pas besoin de couleur, nihil

49 Voir C. B

AILEY 1947 : 927.

50 Voir M.M. S

ASSI 2015 : 268.

51 Dans le passage de la Lettre à Hérodote (49) ὁκνρξόσλet une conjecture plausible de Rossi à partir de la leçon

des manuscritsἀπὸ ρξνῶλ. Elle a été également accueillie par le dernier éditeur du texte de Diogène Laërce, T. DORANDI 2013 : 763. Sur la notion épicurienne d’ὁκνηνκνξθία, voir G. LEONE 2012 : 97-116 et 535-538, et A. CORTI 2015 : 94-101.

52 Sur ce problème, voir déjà C. G

IUSSANI 1896-1898 : II 251-252. Sur la doctrine épicurienne des εἴδσια, à partir aussi des résultats de sa nouvelle édition du livre II du Πεξὶθύζεσο, G. LEONE 2015 propose une mise au point détaillée.

53L’exemple de la colombe apparait également dans les Naturales Quaestiones de Sénèque (I, 7, 2). Voir A.

ERNOUT&L.ROBIN 19622 : I 320. L’image de la queue du paon a dans les vers de Lucrèce une valeur surtout méta-littéraire selon L. FRATANTUONO 2015 : 130-131. Sur les paradoxes visuels du livre IV du De rerum

(13)

principiis opus esse colore, mais ils produisent les divers contacts selon les diverses

formes,uariis formis uariantes edere tactus. Cet argument, qui est plutôt ingénieux, en réduisant, selon la doctrine des εἴδσια, la vue à une forme de contact entre les simulacres et le système visuel, réduit également la vue à une forme de toucher qui ne perçoit pas la couleur des objets mais simplement leur forme54. Bien qu’il ne soit pas possible de retrouver de parallèles exacts dans d’autres sources sur la philosophie épicurienne dont nous disposons, l’argument s’inscrit parfaitement dans le cadre de la doctrine épicurienne des εἴδσια. Le

PHerc. 19/698, qui conserve une partie du De sensibus de Philodème consacre plusieurs

colonnes aux analogies et aux différences entre la vue et le toucher55 : le texte de Philodème souligne le lien indissoluble entre forme et couleur, à propos duquel il est opportun de renvoyer aux considérations très pertinentes de Giuliana Leone56en marge du livre II du Πεξὶθύζεσο. Ce même lien semble constituer le point de départ de l’argument de Lucrèce.

6. Corbeaux blancs et cygnes noirs (II, 817-825)

L’argument suivant (II, 817-825), qui paraît particulièrement obscur, revient à une opposition plus directe à la doctrine selon laquelle un objet aurait une certaine couleur car il serait formé d’atomes de cette même couleur57. Étant donné qu’il n’y pas une dépendance fixe

entre la figure et la couleur des atomes, non certis certa figuris / est natura coloris, et quetoutes les structures atomiques58 peuvent avoir n’importe quelle couleur, et omnia

principiorum / formamenta queunt in quouis esse nitore (le fer et le marbre sont formés de

structures atomiques très semblables mais ont des couleurs différentes, tandis que le marbre et le lait ont la même couleur et des structures atomiques très différentes), Lucrèce se demande alors pourquoi, si les atomes sont colorés, les corps formés par eux ne sont pas baignés de n’importe quelle couleur, omne genus perfusa coloribus, quel que soit leur genre. Dans ce cas on assisterait à des conséquences paradoxales : des animaux de la même espèce présenteraient des couleurs différentes. Par exemple, nous verrions des corbeaux blancs, conueniebat enim

coruos quoque saepe uolantis /ex albis album pinnis iactare colorem, et des cygnes noirs

formés d’atomes noirs ou de n’importe quelle teinte, et nigros fieri nigro de semine cycnos /

aut alio quouis uno uarioque colore. Ce qui est évidemment démenti par la sensation.

