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L’esprit de la révolution et de la constitution de la France

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L’esprit de la révolution et de la constitution

de la France

( 1791 )

Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : pierre.palpant@laposte.net

Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul -Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Saint-Just (1767 - 1794)

L’esprit de la révolution et de la constitution de la France (1791)

Paris : Éditions 10/18, Collection Fait et cause Octobre 2003, 120 pages

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte : Times New Roman, 12 points.

Pour les notes de bas de page : Times, 10 points

Édition numérique complétée à Chicoutimi

Le 25 décembre 2003.

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Table des matières

Avant-propos Première partie

Chapitre I Des pressentiments de la Révolution — Chapitre II Des intrigues de cour —

Chapitre III Du peuple et des factions de Paris — Chapitre IV Du Genevois —

Chapitre V De deux hommes célèbres — Chapitre VI De l'Assemblée nationale

Deuxième partie

Chapitre I De la nature de la Constitution française — Chapitre II Des principes de la Constitution française —

Chapitre III Du rapport de la nature et des principes de la Constitution — Chapitre IV De la nature de la démocratie française —

Chapitre V Des principes de la démocratie française — Chapitre VI De la nature de l'aristocratie —

Chapitre VII Du principe de l'aristocratie française — Chapitre VIII De la nature de la monarchie —

Chapitre IX Des principes de la monarchie — Chapitre X Des rapports de tous ces principes — Chapitre XI Conséquences générales —

Chapitre XII De l'opinion publique

Troisième partie : De l’État civil de la France, de ses lois, et de leur rapport avec la Constitution

Chapitre I Préambule —

Chapitre II Comment l'Assemblée nationale de France a fait des lois somptuaires — Chapitre III Des mœurs civiles —

Chapitre IV Du régime féodal — Chapitre V De la noblesse — Chapitre VI De l’éducation —

Chapitre VII De la jeunesse et de l’amour — Chapitre VIII Du divorce —

Chapitre IX Des mariages clandestins — Chapitre X De l’infidélité des époux — Chapitre XI Des bâtards —

Chapitre XII Des femmes — Chapitre XIII Des spectacles — Chapitre XIV Du duel — Chapitre XV Des manières — Chapitre XVI De l'armée de ligne — Chapitre XVII Des gardes nationales —

Chapitre XVIII De la religion des Français et de la théocratie — Chapitre XIX De la religion du sacerdoce —

Chapitre XX Des nouveautés du culte chez les Français — Chapitre XXI Des moines —

Chapitre XXII Du serment — Chapitre XXIII De la Fédération

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Chapitre X De la nature des crimes — Chapitre XI Des supplices et de l'infamie — Chapitre XII De la procédure criminelle — Chapitre XIII Des détentions —

Chapitre XIV De la liberté de la presse — Chapitre XV Du monarque et du ministère — Chapitre XVI Des administrations —

Chapitre XVII Des impôts ; qu'ils doivent être relatifs aux principes de la Constitution — Chapitre XVIII Réflexion sur la contribution patriotique et sur deux hommes célèbres—

Chapitre XIX Des tributs et de l'agriculture—

Chapitre XX Des rentes viagères —

Chapitre XXI De l'aliénation des domaines publics — Chapitre XXII Des assignats —

Chapitre XXIII Des principes des tributs et des impôts — Chapitre XXIV De la capitale —

Chapitre XXV Des lois du commerce — Chapitre XXVI Considérations générales

Cinquième partie : Droit des gens

Chapitre I De l’amour de la patrie — Chapitre II De la paix et de la guerre — Chapitre III Des ambassadeurs —

Chapitre IV Du pacte de famille, des alliances — Chapitre V De l’armée de terre —

Chapitre VI De l’armée navale, des colonies et du commerce—

Chapitre

VII

Des traites—

Chapitre VIII Des forêts—

Chapitre IX Des monuments publics—

Chapitre X Conclusions.

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“ Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons d'aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu'on pût mieux sentir son bonheur... je me croirais le plus heureux des mortels. ”

MONTESQUIEU

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AVANT-PROPOS

table

L'Europe marche à grands pas vers sa révolution, et tous les efforts du despotisme ne l'arrêteront point.

Le destin, qui est l'esprit de la folie et de la sagesse, se fait place au travers des hommes et conduit tout à sa fin. La Révolution de France n'est point le coup d'un moment, elle a ses causes, sa suite et son terme : c'est ce que j'ai essayé de développer.

Je n'ai rien à dire de ce faible essai, je prie qu'on le juge comme si l'on n'était ni français ni européen ; mais qui que vous soyez, puissiez-vous en le lisant aimer le cœur de son auteur ; je ne demande rien davantage, et je n'ai point d'autre orgueil que celui de ma liberté.

Un Anglais m'en donna l'idée ; ce fut M. de Cugnières, de la Société philanthropique de Londres, dans une lettre savante qu'il écrivit à M. Thuillier, secrétaire de la municipalité de Blérancourt, quand elle brûla la déclaration du clergé.

Tant d'hommes ont parlé de cette révolution, et la plupart n'en ont rien dit. Je

ne sache point que quelqu'un, jusqu'ici, se soit mis en peine de chercher dans le

fond de son cœur ce qu'il avait de vertu pour connaître ce qu'il méritait de

liberté. Je ne prétends faire le procès à personne ; tout homme fait bien de

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penser ce qu'il pense, mais quiconque parle ou écrit doit compte de sa vertu à la cité.

Il y eut sans cesse en France, pendant cette révolution, deux partis obstinés, celui du peuple, qui, voulant combler de puissance ses législateurs, aimait les fers qu'il se donnait lui-même ; celui du prince, qui, se voulant élever au-dessus de tous, s'embarrassait moins de sa propre gloire que de sa fortune. Au milieu de ces intérêts, je me suis cherché moi-même ; membre du souverain, j'ai voulu savoir si j'étais libre, et si la législation méritait mon obéissance ; dans ce dessein, j'ai cherché le principe et l'harmonie de nos lois, et je ne dirai point, comme Montesquieu, que j'ai trouvé sans cesse de nouvelles raisons d'obéir, mais que j'en ai trouvé pour croire que je n'obéirais qu'à ma vertu.

Qui que vous soyez, ô législateurs, si j'eusse découvert qu'on pensait à m'assujettir, j'aurais fui une patrie malheureuse, et je vous eusse accablés de malédictions.

N'attendez de moi ni flatterie, ni satire ; j'ai dit ce que j'ai pensé de bonne foi. Je suis très jeune, j'ai pu pécher contre la politique des tyrans, blâmer des lois fameuses et des coutumes reçues ; mais parce que j'étais jeune, il m'a semblé que j'en étais plus près de la nature.

Comme je n'ai point eu le dessein de faire une histoire, je ne suis point entré dans certains détails sur les peuples voisins. Je n'ai parlé du droit public de l'Europe que quand ce droit public intéressait celui de la France. Je remarquerai ici toutefois que les peuples n'ont envisagé la révolution des Français que dans ses rapports avec leur change et leur commerce, et qu'ils n'ont point calculé les nouvelles forces qu'elle pourrait prendre de sa vertu.

*

* *

(8)

PARTIE

CHAPITRE PREMIER

DES PRESSENTIMENTS DE LA RÉVOLUTION

table

Les révolutions sont moins un accident des armes qu'un accident des lois.

Depuis plusieurs siècles la monarchie nageait dans le sang et ne se dissolvait pas. Mais il est une époque dans l'ordre politique où tout se décompose par un germe secret de consomption ; tout se déprave et dégénère ; les lois perdent leur substance naturelle et languissent ; alors, si quelque peuple barbare se présente, tout cède à sa fureur, et l'État est régénéré par la conquête. S'il n'est point attaqué par les étrangers, sa corruption le dévore et le reproduit. Si le peuple a abusé de sa liberté, il tombe dans l'esclavage ; si le prince a abusé de sa puissance, le peuple est libre.

L'Europe, qui par la nature de ses rapports politiques n'a point encore de conquérant à redouter, n'éprouvera de longtemps que des révolutions civiles.

Depuis quelques siècles la plupart des empires de ce continent ont changé de

lois et le reste en changera bientôt. Après Alexandre de Macédoine et le Bas-

Empire, comme il n'y avait plus de droits des gens, les nations ne changèrent

que de rois.

