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Le traitement des divergences de jurisprudence en droit suisse

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Le traitement des divergences de jurisprudence en droit suisse

CHAPPUIS, Christine, PERRIN, Jean-François

CHAPPUIS, Christine, PERRIN, Jean-François. Le traitement des divergences de jurisprudence en droit suisse. In: Ancel, Pascal ; Rivier, Marie-Claire. Les divergences de jurisprudence . Saint-Etienne : Publication de l'Université de Saint-Etienne, 2003. p. 329-351

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:22707

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Le traitement des divergences de jurisprudence en droit suisse

Christine CHAPPU/S Jean-François PERRIN'

Les auteurs du présent rapport ont rencontré la même difficulté que tous les participants au colloque organisé en septembre 2001 par le CERCRID. Comment définir l'objet même de l'analyse, la divergence de jurisprudence? La démarche initialement adoptée consistait à partir d'une notion volontairement ouverte pour remonter du remède à la maladie. Elle est maintenue ici, justifiée par le fait que le rapporteur de synthèse

avait

décelé dans l'ensemble des interventions une divergen- ce sur la notion même de divergence. Une définition en forme de plus petit dénominateur commun s'est pourtant dégagée des débats: la divergence analysée ici est une contradiction entre deux énoncés nor- matifs d'origine jurisprudentielle. Il vaut la peine de la poser d'emblée.

Une contribution sur le traitement que réserve le droit suisse aux divergences de jurisprudence suppose quelques observations prélimi- naires sur l'organisation judiciaire suisse (1.). t.:examen du remède pro- posé par le droit suisse (11.) débouchera sur un essai de typologie des divergences, qui résulte de la lecture des décisions de la Cour suprême suisse (III).

1 - Remarques introductives: quelques éléments de droit suisse Il convient de faire deux observations préliminaires: la première a trait à l'organisation des tribunaux supérieurs suisses (A.), la seconde au statut de la jurisprudence en droit suisse (8).

A - Organisation judiciaire

t.:organisation judiciaire suisse prend la forme d'une pyramide coiffée par un tribunal supérieur unique. Le Tribunal fédéral, qui est l'autorité

• Nous tenons à remercier vivement M. Miguel Oural, assistant à la Faculté de droit de l'Université de Genève, avocat, de l'aide précieuse qu'II nous a apportée dans les recherches nécessitées par le présent article (texte à jour en avril 2002).

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judiciaire suprême de la Confédération (art 188 al. 1 Cst féd.), assume seul la juridiction constitutionnelle, civile, pénale et administrative (art 189 et 190 Cst féd.). La problématique de la divergence sera envisagée à ce seul niveau, et non dans la verticalité des rapports entre la juris- prudence fédérale et celle des cours cantonales inférieures.

Au sein d'une juridiction unique, des divergences de jurisprudence ne sauraient, à première vue, se produire. Il faut toutefois considérer que la Haute Cour suisse est en réalité double: elle comprend le Tribunal fédé- rai proprement dit et le Tribunal fédéral des assurances. Le Tribunal fédéral se compose de 30 juges (et 15 suppléants). Son siège se trou- ve à Lausanne (art 1 al. 1 et 19 al. 1 OJ). Quant au Tribunal fédéral des assurances, il assume le rôle de cour des assurances sociales. Il est organisé de manière autonome et son siège est à Lucerne (art 122 al.

1 et 124 OJ). Le Tribunal fédéral des assurances se compose actuelle- ment de 11 juges (et 11 suppléants; art 123 al. 1 OJ). Par ailleurs, chaque Tribunal est divisé en un certain nombre de sections aux com- pétences différentes1. Une organisation et un siège distincts, douze sub- divisions comptant en tout 39 à 41 juges permanents, les occasions de diverger ne manquent pas2.

La réforme de la justice, qui est actuellement en cours au niveau fédé- rai, a notamment pour but de décharger le Tribunal fédéral afin de lui permettre d'assumer pleinement les tâches particulières qui lui incom- bent, en particulier la sauvegarde de l'application uniforme du droit, le développement de la jurisprudence et la garantie des droits constitu- tionnels3 . Le projet prévoit que le Tribunal fédéral statuera désormais uniquement comme autorité de recours, ce qui implique la création d'au- torités judiciaires intermédiaires (Tribunal pénal fédéral, Tribunal admi- nistratif fédéral). En outre, la division actuelle entre le Tribunal fédéral et le Tribunal fédéral des assurances est supprimée. Dans la mesure où les affaires continueront d'être attribuées à différentes cours en fonction de la matière, les occasions de diverger ne disparaîtront pas. Les données du problème ne sont par conséquent pas fondamentalement modifiées.

1 - Pour le Tribunal fédéral: deux Cours de droit public, deux Cours civiles, la Chambre des pour- suites et des faillites, la Chambre d'accusation, la Cour pénale fédérale et la Cour de cassation péna- le (art. 12 OJ). Le Tribunal fédéral des assurances est formé de quatre chambres (art. 1 al. 1 Règlement du Tribunal fédéral des assurances du 16 novembre 1999).

2 - En 2001 (2000), 6'364 (6'730) affaires étaient pendantes devanlle Tribunal fédéral.

3 - Message du Conseil fédéral du 28 février 2001, FF 2001 V pp. 4000 55, 4025.

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B - Statut de la jurisprudence

Pas plus que la France, la Suisse ne connaît la règle du précédent obligatoire (stare decisis). L:art. 1 al. 3 CC invite cependant le juge à s'inspirer des solutions consacrées par la jurisprudence qui constitue une source subsidiaire de droit. Il s'ensuit un devoir relatif du juge de suivre la jurisprudence antérieure. C'est ainsi que le Tribunal fédéral se réfère fréquemment à ses propres jugements, sans pour autant obser- ver un respect absolu des précédents. Les revirements de jurispruden- ce ne sont pas rares; ils sont, la plupart du temps, soigneusement moti- vés'. Le changement de jurisprudence doit néanmoins rester l'excep- tion. Il « ne se justifie que s'il se fonde sur des motifs suffisamment sérieux, surtout lorsque cette jurisprudence est constante depuis plu- sieurs décennies [ ... ]. Les raisons qui militent en faveur d'un nouveau point de vue doivent être plus importantes que les effets négatifs pour la sécurité du droit résultant d'un changement de jurisprudence »5.