L’ἀδύλαηνλ du corbeau au plumage blanc pourrait avoir un caractère proverbial, toutefois, il ne faut pas exclure, selon l’hypothèse de Robert Brown59, la présence d’une allusion à

l’Hécalé de Callimaque, un poète que Lucrèce, poète doctus, admirait et auquel il faisait parfois allusion, par exemple, très probablement, dans la section précédente du livre II, consacrée à Cybèle (600-660). L’épyllion de Callimaque (fr. 260, 55-61 Pfeiffer = 74, 14-20Hollis) est l’attestation la plus ancienne de la transformation du corbeau du blanc au noir dans le cadre de la légende de Coronis : dans les distiques de Callimaque, la couleur blanche est explicitement comparée à la blancheur du plumage du cygne (εὖηε θόξαμ, ὃ̣ζ̣ λῦλ γε θαὶ ἂλ

54 Comme le souligne à juste titre M. B

RADLEY 2009 : 80-81, Lucrèce reprend dans ces vers un principe qui remonte à Démocrite et qui a été développé par Aristote selon lequel tous les sens peuvent être réduits à des formes de toucher.

55 En relation avec le rapport entre la forme perçue par la vue et la forme perçue par le toucher, A. M

ONET 2003 considère le texte complexe de Philodème à la lumière du livre IV du De rerum natura (230-268). Pour le contenu du papyrus, voir A. MONET 1996 : 55-57.

56 Selon la savante, les colonnes XX-XXI Monet du texte philodémien révèlent également que la couleur est

selon Epicure l’une des propriétés les plus caractéristiques des κνξθαί. Voir G. LEONE 2012 : 100-102.

57 Je m’en tiens à la reconstruction de C. B

AILEY 1947 : 930-931.

58 Les formamenta sont les structures atomiques et non les configurations de chaque atome. Voir A.E

RNOUT&L. ROBIN 19622 : I 321-322.

59R. D. B

(14)

θύθλνηζηλ ἐξίδνη / θαὶ γάιαθη ρξνηὴλ θαὶ θύκαηνο ἄθξῳ ἀώηῳ)60

. Au travers du raffiné ἀδύλαηνλ ornithologique, Lucrèce semble donc vouloir rappeler le modèle de Callimaque au sommet de son effort argumentatif et, peut-être, ainsi placer sa propre recherche des causes des couleurs sous l’égide du grand poète des Αἴηηα61.

7. Fils de pourpre (II, 817-825)

Après une série d’arguments de caractère logique, Lucrèce propose deux arguments conclusifs à caractère empirique. Le premier d’entre eux consiste en une véritable expérience scientifique (II, 826-833)62. Selon Lucrèce, l’observation de la réalité enseigne que lorsque l’on divise un corps en parties menues, quanto in partes res quaeque minutas / distrahitur

magis, on peut voir davantage la couleur s’évanouir, hoc magis est ut cernere possis euanescere / paulatim stinguique colorem. C’est le cas par exemple d’une étoffe de pourpre

que l’on divise en petits morceaux, ut fit ubi in paruas partis discerpitur austrum : la couleur pourpre, qui pourtant est clarissimu’ multo, détissée fil à fil filatim, disparaît complétement,

disperditur omnis. De cette façon, Memmius peut comprendre que les particules se

dépouillent de toute couleur avant de se disperser à l’état d’atomes, prius omnem efflare

colorem / particulas, quam discedant ad semina rerum. Les commentateurs ont évoqué à ce

propos le processus de la πεξηαίξεζηο, qui dérive probablement du domaine de la botanique et qu’Épicure mentionne au paragraphe 54 de la Lettre à Hérodote : dans ce qui change par érosion leζρῆκα, la figure persiste tandis que les autres qualités disparaissent63. Certes, comme l’a bien souligné Diskin Clay64, l’image lucrétienne n’insiste pas sur la permanence