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Le nerf des lois civiles de France a maintenu la tyrannie depuis la découverte du Nouveau Monde ; ces lois ont triomphé des mœurs et du fanatisme ; mais elles avaient besoin d'organes qui les fissent respecter ; ces organes étaient les parlements ; ces parlements, s'étant dressés contre la tyrannie, l'ont entraînée.

Le premier coup porté à la monarchie est sorti de ces tribunaux ; on sait tout.

Il faut ajouter à cela que le génie de quelques philosophes de ce siècle avait remué le caractère public, et formé des gens de bien, ou des insensés également fatals à la tyrannie ; qu'à force de mépriser les grands on commençait à rougir de l'esclavage ; que le peuple ruiné d'impôts s'irritait contre des lois extravagantes, et que ce peuple fut heureusement enhardi par de faibles factions.

Un peuple accablé d'impôts craint peu les révolutions et les barbares.

La France regorgeait de mécontents prêts au signal, mais l'égoïsme des uns, la lâcheté des autres, la fureur du despotisme dans les derniers jours, la foule des pauvres qui mangeaient la cour, le crédit et la crainte des créanciers, le vieil amour des rois, le luxe et la frivolité des petits, et l'échafaud ; toutes ces causes réunies arrêtaient l'insurrection.

La misère et les rigueurs de l'année 1788 émurent la sensibilité. Les calamités et les bienfaits unirent les cœurs ; on osa se dire qu'on était malheureux, on se plaignit.

La sève des vieilles lois se perdait tous les jours. Le malheur de Kornman indigna Paris. Le peuple se passionnait par fantaisie et par conformité pour tout ce qui ressentait l'infortune. On détesta les grands qu'on enviait. Les grands s'indignèrent contre les cris du peuple. Le despotisme devient d'autant plus violent qu'il est moins respecté ou qu'il s'affaiblit. M. de Lamoignon qui redoutait les parlements les supprima, les fit regretter : ils se rétablirent. M.

Necker vint après, qui multiplia les administrations pour accréditer les impôts,

qui se fit adorer, appela les États, rendit le peuple altier, les grands jaloux, et mit

tout en feu : on bloqua Paris ; c'est alors que l'épouvante, le désespoir et

l'enthousiasme saisirent les âmes ; le malheur commun ligua la force commune ;

on osa jusqu'à la fin, parce qu'on avait osé d'abord ; l'effort ne fut point grand, il

fut heureux ; le premier éclat de la révolte renversa le despotisme. Tant il est

vrai que les tyrans périssent par la faiblesse des lois qu'ils ont énervées.

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CHAPITRE II

DES INTRIGUES DE COUR

table

La multitude est rarement trompée. Louis, simple au milieu du faste, ami de l'économie plutôt qu'économe, ami de la justice sans qu'il pût être juste, quoi qu'on ait dit, quoi qu'on ait fait, a toujours été cru tel. Le peuple furieux criait dans Paris : Vive Henri IV, vive Louis XVI, périssent Lamoignon et les ministres !

Louis régnait en homme privé ; dur et frugal pour lui seul, brusque et faible avec les autres, parce qu'il pensait le bien, il croyait le faire. Il mettait de l'héroïsme aux petites choses, de la mollesse aux grandes ; chassait M. de Montbarey du ministère pour avoir donné secrètement un somptueux repas, voyait de sang-froid toute sa cour piller la finance, ou plutôt ne voyait rien, car sa sobriété n'avait fait que des hypocrites ; tôt ou tard cependant il savait tout, mais il se piquait davantage de passer pour observateur que d'agir en roi.

Autant le peuple juste appréciateur voyait-il qu'on jouait Louis et qu'on le

jouait lui-même, autant le chérissait-il par malignité envers la cour. La cour et le

ministère qui tenaient le gouvernement, sapés par leur propre dépravation, par

l'abandon du souverain et par le mépris de l'État, furent à la fin ébranlés et la

monarchie avec eux.

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Marie-Antoinette plutôt trompée que trompeuse, plutôt légère que parjure, appliquée tout entière aux plaisirs, semblait ne régner point en France, mais à Trianon.

Monsieur avait pour toutes vertus un assez bon esprit ; parce qu'il n'était point fin, il ne fut point dupe.

La duchesse Jules de Polignac, seule rusée, trompa la cour, le ministère, le peuple, la reine, et s'enrichit ; elle cachait le crime sous la frivolité, fit des horreurs en riant, déprava les cœurs qu'elle voulait séduire, et noya son secret dans l'infamie.

Je passe sous silence le caractère de tant d'hommes qui n'en avaient point.

L'imprudence et les folies du ministre de Calonne ; les sinuosités, l'avarice de M. de Brienne. L'esprit de la cour était un problème : on n'y parlait que de mœurs, de débauches et de probité, de modes, de vertus, de chevaux ; je laisse à d'autres l'histoire des courtisanes et des prélats, bouffons de cour ; la calomnie tuait l'honneur, le poison tuait la vie des gens de bien ; Maurepas et Vergennes moururent ; ce dernier surtout chérit le bien qu'il ne sut pas faire ; c'était un satrape vertueux ; la cour après sa mort n'offrit plus qu'un torrent d'impudicités, de scélératesses, de prodigalités qui acheva la ruine des maximes. La bassesse des courtisans se peut à peine concevoir ; la politesse couvrait les plus lâches forfaits : la confiance et l'amitié naissaient de la honte de se connaître, de l'embarras de se tromper ; la vertu était un ridicule :l'or se vendait à l'opprobre ; l'honneur se pesait ensuite au poids de l'or ; le bouleversement des fortunes était incroyable. La cour et la capitale changeaient tous les jours de visages par la nécessité de fuir les créanciers, ou de cacher sa vie ; l'habit doré changeait de mains ; parmi ceux qui l'avaient porté, l'un était aux galères, l'autre en pays étranger, et l'autre était allé vendre ou pleurer le champ de ses pères. C'est ainsi que la famille des Guémené engloutit la cour, acheta, vendit les faveurs, disposa des emplois, et tomba ensuite par l'orgueil comme elle s'était élevée par la bassesse ; l'avidité du luxe tourmentait le commerce et mettait aux pieds des riches la foule des artisans. C'est ce qui maintint le despotisme, mais le riche ne payait point, et l'État perdait en force ce qu'il gagnait en violence.

La postérité se pourra figurer à peine combien le peuple était avide, avare, frivole ; combien les besoins que sa présomption lui avait forgés le mettaient dans la dépendance des grands ; en sorte que les créances de la multitude étant hypothéquées sur les grâces de la cour, sur les fourberies des débiteurs, la tromperie allait par reproduction jusqu'au souverain, descendait ensuite du souverain jusque dans les provinces, et formait dans l'état civil une chaîne d'indignités.

Tous les besoins étaient extrêmes, impérieux, tous les moyens étaient

atroces.

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CHAPITRE III

DU PEUPLE ET DES FACTIONS DE PARIS

table

Je n'ai rien dit de quelques hommes distingués par leur naissance, parce qu'ils n'avaient d'autres vues que de satisfaire à leurs folles dépenses. La cour était une nation évaporée qui ne songeait pas, comme on l'a prétendu, à établir une aristocratie, mais à subvenir aux frais de ses débauches. La tyrannie existait, ils ne firent qu'en abuser. Ils épouvantèrent imprudemment tout le peuple à la fois par des mouvements de corps d'armée ; la famine s'y joignit ; elle venait de la stérilité de l'année et de l'exportation des blés. M. Necker inventa ce remède pour nourrir le Trésor public, que cet homme de finance regardait comme la patrie. La famine révolta le peuple ; la détresse mit le trouble à la cour. On crai- gnait Paris, qui chaque jour devenait plus factieux par l'audace des écrivains, l'embarras des ressources, et parce que la plupart des fortunes étaient noyées dans la fortune publique.

Ce qu'on appelait la faction d'Orléans provenait de l'envie qu'excitait à la cour l'opulence, l'économie et la popularité de cette maison. On lui soupçonnait un parti, parce qu'elle s'éloignait de Versailles. On fit tout pour la perdre, parce qu'on ne la put point apprivoiser.

La Bastille est abandonnée et prise, et le despotisme, qui n'est que l'illusion

des esclaves, périt avec elle.

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Le peuple n'avait point de mœurs, mais il était vif. L'amour de la liberté fut une saillie, et la faiblesse enfanta la cruauté. Je ne sache pas qu'on ait vu jamais, sinon chez des esclaves, le peuple porter la tête des plus odieux personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le cœur et le manger ; la mort de quelques tyrans à Rome fut une espèce de religion.

