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La vie e(s)t l'oeuvre

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La vie e(s)t l'oeuvre

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. La vie e(s)t l'oeuvre. Nottingham French Studies, 2010, vol. 49, no. 3, p. 7-14

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29339

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LA VIE E(S)T L'ŒUVRE

MICHEL JEANNERET

J'appmtiens à une génération qui, formée par le structuralisme, a longtemps considéré que la biographie d'auteur est un parasite, au mieux inutile, au pire trompeur, puisqu'elle fournit des explications factices et que, traitant l'œuvre comme reflet de la vie ou document sur la vie, elle risque de la réduire à sa dimension anecdotique. Le structuralisme a banni l'approche biographique, mis à mal l'histoire littéraire qui expliquait l'œuvre par l'homme, et il faut bien avouer que notre compréhension de la littérature a fait, à la faveur de ce grand nettoyage, des progrès décisifs. Pour de tout autres raisons, le Moyen âge avait lui aussi (à quelques exceptions près) ignoré la vie des auteurs ; occultant les circonstances futiles de la genèse, il avait assuré à l'oeuvre une portée qui transcende toute espèce de causalité singulière et la soustrait au caprice d'une production individuelle. Bref, il semble que la littérature n'ait pas besoin des biographies d'auteur et qu'elle prospère d'autant plus, peut-être, qu'elle les ignore.

Or, ce point de vue dogmatique ne correspond ni à notre expérience, ni à celle de la Renaissance. Car les humanistes se sont intéressés activement aux vies d'auteur (comme bien d'autres périodes de l'histoire littéraire, d'ailleurs, à commencer par la nôtre, à la fin du XXe et au début du XXI' siècle, où le phénomène prend des proportions massives). On pourrait même voir dans cet intérêt pour la vie des gens de lettres et des artistes (voyez Vasari) l'un des traits qui distingue l'âge humaniste de l'âge scolastique. Comme toujours, l'Italie ouvre la voie. Dante propose dans la Vita nuova un fragment autobiographique qui entrera bientôt dans sa légende. Mais c'est peu de chose comparé à Pétrarque qui, constamment penché sur soi, se fait connaître sous toutes les coutures. La part d'autoportrait et d'autobiographie, parmi ses écrits, est considérable. Pétrarque se raconte, s'analyse, se décrit et légitime ainsi, par son autorité morale, un genre qui peu à peu se développe- je nomme seulement, pour 1 'Italie, les exemples fameux d'Alberti, de Cellini et Cardan.

Des autobiographies, donc, et, très vite, des biographies. Boccace écrit la vie de Dante et celle de Pétrarque. Leonardo Bruni refait le même exercice et y ajoute les vies d'Aristote et de Cicéron. La machine est lancée, elle ne s'atTêtera plus. Si nous passons au nord des Alpes, nous tombons sur le cas typique d'Erasme, qui ne publie pas seulement la fameuse Vie de saint Jérôme, mais les biographies d'Origène, de Thomas More, de Vitrier et de John Colet. Sur quoi le Hollandais, qui avait beaucoup parlé de soi, aura ses propres biographies, comme celle de Beatus Rhenanus, commandée par l'imprimeur Frohen pour figurer en tête d'une édition posthume des Œuvres. Publier la biographie d'un auteur comme préface à son œuvre, cela devient d'ailleurs une pratique largement répandue, dans les

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éditions des Anciens, mais aussi, bientôt, pour les modernes, ce qui implique que la connaissance de la vie est réputée utile à la lecture de l'œuvre. Simultanément, dès 1500 environ, la vogue des portraits d'auteur commence à se répandre pour devenir, vers la fin du siècle, parfaitement banale. La typologie de ces portraits, de l'image anonyme de l'écrivain par excellence à l'effigie différenciée, de l'auteur solitaire à l'auteur en face de son public, présente une vaste combinatoire et ouvre un champ de recherches passionnant, mais l'enquête serait ici trop vaste :je passe.