d’une qualité primaire des corps telle que la forme mais cherche à mettre en évidence la nature superficielle des qualités secondaires des concilia, dont les atomes sont dépourvus et dont la raison peut faire abstraction pour parvenir à l’essence la plus profonde de la réalité des choses. Il serait peut-être possible de signaler la proximité entre le procédé mis en œuvre par Lucrèce dans ces vers et un célèbre passage du livre IV (116-122). Dans ce passage, pour expliquer la finesse extrême des εἴδσια, le poète tire du monde des phénomènes l’exemple de réalités extrêmement petites, à savoir des êtres vivants très petits dont il faut imaginer, dans un procédé qui amène graduellement vers les réalités microscopiques, la taille minimale des organes pour comprendre à partir de celle-ci la finesse des primordia de l’anima et de l’animus. Il est intéressant de signaler que dans ce passage, comme l’a récemment découvert Giuliana Leone, Lucrèce s’inspire probablement du livre II du Πεξὶθύζεσο (col. 27, 1-5)65

.

8. Sans son et sans odeur (II 834-841)

Le dernier argument à caractère empirique développé par Lucrèce s’appuie sur une analogie avec des corps qui n’émettent ni sons ni odeurs (II, 834-841) : étant donné que Memmius admet que non omnia corpora uocem / mittere ... neque odorem, il n’attribue pas à toutes les choses des sons et des odeurs, propterea fit / ut non omnibus adtribuas sonitus et

60 Sur l’épisode de Coronis dans l’epyllion callimachéen, voir A.S. H

OLLIS 20092 : 243-256.

61

Sur le rapport très particulier que Lucrèce établit dans le poème avec la poétique callimachéenne, voir, au moins, M. GALE 2007 : 70-74.

62 Sur l’empirisme épicurien voir,au moins, E. A

SMIS 2009, avec les précisions de P.-M. MOREL 2016. Cf. aussi J. GIOVACCHINI 2012. Plus généralement, pour une première approche du problème du rôle que l’expérience joue dans la science ancienne, voir G. LLOYD 1996 : 268-273.

63

Sur le passage de la Lettre à Hérodote, particulièrement complexe du point de vue exégétique, voir F. VERDE

2010 : 148-150, qui, pour ce qui est du phénomène de la πεξηαίξεζηο, renvoie à juste titre au De causis plantarum de Théophraste (V 16, 1-3 e 17, 1-4).

64

D. CLAY 1983 : 163-165.

65 G. L

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odores. De la même façon, étant donné que nous ne pouvons pas discerner omnia, il est

possible de comprendre, scire, que certaines choses sont dépourvues de couleur comme d’autres sont dépourvues d’odeur et de son, quaedam tam constare orba colore / quam sine

odore ullo quaedam sonituque remota. Et un esprit sagace peut connaître celles-ci autant qu’il

peut remarquer celles qui sont dépourvues d’autres qualités, nec minus haec animum

cognoscere posse sagacem / quam quae sunt aliis rebus priuata notare. Dans une sorte de Ring Komposition, qui englobe un effort argumentatif de longue haleine, Lucrèce, qui au

début de la section sur les couleurs avait illustré la possibilité de concevoir des corps dépourvus de couleurs en s’appuyant sur la connaissance tactile des caecigeni, revient finalement sur la possibilité de cognoscere des corps orba colore en exploitant l’analogie avec les sens de l’ouïe et de l’odorat.

9. Les autres qualités secondaires (II, 842-864)

C’est le renvoi aux autres qualités secondaires, telles que les sons et les odeurs, qui permet à Lucrèce d’étendre les conclusions auxquelles il est parvenu à propos des couleurs aux autres qualités des concilia dont les atomes sont dépourvus. Le poète n’a en effet besoin de consacrer que 23 vers (II, 842-864) à ces autres qualités. Dans ces vers, Lucrèce considère la chaleur, le son, la saveur et l’odeur en ne proposant qu’un seul argument, fondé sur une analogie avec les modalités de préparation des essences aromatiques, qui se retrouve déjà dans le Timée de Platon (50e)66. De même que pour fabriquer une essence aromatique on choisit comme base un huile inodore, inolentis oliui / naturam, qui interfèrerait le moins possibles avec autres aromes mélangées, quam minime ut possit mixtos in corpore odores /