On verra un jour, et plus justement peut-être, ce spectacle affreux en Amérique ; je l'ai vu dans Paris, j'ai entendu les cris de joie du peuple effréné qui se jouait avec des lambeaux de chair en criant : Vive la liberté, vivent le roi et M. d'Orléans.

Le sang de la Bastille cria dans toute la France ; l'inquiétude auparavant irrésolue se déchargea sur les détentions et le ministère. Ce fut l'instant public comme celui où Tarquin fut chassé de Rome. On ne songea point au plus solide des avantages, à la fuite des troupes qui bloquaient Paris ; on se réjouit de la conquête d'une prison d'État. Ce qui portait l'empreinte de l'esclavage dont on était accablé frappait plus l'imagination que ce qui menaçait la liberté qu'on n'avait pas ; ce fut le triomphe de la servitude. On mettait en pièces les portes des cachots, on pressait les captifs dans leurs chaînes, on les baignait de pleurs, on fit de superbes obsèques aux ossements qu'on découvrit en fouillant la forte- resse ; on promena des trophées de chaînes, de verrous et d'autres harnois d'esclaves. Les uns n'avaient point vu la lumière depuis quarante années, leur délire était intéressant, tirait des larmes, perçait de compassion ; il semblait qu'on eût pris les armes pour les lettres de cachet. On parcourait avec pitié les tristes murailles du fort couvertes d'hiéroglyphes plaintifs. On y lisait celui-ci : Je ne reverrai donc plus ma pauvre femme, et mes enfants, 1702 !

L'imagination et la pitié firent des miracles ; on se représentait combien le despotisme avait persécuté nos pères, on plaignait les victimes ; on ne redoutait plus rien des bourreaux.

L'emportement et la sotte joie avaient d'abord rendu le peuple inhumain, son attentat le rendit fier, sa fierté le rendit jaloux de sa gloire ; il eut un moment des mœurs, il désavoua les meurtres dont il avait souillé ses mains, et fut assez heureusement inspiré soit par la crainte, soit par l'insinuation des bons esprits, pour se donner des chefs et pour obéir.

Tout était perdu si les lumières et l'ambition de quelques-uns n'eussent dirigé l'embrasement qui ne se pouvait plus éteindre.

Si M. d'Orléans avait eu sa faction, il se serait mis alors à sa tête, eût effrayé

et ménagé la cour, comme le pratiquèrent quelques autres. Il n'en fit rien, si ce

n'est comme on l'a dit, qu'il comptait sur le meurtre de la famille royale, comme

il faillit à se commettre quand Paris courut à Versailles. Toutefois, pour peu

qu'on juge sainement des choses, les révolutions de ce temps n'offrent partout

qu'une guerre d'esclaves imprudents qui se battent avec leurs fers et marchent

enivrés.

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Le peuple est un éternel enfant ; il fit avec respect obéir ses maîtres et leur obéit après avec fierté ; il fut plus soumis dans ces moments de gloire qu'il n'avait jamais été rampant autrefois. Il était avide de conseils, affamé de louanges et modeste ; la crainte lui fit oublier qu'il était libre ; on n'osait plus s'arrêter ni se parler dans les rues ; on prenait tout le monde pour des conspirateurs ; c'était la jalousie de la liberté.

Le principe était posé, rien n'arrêta ses progrès ; parce que le despotisme n'était plus, qu'il était dispersé, que ses ministres avaient pris la fuite, et que la frayeur agitait leurs conseils.

Le corps des électeurs de Paris, plein d'hommes désespérés, perdus de

misère et de luxe, souleva beaucoup de peuple. Cette faction n'eut point de

principes déterminés et ne pensa point à s'en donner ; aussi passa-t-elle avec le

délire de la Révolution ; elle eut des vertus, de la fermeté même et de la

constance un moment ; on se rappelle avec respect l'héroïsme de Thuriot de La

Rosière qui fut sommer le gouverneur de la Bastille ; et le grand de Saint-René

qui fit fuir vingt mille hommes de l'Hôtel de Ville, en se faisant apporter de la

poudre et du feu ; et Duveyrier, et du Faulx, ce sage vieillard qui écrivit ensuite

l'histoire de la Révolution. Ceux-là n'étaient point factieux. Plusieurs autres

s'enrichirent, c'est tout ce qu'ils voulaient ; le petit nombre des gens de bien

s'éloigna bientôt, et le reste se dissipa, chargé d'épouvante et de butin.

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Première partie

CHAPITRE IV

DU GENEVOIS

table

Le crédit du Genevois se mourait tous les jours, la fortune avait trompé sa politique et son assurance ; les plus sages desseins des hommes cachent souvent un écueil qui les renverse, et par un contrecoup inattendu change tout, les entraîne et les confond eux-mêmes.

S'il est vrai que la vertu véritable se reconnaît au soin qu'elle prend de se

cacher, quoi de plus suspect que l'intempérant amour du Genevois pour le

monarque et le peuple. Cet homme avait senti qu'il ne pouvait prendre un parti

plus solide : la cour tombait ; ni de parti plus naturel : il était plébéien ; il

ramassa toutes ses forces quand il s'agit d'états généraux ; on peut dire qu'il

porta le coup mortel à la tyrannie par la représentation égale des trois ordres. Sa

joie fut profonde alors de son renvoi, je ne sais à quoi n'atteignit point son espé-

rance ; en effet, comme il se l'était prédit, son retour fut celui d'Alexandre à

Babylone ; le poids de sa gloire écrasa ses ennemis et lui-même. Il mit moins de

vertu que d'orgueil à sauver la France. Il fut bientôt haï dans le fond des cœurs,

comme un fabricateur d'impôts. L'Assemblée nationale, sous couleur d'honorer

ses lumières, l'abaissa par ce moyen, et profita elle-même de sa confiance et de

sa vanité. Le peuple le perdit de vue ; Paris avait repris courage ; deux hommes

prodigieux remplissaient tous les esprits ; l'Assemblée nationale marchait à

grands pas ; le Genevois, circonscrit dans le ministère, en fut craint, et devint

enfin indifférent à tout le monde ; il avait manqué son coup ; il ne fut plus qu'un

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Il porta l'ambition jusqu'au désintéressement comme le laboureur s'épuise

pour le champ qu'il veut un jour moissonner ; l'insurrection l'a renversé, parce

qu'elle éleva tous les cœurs au-dessus de lui, et au-dessus d'eux-mêmes. Je crois

que s'il ne fut point revenu, il eût asservi la Suisse sa patrie.

(17)

Première partie

CHAPITRE V

DE DEUX HOMMES CÉLÈBRES

table

Quiconque après une sédition aborde le peuple avec franchise, et lui promet l'impunité, l'épouvante et le rassure, plaint ses malheurs et le flatte, celui-là est roi.

Le chef-d'œuvre de cette vérité, c'est que deux hommes aient pu régner ensemble. La frayeur de tous les éleva, leur faiblesse commune les unit.

Le premier, qui avait été vertueux au commencement, s'étourdit ensuite de sa fortune, et forma de hardis desseins. Chacun s'emparait d'un débris : tout- puissant à l'Hôtel de Ville, il jouissait à l'Assemblée nationale d'un crédit tranquille et tyrannisait avec douceur ; en le voyant chatouiller le peuple, manier tout avec mollesse, cacher son génie, et tromper l'opinion au point de passer pour un homme faible et peu à craindre, on ne reconnaissait plus la hauteur qu'il avait montrée à Versailles.

Le second fut plus altier ; ce caractère convenait mieux à son emploi ; il fut pourtant gracieux, faux avec empressement, courtisan naïf, vain avec simplicité, et put tout en ne voulant rien.

La coalition de ces deux personnages fut remarquable quelques instants :

l'un avait le gouvernement, l'autre la force publique. Tous deux fomentaient les

lois qui servaient leur ambition, ils donnaient tous les mouvements dans Paris,

jouaient en public le rôle dont ils convenaient en particulier, et traitaient la cour

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adroitement des récompenses pour ses vainqueurs, et mirent partout en opposition leur zèle présomptueux avec la tiédeur prudente des communes.

Toujours ils précipitaient le peuple, toujours l'Assemblée le modéraient sagement ; c'est que les premiers voulaient régner par le peuple et que les seconds voulaient que le peuple régnât par eux.