Les arrêts du Tribunal fédéral comportent, en règle générale, un pré- ambule, une partie en fait et des considérants en droit. Ils ne présentent pas la brièveté des décisions françaises. Un jugement d'une dizaine de pages est chose courante. L:analyse de la situation juridique pouvant être d'une relative longueur, on note une certaine tendance à recourir aux obiter dicta. Alors que les juges, par économie de moyens sans doute, laissent souvent ouvertes des questions - même importantes et intéressantes - qui n'ont pas à être tranchées dans un cas d'espèce, il arrive aussi que de telles questions soient effectivement abordées, soit que les juges se contentent de les évoquer, soit qu'ils y consacrent des développements parfois assez longs et compliqués6 . La jurisprudence révèle un double discours sur la portée de l'obiter dictum, dont le juge

4 - Selon Thomas Probst, Die .A.nderung der Rechtsprechung, Eine rechtsvergleichende, methodo- logische Untersuchung zum Phanomen der h6chstrichterlichen Rechtsprechungsanderung in der Schwelz (civil law) und den Vereinigten Staaten (common law), Schriftenreihe des Instituts fOr Inter- nationales Recht und internationale Beziehungen, vol. 56, Bâle et Francforl-s-I-Main (Helbing) 1993, pp. 199 s., entre 1875 et 1990, une décision sur quarante représente un changement de jurispru- dence, tendance qui va en s'accentuant; Henri Deschenaux, Le titre préliminaire du Code civil, Traité de droit civil suisse, 1. Il, Fribourg 1969, pp. 118 ss.

5 - ATF 125/1999 III 312 c. 1 et 7, JdT 2000 1374, 382/435. 443, SJ 2000 1 39, 42. Cet arrêt refuse de modifier le taux de capitalisation du dommage résultant d'une perte de gain future du lésé: ta juris- prudence se fonde sur un taux de 3,5 % depuis 1946, tequel est maintenu par'e Tribuna' fédéra' après une analyse approfondie,

6 - Voir par exemple, l'ATF du 23 juin 1998, SJ 1999 1 205, et le commentaire de Pierre Tercier, Responsabilité de la banque dispensatrice d'un crédit immobilier? ln Droit de la Construction 2000 10 ss, 14, qui signale l'abondance (. d'affirmations doctrinales, certes intéressantes mals super- flues" que contient l'arrêt et termine sur une comparaison avec le style de la cassation française, en se demandant" s'il ne serait pas opportun d'alléger nos décisions: elles perdraient en abondance scientifique ce qu'elles gagneraient en autorité ",

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s'écarte ou qu'il suit sans que l'on comprenne la raison de cette diffé- rence de traitement. Nous reviendrons sur cette question de nature à expliquer la conception de la divergence qui se dégage des arrêts du Tribunal fédéral7 .

Une minorité d'arrêts est publiée dans le Recueil Officiel des Arrêts du Tribunal fédéral, sur décision de chaque section (art. 18 Règlement du Tribunal fédéral du 14 décembre 1978). Certains arrêts non publiés dans la collection officielle paraissent dans des revues cantonales. Le Tribunal fédéral ne se réfère en principe pas à sa jurisprudence non publiée; ce n'est toutefois qu'une pratique et elle connaît de nom- breuses exceptions8 . Une particularité électronique mérite d'être signa- lée: depuis janvier 2000, le site Internet du Tribunal fédéral donne accès à 60-70 % des décisions rendues par les différentes sections (http://www.bger.ch/fr). On peut se demander si la pratique, censée être restrictive, de la référence à la jurisprudence non publiée, ne va pas être modifiée de ce fait.

Il - Le remède aux divergences de jurisprudence

Le traitement des divergences de jurisprudence peut être soit d'ordre curatif, soit d'ordre préventif. Face à deux jugements contradictoires du Tribunal fédéral, le plaideur ne peut remettre en cause devant une aucu- ne autre juridiction ni la première, ni la seconde décision, sous réserve d'un éventuel recours à la Cour européenne des Droits de l'Homme, dont il ne sera pas question ici. En effet, la procédure de révision du jugement est limitée aux faits nouveaux importants dont le requérant a connaissance après le prononcé du jugement et qu'il n'avait pas pu invoquer dans la procédure précédente (art. 137 OJ). Un changement ultérieur provoquant une situation de divergence de jurisprudence ne constitue pas un tel fait9.

S'il n'existe aucun remède curatif, le législateur fédéral a prévu un système permettant de prévenir les divergences de jurisprudence (art.

16 et 127 al. 2 OJ10). Après une présentation de ce remède préventif (A.), le but (B.) et le fonctionnement (C) en seront brièvement évoqués.

- _

... _- - -

7 - Cf. infra, III. 8.1.

8 - Le système paraît moins contestable si l'on sait qu'il est possible d'obtenir une copie des juge- ments non publiés contre paiement d'un émolument (certes élevé).

9 - ATF 12011994 V 128 consid. 3b; 118/1992 Il 199 consid. 2.b.cc. Jean-François PoudreVSuzette Sandoz-Monod, Commentaire de la 10Î fédérale d'organisation judiciaire du 16 décembre 1943, vol.

V (art. 136-171), Berne (Stâmpfll) 1992, n. 2.2.1 ad art. 137; Max Guldener, Schweizerisches Zivilprozessrecht, Zurich (Schulthess) 1979, p.531 n.5.

10 - Art. 16 OJ, Sections réunies: Lorsqu'une section du tribunal entend déroger à la jurisprudence suivie par une autre section, par plusieurs sections réunies ou par le tribunal en séance plénière, elte

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A - Un remède préventif

Le juge étant relativement lié par la jurisprudence antérieure, il doit la respecter en principe et en fait. Lorsque les solutions antérieurement acquises ne correspondent pas ou plus à ce qui est considéré comme souhaitable, le juge peut chercher à s'en affranchir, Le Tribunal fédéral, comme tout juge suisse, se reconnaît la possibilité de modifier sa propre jurisprudence en respectant les conditions mentionnées plus haut11 . Dans l'hypothèse où la jurisprudence en question émane de l'une des sections du Tribunal fédéral (par ex., la Ile Cour de droit civil) et qu'un juge appartenant à une autre section (par ex., la Ile Cour de droit public)12 prône une solution différente, le changement de jurisprudence projeté est soumis aux conditions particulières prévues par la loi (art. 16 et 127 al. 2 OJ). La doctrine parle dans ce dernier cas de modification qualifiée13.