concoctosque suo contractans perdere uiro, de même il faut éviter que les atomes influencent

les composés en étant doués de qualités secondaires. En tout cas, ils ne pourraient pas transmettre ces qualités secondaires aux composés dans la mesure où ils ne sont par nature pas capables d’émettre quoi que ce soit, quoniam nihil ab se mittere possunt. La répétition du vers 757 (864) conclut la section sur les qualités secondaires en réaffirmant la conséquence la plus grave que comporte l’attribution de ces qualités aux inmortalia fundamenta de la réalité, conséquence déjà citée par Lucrèce à propos des couleurs, à savoir la réduction du tout à néant.

10. Dans le socle du maître

Les dictadulci quaesita labore concernant le problème de la couleur et des autres qualités secondaires constituent une page d’un grand intérêt dans laquelle Lucrèce se mesure à un aspect important d’un problème crucial de la philosophie épicurienne, à savoir le rapport entre l’expérience sensible de la réalité des agrégats et la compréhension rationnelle de la nature des composantes invisibles de cette réalité. D’un côté, les sens nous révèlent une réalité aux couleurs multiples, que l’art sublime de Lucrèce décrit dans toute sa splendeur changeante, de l’autre, la ratio découvre un fond obscur peuplé de principia caeca, dépourvus de couleur ainsi que de vie, dont la rigueur argumentative du poète dévoile les mécanismes. Selon Démocrite, le premier à pénétrer grâce à la force de sa γλώκεγλεζίε (68 B 11 DK) dans

66 Selon A. S

CHIESARO 1990 : 46-47, Lucrèce considérait que cette analogie, fondée sur le célèbre précédent platonicien, était plus efficace que la répétition du cœur de son argumentation concernant les qualités secondaires, à savoir une nouvelle réaffirmation de l’indestructibilité des atomes. L’attitude du Jardin à l’égard de Platon est généralement polémique : comme on le sait, la doctrine des éléments du Timée fait l’objet d’une critique dans le XIV livre du Πεξὶθύζεσο d’Épicure. Voir à ce propos, après G. LEONE 1984, au moins F. VERDE 2010a. Il ne manque cependant pas de cas où un dialogue plus constructif semble se substituer à la polémique. G. FINE 2014 : 255-256, en découvre un exemple à propos du paradoxe du Ménon. Voir aussi M. CORRADI 2016.

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cette profondeur obscure, seuls les atomes et le vide sont réels, tandis que le spectacle coloré fruit de leurs mouvements et de leurs rencontres n’est que λόκνο, convention, à savoir le résultat d’un point de vue humain et, en tant qu’humain, probablement, trompeur. Face aux résultats sceptiques de la perspective démocritéenne, en comptant sur la solidité de son θαλώλ, Épicure essaie de redonner la vérité, la plénitude de l’être au spectacle coloré que la nature offre à nos sens. Plusieurs détails de son effort nous échappent à cause de la disparition de nombreux textes. Heureusement, Lucrèce, disciple orthodoxe du fondateur du Jardin, nous conserve dans ses lucida carmina les traits fondamentaux de cet effort : dans le sillage de son maître, le poète cherche à résoudre les paradoxes de la vision, réfute des doctrines de philosophes du passé, essaie de parvenir à comprendre la réalité microscopique en détissant fil à fil une étoffe de pourpre ; il n’hésite pas à renoncer à sa vue et à sombrer dans les ténèbres pour saisir les principia obscurs de la réalité et comprendre d’où tirent origine les couleurs multiples des choses. Comme nous l’avons remarqué au début de notre article, son effort continuera à donner ses fruits les plus précieux plusieurs siècles plus tard.

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