L'Assemblée, qui pénétrait les hommes, s'apercevant qu'on lui voulait faire trop sentir le prix de l'insurrection de la capitale, temporisa tant qu'elle vit les esprits inquiets, mit bientôt les factions sous le joug, et se servit de leurs propres forces pour les abattre.

Le sang-froid des communes fut pour ces deux hommes ce que le génie et la défiance de Tibère furent autrefois pour Séjan.

Je laisse à penser quelle était la période de leur ambition, si la patience ne l'eut consumée.

Les districts de Paris formaient une démocratie qui eût tout bouleversé, si au lieu d'être la proie des factieux ils se fussent conduits avec leur propre esprit.

Celui des Cordeliers, qui s'était rendu le plus indépendant, fut aussi le plus

persécuté par ces héros du jour, parce qu'il contrariait leurs projets.

(19)

Première partie

CHAPITRE VI

DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

table

C'est un phénomène inouï dans le cours des événements, qu'à l'époque où tout était confus, les lois civiles sans force, le monarque abandonné, le ministère évaporé, il se soit trouvé un corps politique, faible rejeton de la monarchie confondue, qui prit en main les rênes, trembla d'abord, s'affermit, affermit tout, engloutit les partis, et fit tout trembler ; qui fut suivi dans sa politique, constant au milieu des changements ; agit avec adresse en commençant avec fermeté ensuite, enfin avec vigueur, et toujours avec prudence.

Il faut voir avec quelle pénétrante sagesse l'Assemblée nationale s'est élevée, par quel art elle a dompté l'esprit public, comment, environnée de pièges, déchirée jusque dans son sein, elle a prospéré de plus en plus ; comment elle a ingénieusement enchaîné le peuple de sa liberté, l'a étroitement lié à la constitution en érigeant ses droits en maximes, et en séduisant ses passions ; comment elle a tiré des lumières et des vanités de ce temps le même parti que tira Lycurgue des mœurs du sien ; il faut voir avec quelle prévoyance elle a jeté ses principes, en sorte que le gouvernement a changé de substance et que rien n'en saurait plus arrêter la sève.

C'est vainement aussi que quelques-uns luttent contre cette prodigieuse

législation qui ne pèche que dans quelques détails ; quand l'État a changé de

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rigides que dominait le goût du bien, et d'esprits exquis qu'éclairait le goût de la vérité. Le secret de sa marche toute découverte fut impénétrable en effet, c'est pourquoi le peuple inconsidéré ploya sous une raison supérieure qui le conduisait malgré lui ; tout était fougue et faiblesse dans ses desseins, tout était force et harmonie dans les lois.

Nous allons voir quelle fut la suite de ces heureux commencements.

*

* *

(21)

SECONDE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

DE LA NATURE

DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE

table

Un État qui fut libre d'abord, comme la Grèce avant Philippe de Macédoine, qui perd ensuite sa liberté, comme la Grèce la perdit sous ce prince, fera de vains efforts pour la reconquérir ; le principe n'est plus ; la lui rendît-on même comme la politique romaine la rendit aux Grecs, l'offrit à Cappadoce pour affaiblir Mithridate, et comme la politique de Sylla la voulut rendre à Rome elle- même, c'est inutilement ; les âmes ont perdu leur moelle, je puis ainsi parler, et ne sont plus assez vigoureuses pour se nourrir de liberté ; elles en aiment encore le nom, la souhaitent comme l'aisance et l'impunité, et n'en connaissent plus la vertu.

Au contraire, un peuple esclave qui sort soudain de la tyrannie n'y rentre

point de longtemps ; parce que la liberté a trouvé des âmes neuves, incultes,

violentes, qu'elle les élève par des maximes qu'elles n'ont jamais senties, qui les

transportent, et qui, quand on en a perdu l'aiguillon, laissent le cœur lâche,

orgueilleux, indifférent, au lieu que l'esclavage le rendait seulement timide.

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exécutrice.

Là où il y aurait une parfaite démocratie, ce qui est la liberté outrée, point de monarchie ; là où il n'y aurait eu qu'une aristocratie, point de lois constantes ; là où le prince eût été ce qu'il était autrefois, point de liberté.

Il fallait que les pouvoirs fussent tellement modifiés que ni le peuple, ni le corps législatif, ni le monarque ne prissent un ascendant tyrannique. Il fallait un prince dans ce vaste empire ; la république ne convient qu'à un territoire étroit.

Quand Rome s'agrandit, elle eut besoin de magistrats dont l'autorité fut immense.

La France s'est rapprochée de l'État populaire autant qu'elle l'a pu, et n'a pris de la monarchie que ce qu'elle ne pouvait point n'en pas prendre ; toutefois la puissance exécutrice est restée suprême, afin de ne pas brusquer l'amour des rois.

Quand Codros mourut, les bons esprits qui voulaient fonder la liberté

déclarèrent Jupiter roi d'Athènes.

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Deuxième partie

CHAPITRE II

DES PRINCIPES

DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE

table

Les anciens législateurs avaient tout fait pour la république, la France a tout fait pour l'homme.

La politique ancienne voulait que la fortune de l'État retournât aux particuliers, la politique moderne veut que le bonheur des particuliers retourne à l'État. La première rapportait tout à la conquête, parce que l'État était petit, entouré de puissances, et que de son destin dépendait le destin des individus ; la seconde ne tend qu'à la conservation, parce que l'État est vaste, et que du destin des individus dépend le destin de l'empire.

Plus les républiques ont un territoire étroit, plus les lois doivent être sévères, parce que les périls sont plus fréquents, les mœurs plus ardentes, et qu'un seul peut entraîner tout le monde. Plus la république est étendue, plus les lois doivent être douces, parce que les périls sont rares, les mœurs calmes, et que tout le monde se porterait vers un seul.

Les rois ne purent tenir contre la sévérité des lois de Rome naissante ; cette sévérité, quoique excessivement émoussée, rétablit les rois dans Rome agrandie.

Les droits de l'homme auraient perdu Athènes ou Lacédémone ; là, on ne connaissait que sa chère patrie, on s'oubliait soi-même pour elle. Les droits de l'homme affermissent la France ; ici la patrie s'oublie pour ses enfants.

Les vieux républicains se dévouaient aux fatigues, au carnage, à l'exil, à la

mort, pour l'honneur de la patrie ; ici la patrie renonce à la gloire pour le repos

de ses enfants, et ne leur demande que la conservation.

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CHAPITRE III

DU RAPPORT DE LA NATURE ET DES PRINCIPES DE LA CONSTITUTION

table

Si la démocratie de France ressemblait à celle que les Anglais tâchèrent d'établir vainement, parce que le peuple n'était que présomptueux ; si son aristocratie était celle de la Pologne, dont la violence est le principe ; si sa monarchie tenait de la plupart de celles de l'Europe, où la volonté du maître est l'unique loi, le choc de ces pouvoirs les aurait bientôt détruits ; c'est ce qu'ont pensé ceux qui prétendent qu'ils se déchireront un jour. Mais je prie qu'on examine combien est saine la complexion de la France ; la présomption n'est point l'âme de la démocratie, mais la liberté modérée ; la violence n'est point le ressort de son aristocratie, mais l'égalité des droits ; la volonté n'est point le mobile de sa monarchie, mais la justice.

De la nature de la liberté

La nature de la liberté est qu'elle résiste à la conquête et à l'oppression ;

conséquemment elle doit être passive. La France l'a bien senti ; la liberté qui

conquiert doit se corrompre ; j'ai tout dit.

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De la nature de l'égalité

Celle qu'institua Lycurgue, qui partagea les terres, maria les filles sans dot, ordonna que tout le monde prendrait ses repas en public et se couvrirait du même vêtement, une telle égalité relative à l'utile pauvreté de la république n'eût amené en France que la révolte ou la paresse ; l'égalité des droits politiques seule était sage dans cet État où le commerce est une partie du droit des gens, comme je le dirai ailleurs. L'égalité naturelle est bonne là où le peuple est despote et ne paye pas de tributs. Qu'on suive les conséquences d'une pareille condition par rapport à une constitution mixte.

De la nature de la justice

La justice est rendue en France au nom du monarque, protecteur des lois, non par la volonté mais par la bouche du magistrat, ou de l'ambassadeur, et celui qui a prévariqué n'a point offensé le monarque, mais la patrie.

Du principe de la liberté

La servitude consiste à dépendre de lois injustes ; la liberté, de lois raisonnables ; la licence, de soi-même. Je savais bien que les Belges ne seraient point libres, ils ne se donnèrent point de lois.