La Renaissance produit donc et consomme quantité de vies d'écrivain. Alors, pourquoi ? Je ne pourrai, sur cette question, que proposer quelques hypothèses.

Première raison, générale mais je crois fondamentale : il est extrêmement difficile de traiter une œuvre comme un absolu, indépendamment de son origine, de sa genèse. Instinctivement, le lecteur cherche à lui trouver des racines dans l'ordre de la vie, à la rattacher à une expérience pratique. L'environnement empirique de l'œuvre, sa motivation, sa finalité, ce que nous appelons le contexte, font partie intégrante d'un ensemble où l'art et la vie sont perçus comme indissociables. Non seulement nous avons besoin d'inscrire le texte dans une histoire personnelle ou collective, mais nous cherchons aussi, derrière le livre, une personne réelle, un sujet à aimer, un homme ou une femme que nous puissions fantasmer. La lecture est une recherche de l'autre, elle a besoin d'invoquer la figure de l'auteur, fût-il un pur produit de l'imagination, pour l'absorber dans une relation affective. Le texte serait une interface entre deux sujets, un lecteur et un auteur, qui se désirent réciproquement.

L'échec du structuralisme, qui a voulu évacuer l'auteur, prouve la force de ce désir. Au nom d'un idéal scientifique qui imposait de tenir à distance tout ce qui était réputé non littéraire, on a voulu que le texte n'obéisse qu'à ses propres lois, on a banni la vie et la personne de l'auteur, qui risquaient de polluer la pureté de la méthode. Mais il se trouve que 1' écriture n'opère pas en vase clos et que le texte, toujours surdéterminé, n'est pas réductible à la géométrie de schémas rigoureux mais désincarnés. Que cela nous plaise ou non, l'auteur est dans son texte comme le savant est dans son expérience et, selon Heisenberg, perturbe, par sa présence, la netteté de l'observation. De toute façon, le lecteur moyen, loin des débats théoriques, n'a pas tant de scrupules. Il sent, d'instinct, qu'en amont du livre qu'il lit, il y a de l'aventure, du pathétique, il y a matière de rêve, et c'est cela aussi qu'il veut capter. Le roman de l'auteur se superpose alors à l'œuvre même et le plaisir s'en trouve redoublé. Pour ce public-là, qui n'est pas celui des spécialistes, la biographie n'a pas valeur explicative, elle ne sert pas tellement à éclairer l'œuvre, comme pour nous, qui mettons des notes au bas des pages, mais elle s'offre plutôt comme un autre récit, une histoire, vraie ou fausse qu'importe, qui amplifie le plaisir de la lecture.

Nous-mêmes, d'ailleurs, les gens du métier, éprouvons cette tentation : je voudrais l'illustrer par deux commentaires de la Renaissance. D'abord le commentaire du Canzoniere de Pétrarque par Vellutello qui, très répandu à travers

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le XVIe siècle, cherche systématiquement, dans la biographie, la clé des poèmes.

Vellutello réorganise l'ordre du recueil pour reconstituer, dans leur séquence chronologique, les étapes de la relation amoureuse ; il fait une enquête dans le Vaucluse, s'informe sur la vie de Laure, cite des documents, dépouille la correspondance du poète, bref, cherche à tout prix un ancrage réaliste, transformant la série discontinue des poèmes en une sorte de roman biographique ou de journal intime. Mon second exemple est le commentaire du Second livre des Amours de Ronsard par Belleau qui, lui aussi, traite les vers comme miroir du vécu et prend appui sur l'oeuvre pour raconter une tranche de vie. Comme il y a peu, dans les Amours de Marie, de matière savante à gloser, Belleau se contente souvent de raconter 1 'histoire ; il reconstitue la genèse du poème, déploie les événements, précise les détails, complète ou réorganise, au besoin, les données sporadiques du texte. La voix lyrique n'est plus alors perçue que comme l'expression d'une expérience vécue. Il fallait que le pouvoir illusionniste des vers de Ronsard soit d'une grande efficacité, ou que le biographique s'impose comme un moyen formidable de consécration, pour en arriver là !