Le système mis en place obéit à deux règles fondamentales. D'un côté, le Tribunal fédéral doit, en principe, respecter ses propres déci- sions. De l'autre, il peut modifier sa jurisprudence, mais doit le faire, lorsque plusieurs sections sont en cause, d'entente avec tous les juges concernés. Cette consultation précédant obligatoirement le changement permet d'éviter que la jurisprudence des différentes sections ou cours

ne peut le faire qu'avec le consentement de l'autre section ou à la suite d'une décision des sections intéressées ou du tribunal. Cette décision est prise sans débats et à huis clos; elle lie la section qui doit statuer sur la cause (alinéa 1 er).Lorsque plusieurs sections sont réunies, tous les juges qui leur sont attribués siègent ensemble sous la direction du président de section le plus ancien (alinéa 2).

L.:article 11, 2e alinéa, est applicable par analogie (alinéa 3).

Art. 11 OJ: Sont réservées au tribunal réuni en séance plénière: c. Les causes que la loi ou le règle- ment lui attribuent, ainsi que les questions de droit visées à l'article 16 (alinéa 1er). La présence de deux tiers au moins des juges est nécessaire pour que le tribunal puisse siéger en séance plénière (alinéa 2).

Art. 127 al. 2 OJ: L.:article 16 est aussi applicable aux rapports entre le Tribunal fédéral des assu- rances et le Tribunal fédéral.

Art. 21 du Projet de loi fédérale sur le Tribunal fédéral, Changement de jurisprudence et précédents:

Une cour ne peut s'écarter de la jurisprudence arrêtée par une ou plusieurs autres cours qu'avec l'ac- cord des cours intéressées réunies (alinéa 1 er). Lorsqu'une cour entend trancher une question juri- dique qui concerne plusieurs cours, elle demande l'accord des cours intéressées réunies si elle est d'avis qu'une décision commune est souhaitable pour le développement du droit ou l'uniformité de la jurisprudence (alinéa 2). Les cours réunies ne peuvent siéger ou décider par voie de circulation qu'avec la participation de deux tiers au moins des juges ordinaires de chacune des cours intéres- sées. La décision est prise sans débats et à huis clos; elle lie la cour qui doit statuer sur la cause (ali- néa 3).

Art. 19 du Projet de loi fédérale sur le Tribunal fédéral, Vote: La cour plénière, la direction du tribunal et les cours rendent leurs arrêts, prennent leurs décisions et procèdent aux nominations à la majori- té absolue des voix, à moins que la loi n'en dispose autrement (alinéa 1 er). En cas d'égalité des voix, celle du président est prépondérante; s'il s'agit d'une nomination, le sort décide (alinéa 2).

11 - Cf. supra, 5.

12 - Cf. ATF 122/1996 1 351, au sujet de la voie de recours permettant de contester un droit de gage fiscal cantonal (recours de droit public et non recours en réforme).

13 - Probst, op. cit. n. 4, pp. 271 ss.

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du Tribunal fédéral ne diverge. Les conditions mises par la loi14 au chan- gement de la jurisprudence d'une autre section du Tribunal fédéral constituent par conséquent un remède préventif de nature à empêcher la survenance de divergences.

B - Son but

Le but de cette procédure a été récemment rappelé par le Tribunal fédéraf15 . " s'agit de garantir l'unité de la jurisprudence de même que l'égalité de traitement dans l'application du droit, tout en évitant des décisions contradictoires16 . L'exigence de l'unité de la jurisprudence ne doit pas être confondue avec l'identité des solutions d'espèce17 .

" est admis que la jurisprudence doit être reconnaissable, prévisible18 et présenter un caractère de stabilité et de continuité19 . Les modifica- tions et, plus encore, les divergences de jurisprudence portent préjudi- ce à cet idéal de sécurité juridique. Ces dernières sont par ailleurs incompatibles avec la sauvegarde d'une application uniforme du droit, que doit assurer le Tribunal fédéral20 •

C - Son fonctionnement

Lorsqu'une section du Tribunal fédéral entend déroger à la jurispru- dence suivie par une autre section, l'art. 16 OJ impose une réunion des juges concernés. Le consentement de l'autre section est nécessaire pour qu'il puisse être dérogé à la jurisprudence antérieure. La même règle vaut pour la jurisprudence émanant de plusieurs sections réunies ou du Tribunal fédéral en séance plénière. Le désaccord entre les juges, susceptible de conduire à une divergence de jurisprudence, est ainsi évité par une concertation obligatoire sanctionnée par un vote_

La procédure mise en place par l'art. 16 OJ est relativement contrai- gnante. Lors de la réunion des sections concernées, une décision ne peut être prise que si deux tiers au moins des membres de chacune des

14 - Ar!. 16 et 127 al. 2 OJ.

15 - ATF 122/1996 V 85 consid. 2.8. 16 - ATF 126/2000 1 81, 84 consid. 20.

17 - Cf. Jean-François Poudret/Suzelte Sandoz-Monod, Commentaire de la 101 fédérale d'organisa- tion judiciaire du 16 décembre 1943, vol. 1 (art. 1-40), Berne (Stampfli) 1990, n. 3 ad art. 16, p. 69, cités dans ,'ATF 12211996 V 85 consid. 2.a (supra, n. 15).

18 - ridée de prévisibilité de la jurisprudence pour le justiciable trouve une concrétisation intéres- sante dans des décisions réservant la protection de la bonne foi: par ex., ATF 96/1970 Il 262, JdT 1972 1 61 ; ATF 96/1970 Il 69, 73.

19 - Probst, op. cft. n. 4, p. 383 55. " The law must be stable, and yet if cannat stand still» (Pound.

Legal History 1).

20 - Cf. supra, n. 3.

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sections sont présents. Le juge qui propose un changement de jurispru- dence doit établir un rapport pour la séance des sections réunies. Un second juge rapporteur est désigné. En cas d'égalité des voix, la juris- prudence n'est pas modifiée (art. 14 du Règlement du Tribunal fédéral du 14 décembre 197821 ). La section qui doit statuer sur la cause est liée par la décision ainsi prise.

Le projet de loi fédérale sur le Tribunal fédéral mentionné plus haut22 reprend, pour l'essentiel, la procédure actuelle tout en l'étendant aux questions juridiques importantes non encore tranchées qui concernent plusieurs cours23 . Il permet en outre aux cours réunies de se prononcer par voie de circulation, méthode qui est déjà en partie pratiquée aujour- d'hui, et fixe un quorum de deux tiers des membres de chacune des cours intéressées24 .

Plus qu'à une simple concertation, l'art 16 OJ, de même que l'art. 21 du projet de loi fédérale sur le Tribunal fédéral, force les juges à prendre une décision à la majorité et exige un certain quorum de présences. La décision qui en résulte - qu'elle soit favorable à la modification ou la refuse - est ensuite obligatoire pour la section appelée à statuer.