Du principe de l'égalité

L'esprit de l'égalité n'est point que l'homme puisse dire à l'homme : je suis aussi puissant que toi. Il n'y a point de puissance légitime ; ni les lois ni Dieu même ne sont des puissances, mais seulement la théorie de ce qui est bien.

L'esprit de l'égalité est que chaque individu soit une portion égale de la souveraineté, c'est-à-dire du tout.

Du principe de la justice

Elle est l'esprit de tout ce qui est bon, et le comble de la sagesse, qui, sans elle, n'est qu'artifice et ne peut longtemps prospérer. Le fruit le plus doux de la liberté, c'est la justice, elle est la gardienne des lois, les lois sont la patrie. Elle entretient la vertu parmi le peuple et la lui fait aimer ; au contraire, si le gouvernement est inique, le peuple qui n'est juste qu'autant que les lois le sont et il y intéressent devient trompeur et n'a plus de patrie.

Je ne sache point que le but politique d'aucune constitution ancienne ou

moderne ait été la justice et l'ordre intérieur ; la première qui l'ait eu en vue est

celle de France ; toutes les autres, portées vers la guerre, la domination et l'or,

nourrissaient le germe de leur destruction ; la guerre, la domination et l'or les ont

corrompues ; le gouvernement est devenu sordide, le peuple, avare et fou.

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Deuxième partie

CHAPITRE IV

DE LA NATURE

DE LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE

table

Les communes de France avaient à prendre leur route entre deux écueils ; ou il fallait que la diversité des ordres mît la puissance législative dans la représentation de ces ordres ; si les deux premiers avaient dominé, le gouver- nement eût été despotique ; si le dernier eut pris le dessus, le gouvernement aurait été populaire ; ou il fallait que tous les ordres confondus n'en formassent qu'un seul, ou plutôt n'en fissent point du tout, que le peuple fût son propre intermédiaire, alors il était libre et souverain.

Les ordres étaient plus propres à la tyrannie qu'une représentation nationale ; dans l'une le maître est le principe de l'honneur politique, dans l'autre le peuple est le principe de la vertu ; mais alors le législateur a besoin de tout son génie pour organiser la représentation de sorte qu'elle dérive, non point de la constitution, mais de son principe, sans quoi l'on ferait une aristocratie de tyrans.

Le principe était la liberté, la souveraineté ; c'est pourquoi on n'a point mis

de degré immédiat entre les assemblées primaires et la législature, et au lieu de

régler la représentation par les corps judiciaires ou administratifs, on l'a réglée

par l'étendue de l'État, le nombre des sujets, leur richesse, ou par le territoire, la

population, les tributs.

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Deuxième partie

CHAPITRE V

DES PRINCIPES

DE LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE

table

Les démocraties anciennes n'avaient pas de lois positives ; ce fut ce qui les éleva d'abord au comble de la gloire qui s'acquiert par les armes ; mais ce fut ce qui brouilla tout enfin ; quand le peuple était assemblé, le gouvernement n'avait plus de forme absolue, tout se mouvait au gré des harangueurs ; la confusion était la liberté ; tantôt le plus habile, tantôt le plus fort l'emportait. Ce fut ainsi que le peuple de Rome dépouilla le sénat, et que les tyrans dépouillèrent le peuple d'Athènes et de Syracuse.

Le principe de la démocratie française est l'acceptation des lois et le droit de suffrage ; le mode de l'acceptation est le serment ; la perte des droits de citoyen attachée au refus de le prêter n'est point une peine, elle n'est que l'esprit du refus.

Ce serment n'est qu'une pure acceptation des lois. On ne peut exiger d'elles le

caractère qu'on leur refuse, qu'on leur ôte à elles-mêmes. On a dit que

l'acceptation du roi ne valait rien, et qu'un jour le peuple demanderait compte

des droits de l'homme et de la liberté. Mais, qu'est-ce donc que le serment que le

peuple a prêté ? Sans doute une telle acceptation est plus sainte, plus libre, et

plus certaine que l'acclamation des assemblées : l'acceptation dépend du roi, lui

seul il est le souverain, nous sommes encore ses esclaves.

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le secret à Rome étouffa la vertu, parce que la liberté déclinait ; il eut en France un bon effet, la liberté ne faisait que de naître. Le peuple était esclave des riches, on avait l'habitude d'être flatteur et vil ; le grand nombre des créanciers intimidait ; les assemblées étaient trop peu nombreuses, les engagements trop connus, trop multipliés. La publicité des suffrages eût fait un peuple d'ennemis ou d'esclaves.

On promit à beaucoup de fripons ; peu eurent les voix ; il y en eut pourtant.

La voie du sort eût étouffé l'émulation ; elle convenait peut-être aux offices municipaux, mais elle eût terni l'honneur politique qui les faisait respecter ; elle ne convenait point aux magistratures judiciaires, parce qu'il importe que les juges soient habiles. La voie du sort n'est bonne que dans la république, là où régnerait la liberté individuelle.

Comme le principe des suffrages est la souveraineté, toute loi qui pourrait l'altérer est tyrannie. Le droit que s'arrogent les administrations de transférer les assemblées hors de leur territoire est tyrannie. Le pouvoir que s'attribuent les administrations d'envoyer aux assemblées du peuple des commissaires ou d'y prendre un rang est tyrannie ; ils font taire la liberté qui en est la vie, en y rappelant la décence et le calme qui en sont la mort. Un commissaire est un sujet dans les assemblées du peuple ; s'il y parle, il doit être puni ; le glaive frappait à Athènes les étrangers qui se mêlaient dans les comices ; ils violaient le droit de souveraineté.

Tout ce qui porte atteinte à une constitution libre est un crime affreux, la moindre tache gagne tout le corps. Il n'est rien de plus doux pour l'oreille de la liberté que le tumulte et les cris d'une assemblée du peuple ; là s'éveillent les grandes âmes ; là se démasquent les indignités ; là le mérite éclate dans toute sa force ; là tout ce qui est faux fait place à la vérité.

Le silence des comices est la langueur de l'esprit public ; le peuple est corrompu ou peu jaloux de sa gloire.

Il y avait à Athènes un tribunal qui exerçait la censure sur les élections ; cette censure est en France exercée par les administrations ; mais il ne faut pas confondre la liberté avec la qualité des élus, l'un est du ressort de la liberté, l'autre est du ressort de sa gloire, l'un est la souveraineté, l'autre est la loi.

Elle proscrit l'étranger qui ne peut aimer une patrie où il n'a point d'intérêts,

l'infâme qui a déshonoré la cendre de son père en renonçant au droit de lui

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succéder, le débiteur insolvable qui n'a plus de patrie, l'homme qui n'a point vingt-cinq ans dont l'âme n'est point sevrée ; celui qui ne paye point le tribut relatif à l'activité, parce qu'il vit en citoyen du monde.

La censure des élections est bornée à l'examen de ces qualités ; elle s'exerce

sur celui qui est élu, non point sur celui qui élit ; le choix n'est point violé par le

censeur, il est examiné par la loi.

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CHAPITRE VI

DE LA NATURE DE L'ARISTOCRATIE

table

Quelqu'un a dit que la division des classes troublait le sens de cet article des droits de l'homme : Il n'y aura d'autre différence entre les hommes que celle des vertus et des talents. On pouvait dire aussi que les vertus et les talents blessaient l'égalité naturelle, mais de même que le prix qu'on y attache est relatif à la convention sociale, de même la division des classes est relative à la convention politique.

L'égalité naturelle était blessée à Rome, où, selon Denys d'Halicarnasse, le peuple était divisé en cent quatre-vingt-treize centuries inégales, qui n'avaient chacune qu'un suffrage, quoiqu'elles fussent moins nombreuses à proportion des richesses, de l'aisance, de la médiocrité, de l'indigence.

L'égalité naturelle est conservée en France ; tous participent également de la

souveraineté par la condition uniforme du tribut qui règle le droit de suffrage ;

l'inégalité n'est que dans le gouvernement, tous peuvent élire, tous ne peuvent

être élus ; la classe tout à fait indigente est peu nombreuse ; qui ne paye point de

tributs n'est point frappé de stérilité ; elle est condamnée à l'indépendance ou à

l'émulation, et jouit des droits sociaux de l'égalité naturelle, la sûreté et la

justice.

