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S'impliquer dans la fiction ou comprendre l'anéantissement ? Récits d'histoire, témoignages et mémoire

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S'impliquer dans la fiction ou comprendre l'anéantissement ? Récits d'histoire, témoignages et mémoire

RONVEAUX, Christophe, VÉDRINES, Bruno

RONVEAUX, Christophe, VÉDRINES, Bruno. S'impliquer dans la fiction ou comprendre

l'anéantissement ? Récits d'histoire, témoignages et mémoire. In: J.-L. Dumortier, V. Granata, P.

Raxhon, J. Van Beveren. Devoir de mémoire et pouvoir des fictions. Namur : Presses Universitaires de Namur, 2014. p. 59-80

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:48398

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S’impliquer dans la fiction ou comprendre l’anéantissement ?

Récits d’histoire, témoignages et mémoire

Christophe RONVEAUX & Bruno VEDRINES

Notre titre se présente comme un dilemme. Pour répondre à la question, posée par les organisateurs du colloque, du devoir de mémoire articulé à l’anéantissement, les didacticiens du français sont devant un choix cornélien : soit on cède à la pédagogie par centre d’intérêt et l’on courtise le lecteur en apprentissage en lui proposant des récits qui le pousseront à s’impliquer, au risque d’un contresens du « devoir de mémoire » ; soit on rencontre les exigences du témoignage et l’on apprend aux jeunes lecteurs à comprendre l’engagement du témoin, au risque de perdre l’implication de ce jeune lecteur. Le dilemme se complique du fait de l’absence de consensus sur ce « devoir de mémoire ». Sous prétexte d’honorer ce dernier, l’enseignement s’est vu assigner l’injonction morale de s’en faire le promoteur alors que l’expression est loin d’être univoque et fait encore débat chez les historiens.

Ajoutons que l’introduction d’un nouvel objet textuel, le témoignage, risque d’avoir un cout considérable sur le feuilleté des disciplines concernées, le français et l’histoire, et de devenir la source de nouveaux malentendus. En dépit de la difficulté du dilemme, il n’entre pas dans notre projet de renoncer à transmettre la mémoire de ces traumatismes. Nous questionnons l’idée que la meilleure façon de

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redoutables fictions qui donnent à connaitre le passé par l’intermédiaire de personnages pris dans les tourmentes de l’Histoire » (texte de cadrage du colloque) ; nous considérons que l’implication dans la fiction n’aide pas forcément à comprendre les grands traumatismes collectifs du XXe. Que choisir dès lors pour l’école, entre le récit d’histoire et le témoignage ? Quelles ingénieries imaginer pour accompagner ce choix ? À quelles conditions garantir une cohérence à la transmission de la mémoire dans un contexte scolaire ?

L’idée qui soutient cette contribution, mais dont nous n’allons pas démontrer ici le bienfondé empirique, tient dans l’axiome suivant : relater n’est pas narrer. Cette affirmation pose deux activités langagières distinctes. Cette distinction n’est pas sans conséquence sur cet objet d’enseignement que les collègues historiens appellent

« mémoire » par la médiation d’objets textuels que les collègues de français appellent « Récits d’histoire ». Posons-le comme hypothèse : faire entrer une réflexion sur les relations complexes de l’histoire et de la mémoire en classe n’est pas simplement l’ajout d’un objet nouveau qui, par accumulation, viendrait « enrichir » la discipline, cette introduction devrait s’accompagner de modifications profondes et de nouvelles cohérences des disciplines scolaires.

Nous conduirons notre questionnement sur quatre plans.

Sur le plan de la fiction, les deux adjectifs « impressionnantes et redoutables » posent la question de la nature de l’implication du lecteur dans ces fictions. Que peut-il connaitre, ce lecteur, à la fréquentation de ces fictions ? S’il s’agit de connaitre le passé, de quelle(s) connaissance(s) ces impressionnantes et redoutables fictions sont-elles porteuses ?

Sur le plan de l’action, l’injonction de lutter contre l’oubli pose le paradoxe de la transmission en milieu scolaire et de l’acculturation des élèves. Quel type d’action vise-t-on ? Si l’on pense qu’il faut solliciter la mémoire collective, de quelles activités, de quels textes, de quelles manières de penser, d’agir doit-on la former, la discipliner

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scolairement ? Sans doute, la gravité de ces contenus et les valeurs qui leur sont attachées varient-elles avec les disciplines ;

Sur le plan du texte et de son contexte de production, quelles sont les implications de l’instance productrice de texte avec les

« tourmentes de l’Histoire » ? Des formes plus ou moins stables sont à disposition de cette instance qui voudra rapporter un évènement ou un acte. Cette ressource générique, selon qu’elle émarge au récit ou au témoignage, n’engage pas l’instance productrice, l’auteur ou le témoin, dans les mêmes enjeux d’influence ni les mêmes responsabilités.

Sur le plan de la mémoire enfin, ceux et celles qui, pour des raisons historiques, ont le plus réfléchi aux problèmes posés par la question de la transmission du savoir (la connaissance) d’individus pris dans les tourmentes de l’Histoire (Grande Guerre, déportation, génocide, etc.), qu’ils soient témoins ou non, mettent tous en garde contre une utilisation frauduleuse de la mémoire. Se garder de l’oubli ou doubler l’oubli implique-t-il une éthique de la promesse ? Cette éthique est-elle compatible avec une école laïque et pluraliste qui vise à instruire ?