Confusion du narrateur avec l'auteur, illusion réaliste, recherche de l'homme dans l'œuvre, ce sont des mécanismes psychologiques qui en disent long sur l'attrait des biographies, mais qui ne nous apprennent rien de spécifique sur la Renaissance. Il importe donc de resserrer la perspective et d'adopter une approche plus historique. Une première explication réside dans la promotion des belles- lettres et la dignité nouvelle que revendiquent alors les écrivains. Même si le phénomène est complexe, on admet que le seuil de la modernité, du XIV' au XVUC siècle, marque l'émergence, ou la réémergence, de l'individu. L'homme devient intéressant comme sujet singulier, comme une personne unique dont le caractère, la destinée, la différence méritent d'être connus. Du coup, la carrière est ouvette, dans la sphère publique, à l'initiative individuelle, à la volonté d'excellence et à l'ambition. Il est légitime de vouloir s'imposer comme le meilleur afin d'être admiré et d'acquérir la gloire. On aura reconnu la thèse de Jacob Burckhardt qui, pour être ancienne, n'en reste pas moins, en gros, valable'.

Les premiers à profiter de cette course aux honneurs sont bien sûr les chefs politiques et militaires, les princes de l'Église, les héros admirables comme les despotes odieux. Mais à côté de ces figures publiques, on voit arriver toute une cohorte de penseurs et de lettrés - des intellectuels dont la vie voisinera ou concurrencera désormais celle des hommes d'Etat. Homère n'est pas moins digne de mémoire qu'Achille et la gloire de Pétrarque, sa couronne, valent bien celles d'un pape ou d'un empereur. Pour observer cette promotion, il suffit d'interroger, en compagnie de Patricia Eichel-Lojkine, les collections de vies des grands

1. Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, trad. L. Schmitt (Paris : Gonthier, 1958, 2 vol.).

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hommes2André Thevet, par exemple, dans ses Vrais pourtraicts et vies des hommes illustres (. . .), accueille, à côté des hommes d'action, quantité de savants et d'auteurs de toute smie, soit antiques, soit contemporains. Mieux que cela, le XVIe siècle lance aussi des séries vouées spécifiquement aux écrivains. Il suffit de citer, pour s'en tenir aux belles-lettres, le recueil de Paolo Giovio, avec cent quarante-cinq notices et, pour la France, Scévole de Sainte-Matihe repris en français par Guillaume Colletet, ou Jean de Nostredame et ses vies des poètes provençaux.

On se souvient que Montaigne place, panni ses auteurs préférés, Plutarque - des vies des hommes illustres, justement - mais qu'il célèbre aussi Diogène Laërce, qui complète Plutarque en offrant, lui, les vies des penseurs grecs. «Je suis bien marry, écrit Montaigne, que nous n'ayons une douzaine de Laertius, ou qu'il ne soit ou plus estendu ou plus entendu »3Il y aurait énormément à dire sur l'intérêt de Montaigne pour les vies des philosophes. Je me contente de rappeler que, par delà Montaigne, le succès de Diogène Laërce à la Renaissance a été spectaculaire. Il a été traduit en latin dès 1432 : traduction d'Ambrogio Traversari qui, en Italie puis en France, a connu d'innombrables éditions, révisions, annotations et compléments. Diogène Laërce qui traite, sans jamais les séparer, de la pensée et de la vie des philosophes, a été un best-seller à travers tout le XVIe siècle. Lorsque Montaigne avoue que la vie et la personne des penseurs l'intéressent autant ou davantage que leurs idées, il exprime une opinion largement répandue.