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Si la condition du tribut n'eut déterminé l'aptitude aux emplois, la constitution eût été populaire et anarchique ; si la condition eut été forte et unique, l'aristocratie eût dégénéré en tyrannie ; les législateurs ont dû prendre un milieu qui ne décourageât pas la pauvreté, et rendit inutile l'opulence.

Cette inégalité n'offense point les droits naturels, mais seulement les prétentions sociales.

Pour établir dans la république l'égalité naturelle, il faut partager les terres et réprimer l'industrie.

Si l'industrie est libre, elle est la source d'où découlent les droits politiques, et alors l'inégalité de fait produit une ambition qui est la vertu.

On a dit que là où les pouvoirs ne seraient pas séparés, il n'y aurait pas de constitution ; on pouvait ajouter que là où les hommes seraient socialement égaux, il n'y aurait point d'harmonie.

L'égalité naturelle confondrait la société ; il n'y aurait plus ni pouvoir ni obéissance, le peuple fuirait dans les déserts.

L'aristocratie de France, mandataire de la souveraineté nationale, fait les lois auxquelles elle obéit, et que le prince fait exécuter ; elle règle les impôts, détermine la paix et la guerre ; le peuple est monarque soumis et sujet libre.

La puissance législative est permanente, les législateurs changent après deux ans. Autant la présence et la force de la pensée est-elle sans cesse nécessaire à la conduite de l'homme, autant la sagesse et la vigueur de la puissance législative est-elle perpétuellement utile à l'activité d'un bon gouvernement, et doit-elle veiller sur l'esprit des lois dépositaires des intérêts de tous.

Lorsqu'il s'agit de régler la durée de la représentation, on s'aperçut que

c'étaient la plupart des gens suspects qui opinaient pour le plus long terme. On

pourrait alléguer contre eux plusieurs raisons ; la plus solide est que l'habitude

de régner nous rend ennemis du devoir. Dans une aristocratie tout à fait

populaire, les législateurs sont très sagement choisis et suppléés par le peuple ;

leur caractère doit être inviolable, ou l'aristocratie serait perdue, ils ne doivent

pas répondre de leur conduite, ils ne gouvernent pas ; la loi doit être passive

entre le refus suspensif du prince et la prudence de la législation qui suivra.

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CHAPITRE VII

DU PRINCIPE

DE L'ARISTOCRATIE FRANÇAISE

table

Les anciennes aristocraties, dont le principe était la guerre, devaient former un corps politique impénétrable, constant dans ses entreprises, vigoureux dans ses conseils, indépendant de la fortune, et qui, en même temps qu'il tenait la bride à la fierté naturelle du peuple pour maintenir le repos au-dedans, devait le nourrir d'un orgueil républicain, qui le rendît intrépide, audacieux au-dehors.

Autant ces compagnies stables et inamovibles pouvaient-elles suivre des maximes particulières qui n'étaient point des lois positives, autant est-il difficile aux communes de France, périodiquement renouvelées, de marcher sur un plan de sagesse, si cette sagesse n'est la loi elle-même.

Il dérive de ces considérations que l'aristocratie de France n'est point propre à la conquête, parce qu'elle veut une suite de résolutions qui interromprait la vicissitude et le génie divers des législatures.

Elle fera bien d'aimer la paix, et de ne se départir pas de sa nature qui est

l'égalité ou l'harmonie intérieure ; si jamais elle se laissait aller à l'attrait de la

domination, elle verrait tout se dissoudre ; les mouvements qu'il lui faudrait

prolonger énerveraient d'autant plus leur force ; elle perdrait au-dedans ce

qu'elle gagnerait au-dehors, et les victoires ne seraient pas moins foudroyantes

que les défaites pour la constitution chez un peuple insolent et versatile.

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Après que le peuple romain eut conquis le monde, il acheva de conquérir le sénat ; lorsqu'il fut assouvi, le délire de sa puissance le conduisit à l'esclavage.

Le principe de l'aristocratie française est le repos.

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CHAPITRE VIII

DE LA NATURE DE LA MONARCHIE

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La monarchie de France est à peu près la même que la première de Rome ; ses rois proclamaient les décrets publics, maintenaient les lois, commandaient les armées, et se bornaient à la simple exécution : aussi voit-on que la liberté ne rétrograda point et consuma même cette royauté. Mais cette révolution dériva moins de l'essor de la liberté civile, toute ardente qu'elle était, que du pouvoir étonnant que voulut usurper tout à coup le monarque sur des lois vigoureuses qui le repoussèrent. La France a établi la monarchie sur la justice, pour qu'elle ne devînt pas exorbitante.

Le monarque ne règne point, quel que soit le sens d'un mot, il gouverne ; le trône est héréditaire dans sa maison, il est indivisible ; je traiterai en son lieu de cet objet ; n'examinons maintenant que la puissance monarchique dans sa nature.

L'intermédiaire des ministres eût été dangereux si le monarque eut été souverain, mais le prince lui-même est intermédiaire ; il reçoit les lois du corps législatif et lui rend compte de l'exécution ; il ne peut rappeler que le texte, et renvoie aux législatures ce qui tient à l'esprit.

Par la sanction que prononce le monarque, il exerce moins sa toute-

puissance qu'une délégation inviolable de celle du peuple : le mode de son

acceptation comme de son refus est une loi positive, en sorte que cette accepta-

tion et ce refus sont l'usage de la loi, et non de la volonté ; le frein d'une

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institution précaire qui demande quelque maturité, et non la défense ; le nerf de la monarchie, et non de l'autorité royale. Ce qu'il y aurait de puissance dans le refus expire après la législature ; le peuple renouvelle en ce moment la plénitude de sa souveraineté, et rompt la suspension relative du monarque.

Dans un gouvernement mixte, tous les pouvoirs doivent être réprimants, toute incohérence est harmonie, toute uniformité est désordre.

Il faut un œil à la liberté qui observe le législateur même, et une main qui l'arrête. Cette maxime peut être bonne, surtout dans un État où la puissance exécutive, qui ne change point, est dépositaire des lois et des principes que l'instabilité des législations pourrait ébranler.

La monarchie française, immobile au milieu de la constitution toute mouvante, n'a point d'ordres intermédiaires, mais des magistratures duennales.

Seul le ministère public est à vie, parce qu'il exerce une censure continuelle sur des offices renouvelés sans cesse : comme tout change autour de lui, les magistratures le trouvent toujours nouveau.

La monarchie, au lieu d'ordres moyens dans le peuple, par où circule la volonté suprême, a divisé son territoire en une espèce de hiérarchie qui conduit les lois de la législation au prince, de celui-ci dans les départements, de ceux-ci dans les districts, de ces derniers dans les cantons, en sorte que l'empire couvert des droits de l'homme, comme de riches moissons, présente partout la liberté près du peuple, l'égalité près du riche, la justice près du faible.

Il semble que l'harmonie morale n'est sensible qu'autant qu'elle ressemble à la régularité du monde physique. Qu'on examine la progression des eaux depuis la mer qui embrasse tout jusqu'aux ruisseaux qui baignent les prairies, et l'on a l'image d'un gouvernement qui fertilise toutes choses.

Tout émane de la nation, tout y revient et l'enrichit ; tout coule de la puissance législatrice, tout y retourne et s'y épure, et ce flux et reflux de la souveraineté et des lois unit et sépare les pouvoirs qui se fuient et se cherchent.

La noblesse et le clergé, qui furent le rempart de la tyrannie, ont disparu avec elle ; l'une n'est plus, l'autre n'est que ce qu'il doit être.

Dans les siècles passés, la constitution n'était que la volonté d'un seul, et la toute-puissance de plusieurs : l'esprit public était l'amour du souverain, parce qu'on redoutait les grands ; l'opinion était superstitieuse parce que l'État était rempli de moines qu'honoraient l'ignorance des grands et la stupidité du peuple ; quand celui-ci a cessé de craindre les grands, abaissés dans le siècle dernier, et que le crédit des hommes puissants a manqué aux moines, le vulgaire a moins révéré le froc, l'opinion s'est détruite peu à peu, et les mœurs l'ont suivie.

Avant que l'opinion fût tout à fait dessillée, les trésors d'un chapitre portés à

la Monnaie auraient armé le clergé ; tout était fanatisme, illusion ; aujourd'hui,

on a dépouillé, sans le moindre scandale, les temples, les maisons religieuses ;

on a vidé et démoli les lieux saints ; on a porté au Trésor public les vases, les

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redouter ; il prépara sans y penser l'État populaire, tua le fanatisme qui n'a plus poussé que quelques derniers soupirs, et changea l'opinion qui depuis est toujours tombée.