Nous soutiendrons donc deux thèses :

1. le récit d’histoire à l’école, parce qu’il parie sur l’implication du lecteur dans la fiction, est contreproductif pour un travail qui viserait la mémoire ;

2. le genre du témoignage, ressource générique en émergence, posé en contraste de la narration, permet un travail plus adéquat sur la compréhension des grands traumatismes du XXe siècle1.

Pour soutenir ces thèses, nous documentons d’abord le problème du « brouillage des codes génériques », selon l’expression de J-L. Dufays (2007). Puis, nous réfléchissons à la pertinence de

1 Nous avons développé plus explicitement ce point dans Védrines & Ronveaux (à paraitre).

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recourir à un nouveau corpus (les textes de témoignage) et au cout didactique que représenterait l’introduction du texte de témoignage à l’école.

Fiction, référentialité et genre

Pour Dorrit Cohn, il existe une dissymétrie fondamentale d’un point de vue narratologique entre le modèle à deux niveaux de la fiction (histoire/discours) et celui propre au récit historique qui en nécessite un troisième ? celui de la référentialité. Elle ajoute qu’il ne s’agit pas à ses yeux de simplifier de manière abusive le problème de la référence, mais de réaffirmer que la notion de référentialité « doit continuer à informer le travail des praticiens qui ont pris conscience de la problématique de la construction narrative (Cohn, 2001, p. 173). » Or, il nous semble que les œuvres de témoignage permettent d’aborder de manière spécifique la question de l’attestation et de la fiabilité de la source, et ceci d’autant plus si l’on prend en compte les problèmes liés à la délicate question de leur littérarité et de l’usage historien de la littérature2. Jean Norton Cru3 insiste particulièrement sur ce point : il ne cherche pas à être lui-même un historien de la Grande Guerre, mais à faciliter le travail scientifique des professionnels de l’histoire, dans l’évaluation et la constitution du corpus des témoignages sur ce conflit. On comprend mieux que la

2 Pour cette question, on peut se reporter à Védrines (à paraitre).

3 Auteur d’un livre Témoins, se donnant pour objet la présentation et l’analyse de témoignages sur la première guerre mondiale. Le livre édité aux éditions Les Etincelles en 1929 a été réédité en fac-similé une première fois en 1993 par les Presses Universitaires de Nancy, puis une deuxième fois en 2006 avec une préface et postface de Frédéric Rousseau. Jean Norton Cru analyse 252 témoignages (300 documents). Les trois cents documents sélectionnés sont soigneusement lus (plusieurs fois), annotés et commentés sous la forme de notices variant d’une demi-page à une dizaine pour les plus longues. Il a ainsi lu dix fois Sous Verdun de Genevoix. On peut se faire une idée de son travail en se reportant aux photographies de quelques pages d’ouvrages dans Témoins, (Cru, 2006, pp. 730-733).

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ligne de partage passe par la question de l’attestation. Elle engage le locuteur sur le plan de la vérité et donc de sa responsabilité dans la manière de relater ou de narrer une expérience. Le problème se pose de manière particulièrement aigüe dans le cas d’œuvres à dominante narrative fictionnelle. En effet, si l’on peut caractériser ainsi un segment important, l’oeuvre peut – et c’est très souvent le cas – être également composée d’autres segments de second plan ne relevant pas de la même activité langagière. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que cette distinction permet de délimiter des modalités différentes de rapport au référent, qui rendent compte du…

(…) choix de mettre à distance ou non (de la situation de production) le contenu référentiel mobilisé : sans mise à distance on demeure dans le registre de l’Exposer ; avec mise à distance on se situe dans le registre du Raconter et dans ce dernier cas, on peut convoquer les faits sur un mode « réaliste », ou au contraire sur un mode « fictif » (Bronckart, 2006, pp.13-15).

Or, dans le cas de certaines œuvres à dominante du « Raconter », non seulement le mode réaliste domine, mais est tissé de manière plus ou moins importante d’effets caractéristiques relevant du registre de l’« Exposer ». Dès lors, renforcé par une absence de mise à distance du contenu référentiel, l’effet de réel est tellement puissant dans son mimétisme qu’il se transforme en leurre. Il est particulièrement délicat pour le lecteur de distinguer les modalités de rapport au référent. On peut alors parler d’illusion référentielle, non pas au sens de Riffaterre quand « la réalité se substitue à sa représentation », mais au contraire quand la représentation conditionne l’impression référentielle au point de constituer une image mentale qui peut entrainer – et c’est bien là le problème crucial – une action dans la réalité. Là encore, nous retrouvons la réflexion de Cru : il ne condamne pas par exemple l’épopée du point de vue du gout, mais il en montre les effets dramatiques lorsque, exaltant le culte du héros, elle sort du cadre de l’imagination pour servir de paradigme de comportement.

L’impression référentielle devient alors potentiellement dangereuse : elle induit un modèle de conduite périlleux dans la mesure où les

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conséquences de l’action sont masquées par le leurre. On comprend mieux dès lors comment une fiction peut être funeste, non pas par sa fictionalité, mais précisément lorsqu’elle n’est plus identifiée comme telle et s’extrait des mondes en si pour devenir mensonge dans le monde dans lequel on meurt. C’est bien ce que montre Schaeffer :

(…) avant de se poser la question des relations de la fiction avec la réalité, il faut d’abord se demander quel genre de réalité est la fiction elle-même. En effet, à force de se concentrer sur ses relations avec la réalité, on risque d’oublier que la fiction est elle aussi une réalité, et donc une partie intégrante de la réalité. Autrement dit, la question primordiale n’est pas celle des relations que la fiction entretient avec la réalité ; il s’agit plutôt de voir comment elle opère dans la réalité, c’est-à-dire dans nos vies (1999, p. 212).