Cette procédure a démontré son efficacité au cours des années. Pour l'année 2001 (2000), les statistiques établies par le Tribunal fédéral font état de cinq (sept) procédures d'élimination des divergences entreprises sur la base de l'art. 16 OJ25. De nombreux exemples figurent dans la jurisprudence publiée des années écoulées, mettant en cause toutes les Sections du Tribunal fédéral26 , y compris du Tribunal fédéral des assu- rances27 . Contrairement à ce que l'on pourrait redouter, ce système, qui préconise le maintien du statu quo en cas d'égalité des voix, ne consti- tue pas un frein au développement de la jurisprudence. En effet, les

21- RS 173111.1.

22 - Cf. supra, n. 3 el 10.

23 - Le Tribunal fédéral, dans l'ATF 126/2000 1 81, avait anticipé cette modification de [a loi en appli·

quant l'art. 16 OJ par analogie aux conséquences de l'adoption de la nouvelle Constitution fédérale sur la recevabilité d'un recours de droit public dirigé contre le refus de renouveler une autorisation de séjour (cf. infra, n. 55).

24 - Message du Conseil fédéral du 28 février 2001, FF 2001 V pp. 4000 55, 4085.

25 - Rapport 2001 du Tribunal fédéral et du Tribunal fédéral des assurances sur leur gestion (quatre procédures. selon le Rapport 2002)

26 - Quelques exemples: ATF 123/1997 IV 157; 122/19961257; 122/1996 1 351; 117/1991 la 277; 117/1991 lb 220: 111/1985 la 353, JdT 19861504: ATF 111/1985 Il 81, JdT 1985 1 576: ATF 111/1985 Il 186, JàT 1986 1 181 : ATF 110/1984 la 136, JàT 1985 1 475: ATF 109/1983 la 252; ATF 104/1978 Il 44, JdT 1978 1 462; ATF 10311977 la 55; 102/1976 Il 226, JdT 1977 1 194: ATF 96/1970 11262. JdT 1972161; ATF 96/1970 11355; 95/19691639. JdT 19711361; ATF 95/19691330: ATF 86/1960 Il 365: 85/1959 11256: 84/1958 IV 163; 81/19551133.

27 - Quelques exemples: ATF 117/1991 la 277 (se référant à l'ATF 112/1986 la 14); ATF 117/1991 lb 220: 97/1971 V 251,

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décisions significatives de ces cinquante dernières années montrent que la jurisprudence a été modifiée dans environ 75 % des affaires, suite à la procédure de l'art. 16 OJ. Qu'une modification soit acceptée ou non, cette mesure a effectivement permis de prévenir des diver- gences potentielles de jurisprudence entre les sections du Tribunal fédé- raI.

III - Un essai de typologie des divergences

La présente étude du mode institutionnel de la gestion des diver- gences de jurisprudence n'épuise pas - et de loin - le sujet. Le modèle que nous proposons ci-après repose sur une lecture des décisions du Tribunal fédéral, incitant l'observateur à distinguer deux types de diver- gences: les divergences avouées (A) et celles qui ne le sont pas (B.).

Leur traitement, nécessairement, est différent.

A - Divergences avouées

Dans nombre de cas, des divergences reconnues et admises par les juges fédéraux ont été résolues suite à la procédure de l'art. 16 OJ28, soit par la modification de la jurisprudence discutée, soit, plus rarement, par son maintien. Les quelques exemples développés plus bas montre- ront le rôle de cette procédure dans le développement du droit jurisprudentiel.

1 - En matière pénale, il a été récemment décidé29 , après une pro- cédure d'élimination des divergences, qu'une condamnation pour sous- traction d'impôt et usage de faux pouvait conduire au prononcé de peines cumulées pour les mêmes faits, la seconde infraction n'absor- bant pas la première. La Ile Cour de droit public a ainsi obtenu une modi- fication de la jurisprudence de la Cour de cassation pénale30 qui, jusque-là, admettait que la soustraction d'impôt et l'usage de faux constituait une seule et même infraction, ne justifiant qu'une sanction unique. L.:échange de vues intervenu entre les deux Cours fait l'objet d'un long considérant expliquant dans le détail les motifs de la nouvelle conception31 .

2 - Une réunion de toutes les sections du Tribunal fédéral et du Tribunal fédéral des assurances a été convoquée en 199132 afin de

28 - Voir l'énumération figurant supra, n. 26.

29 - ATF 122/1996 1 257.

30 - Établie par l'ATF 116/1990 IV 262, désormais renversée par l'ATF 122/1996 1 257.

31 - ATF 122/19961257 consid. 6 pp. 262·266.

32-ATF117/1991 lb 220.

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poser les règles régissant le respect du délai pour verser une avance de frais lors de l'introduction d'une affaire. Un ordre de versement donné à la banque du débiteur six jours avant l'échéance du délai était parvenu à la direction des postes le dernier jour du délai, mais le compte du Tribunal fédéral n'avait été crédité que le lendemain du jour de l'échéan- ce. Il s'agissait de déterminer si l'avance avait été faite à temps ou non, ce qui constituait une condition de recevabilité du recours. Il fut décidé que, lorsque la date indiquée par la banque pour le paiement corres- pondait au dernier jour du délai et que le support de données était remis à un bureau de poste suisse avant l'échéance du délai, l'avance de frais devait être considérée comme faite à temps. Une jurisprudence anté- rieure33 recevait ici une précision intéressant l'ensemble du Tribunal fédéral et qui nécessitait le concours de tous les juges. L:avancement de la technique dans le domaine des moyens de paiement avait rendu nécessaire une adaptation des règles applicables, en particulier lorsque les parties recourent au service des ordres groupés de la poste.

3 - Les deux cours civiles se sont entendues en 1970, dans une déci- sion historique34 , sur la modification d'un arrêt datant de 195935 . Elles ont accordé au lésé, par rapport à la Caisse nationale suisse d'assu- rance (CNA), le droit préférentiel d'obtenir la réparation intégrale de son dommage. Le recours de la CNA contre le responsable a ainsi été limi- té de manière à ce que le lésé ne soit pas désavantagé par ce droit de recours qui ne peut être exercé que dans la mesure où son dommage est intégralement réparé. Le droit préférentiel du lésé, que prévoyait uni- quement la loi fédérale du 19 décembre 1958 sur la circulation routiè- re36 , a été reconnu depuis lors comme un principe fondamental du droit de la responsabilité civile et ancré dans les lois sur les assurances sociales37 , qui instituent un recours de l'assureur social contre le res- ponsable du dommage infligé à l'assuré.