Le clergé contrefit le fanatisme quand il fut sans crédit ; Port-Royal fut l'arène avec la Sorbonne ; personne ne prit sérieusement parti dans ces querelles, et on s'en divertit comme d'un spectacle, où se reproduisent les résolutions des empires qui ne sont plus.

Tout était uni auparavant par une dépendance secrète, on ne dépendit plus que du tyran ; l'opinion fut la crainte et l'intérêt ; aussi ce siècle fut-il celui des flatteurs ; il ne fallait plus de la noblesse dans les armées, elle effrayait le despotisme : Louis XIV la regretta dans la suite et la chercha pour s'ensevelir avec elle sous les débris de la monarchie ; il ne trouva déjà plus que des esclaves ; toutefois la vanité fit encore des héros ; sous le règne suivant on rétablit la noblesse dans les emplois, mais il n'était plus temps, elle était corrompue. Le peuple fut jaloux, il méprisa ceux qui le commandaient, le malheur lui tint lieu de vertu ; nous voici au temps où la révolution a éclaté.

La monarchie, n'ayant plus de noblesse, est populaire.

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Deuxième partie

CHAPITRE IX

DES PRINCIPES DE LA MONARCHIE

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Peut-être était-ce un paradoxe en politique qu'une monarchie sans honneurs, et un trône qui, sans être électif comme en Moscovie, ni disponible comme au Maroc, fût une magistrature héréditaire plus auguste que l'empire même.

J'ai dit que la monarchie était sans honneurs parce que le monarque n'en est plus la source, mais le peuple, dispensateur des emplois ; elle a toutefois une vertu relative qui sort de la jalousie et de la vigilance dont elle-même est le motif et l'objet.

Je parle de l'esprit fondamental de la monarchie ; elle paraîtra toujours populaire, quel que soit son penchant vers la tyrannie, comme le peuple se trouvera zélé pour la monarchie, quel que soit l'amour de la liberté.

La monarchie n'aura point de sujets, elle appellera le peuple ses enfants, parce que l'opinion aura rendu le despotisme ridicule, mais elle n'aura pas plus d'enfants que de sujets, le peuple sera libre.

Son caractère sera la bienveillance, parce qu'elle aura la liberté à ménager,

l'égalité à reconnaître, la justice à rendre.

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Deuxième partie

CHAPITRE X

DES RAPPORTS DE TOUS CES PRINCIPES

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J'ai cru au premier coup d'œil, comme beaucoup d'autres, que les principes de la constitution de France, incohérents par leur nature, s'useraient par le mouvement et ne se lieraient pas ; mais quand j'ai pénétré l'esprit du législateur, j'ai vu sortir l'ordre du chaos, les éléments se séparer et créer la vie.

Le monde intelligent dans lequel une république particulière est comme une famille dans la république elle-même offre partout des contrastes, et quelquefois des bizarreries si marquées, qu'elles ne peuvent être qu'un bien relatif sans le grand dessein de la constitution générale, à peu près comme dans le monde physique les imperfections de détail concourent à l'harmonie universelle.

Dans le cercle étroit qu'embrasse l'âme humaine, tout lui semble déréglé comme elle, parce qu'elle voit tout détaché de son origine et de sa fin.

La liberté, l'égalité, la justice sont les principes nécessaires de ce qui n'est pas dépravé, toutes les conventions reposent sur elles comme la mer sur sa base et contre ses rivages.

On ne présumait pas que la démocratie d'un grand empire pût produire la

liberté, que l'égalité pût naître de l'aristocratie, et la justice de la monarchie ; la

nation a reçu ce qui lui convenait de liberté pour être souveraine ; la législation

est devenue populaire par l'égalité, le monarque a conservé la puissance dont il

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magistrature ; la tyrannie était toujours près de la liberté ; aussi on établit des

censures de diverses manières ; en France il n'est point de pouvoir à parler

sagement, les lois commandent seules, leurs ministres sont comptables les uns

envers les autres et tous ensemble à l'opinion, qui est l'esprit des principes.

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Deuxième partie

CHAPITRE XI

CONSÉQUENCES GÉNÉRALES

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Dans une constitution pareille, où l'esprit s'échauffe et se refroidit sans cesse, il est à craindre que des gens habiles, fatiguant les lois, ne se mettent à la place de l'opinion, pleine de maximes qui fortifient l'espoir de l'impunité.

Je suis las d'entendre dire qu'Aristide est juste, disait un Grec de bon sens.

Le monarque est surtout à redouter, il est comme Dieu qui a ses lois auxquelles il se conforme, mais qui peut tout le bien qu'il veut, sans pouvoir le mal. S'il était guerrier, politique, populaire, la constitution pencherait au bord d'un abîme ; il vaudrait mieux que la nation fût vaincue, que le monarque ne triomphât. Je souhaite à la France des victoires dans son sein, des défaites chez ses voisins.

Les pouvoirs doivent être modérés, les lois implacables, les principes sans

retour.

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CHAPITRE XII

DE L'OPINION PUBLIQUE

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L'opinion est la conséquence et la dépositaire des principes. Dans toutes choses le principe et la fin se touchent où elles sont bien prêtes à se dissoudre. Il y a cette différence entre l'esprit public et l'opinion, que le premier se forme des rapports de la constitution ou de l'ordre, et que l'opinion se forme de l'esprit public.

La constitution de Rome était la liberté ; l'esprit public, la vertu ; l'opinion, la conquête. Au Japon, la constitution (si je peux me servir de ce terme) est la vio- lence ; l'esprit public, la crainte ; l'opinion, le désespoir. Chez les peuples de l'Inde, la constitution est le repos ; l'esprit public, le mépris de la gloire et de l'or ; l'opinion, l'indolence.

En France, la constitution est la liberté, l'égalité, la justice ; l'esprit public, la souveraineté, la fraternité, l'assurance ; l'opinion, la nation, la loi et le roi.

J'ai démontré combien étaient vrais les principes de la constitution ; j'ai fait voir leurs rapports entre eux ; je vais chercher les rapports de la constitution avec ses principes et avec ses lois.

*

* *

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TROISIÈME PARTIE

DE L'ÉTAT CIVIL DE LA FRANCE, DE SES LOIS, ET DE LEURS RAPPORTS

AVEC LA CONSTITUTION

CHAPITRE PREMIER

PRÉAMBULE

table

La constitution est le principe et le nœud des lois toute institution qui

n'émane pas de la constitution est tyrannie ; c'est pourquoi les lois civiles, les

lois politiques, les lois du droit des gens doivent être positives, et ne laisser rien

soit aux fantaisies, soit aux présomptions de l'homme.

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CHAPITRE II

COMMENT L'ASSEMBLÉE NATIONALE DE FRANCE A FAIT DES LOIS SOMPTUAIRES

table

Ceux-là se trompent, qui pensent que l'Assemblée nationale de France fut embarrassée de la dette publique, et qu'elle rétrécit ses vues législatrices ; toutes les bases étaient posées... Les lois somptuaires, si dangereuses à établir, se sont offertes d'elles-mêmes : le luxe mourait de misère ; la nécessité exigeait des réformes ; la féodalité détruite élevait le cœur du peuple et renversait la noblesse ; le peuple, si longtemps insulté, devait applaudir à sa chute. La dette publique fut un prétexte pour s'emparer des biens du clergé ; les débris de la tyrannie préparaient une république. M. de Montesquieu l'avait prévu, quand il a dit : “ Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse, des villes, vous aurez bientôt un État populaire ou un État despotique ” : un État populaire dans le cas où les privilèges seraient détruits par le peuple, despotique dans le cas où le coup serait porté par les rois.

Rome fut libre ; mais si Tarquin était rentré dans Rome, elle eût été plus écrasée que les Locriens par Denys le Jeune. On en peut dire autant et bien plus de la France, qui n'avait point de mœurs et n'aurait plus de lois.

Tout le monde pouvait réparer, bâtir ; mais les communes ont surtout montré

leur sagesse en détruisant, en anéantissant.

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Il fallait une juste proportion entre deux extrémités, selon la réflexion du grand homme que j'ai cité

“ Vous aurez un État populaire ou un État despotique. ” Le chef-d'œuvre de l'Assemblée nationale est d'avoir tempéré cette démocratie.