Et la fiction est d’autant plus redoutable qu’elle peut s’appuyer sur les ressorts puissants d’une rhétorique de l’émotion. Si la question du lien entre le texte et son action sur le monde est fondamentale pour les témoins, elle ne peut être posée, comme on vient de le voir, dans les termes d’une opposition trop dualiste et difficilement opératoire entre fiction et non/fiction. Certaines œuvres se caractérisent par une réception fondamentalement complexe et composite.

Quand le brouillage des codes génériques sert une thèse En 2009, Yannick Haenel publie un livre intitulé Jan Karski. Ce roman comme l’indique la page de titre prend pour sujet un résistant polonais. La structure de l’ouvrage en trois parties clairement délimitées est indiquée par une note préliminaire du paratexte. Les deux premières renvoient à des référents explicites, vérifiables : au film Shoah de Claude Lanzmann dans lequel Jan Karski apparait comme témoin ; la deuxième résume le livre de Karski Histoire de l’état secret, publié en 1944, racontant les évènements de la guerre vécue par Jan Kozielewski, officier, prisonnier des Soviétiques, livré aux Allemands, qui prend après son évasion le nom de Jan Karski. Il parvient à apporter des informations secrètes à Londres en 1942, et

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transmet également un appel au secours des populations juives victimes de la Shoah. Le chapitre trois est présenté sans ambigüité possible comme une fiction « les scènes, les phrases et les pensées que je prête à Jan Karski relèvent de l’invention (Haenel, 2009, p.9). » P.

Boucheron (2010, p. 450) écrit très justement que…

l’éthique narrative de ce que Haenel appelle la fiction intuitive de son Jan Karski repose donc tout entière sur la solidité des digues qu’il a cru devoir poser entre les deux noms propres [Haenel/Karski] qui ornent la couverture de son roman.

Il pose ainsi de manière explicite la question de la responsabilité énonciative. Si les digues ne sont que des faux semblants, toute la justification de Haenel s’écroule et nous sommes, alors, en présence d’une fiction redoutable. Or, le procédé mis en œuvre par Haenel qui semble baliser la réception de manière infaillible va pourtant susciter une vive polémique, notamment avec Claude Lanzmann et Annette Wieviorka. Ils ne nient pas le caractère inventif, mais, au contraire, le dénoncent dans la mesure précisément où il sort du registre de l’extrapolation dument indiquée comme fruit de l’imagination pour exposer une vérité à caractère historique sur certains évènements de la Deuxième Guerre mondiale. L’argumentation de Wieviorka (2010) porte sur trois points, Karski sert en réalité de caution pour une mise en cause radicale des États-Unis, pour montrer que le procès de Nuremberg vise à dissimuler la responsabilité des USA dans l’extermination des Juifs d’Europe, pour blanchir les Polonais de l’accusation d’antisémitisme. On conviendra que la prise de position exprimée dans le livre n’est pas sans conséquence et qu’il est peu convaincant de renvoyer l’historienne à sa méconnaissance des procédés littéraires ou à sa pruderie (entretien du 25 janvier 2010 avec Sylvain Bourmeau sur Mediapart4). Elle n’aurait pas compris que le portrait de Roosevelt relevait d’une forme de littérature qui s’appelle la satire (genre littéraire). Le reproche de Wieviorka serait d’ordre

4 http://www.dailymotion.com/video/xbzp1t_yannick-haenel-repond-a-annette- wie_news

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essentiellement moral, or la vie de Roosevelt était extrêmement agitée et sa femme avait même pour amant un agent soviétique. Pourtant, le propos de Wieviorka ne porte pas sur les mœurs de Roosevelt, mais sur la manière dont Haenel associe – par le biais d’un Karski fictif (ils sont d’accord sur ce point) – Roosevelt et une présentation très négative des alliés, ce qui permet à l’historienne d’écrire « l’écrivain ici ne témoigne d’aucun respect pour le témoin dont il détourne le témoignage pour y substituer un certain nombre de “vérités” qui sont les siennes dans une totale désinvolture à l’égard de l’histoire. »

Haenel se défend encore en soutenant que la fiction permet d’atteindre une vérité inaccessible aux méthodes historiennes :

Je voulais qu’on aperçoive la nécessité, à un moment de passer à la fiction. Car c’est la fiction, finalement, qui dit la vérité d’un être, mieux qu’aucun document. Ce n’est pas un paradoxe : la fiction, dans ses plis, me semble aller plus loin (2009, p.8).

Le passage à la fiction entraine avec lui des transformations radicales en terme de responsabilité énonciative : dire que les Alliés ont sciemment accepté l’extermination des Juifs n’a pas le même enjeu social si la thèse est soutenue par l’auteur Y. Haenel, par Jan Karski personnage historique et témoin ou Jan Karski personnage fictif dont les propos sont imaginés par Haenel5. Ce dernier affirme encore : « Ce que je lui fais dire dans la troisième partie de mon livre – à travers la voix de la nuit blanche – est une fiction, mais elle est constituée à partir d’éléments avérés (2009, p. 12). » Le problème n’est pas qu’une fiction puisse s’appuyer sur des éléments avérés (comment pourrait-il en être autrement, du moins en partie ?), mais qu’on puisse associer certains propos de Karski non à un être de papier, mais à un personnage historique et qui, dès lors sont susceptibles de devenir une source pour la construction d’un savoir scientifique. Or, la validité de

5 Jean Norton Cru avait déjà déploré cette ambigüité, qu’il remarque chez des auteurs comme Barbusse et Dorgelès, ce qui lui vaudra d’ailleurs une vive polémique assez similaire avec celle de 2010 (Cru, 1967, pp 110-111).