4 - Les questions de compétence et de voies de recours ont souvent divisé les différentes sections du Tribunal fédéral. Après concertation

33 - ATF 110/1994 V 220.

34 - ATF 96/1970 Il 355.

35 - ATF 85/1959 Il 256.

36 - Art. 88 LCR (RS 741.01): Lorsqu'un lésé n'est pas couvert complètement par des prestations d'assurance, un assureur ne peut faire valoir son droit de recours contre la personne civilement res- ponsable ou l'assurance-responsabilité civile de cette dernière que si le lésé n'en subit aucun préjudice.

37 - Par exemple, j'art. 42 al. 1 er de la loi du 20 mars 1980 sur l'assurance-accident (RS 832.20):

t.;assureur n'est subrogé aux droits de j'assuré et de ses survivants que dans la mesure où les pres- tations qu'il alloue, jointes à l'indemnité due par le tiers, excèdent le dommage ou j'art. 48quater al. 1 de la loi du 20 décembre 1946 sur l'assurance-vieillesse et survivants (RS 831.10): L:assurance n'est subrogée aux droits de l'assuré et de ses survivants que dans la mesure où les prestations qu'elle alloue, jointes à la réparation due par le tiers, excèdent le montant du dommage.

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avec la lié Cour de droit public, la Chambre d'accusation du Tribunal fédéral a décidé, dans un arrêt de 199738 , que le refus d'autoriser les membres et collaborateurs de la Commission fédérale des banques à témoigner sur ce qu'ils ont appris dans le cadre de leurs fonctions don- nait naissance à une contestation concernant l'entraide judiciaire (art.

357 CP). Une telle contestation est de la compétence de la Chambre d'accusation et ne doit pas être portée devant la Ile Cour de droit public par la voie du recours de droit administratif. Le Tribunal fédéral est ici revenu à une jurisprudence de 196039, qui avait été abandonnée en

197640 . Cette évolution est caractéristique du phénomène du double

revirement dont la relative fréquence dans la jurisprudence suisse a été décrite et critiquée4l . Si l'on suppose que la modification de jurispru- dence est synonyme de progrès, le retour à une jurisprudence précé- demment abandonnée comporte la reconnaissance d'une erreur. Dans une telle hypothèse, l'atteinte portée à la sécurité juridique ne trouve pas sa justification dans un progrès quelconque du droit jurisprudentiel.

5 - Une autre affaire42 soulevait également la question de la voie de recours au Tribunal fédéral. La partie demanderesse avait choisi d'agir par le moyen du recours en nullité, alors que selon une jurisprudence de la Ile Cour civile, non publiée et contraire à celle de la lere Cour civile, il fallait introduire un recours en réforme43 . Préférence est donnée à une décision qui n'est pas publiée, non sans que la protection de la bonne foi du justiciable, qui ne pouvait connaître cette jurisprudence, soit assu- rée par la restitution du délai lui permettant d'interjeter valablement recours. Une réflexion intéressante du Tribunal fédéral à ce propos méri- te d'être mentionnée: " Lorsque deux sections du TF ont développé une jurisprudence divergente sur un point déterminé et que l'une d'elles seu- lement a publié la décision topique, le justiciable qui, se fondant sur cette dernière, s'est engagé dans une voie de recours qui se révèle ensuite erronée, peut se prévaloir d'un empêchement sans faute au sens de l'art. 35 OJ; on ne saurait en effet exiger de sa part qu'il utilise par précaution toutes les voies de recours entrant en considération ,,44.

Le respect du principe de la sécurité juridique exigeait qu'une divergen- ce de jurisprudence ignorée du justiciable ne lui portât pas préjudice.

38 - ATF 123/1997 IV 157 consid. 3b.

39 - ATF 86/1960 IV 136 consid. lb.

40 - ATF 102/1976 IV 217 consid. 4-5.

41 - Probst, op. cft. n. 4, pp. 401 S8.

42 - ATF 96/1970 Il 262, JdT 1972 1 61.

43 - Recours de droit public contre l'arrêt cantonal rejeté après procédure d'élimination des diver- gences in ATF 96/1970 1193, JdT 1971 1478.

44 - ATF 96/1970 Il 262 consid. 1, JdT 1972 1 61.

(12)

Le traitement des divergences de jurisprudence 339

6 - Une ancienne controverse opposait les deux Cours civiles et la Cour de cassation en ce qui concerne les éléments nécessaires d'une vente immobilière passée en la forme authentique. Alors que la Ile Cour civile admettait que la partie déjà payée du prix de vente ne fût pas indi- quée dans l'acte authentique, la lere Cour civile laissa la question ouver- te. Suite à une procédure d'élimination des divergences sur la base de l'art. 16 OJ, les sections intéressées s'accordèrent sur la règle suivant laquelle le prix de vente total devait être mentionné dans l'acte authen- tique à peine de nullité, même s'il avait déjà été partiellement payé45. La question était d'autant plus fondamentale qu'elle avait une incidence en droit pénal. Si le contrat était valable bien que l'intégralité du prix ne fût pas mentionné dans l'acte authentique, l'infraction de l'art. 253 CP46 n'était pas réalisée, en l'absence de constatation fausse d'un fait ayant une portée juridique. Le contraire ayant été retenu, l'infraction fut consi- dérée comme réalisée, ce qui conduisit à la condamnation du vendeur et de l'acheteur47. Une divergence de jurisprudence avec condamnation pénale à la clef méritait bien une réunion des sections concernées.

Ce tour d'horizon de quelques décisions montre comment, dans cer- taines affaires, une divergence existante, dans d'autres, une divergence non encore avérée est résolue par l'accord des juges concernés.

L:examen des arrêts appliquant la procédure de l'art. 16 OJ révèle que les juges procèdent, le plus souvent, à un examen très complet de la situation juridique avant de décider si la jurisprudence antérieure doit ou non être modifiée. Sans doute trouve-t-on là une trace des deux rap- ports exigés par l'art. 14 du Règlement du Tribunal fédéral du 14 décembre 1978, celui du juge qui propose le changement et celui du second rapporteur, rapports qui doivent permettre d'aboutir à un vote à la majorité des voix pour que le changement proposé soit adopté. Dans la règle, les décisions ainsi prises font état des divers arguments qui ont été échangés et donnent lieu à une jurisprudence solidement établie, offrant un degré de sécurité juridique élevé.

B - Divergences inavouées

Les divergences inavouées peuvent être de plusieurs types: d'abord les divergences dont le Tribunal fédéral, sur la base d'une conception

45 - ATF 87/1961 1128 consid. 3; 84/1958 IV 163 consid. lb.