Les auteurs de la Renaissance ont donc une chance de se distinguer, de se faire admirer à l'égal des princes et des héros. La réputation, la reconnaissance publique peuvent conférer un immense pouvoir. Mais quand on est un savant ou un poète, comment capter l'intérêt du public ? L'œuvre est bien sûr le déclencheur et le moteur principal, mais, difficile d'accès, destinée à l'élite cultivée, elle ne suffit pas. Le candidat à la gloire ne peut avoir une œuvre remarquable et une vie minable, car le public veut des vedettes, il veut des faits concrets, il a besoin de fixer son admiration sur un homme en chair et en os. Il faut donc se construire une figure héroïque, une existence fameuse. Pour la première fois, peut-être, dans l'histoire de la littérature, l'œuvre alimente l'intérêt pour la vie et la vie, en retour, vient étayer ou compléter le succès de l'œuvre. Paradoxalement, au moment où la littérature acquiert son autonomie et sa noblesse, elle découvre qu'elle a besoin d'un appui extrinsèque.

Pour exploiter ce ressort publicitaire, les auteurs adoptent divers procédés.

S'ouvre ici un vaste champ de recherches sur les stratégies qu'ils mettent en oeuvre pour se forger une vie, un portrait, une légende. Les meilleurs

2. Patricia Eichel-Lojkine, Le Siècle des Grands Hommes. Les recueils de vies d"hommes illustres avec portraits du XVIe siècle {Louvain : Peeters, 2001 ).

3. Montaigne, Essais, éd. P. Villey (Paris: PUF, 1965); chap. II, 10, p. 416.

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biographèmes sont ceux qui, romanesques ou pittoresques, frappent l'imagination et se gravent dans la mémoire : ainsi la découverte du tombeau de Laure par Scève ou le lard que Marot a eu l'imprudence de manger en carême. Le plus souvent, ce sont les auteurs eux-mêmes qui, s'attribuant un visage ou une action remarquable, préparent le travail des biographes. Rabelais, sous le masque d' Alcofribas Nasier, adopte l'allure du joyeux compagnon rieur et buveur, il élabore au cœur de ses récits un autoportrait farcesque, qui pourtant lui collera désormais au visage. Il s'installe dans son œuvre et la façonne de telle manière qu'il soit, à son tour, façonné par elle.

Le terrain le plus fécond, sur lequel germent la plupart des vies légendaires d'écrivain, est bien sûr le discours à la P personne. Comme le dit Benvéniste, le pronom je désigne un espace vide, qui peut être investi par n'importe quel sujet grammatical - un être de papier, une voix interne au texte, mais aussi, peut-être, un être en chair et en os, la voix authentique de l'auteur. Un attrait essentiel de la littérature à la 1 c personne réside dans cette incertitude et dans la possibilité de glisser du personnage à l'auteur. Le charme de la poésie lyrique repose en pat1ie sur cette équivoque. Nous autres, les professionnels, les gens sérieux, avons appris à nous méfier de l'illusion biographique, et pourtant, tout est fait pour que nous y succombions. Il est certes naïf de penser que Ronsard ait aimé successivement Cassandre, Marie, Hélène, et de déchiffrer le roman de ses amours comme un témoignage authentique, mais il n'est pas sûr non plus que Ronsard ne nous ait pas, délibérément, tendu ce piège, tant il est vrai que son profil romanesque y gagne de la précision et de la couleur. S'il a voulu que ses lecteurs se laissent tromper, il a réussi. A côté du commentaire de Belleau, cité tout à 1 'heure, j'invoquerai l'exemple de Claude Binet, l'auteur de La Vie de Ronsard, qui puise dans les poèmes l'essentiel de sa biographie4Il transpose de la 1" à la 3c personne les biographèmes que le poète avait parsemés dans ses vers et les traite comme autant de documents historiques. Naïveté d'une lecture au pied de la lettre, manque d'esprit critique, sans doute, mais Binet épouse la logique même de Ronsard, qui avait rempli son œuvre d'indications, vraies ou fausses, sur sa vie.