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la source n’a pas du tout le même poids, si ces propos sont redevables de la responsabilité énonciative de l’auteur Haenel, du témoin Karski ou du personnage fictif Karski.

Le problème, dès lors, du point de vue de la réception, n’est pas à prendre en termes de fiction/non-fiction, mais en termes de légitimation ou de dénonciation de l’action des alliés. En réalité, malgré les mises en garde initiale de Haenel la construction du roman contribue à une contamination du savoir historique par l’imaginaire fictionnel : la thèse présentée par la fiction devient une prise de position effective sur les évènements historiques. Nous sommes dans deux régimes différents de rapport au réel, mais qui s’interpénètrent constamment par leur coprésence dans l’écriture du livre. Tout est fait, pour que l’imagination, l’invention soient légitimées par les sources et dans le même temps pour que la fiction perde son statut et devienne source, passe pour une preuve documentaire. Ainsi, le nom propre Karski au fort pouvoir d’attestation n’a pas la même valeur de dénotation dans les trois moments du récit. Il s’agit bien du même nom, mais dans trois contextes différents : un Karski filmé par Lanzmann, un Karski auteur d’un témoignage, enfin le Karski imaginé par Haenel. Et la note en préambule qui se veut une garantie d’honnêteté ne change pas grand-chose, car il y a une forte probabilité, compte tenu de la structure du livre, que les dominantes 1 et 2 apportent la légitimité de leur attestation à la dominante 3 qui est en dépourvue, mais qui pourtant avance les thèses les plus fortes sur la responsabilité des USA dans la Shoah.

Le contrat de lecture qui voudrait que l’on soit dans la feintise (et que les marques pragmatiques de la feintise soient univoques) est totalement biaisé et transformé par les indices d’attestation. Il y a bien construction d’un système sémiotique visant à une impression référentielle forte. C’est le mode de lecture qui permet d’inscrire le texte dans un genre, et donc de l’interpréter comme un roman détaché de l’attestation ou à l’inverse un témoignage constitué par

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l’attestation. On reconnaitra que les modalités d’action dans l’un et l’autre cas sont radicalement différentes.

Trois citations du livre de Yannick Haenel, une par partie, suffisent à mettre en lumière la construction du texte.

C’est dans Shoah de Claude Lanzmann. Vers la fin du film, un homme essaye de parler, mais n’y arrive pas. Il a la soixantaine et s’exprime en anglais ; il est grand, maigre, et porte un élégant costume gris-bleu. Le premier mot qu’il prononce est : « Now » (Maintenant) (Haenel, 2009, p. 13).

Si l’on se reporte au film6 et à la transcription qui en a été faite (Lanzmann, 1997, p. 209), on ne peut que constater la véracité du propos. C’est bien Karski qui parle en anglais et prononce le mot

« now », il n’y a aucun doute possible sur ce point.

Haenel raconte qu’il a été profondément touché par le film :

L’apparition de Jan Karski, vers la huitième heure du film, m’a sidéré.

[…] J’ai tout de suite su que j’écrirai un jour sur lui, il le fallait : quelque chose de crucial venait de m’arriver (Haenel, 2009. p.2-3).

La deuxième partie commence ainsi :

Jan Karski raconte son expérience de la guerre dans Story of a Secret State (Histoire d’un État secret), paru aux États-Unis en novembre 1944, et traduit plus tard en français sous le titre : Mon témoignage devant le monde.

Le livre commence le 23 aout 1939. Jan Karski revient d’une réception organisée par l’ambassade du Portugal à Varsovie. Il a vingt-cinq ans. Il vient de passer trois ans dans ce qu’il appelle les

« grandes bibliothèques d’Europe », en Allemagne, en Suisse, en Angleterre (Haenel, 2009, p. 35).

La confrontation de ces lignes avec le livre de Karski montre que la factualité est fidèlement reprise et la citation rapporte

6 On peut visionner le film, mais également voir l’extrait en question sur le web (http://www.youtube.com/watch?v=hpg-wFJFxRQ), ce qui, par la facilité d’accès, renforce encore le pouvoir d’attestation. La vérification est possible quasi immédiatement.

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exactement le propos du texte. Notre but n’est pas tant de discuter le bien-fondé de la lecture effectuée par Haenel, mais plutôt de considérer comment se construit au fil des pages un régime particulièrement efficace et convaincant d’attestation. Le fait, évidemment, que le livre de Karski se présente comme un témoignage y contribue fortement.

Voici un extrait enfin de la troisième partie :

Il [Roosevelt] a fini par prendre la même pose que je lui ai vue plus tard sur la célèbre photographie de la conférence de Yalta, où Churchill, Roosevelt et Staline, assis l’un à côté de l’autre, rivalisent de lourdeur, tous les trois repus, satisfaits – ou plutôt se donnant du mal pour en avoir l’air. […] De temps en temps, il se tournait vers la femme au chemisier blanc, il ne se gênait pas pour regarder ses jambes. Je parlais abondamment, j’essayais de décrire ce que j’avais vu dans le camp d’lzbica Lubelska [camp d’extermination]. La jeune femme prenait des notes, mais Roosevelt ne disait rien. Il avait ouvert son veston, et s’enfonçait confortablement dans son fauteuil. Je crois qu’il digérait ; je me disais : Franklin Delano Roosevelt est un homme qui digère – il est déjà en train de digérer l’extermination des Juifs d’Europe (Haenel, 2009, p. 125).