46 - Celui qui, en induisant en erreur un fonctionnaire ou un oHicier public. l'aura amené à constater faussement dans un titre authentique un fait ayant une portée juridique, notamment à certifier faus- sement l'authenticité d'une signature ou l'exactitude d'une copie, celui qui aura fait usage d'un titre ainsi obtenu pour tromper autrui sur le fait qui y est constaté, sera puni de la réclusion pour cinq ans au plus ou de l'emprisonnement: art. 253 CP (obtention frauduleuse d'une constatation fausse).

47 - ATF 84 IV 163 consid. 1b.

(13)

340 Christine Chappuis - Jean-François Perrin

étroite de la notion, nie tout simplement l'existence (1.); celles ensuite qui sont masquées par la motivation du jugement (2.); celles, enfin, qui se produisent sans que les juges n'en aient d'emblée conscience (3).

1 - Divergences niées

Le Tribunal fédéral refuse parfois d'utiliser la procédure de prévention des divergences, alors même que les parties en font la demande, en niant l'existence même d'une divergence entre ses sections. On obser- ve un tel refus, lorsque le Tribunal fédéral considère que la divergence ne touche pas la ratio decidendi, mais un obiter dictUrrr'8 ou qu'il par- vient au même résultat par le biais de deux interprétations diver- gentes49. Conformément à la distinction entre ratio decidendi et obiter dictumSo, le caractère normatif d'un jugement ne s'attache qu'à ce qui relève de la première par opposition au second. Le Tribunal fédéral en déduit qu'une opinion jurisprudentielle qui n'a " que la valeur d'un motif » ne mérite pas le traitement qualifié de l'art. 16 OJ51.

Théoriquement, la distinction s'impose d'elle-même. Cette vision très restrictive des situations appelant une procédure d'élimination de diver- gences appelle néanmoins deux observations.

1 - La jurisprudence elle-même s'est parfois montrée, à juste titre, très généreuse dans l'ouverture de la procédure prévue par l'art. 16 OJ.

Il est arrivé que les juges de la Il. Cour civile recourent à cette procé- dure52 pour déroger à un principe énoncé " en passant» par la I·r. Cour civile dans une décision non publiée, et cela sans la moindre hésitation apparente. Dans un autre cas, c'est après avoir décidé de l'irrecevabili- té d'un recours de droit public que la Ile Cour de droit public s'interroge - de manière superfétatoire - sur un problème qui" va se poser de plus en plus' à l'avenir dans les affaires fiscales »53. Et d'ordonner un échan- ge de vue conformément à l'art. 16 OJ " en raison de l'importance de ce problème »54. Il est intéressant de noter qu'il s'agit de l'un des rares cas dans lesquels la majorité des juges et des sections du Tribunal fédé- rai se sont prononcés contre un changement de jurisprudence.

48 - ATF 9611970 1 425 consid. lb; 57/1931 11356,360 s.

49 - ATF 123/1997 111 354, 361 s. consid. 1 g; 110/1984 la 123 consid. 1, JdT 1984 1 574, 576.

50 - Selon Deschenaux, op. cil. n. 4, p. 122, la ratio decidendi est définie par les principes sur les~

quels Je jugement est fondé, par opposition aux considérations émises au passage et ne participant pas à l'autorité du précédent. Cf. également, Probst, op. clt. n. 4, p. 163 n. 793.

51 - ATF 96/1970 J 425, 428 consld. lb.

52 - ATF 111/19851181 consid. 3b-c, JdT 19851576, 579 s.

53 - ATF 110/1984 la 136 consid. 4, JdT 1985 1 475, 478.

54 - Ibid.

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Le traitement des divergences de jur;sprudence 341

Récemment encore55 , une réunion de l'ensemble des Sections a été ordonnée alors même qu'il n'était pas question de " déroger à la juris- prudence suivie par une autre section", au sens de l'art. 16 OJ. En effet, les juges fédéraux devaient déterminer quelle était la portée de la nou- velle Constitution fédérale (en particulier de son article 9 accordant un droit à ne pas être traité de manière arbitraire) sur la jurisprudence rela- tive à la qualité pour recourir dans le cadre du recours de droit public (art. 88 OJ). Il était convenu que la Cour, qui aurait à résoudre cette question en premier lieu, la soumettrait aux Sections réunies, « en appli- cation par analogie de l'art. 16 OJ, que la Cour intéressée se propose de s'en tenir, ou non, à la jurisprudence prévalant sous l'empire de l'art.

4 aCst. .. 56 (= actuel art. 9 Cst. féd.). Cette application par analogie, qui mérite approbation, était motivée par l'enjeu juridique et pratique impor- tant d'une question concernant l'ensemble des Cours saisies de recours de droit public.

La générosité dans le recours à l'art. 16 OJ dont font preuve ces der- nières décisions est en contradiction avec la vision restrictive décrite ci- dessus.

2 - La deuxième remarque s'attache à la portée que le Tribunal fédé- rai attache à l'obiter dictum. La distinction entre ratio decidendi et obiter dictum trouve son origine en droit anglo-américain5? Le juge suisse, qui n'est que relativement lié par la jurisprudence antérieure, aborde cette distinction de manière plus souple que le juge anglais ou américain. Ses jugements débordent fréquemment du cadre nécessaire fixé par les conclusions des parties. On trouve une bonne illustration du flou entou- rant les obiter dicta dans l'arrêt fondamental par lequel le Tribunal fédé- ral58 a abandonné le principe de l'abstraction du transfert de la proprié- té mobilière, qu'il avait servilement transposé du droit allemand au début du

xx-

siècle, pour adopter celui de la causalité actuellement en vigueur. La solution du litige ne demandait pourtant pas que la question fût tranchée. C'est dire que l'un des piliers du droit suisse des choses repose sur un simple obiter dicturrf>9. Nul ne songerait aujourd'hui à

55 - ATF 126/2000 1 81. Voir supra, n. 23.

56 - ATF 126/2000 1 81, 84 consid. 2c.

57 - Probst, op. cif. n. 4, pp. 163 s. (n. 794).

58 - ATF 55/1919 Il 302, JdT 1930 1 535. Voir le commentaire de Hans Dubs, Praxisanderung, Eine methodologische Untersuchung über die Stellung des Richters zum eigenen Prâjudiz auf Grund von Entscheidungen des schweizerischen Bundesgerichts, Bâle (Helbing) 1949, pp. 63 55.