On ne sait pas si le poète, alors mourant, a souhaité l'entreprise de Binet, mais on peut affirmer, en revanche, qu'elle était le prolongement normal, et inévitable, de son œuvre.

Si donc les écrivains se racontent et donnent l'impulsion à la machine biographique, c'est que le succès sera d'autant plus grand que l'œuvre sera doublée d'un récit de vie. Cette motivation relève du marketing littéraire, elle répond à la demande d'un public qui, par delà les mots sur la page, veut de la chair fraîche. Mais je voudrais pour finir esquisser une autre explication qui, reposant sur l'inséparabilité de la vie et de l'œuvre, entraîne que l'autobiographie peut

4. Claude Binet, La Vie de P de Ronsard (1586), éd. Paul Laumonier (Genève : Slatkine Reprints, 1969; réimpr. de l'éd. de 1910).

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s'imposer, du moins chez quelques humanistes, comme le seul moyen d'expression possible. C'est un cas extrême, certes, mais qui se vérifie chez les plus grands : Pétrarque, Érasme, Montaigne. Je voudrais illustrer cela en invoquant rapidement l'exemple du père fondateur, Pétrarque.

Il s'en faut, certes, que toute l'œuvre de Pétrarque soit autobiographique.

Pomtant, même des traités sur des questions générales, comme le Secretum, le De Ignorantia, ont une composante personnelle et rattachent la théorie à l'expérience vécue. Le Canzoniere, de son côté, joue sur l'incettitude du je et invite à une lecture illusionniste. Mais le plus significatif, c'est l'immense massif des lettres, les centaines de lettres que, comme Erasme, Pétrarque a accumulées pendant toute sa vie. Il y a là un choix qui mérite la réflexion. A une exception près, la fameuse Posteritati où le poète retrace systématiquement sa vie jusqu'à l'âge de 47 ans, les lettres n'ont pas, c'est vrai, une visée autobiographique. Elles évoquent, de façon discontinue, des épisodes vécus, des circonstances, toute une aventure intérieure, mais ce qu'elles contiennent surtout, à première vue, ce sont des lieux communs de morale. Les pièges de la vie mondaine et les vettus de la solitude, la défense de l'introspection et de la vie spirituelle, l'amitié et la communauté des lettrés, la santé, la vieillesse, la mort ... , voilà quelques thèmes, bien ancrés dans la tradition morale, que Pétrarque module d'une lettre à l'autre. Mais la différence, c'est que tout ce matériel potentiellement anonyme est traité à la 1 c personne et que, rapporté à l'expérience intime, il échappe à la banalité des truismes pour composer au contraire un portrait psychologique et spirituel. La substance des lettres, c'est de montrer comment un sujet particulier, dans des circonstances pmticulières, applique ses principes, comment il cherche à vivre bien, donc à définir une morale, mais toujours dans des situations personnelles et singulières.

La tendance qui traverse presque toute l'œuvre de Pétrarque et qui oriente ses lettres est en effet un projet éthique. Comment vivre ? Où résident la vraie sagesse, le vrai bonheur ? Comment se comporter devant Dieu et devant les hommes ? Or, ces questions, qui sont au centre de sa philosophie, sont des questions pratiques.

Nancy Struever parle, à propos de l'humanisme, de Theory as practice, et elle a raison5La pensée morale de Pétrarque est indissociable de l'expérience, elle se confond avec son action, son être-au-monde. Elle s'incarne dans une recherche personnelle, circonstancielle, qui, ensuite, peut prétendre à l'exemplarité et revêtir une valeur universelle, c'est-à-dire passer de la 1 e personne du singulier à la 1 e personne du pluriel ou même à la 3e. Le mouvement est le même que chez Montaigne : « On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » (III,2 ; 805). Le message que Pétrarque, parlant de soi, veut transmettre à ses lecteurs, c'est donc un ensemble de leçons

5. Nancy S. Struever, TheOJ)' as Practice : Ethical Inquily in the Renaissance (Chicago:

Chicago University Press, 1992).