Ici, « Roosevelt » ne réfère pas à une personne, mais à un personnage de fiction. Or, rien ne l’indique, au contraire, puisque la référence à la photographie célèbre fait signe du côté d’un monde validé par l’histoire, ce qui lui donne réalité et effectivité. Il y a bien l’usage du pronom personnel « je », mais la fréquence des dates, l’indication des lieux, la fréquentation d’hommes et de femmes ayant réellement vécu orientent l’interprétation de l’acte d’énonciation vers un genre comme le témoignage bien plus que vers celui du roman. La dernière phrase est tout à fait révélatrice : on passe d’une modalisation

« je crois » à un fait « il est en train de digérer ». Haenel introduit ainsi dans un univers globalement référentiel et attesté, des scènes, des phrases, des pensées imputables à un narrateur fictif, mais qui change insensiblement de statut. Les digues, pour reprendre la métaphore de Boucheron, ne sont bien vite qu’un souvenir ou qu’une illusion.

L’avant-propos de mise en garde, le viatique censé prémunir le lecteur,

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promet de jouer la transparence, mais le dispositif d’écriture va à l’encontre de l’intention affichée et ne permet pas une séparation fiable dans l’identification du factuel et du fictionnel. Qui plus est, elle est même contredite par l’ambition proclamée de l’auteur : témoigner pour le témoin, combler les silences de l’histoire. On entre bien dans le « champ d’une manipulation mimétique (Schaeffer, 1999, p. 146) » qui est la grande tentation de la fiction historique. Ainsi la fameuse suspension de l’incrédulité propre à la fiction peut difficilement être revendiquée pour les affirmations contenues dans la troisième partie comme l’antisémitisme étatique des États-Unis.

Un autre éclairage intéressant porte sur la citation de Paul Celan placée en épigraphe : « Qui témoigne pour le témoin ? » Cette traduction de l’allemand : « Niemand/ zeugt für den/ Zeugen. » n’a pas manqué de susciter les remarques virulentes de certains germanistes, dont Andréa Lauterwein7. Mais au-delà du débat sur la pertinence de traduire « Niemand » (« personne ou nul » par « qui » et la forme interrogative), la justification de Haenel est significative de son projet et prend place dans l’interprétation globale de son livre Jan Karski. Il écrit en effet8 :

Je ne vois pas en quoi ce serait un contresens ; il s’agit, tout au plus, d’une inflexion du sens, comme Paul Celan lui-même en faisait dans ses traductions magnifiques de René Char. Ce genre d’inflexion est l’expression de la conscience historique avec laquelle on traduit : en 2010, réfléchissant sur la transmission du témoignage, je choisis d’entendre, dans les vers de Paul Celan, non pas une fermeture (comme si la question était réglée), mais ce qui, dans le regret, relance la question sur le mode de l’attente (...) Ce « Personne » n’a en aucune

7 http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/02/13/shoah-le-romancier-est-il- un-passeur-de-temoin-par-andrea-lauterwein_1305324_3232.html

La position de Lauterwein est radicale : « Ce truquage, censéplacerle livre sous l’autorité du témoin, alors même qu’il inverse et défigure gravement la parole de Celan, nous renseigne d’entrée sur l’orientation douteuse du projet. »

8 http://passouline.blog.lemonde.fr/2010/02/15/delit-de-citation/

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façon le sens d’une interdiction, mais celui d’un regret, d’un appel désespéré, d’une attente pour l’avenir.

Or, ce qui fait problème, c’est la réponse donnée par Haenel à la question posée par cette traduction discutée : « Pour la génération d’après [celle de Lanzmann en l’occurrence], c’est-à-dire la mienne, la littérature doit prendre le relai, et témoigner à son tour pour l’ensemble des témoin9. » Mais ce relai est loin d’être sans conséquence : que signifie en effet témoigner pour le témoin ? Cette formule n’est-elle pas en réalité la négation même du témoignage ? Qui peut prétendre à la légitimité de témoigner pour un témoin ? Jean Norton Cru s’est longuement interrogé sur ce point et il pensait que seul un autre témoin pouvait assumer ce rôle. Il le comprenait toutefois dans un sens bien particulier, puisque son but était « de faire un faisceau des témoignages des combattants sur la guerre, de leur impartir la force et l’influence qu’ils ne peuvent avoir que par le groupement des voix du front, les seules autorisées à parler de la guerre, non pas comme un art, mais comme un phénomène humain. » (Cru 1967, pp. 34-35) Les témoignages se corroborent ou se contestent dans le réseau composé par le corpus et Cru ajoute parfois son propre témoignage. En forçant quelque peu le trait, on peut ainsi dire que tous les témoins témoignent pour le témoin dans la mesure où ils permettent collectivement d’établir une valeur de référence, qui hiérarchise la qualité documentaire des textes. Mais, en aucun cas, un non-combattant ne peut prétendre être témoin de la guerre des tranchées, et à plus forte raison, s’il n’est pas contemporain.

Quand le recadrage générique sert un savoir scolaire

On voit l’importance des codes génériques au moment de définir le pacte de lecture des récits d’histoire. Cette détermination dans l’orientation de la lecture se complexifie encore à l’école sous

9 Propos recueillis par M. Landrot dans Télérama, 30 septembre 2009. Cité dans Boucheron 2010 p. 460

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l’effet du « conditionnement du lisible » (Kuentz, 1972) propre aux activités de transmission de savoirs. La sélection des « savoirs utiles » (Schneuwly, 1994) implique une adaptation des textes, supports de ces savoirs. Le conditionnement du lisible a des effets sur le texte à plusieurs niveaux. De l’étiquetage générique de surface jusqu’au dossier qui accompagne le texte original, l’apprêt didactique transforme en profondeur le projet du lecteur, et donc le sens du texte.