59 - Probst, op. cit. n. 4, p. 909 n. 995, place cet arrêt parmi les dix décisions les plus importantes, tous domaines confondus, du Tribunal fédéral. Le principe de la causalité du transfert de la propriété mobilière, 11 est vrai, a été confirmé de manière répétée dans des arrêts ultérieurs: ATF 84/1958 III 141, 154 consid. 3; 96/1870 Il 145 consid. 3, JdT 1971 1 70; voir également le rappel figurant dans l'ATF 121/1995 III 345, 347 consid. 2a.

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342 Christine Chappuis - Jean-François Perrin

refuser de reconnaltre le principe de la causalité du transfert de la pro- priété mobilière au motif que le juge ne serait pas lié par un obiter dictum.

La jurisprudence du Tribunal fédéral n'est pas claire sur la portée des obiter dicta. Étant donné que ceux-ci font partie intégrante de la déci- sion, il est délicat de les distinguer de la ratio decidendi. L:histoire d'un récent tournant dans le droit de la responsabilité civile est significative à cet égard. Première étape: un changement de jurisprudence majeur est annoncé dans un arrêt non publié de 1990, sous couvert d'un éclaircis- sement de la notion d'illicéité en relation avec la responsabilité délic- tuelle pour renseignements inexacts6o . Seconde étape: quatre ans plus tard, le Tribunal fédéral introduit une nouvelle source de responsabilité non prévue par la loi, à mi-chemin entre le contrat et le délit, fondée sur la confiance suscitée par une société mère à l'égard des partenaires de sa filiale61 . Troisième étape: en 199562 , le développement est repris - de manière dogmatique - et augmenté d'une référence à l'arrêt non publié de 1990. Le coeur du raisonnement à la base du second arrêt est à pré- sent qualifié d' obiter dicturrf!3, ce qui n'empêche d'ailleurs nullement le Tribunal fédéral de retenir au profit du lésé une telle responsabilité fon- dée sur la confiance. Les arrêts ultérieurs ne se préoccupent ensuite plus véritablement du fondement de cette responsabilité pour n'en rete- nir que les conditions énoncées par les premières décisions64• Ce que le Tribunal fédéral lui-même avait considéré comme obiter dictum en 1995 est désormais absorbé par la jurisprudence.

Fondée sur le même développement théorique, une partie de la doc- trine suisse est favorable à la réception de la notion allemande du contrat avec effet protecteur des tiers (Vertrag mit Schutzwirkung Oriffe!'). À plusieurs reprises déjà65, la question a été évoquée par le Tribunal fédéral sans qu'il n'analyse véritablement la nécessité, contro- versée par une partie de la doctrine, en droit suisse de recevoir cette théorie dont il a indiqué qu'il s'agissait d'un cas de responsabilité fondée

60 - ATF non publié du 13 décembre 1990, 4C.211/1989.

61 -ATF 120/199411331, JdT 19951359.

62 -ATF 121/1995 III 350.

63 - ATF 121/1995111 350. 355 consid. 6c. Le problème n'a pas échappé à l'attenlion des commen- tateurs: Wolfgang Wiegand, Obligationenrecht, Revue suisse des Juristes Bernois 133/1997 114 S5, 116.

64 - Par ex., ATF 123/1996111220 consid. 4e, JdT 1997 1242, SJ 1998277,280; ATF 124/1998 III 297 consid. 6, SJ 1998460,466.

65 - Dans l'ATF 117/1991 315, 320 consid. Sb. cc, on lit que" ces théories (en particulier celle du contrat comportant un effet de protection envers les tiers) ont reçu jusqu'à présent peu d'écho en Suisse". Voir également, ATF 121/1995111310 consid. 4a in fine, JdT 19961359, 364; ATF 120/1994 Il 112 consid. 3b. cc. ccc, JdT 1995 1 202, 206 s.

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Le traitement des divergences de jurisprudence 343

sur la confiance66 . Deux décisions récentes6? non publiées dans la col- lection officielle, toujours sans prendre position sur les avantages et les inconvénients de la notion allemande, prennent la peine d'indiquer que les conditions n'en sont de toute façon pas réalisées dans le cas concret. Si l'on sait que l'un des fervents partisans de cette théorie est le président68 du Tribunal fédéral (et de la lere Cour civile, compétente dans ces matières), les deux décisions - même non publiées officielle- ment - prennent une résonance particulière. Il y a fort à parier que la théorie du contrat avec effet protecteur des tiers sera prochainement introduite de façon définitive en Suisse, étant donné les allusions appuyées faites obiter dictum dans les décisions évoquées.

Le lecteur de la jurisprudence ne peut se départir du sentiment que le Tribunal fédéral tient un double langage à propos de l' obi/er dictum selon qu'il entend ou non être lié par ce qu'il a dit précédemment69 . C'est pourquoi, la position de principe restrictive adoptée par certains arrêts en relation avec l'art. 16 OJ mériterait d'être revue. Une meilleure enten- te entre les Sections du Tribunal fédéral ne peut que contribuer à éviter la multiplication des recours?O.

2 - Divergences masquées

Dans la catégorie des divergences inavouées, nous avons identifié, outre le refus d'admettre l'existence d'une divergence constatée, cer- taines situations dans lesquelles une divergence est dissimulée sous une motivation rendant opaques les principes appliqués. Quelques exemples de décisions de ce type sont développés ci-après.

1 - En matière de protection de la personnalité comme de concur- rence déloyale, la loi accorde à la victime d'une atteinte le droit d'en faire constater le caractère illicite, pour autant que le trouble créé par l'attein- te subsiste (art. 28a al. 1 ch. 3 CC; art. 9 al. 1 lit. c de la loi fédérale du 19 décembre 1986 [LDCW1. Les deux Cours civiles72 ont soutenu des

66 - ATF 4C.194/1999 du 18 janvier 2000, in Chappuis/Winiger, La responsabilité fondée sur la confiance (Vertrauenshaftung), Journée de la responsabilité 2000, Zurich (Schulthess) 2001, p. 228 ss, 229 consid. 4.

67 - ATF 18 janvier 2000 précité et ATF du 28 janvier 2000, SJ 2000 1 549, 555 consid. 3b.

68 - Hans Peter Walter, Vertrauenshaftung im Umfeld des Vertrages, Revue suisse des Juristes Bernois 13211996 273 ss, 284 ss; le même, La responsabilité fondée sur la confiance dans la juris- prudence du Tribunal fédéral, in Chappuis/Winiger, La responsabilité fondée sur la confiance (Vertrauenshaftung), Journée de la responsabilité 2000, Zurich (Schulthess) 2001, pp. 147 ss, 156 s.

69 - Voir supra LB.

70 - Pour un exemple des difficultés que pose une jurisprudence contradictoire, voir infra, 2.1.