Nous verrons quel parti elle a tiré de ce que j'ai appelé des lois somptuaires ; comment ses institutions en ont suivi la nature ; comment la vigueur des nouvelles lois a repoussé le vice des anciennes ; et comment les usages, les manières et les préjugés, même les plus inviolables, ont pris le ton de la liberté.

Sous le premier et le deuxième empereur romain, le sénat voulut rétablir les anciennes lois somptuaires qu'avait faites la vertu : cela fut impraticable, parce que la monarchie était formée, parce que l'empire opulent était noyé dans les plaisirs, enivré de félicité et de gloire ; comment le peuple de gaieté de cœur aurait-il cherché d'autres plaisirs, d'autre félicité, d'autre gloire, dans la médiocrité ? Le monde était conquis, on croyait ne plus avoir besoin de vertu.

La pauvreté est si fort ennemie de la monarchie que, quoique celle de France en fût exténuée, le luxe était cependant à son comble, et qu'il a fallu que la honte et l'impuissance amenassent la réforme, comme la débauche conduit à la débauche, et enfin à la mort. Les ménagements ont été délicats ; on a opéré la réforme des ordres, des administrations, au lieu de celle des particuliers.

En ôtant les pensions, les grâces, les honneurs aux grands, on satisfit le vulgaire jaloux, qui, plus vain encore qu'il n'est intéressé, ne vit point d'abord, et ensuite ne put ou n'osa se plaindre que le luxe perdu des grands avait englouti la source du sien. Il y avait plus loin de l'endroit où l'on était à celui d'où on venait qu'à celui où l'on allait ; le corps était trop lourd pour retourner sur ses pas.

Lycurgue savait bien que ses lois seraient difficiles à établir, mais que si elles prenaient une fois, leurs racines seraient profondes ; on sait tout. Il rendit le sceptre de Lacédémone au fils de son frère, et quand il se fut assuré par le respect qu'il inspira qu'on suivrait ses lois jusqu'à son retour de Delphes, il partit en exil, ne revint plus, et ordonna que ses os seraient jetés dans la mer.

Lacédémone garda ses lois et fleurit longtemps.

De tout ceci on peut induire que quand un législateur s'est ployé sagement aux vices d'une nation et a ployé les vertus possibles du peuple à lui-même, il a tout fait. Lycurgue assura la chasteté en violant la pudeur, et tourna l'esprit public vers la guerre parce qu'il était féroce.

Les législateurs de France n'ont point supprimé le luxe qu'on aimait, mais les hommes magnifiques qu'on n'aimait pas ; ils n'ont point paru attaquer le mal, mais vouloir le bien.

Une grande cause de leurs progrès dans ce genre, c'est que tous les hommes

se méprisaient ; le vulgaire dédaignait le vulgaire ; les grands jouaient les

grands : tout le monde fut vengé.

(48)

CHAPITRE III

DES MŒURS CIVILES

table

Les mœurs sont les rapports que la nature avait mis entre les hommes ; ils comprennent la piété filiale, l'amour et l'amitié. Les mœurs dans la société sont encore ces mêmes rapports, mais dénaturés. La piété filiale est la crainte ; l'amour, la galanterie ; l'amitié, la familiarité.

Une constitution libre est bonne à mesure qu'elle rapproche les mœurs de leur origine, que les parents sont chéris, les inclinations pures et les liaisons sincères. Ce n'est que chez les peuples bien gouvernés qu'on trouve des exemples de ces vertus qui demandent dans les hommes toute l'énergie et la simplicité de la nature. Les gouvernements tyranniques sont pleins de fils ingrats, d'époux coupables, de faux amis ; j'en atteste l'histoire de tous les peuples. Mon dessein n'est ici que de parler de la France ; on peut dire qu'elle n'a dans ses mœurs civiles ni vertus ni vices, elles sont toutes de bienséance ; la piété filiale est le respect ; l'amour, un nœud civil ; l'amitié, un amusement, et toutes ensemble l'intérêt.

Il est une autre espèce de mœurs, les mœurs privées, déplorable tableau que

la plume se refuse quelquefois à tracer ; elles sont l'inévitable suite de la société

humaine, et dérivent de la tourmente de l'amour-propre et des passions. Les cris

des déclamateurs ne cessent de les poursuivre sans les atteindre : les peintures

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qu'ils en font ne servent qu'à achever de les corrompre. Elles se cachent souvent sous le voile de la vertu, et tout l'art des lois est de les repousser sans cesse sous ce voile. Voilà ce qui est resté des sacrés préceptes de la nature dont nous reverrons encore l'ombre civilisée. La nature est sortie du cœur des hommes et s'est cachée dans leur imagination ; cependant si la constitution est bonne, elle réprime les mœurs ou les tourne à son profit, comme un corps robuste se nourrit d'aliments vils.

Les lois des propres, des testaments, des tutelles sont l'esprit du respect filial.

Les lois des acquêts, des donations, des dots, des douaires, des séparations, du divorce sont l'esprit du lien conjugal : les contrats sont l'esprit de l'état civil, ou ses rapports sociaux, qu'on appelle intérêts. Voilà les débris de l'amitié, de la confiance ; la violence des lois fait qu'on peut se passer de gens de bien.

Les lois civiles de France paraîtront admirables à quiconque peut approfondir les ressources que la nature laissait aux hommes dans la raison, tant elle est infinie, harmonieuse et inépuisable. La sagesse a placé les fondements éternels des lois françaises sous les diverses considérations du contrat social ; elles sont la plupart puisées dans le droit romain, c'est-à-dire dans la source la plus pure qui fut jamais. Il est seulement fâcheux qu'elles érigent en devoirs intéressés les plus doux sentiments de nos entrailles, et qu'elles n'aient pour principe que la propriété avare.

En effet, le droit civil est le système de la propriété. Le croirait-on, que

l'homme se soit assez éloigné de cet aimable désintéressement qui semble être la

loi sociale de la nature, pour honorer cette triste propriété du nom de loi

naturelle ? Êtres passagers sous le ciel, la mort ne nous avait-elle point appris

que loin que la terre nous appartint, notre stérile poussière lui appartenait à elle-

même ? Mais que sert de rappeler une morale désormais inutile aux hommes, à

moins que le cercle de leur corruption ne les ramène à la nature. Il n'est point de

mon sujet de faire un songe ; je veux dire que la terre soit partagée entre les

humains après la mort de leur mère commune, et que la propriété a des lois qui

peuvent être pleines de sagesse, qui empêchent la corruption de se dissoudre, et

le mal d'abuser de lui-même. L'oubli de ces lois avait fait naître la féodalité, leur

ressouvenir l'a renversée ; ses ruines ont étouffé l'esclavage, elles ont rendu

l'homme à lui-même, le peuple aux lois.

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CHAPITRE IV

DU RÉGIME FÉODAL

table

La suppression des règles féodales détruisit une moitié des lois qui déshonorait l'autre. S'il n'était pénible de s'irriter encore contre le mal qui n'est plus, je dévoilerais ces horreurs qui ont donné l'exemple, chez les modernes, d'une servitude inconnue à l'antiquité même, d'une servitude fondée en morale, et qui était devenue un culte aveugle.

Je me suis demandé longtemps pourquoi la France n'avait pas brûlé jusqu'aux racines de ces détestables abus ; pourquoi un peuple libre payait des droits de mutation ; et pourquoi les droits utiles de la servitude étaient demeurés rachetables : je n'ai pu me persuader que nos sages législateurs aient pu se tromper là-dessus ; j'ai mieux aimé croire que les lods et ventes ont été conservés pour faciliter la vente des domaines nationaux, qui en sont exempts par leur nature ; qu'ils ont été conservés pour ne point causer de révolution dans la condition civile, car tout le monde aurait vendu et acheté ; j'aime mieux dire enfin que les droits utiles ont été rachetables, parce que le mal s'était à la longue érigé en maximes, qu'on devait limer lentement, mais qu'il eût été funeste de rompre.

La liberté coûte toujours peu, quand elle n'est payée qu'en argent. Les

communes de France ont ménagé tout ce qui portait un caractère de propriété

utile ; c'était l'endroit sensible des hommes d'à présent. Autrefois les nobles

auraient dit : prenez tout, mais laissez-nous la bouche et l'éperon ; aujourd'hui le

sang des nobles est tellement refroidi qu'ils ne regardaient plus eux-mêmes la

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