Reuter (1990, p. 10) décrivait, il y a une bonne vingtaine d’années, le mécanisme de « désancrage » comme un ensemble d’« opérations qui inscrivent un texte dans le champ littéraire en modifiant les pratiques qui l’ont constitué dans son espace d’origine ». Par l’« extraction », le texte littéraire est séparé de son contexte de production et réception ; complémentairement, par l’« insertion » dans un contexte ultérieur, le texte est modifié doublement, dans sa forme textuelle et sous le point de vue des représentations de la production. Cette description servait une définition sociale de la littérature appelée à « jouer son rôle d’Idéal (Sur-moi à imiter et censurant) » (Reuter, 1990, p. 14).

Prenons le cas du récit épistolaire de Kathrine Kressmann Taylor, en passe de devenir un « classique » de la littérature scolaire.

Rappelons brièvement l’intrigue. Deux amis s’écrivent, entre 1932 et 1934. Max Eisenstein, d’origine juive, tient une galerie d’art à San Francisco ; Martin Schulse, allemand, est retourné vivre à Munich. Au fil des échanges, on découvre la mise en place du régime discriminatoire fasciste, à travers les yeux d’un Allemand de plus en plus séduit par le régime. Mais un drame survient. À la demande de Max d’accueillir sa sœur comédienne qui se produit à Berlin, l’ami allemand répond par un refus. La petite juive, sans protection, mourra dans la nuit de cristal. Ce sera le point de départ de la vengeance de l’ami juif. Simulant des messages codés, Max fait suspecter son ami Martin qui disparaitra sans laisser d’adresse, sans doute accusé de haute trahison. Inconnu à cette adresse est une fiction. Son auteur ne fait aucun mystère là-dessus. Les ressorts de l’intrigue reposent pour partie sur les formes textuelles de l’échange épistolaire (Max utilise sa signature pour marquer son appartenance à la communauté juive et

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impliquer son interlocuteur Martin dans cette communauté pour le faire suspecter par l’appareil de répression fasciste). L’artéfact générique sert davantage la vengeance qu’une quelconque réalité historique, pourtant attestée par ailleurs.

C’est sous les étiquetages successifs de « récit d’histoire », puis d’« histoire de vie », cependant, que les éditions scolaires ont choisi de diffuser le roman. Comment interpréter ce qui apparait comme un recadrage générique ? Dans ce nouvel apprêt, certains traits du récit sont rendus présents tandis que d’autres sont neutralisés. Ce désancrage du texte de son contexte original de production et de réception est fonction de la visée d’enseigner tel ou tel objet. Les récits de première personne (autobiographie et récit de vie) font partie de ces objets à enseigner aujourd’hui. Par l’étiquetage « récit de vie », l’éditeur scolaire se fait l’écho des objets enseignés du moment et oriente la lecture du récit vers l’une des dimensions de l’effet de cohérence du texte, le marquage énonciatif de première personne. La responsabilité énonciative unique du signataire de la lettre apparait comme centrale dans une lecture qui privilégie le caractère personnel du vécu d’un évènement. Ce monde est vrai, puisqu’il a été vécu, sans la médiation d’un narrateur externe, quand bien même Max et Martin, signataires fictifs des lettres, sont des personnages. Le caractère fictif du récit est neutralisé au profit de la surface textuelle de l’artéfact.

Et dans les pratiques effectives, comment le désancrage opère-t- il ? Au concours du CAPES de 2013, une candidate a fait le compte rendu d’une séquence d’enseignement qu’elle a menée avec ses collègues d’histoire et géographie, suivant en cela un projet interdisciplinaire, recommandé par les injonctions ministérielles. Leur projet avait pour enjeu, nous citons, « le devoir de mémoire et l’acquisition d’une culture commune à travers la littérature de témoignage ». Pour le concrétiser, un voyage à Verdun fut réalisé afin de montrer aux élèves le quotidien des poilus sur les champs de bataille.

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Dans l’ordre, les textes vus étaient : un extrait de Ceux de 14 de Genevoix, Poèmes à Lou d’Apollinaire, un extrait de Voyage au bout de la nuit de Céline, un extrait de Remarque, une lettre de poilu, celle de Guy Thoumyre, un extrait de La main coupée de Cendrars, rangés sous une même bannière de « littérature de témoignage ». Le dénominateur commun de cet assemblage n’est pas le genre, mais la référence ou l’anecdote rapportant les conditions de vie et de mort des soldats de la Grande Guerre. Les extraits sont moins choisis pour la portée pragmatique de leur cohérence, que pour l’histoire qu’ils racontent et le point de vue qui la porte, c’est-à-dire ce segment de réalité, cette portion de réel représentée sous la forme d’une scène de vie. Les marqueurs de première personne dans le poème d’Apollinaire, le témoignage du poilu et le récit autobiographique de Cendrars, contribuent à cette perception de la crédibilité du récit. Les genres sont décadrés au profit d’une variation stylistique, à l’échelle du passage, dont les élèves sont censés évaluer l’efficacité par leur implication dans la lecture de la scène. Cette logique de se centrer sur le contenu référentiel est confirmée par les tâches. Ces dernières prévoient de dégager de la biographie de Genevoix le contexte historique de l’auteur et du texte les conditions de vie épouvantables des poilus.