71 - RS 241. Les mêmes termes figurent dans les deux dispositions légales (" D'en [de l'atteinte]

constater le caractère illicite, si le trouble qu'elle a créé subsiste »).

72 - La lere Cour civile est compétente pour les matières régies par le Code civil, alors que la Ile Cour civile l'est en matière de concurrence déloyale.

(17)

344 Christine Ch appuis - Jean-François Perrin

interprétations opposées de la permanence du trouble en cas d'atteinte commise par la voie de la presse. Selon la Ile Cour civile, l'action en constatation suppose que le demandeur prouve que l'atteinte conserve des effets concrets actuels73. La seconde Cour a ainsi rejeté la deman- de de différentes personnes tendant à ce qu'il soit constaté que leurs déclarations figurant dans un compte rendu publié par un hebdomadai- re étaient contraires aux faits et les lésaient dans leur personnalité, pour le motif que ledit compte rendu, comme tout article de journal, consti- tuait une situation de trouble, mais que l'effet de celui-ci ne perdurait pas74• La sévérité de cette jurisprudence pour la personne lésée a ulté- rieurement été atténuée par l'admission d'une présomption de persis- tance des effets en cas d'atteinte grave75.

Quant à la lere Cour civile, elle a indiqué dans un arrêt de 199776 ,

qu'elle n'était « pas convaincue par la différence faite ainsi entre effet du trouble "Stôrungswirkung") et situation de trouble ("Stôrungszustand").

Cette distinction est contraire au sens et au but de la loi. [ ...

J.

On ne sau- rait exiger, comme le fait l'ATF 120 Il 371 précité, que la preuve soit four- nie de la persistance des effets troublants de l'atteinte »77. Partant de l'idée que les affirmations de la presse publiée restent présentes dans l'esprit du lecteur pendant une certaine durée, la lere Cour civile admet l'existence d'un intérêt digne de protection à la constatation du caractè- re illicite de l'atteinte, sauf « si les circonstances ont changé à tel point que la publication a perdu toute actualité et toute signification pour le lecteur moyen, de sorte qu'il est exclu que les propos incriminés puis- sent être repris à l'occasion d'un fait nouveau et diffusés à nouveau »7B.

De manière schématique, la lere Cour civile paraît plus favorable à la per- sonne touchée dans sa personnalité et à la sphère privée, alors que la Ile Cour civile favorise davantage les médias et insiste sur la liberté de la presse.

Dans son arrêt de 1997, la lere Cour civile a expressément reconnu que sa conception de la persistance du trouble n'était pas la même que celle de la Ile Cour civile79 . Elle affirme néanmoins que, dans le cas qui

73 - ATF 120/1994 Il 371, JdT 1996 1102; ATF 122/1996111 449. Cf. à ce sujet, Je commentaire de Franz Werro, Le droit de faire conslater l'illicéité de l'atteinte, Le conllit des deux cours civiles du Tribunal fédéral sur l'application des art. 28a CC et 9 LeD, in medialex 1998, pp. 44 55.

74 - ATF 120/1994 Il 371, JdT 1996 1 102.

75 - ATF 122/1996 III 449; 123/1997 III 385, SJ 1998 314.

76 - ATF 12311997111 354. SJ 1998313.

77 - ATF 123/1997111354, SJ 1998313.314.

78 - Ibid. Voir également le commentaire de Werra, op. cit. n. 73, pp. 45 55, qui marque sa préféren- ce pour la conception restrictive des conditions de l'action en constatation défendue par la Ile Cour civile.

79 - ATF 123/1997 III 354, 361 consid. 1 g.

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Le traitement des divergences de jurisprudence 345

lui était soumis, la solution aurait été la même quelle que soit l'interpré- tation retenue, raison pour laquelle elle renonce à initier la procédure de l'art. 16 OJ en vue d'éliminer la divergence constatée avec la jurispru- dence de la Ile Cour civile8o . À ce stade, il s'agit d'une divergence niée au sens défini plus haut81 .

La suite des événements démontre qu'il aurait mieux valu crever rapi- dement l'abcès de cette divergence qui couvait depuis 199482 . Dans la dernière affaire soumise à la Ile Cour civile83, l'autorité inférieure s'était notamment référée à la conception favorable à la sphère privée soute- nue par la lere Cour. Rappelant la divergence précédemment reconnue, la seconde Cour, saisie de l'affaire, procède à un réexamen détaillé du problème, toujours sans faire application de l'art. 16 OJ. Elle finit par céder et se rallier à la solution préconisée par l'autre Cour dont elle semble adopter la conception favorable à la sphère privée. Considérant qu'une atteinte commise par la presse reste accessible au public par le biais des moyens électroniques actuels, elle renonce, de manière impli- cite, à la distinction qu'elle avait établie entre situation de trouble et effets du trouble. Il s'ensuit que l'action en constatation est ouverte lorsque le demandeur peut faire valoir un intérêt digne de protection à ce qu'une situation de trouble persistante soit écartée84 .

Cet intéressant développement jurisprudentiel appelle trois observations.

On peut se demander si la dernière décision de la Ile Cour constitue véritablement une capitulation ou si sa motivation complexe ne cache pas une divergence résiduelle dont l'enjeu est la protection de la sphè- re privée contre celle de la liberté de la presse. Dans le cas litigieux, l'ar- ticle rédigé contre la volonté du demandeur, un homme de loi connu du public, la photo publiée sans son consentement et le qualificatif de

" braconnier» qui lui avait été attribué, n'ont pas été considérés comme illicites, étant donné leur justification par l'intérêt légitime du public à être informé sur la personne du demandeur. Cela étant, l'hypothèse de fait ne permettait pas de vérifier quel type de publication conduirait les deux Cours d'admettre une action en constatation de trouble. La réserve

80 - ATF 123/1997111354, 361 consid. 19: la société éditrice d'un magazine ayant publié un article au titre accrocheur mettant en cause deux banques (<< Prokredit et Finalba: deux moutons noirs dans les affaires de petits crédits») avait obtenu la réforme d'un jugement constatant le caractère illicite de la publication au vu de la loi du 1 9 décembre 1986 contre la concurrence déloyale.

81 - Cf. supra, 8.1.

82 - Cf. supra, n. 73.

83 - ATF Ludwig Amadeus Minelli contre Jean Frey AG du 20 juillet 2001, 5C.166/2000.

84 - L:ATF Ludwig Amadeus Minelli contre Jean Frey AG du 20 juillet 2001, 5C.166/2000, consid. 1c.

aa in fine, cite l'ATF 123/1997111 354, 358 consid. 1c in fine.

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