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éthiques, qui sont de deux natures différentes. D'une part, il y a des idées, des contenus, c'est-à-dire un ensemble de prescriptions, mais toujours garanties par la pratique. D'autre part, il y a une méthode, c'est-à-dire l'illustration d'une vie vouée à la recherche du Bien et du Vrai, a mode of inquily, comme dit Nancy Struever, une quête toujours inachevée de la sagesse et de la vérité.

Comme pour Socrate et le Christ, le terrain d'action du moraliste qu'est Pétrarque, c'est donc la vie, la vie qui est à la fois le laboratoire et le garant de sa morale. Mais cette entreprise, si elle veut toucher autrui, doit être racontée. Et ici, il y a une différence avec Socrate et Jésus. L'un et l'autre ont eu des médiateurs : Platon, Xénophon, les Evangélistes. Pétrarque, avant d'avoir ses biographes, doit se raconter lui-même. Pour faire connaître son action, qui est son œuvre majeure, pour communiquer et partager son éthique, il doit donc faire le récit de sa vie ou de moments significatifs de sa vie. En d'autres termes, l'autobiographie est constitutive de son projet. La vie et 1 'œuvre, 1' action et le discours à la 1 e personne sont absolument solidaires. Là encore, Pétrarque est d'accord avec Montaigne :

«Nous allons conformément et tout d'un train, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l'ouvrage à part de l'ouvrier; icy, non : qui touche l'un, touche l'autre» (III,2 ; 906).

L'œuvre d'un Pétrarque est donc à la fois son action pratique (ou celle qu'il revendique) et la relation écrite de son action. Or cette œuvre trouve son moyen d'expression privilégié dans la lettre. Pourquoi la lettre ? D'abord parce que, adressée à un interlocuteur ou un cercle précis, elle s'inscrit au cœur de l'expérience, elle raconte le vécu du destinateur pour exercer un effet immédiat sur le vécu du destinataire. Elle invite à une recherche commune, elle absorbe le partenaire dans cet ethical inquily qui constitue le message lui-même. Une autre raison d'adopter ce véhicule, c'est que la lettre est l'écho immédiat d'une circonstance et d'une expérience personnelles, en quoi elle s'oppose aux traités savants - les spéculations académiques, les déclarations dogmatiques et impersonnelles que Pétrarque déteste parce qu'elles sont coupées de la pratique.

Si la morale est une praxis, l'expression de cette morale doit elle aussi être une action, un dialogue, une expérience qui se partage dans la communauté des amis.

Je crois que nous aurions intérêt à repenser l'humanisme, l'œuvre humaniste, dans cette perspective. Ce recentrement, cette incarnation, c'est l'inflexion que Pierre Hadot a tenté de donner récemment aux recherches sur la philosophie antique6La pensée des Anciens, dit-il, est moins un débat théorique qu'une quête de la sagesse et l'expérimentation d'un mode de vivre, donc une éthique indissociable d'une pratique et qui, de surcroît, s'exerce dans le cadre d'une communauté. Non connaître pour connaître, mais pour éduquer le caractère et

6. Voir surtout Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ? (Paris: Gallimard, Folio- Essais, 1995) et La Philosophie comme manière de vivre, Entretiens avec Jeannie Cartier et Arnold!. Davidson (Paris: Albin Michel, 2001).

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trouver le bonheur. Non pas informer, mais former et transformer. Résumer la thèse de Hadot, ce serait expliquer pourquoi, pour un Pétrarque, mais aussi, avec quelques accommodements, pour un Erasme, pour un Montaigne et sans doute d'autres, l'autobiographie et la biographie sont l'expression nécessaire d'une vie qui voudrait être leur plus belle oeuvre.

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