Enfin, pour clore la séquence, dans l’idée de mettre en pratique des savoirs référentiels dégagés de la fréquentation des textes, les élèves sont invités à écrire une lettre à la manière d’un poilu, comme s’ils y étaient. L’écriture d’invention, dont le caractère simulé est revendiqué, renforce l’effet de stylisation du désancrage. La fictionnalisation est un jeu dont la visée n’est pas de « faire mémoire », mais de « faire vrai ».

Le brouillage générique déplace l’attention de l’activité langagière et des enjeux d’influence du texte vers l’artéfact stylistique de la phrase, l’effet de réel d’une écriture fictive en « je » et l’émotion d’une scène vécue simulée.

Le brouillage générique décrit ci-dessus est-il un cas isolé ? La transmission de savoirs ne s’accompagne-t-elle toujours d’une redéfinition de ces savoirs et d’un conditionnement du lisible ? Ces derniers sont constitutifs du phénomène transmissif, ils créent les

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conditions d’une lecture du savoir. Nous posons l’hypothèse que ces désancrages ne sont pas à considérer comme des activités propres aux individus impliqués dans la transmission. Il faut considérer ce phénomène dans toute son ampleur et l’ancrer dans les manières de dire, de penser et d’agir qui ont cours dans l’institution scolaire.

L’école s’est constituée sur des disciplines qui dessinent les contours de savoirs, c’est à leur aune que s’évalue et se légitime l’utilité de ces savoirs. Les traces d’une transformation (adaptation) de l’objet textuel aux contraintes de l’enseignement d’une discipline sont à rapporter à la configuration de la discipline dans laquelle prennent sens les textes.

Tant dans l’édition scolaire que dans le travail effectif de l’enseignant, dès l’instant où le texte est désancré de son contexte de production, il s’opère une modification des significations. C’est la transposition. Ce n’est pas dégradation ou vulgarisation d’un savoir savant vers un savoir scolaire, mais la transformation de significations dans un nouveau contexte (Schneuwly, 1985). On ne peut pas faire l’économie de ce phénomène pour penser le « devoir de mémoire » comme objet d’enseignement.

Des récits pour raconter des histoires et comprendre le monde

Notre dernière question est de mesurer l’ampleur du mécanisme du « désancrage » à l’échelle des manières de dire, d’agir et de penser d’une discipline, le français. En nous appuyant sur les modestes résultats des comparaisons effectuées dans le cadre de la recherche GRAFELECT10, nous posons que le désancrage et les effets de

10 Les pratiques effectives auxquelles nous avons recours ici proviennent des analyses menées à partir du corpus de la recherche GRAFELECT. Les choix méthodologiques de celle-ci, dirigée par Thérèse Thévenaz, ont été exposés ailleurs (Thévenaz & Ronveaux, 2012 ; Ronveaux & Soussi, 2013). Rappelons seulement que le corpus s’étend de la 3e primaire (6 ans) à la 10e du cycle (13 ans), selon la nouvelle appellation adoptée en Suisse romande dans le cadre du concordat sur l’harmonisation scolaire.

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brouillage des codes génériques qui lui sont liés ne s’appliquent pas seulement au champ de la littérature, mais à toutes les formes textuelles utilisées dans le contexte de la discipline. Les approches littéraciées de l’écrit, décrites par Bain (2003) dans les grandes enquêtes PISA et par l’équipe ESCOL de Bautier et alii (2012), vont dans le même sens et plaideraient pour étendre le mécanisme aux supports de toute forme de transmission. Pour nous en tenir à l’objet qui nous occupe ici, le récit, nous observons comment les enseignant.e.s s’emparent des textes qui racontent pour en faire un objet enseigné effectivement. La question devrait porter la réflexion sur le plan des savoirs en jeu (« dégagés », « présentifiés ») dans cette forme textuelle. Nous examinons brièvement selon quelle logique les enseignant.e.s assemblent les textes qui narrent, puis quelles dimensions du texte sont visées dans les tâches.

Les récits d’histoire sont travaillés à tous les niveaux du corpus, depuis la 4e primaire (7 ans) jusqu’au cycle obligatoire, en 10e (13 ans).

Les thèmes portent sur des périodes de l’Histoire (Antiquité, Moyen- Âge en 3e et 4e primaire, Moyen-Âge et l’époque contemporaine au secondaire). Ils s’insèrent dans des assemblages11 qui différent selon le primaire et le secondaire. Au niveau primaire, adossés à la discipline scolaire de l’histoire, les assemblages se structurent sur une référence délimitée par une période de l’histoire. Au niveau du secondaire, les récits d’histoire apparaissent sous un étiquetage générique qui les met en contraste avec les contes étiologiques, les récits d’aventure et les récits d’énigme. Inconnu à cette adresse, dont nous avons présenté ci- dessus les recadrages génériques successifs, prend place dans notre corpus au niveau du cycle (13 ans). L’assemblage effectué dans cette classe de 10e se compose de plusieurs documents historiques relatifs à

11 Par « assemblage », on entend toutes suites d’écrits (textes, extraits, documentaires, schémas, autres formes de supports) organisées dans un certain ordre et en fonction d’une certaine progression raisonnée, dans une séquence d’enseignement. C’est cette suite qui fait sens, pour une bonne part, et par laquelle se structure le « conditionnement du lisible ».

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la mise en place du régime nazi, aux responsabilités impliquées par les nations vainqueurs, la propagande nazie, etc. Le recours à la contextualisation, selon le discours de l’enseignant, consiste à faciliter l’accès au texte en complétant ses trous par d’autres portions de texte, plus informatifs, moins narratifs. Ces portions de texte sont abondamment illustrées de photos, des dessins et de documents (affichettes de propagande) qui accroissent l’impression de réel et agissent comme une instance de légitimation de l’espace romanesque.

Les tâches organisées autour de la compréhension de ces récits d’histoire renforcent leur fonction référentielle de plusieurs manières.

Sur le plan des contenus, d’abord, le questionnaire vise le monde représenté par l’histoire. Au primaire, en 6e (9 ans) par exemple, les questions sur Meruti, l’enfant qui vivait au temps des cavernes, portent sur l’initiation à la chasse et la manière de cuire le gibier. Au secondaire, en 10e, le questionnaire sur la lecture des Lettres 4 et 5 d’Inconnu… porte sur le régime nazi et la place qu’occupe l’un des protagonistes dans ce nouveau gouvernement (« Quel est le nouveau parti politique majoritaire en Allemagne ? » ; « Quels évènements survenus en Allemagne inquiètent Max ? »). Il diffère peu du questionnaire sur les textes documentaires accompagnant la lecture du roman (« Quelles sont les promesses tenues par Hitler ? » ; « Que se passe-t-il en 1934 ? » ; « Qu’arrive-t-il aux opposants d’Hitler ? »). La différence entre les deux questionnaires se manifeste au niveau des reprises anaphoriques des protagonistes qui prennent part à l’action : dans le premier cas, les questions portent notamment sur les états d’âme d’un personnage que l’on nomme par son prénom ; dans le deuxième cas, les informations factuelles impliquées dans les questions renvoient à des collectifs ou des grandes figures de l’Histoire. Ces questions préparent l’issue de l’intrigue et désamorcent l’effet de suspense lié aux ressorts de la fiction. La lecture du documentaire joue le rôle de complément dans la construction progressive de l’Histoire. L’intrigue prend la valeur d’un artéfact dont le rôle est de faciliter l’appropriation de ces contenus complexes en

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flattant l’intérêt de l’élève par l’identification à des personnages, à des valeurs et à des comportements.

Sur le plan langagier, ensuite, une large proportion des items implique le traitement de contenus parcellaires qui dépassent rarement la phrase en primaire et s’étendent parfois à la séquence narrative au secondaire. Le nom d’un mets ou d’un parti, l’énumération d’ingrédients ou de stratagèmes suffisent à la réussite de l’exercice. Le questionnaire de lecture suivie guide l’élève dans la sélection des éléments pertinents pour la construction d’une référence, celle du monde représenté, et peu pour la compréhension d’une intrigue.

Le travail sur le récit d’histoire, invariablement, quelles que soient les spécificités génériques des textes, poursuit l’explicitation de péripéties de l’Histoire des grands hommes ou de scènes de la vie quotidienne. De parcelle en parcelle, les élèves lecteurs de récits participent à l’action dont ils deviennent des témoins par procuration et dont ils éprouvent les effets par les yeux des protagonistes. Dans ce contexte de l’omniprésence du récit et de la lecture participative, le récit de témoignage apparait doublement incongru, tant du point de vue de la référentialité que de l’enjeu d’influence du genre. Peut-on jouer à participer aux génocides ? Le contrat de lecture du témoignage peut-il s’assimiler à celui d’un jeu fictif sur la référence ? Les protagonistes d’un récit, même revendiqué comme vrai, ou les survivants aux destructions de masse ont-ils le même statut dans leur intelligibilité des faits ? La lecture de témoignages à l’école implique, semble-t-il, une cohérence nouvelle et de revoir certains fondamentaux de la discipline français, notamment la lecture participative.

Quels choix, pour finir ?

À l’issue de notre réflexion et de notre enquête, nous clarifions notre dilemme et posons des choix. L’introduction du témoignage dans les institutions qui assurent la transmission de la mémoire des grands traumatismes collectifs aura un cout sur l’économie des

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disciplines, le français et l’histoire. D’abord parce que le témoignage entre en concurrence avec ces redoutables et impressionnantes fictions qui ne relèvent pas des mêmes traits génériques. L’activité langagière du relater et sa relation aux faits s’accommodent difficilement des brouillages génériques que tolèrent et encouragent même les fictions confectionnées à partir de l’activité langagière du narrer. Ensuite parce que les configurations de la discipline français qui accorde aujourd’hui la primauté à la lecture de fictions invitent à penser toute forme nouvelle d’acculturation dans des cohérences et une progression qui engagent les manières de penser et d’agir de toute la profession (pas seulement celle de l’enseignant.e de français), à l’échelle de tous les niveaux de l’école obligatoire, primaire et secondaire.

Dans ces conditions, notre choix n’est pas d’exclure la fiction du devoir de mémoire, mais d’ouvrir le corpus aux témoignages et de clarifier les conventions par lesquelles se constituent les textes et leur

« air de famille ». Notre programme se décline en trois axes : (i) reconnaitre la force de séduction de la fiction, c’est insister sur le pouvoir hallucinatoire des conventions d’un genre par une lecture du retard ; (ii) impressionner le jeune lecteur, c’est aussi le soutenir dans sa compréhension du processus de généricité du témoignage qui lui permettra de distinguer le jeu de la fiction de l’éthique d’un genre en construction et les valeurs qui sont attachées aux enjeux d’influence qui les légitiment ; (iii) les savoirs travaillés dans la discipline français ne devraient pas seulement viser les contenus thématiques et leur conformité au référent, mais aussi les dimensions langagières auxquelles s’adossent les effets de cohérence des textes.

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