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Article pp.9-15 du Vol.22 n°127-128 (2004)

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Texte intégral

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Alain RALLET

La notion de « fracture numérique » est l’un de ces mots-clés de la rhétorique institutionnelle tels « développement durable », « bonne gouvernance »… qui, mis bout à bout, constituent le volapük actuel des tables rondes locales et autres sommets mondiaux.

Ainsi, pour s’en tenir aux trois termes évoqués, nul ne serait étonné d’entendre dans l’une de ces enceintes qu’« une bonne gouvernance de l’internet est indispensable à la réduction de la fracture numérique et donc au développement durable ». On imagine aisément une table ronde sur le sujet.

Elle a sans doute dû avoir lieu. C’est dire si les chercheurs sont peu enclins à accorder quelque crédit scientifique à la notion de fracture numérique, même s’ils ne négligent évidemment pas les crédits financiers dont le volapük institutionnel est parfois la promesse.

On aurait cependant tort de ne pas s’intéresser au crédit scientifique. Car il n’y a pas de fumée sans feu. La rhétorique utilisée est le symptôme de problèmes bien réels sans lesquels il n’y aurait pas de mobilisation institutionnelle. Mais il est bien difficile de les discerner, tant ils sont filtrés par un imaginaire technologique adossé à une vision morale, la morale venant au secours de la technologie incapable d’assurer par elle-même l’horizon radieux qu’elle est censée contenir. Ainsi le développement doit-il être « durable », la gouvernance « bonne »… Quant à la fracture, le mot contient déjà la douleur qui appelle le soulagement. Nul besoin de la

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qualifier autrement que par là où elle fait mal : le numérique, le social, le géographique…

De là sa fortune, car voilà un mot qui se suffit à lui-même pour justifier une politique. Pas besoin pour susciter l’action de savoir, comme pour le développement durable, à partir de quand la durée dure ou, pour la bonne gouvernance, de suppléer l’inexistence de critère intrinsèque par la vis sans fin d’un benchmark autoréférentiel. Le grand avantage de la fracture, c’est qu’il suffit de l’attester. D’où le fait qu’un article ou une communication de type institutionnel sur la fracture numérique se présente toujours comme une litanie d’indicateurs. Les rapports des organisations internationales sont saturés de graphiques et de tableaux qui finissent par s’entasser dans de laborieuses annexes par région, pays, continent… Ayant bien compris cette fonction-clé de l’indicateur dans la rhétorique sur la fracture numérique, certains chercheurs, à la recherche d’une dialectique positive entre crédits et crédit, vont jusqu’à breveter de banals calculs de pondération pour mesurer la fracture numérique (voir l’exemple donné dans l’article d’Adel Ben Youssef de ce numéro).

Les données sur la fracture ouvrant de facto un espace de légitimité aux initiatives, celles-ci abondent, d’origine publique, associative ou privée. Cela va de la micro-initiative locale pour couvrir une zone éloignée par un réseau sans fil aux appels d’offre publics destinés à financer des expérimentations à plus large échelle. Bill Gates lui-même n’est pas en reste, proposant de rafraîchir de vieux ordinateurs fatigués pour les proposer à la vente à 200 dollars pièce dans les pays en développement. La « fracture numérique » est ainsi devenue, côté crainte, ce que fut, côté espoir, la fièvre internet au début des années 2000 : l’évidence du moment, un ressort consensuel. A la figure de la start-up a succédé celle de la zone d’ombre.

On peut considérer cela comme l’entrée de l’internet dans une phase plus mature : après avoir focalisé l’attention sur les « branchés », on se penche sur ceux qui ne le sont pas. Soit pour des raisons économiques : la valeur d’un réseau se mesurant au nombre de ses membres, les non-membres en constituent la dynamique de croissance. Soit en raison des inégalités ou des risques d’inégalités qui s’instituent entre les membres et non-membres. C’est sous ce dernier aspect que le thème de la fracture numérique est généralement abordé, quoique Bill Gates soit aussi vivement mobilisé par le premier.

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En quoi la révolution technologique actuelle fondée sur les réseaux numériques secrète-t-elle ou reproduit-elle des inégalités socio-économiques ou sociogéographiques ? La question fait sens. Elle légitime des politiques, mais doit aussi susciter des travaux. Un colloque organisé par les chercheurs de l’ADIS (Université de Paris-Sud) s’est tenu récemment à Paris en novembre 2004 avec cet objectif, sous forme d’adresse aux chercheurs : la fracture numérique est une catégorie du discours institutionnel, peut-elle être une catégorie analytique et si oui, comment ? Soixante-dix communications ont été présentées, provenant de diverses disciplines (www.egir.u- psud.fr/digitaldivide/), au travers desquelles les chercheurs ont tenté d’articuler leurs travaux à cette notion, non sans difficultés parfois. Les articles du dossier « fracture numérique » de ce numéro en sont issus.

Le sentiment général est que la notion a du sens, mais peu de contenu. Peu de contenu car elle en a trop. Sous couvert de « la » fracture numérique, sont en effet, mélangées des inégalités différentes, soit par leur nature, (sociale, géographique), soit par leur « localisation » (firmes ou familles par exemple pour la dimension sociale, échelle géographique pour la dimension spatiale). Il est ainsi plus judicieux de parler « des » fractures numériques. Chaque fracture a ensuite plusieurs dimensions selon que l’on pose le problème en termes d’accès, d’usages ou de services. Comme il n’y a pas de strict recouvrement entre ces dimensions, il convient de les distinguer. Une fois réalisé ce travail d’identification, il faut analyser l’articulation de ces dimensions et expliciter leurs déterminants. Commence alors le travail proprement analytique.

Il nous semble qu’une interrogation traverse tous les travaux : au fond qu’y a-t-il de spécifique aux TIC dans les dites fractures numériques ? Avec cette autre question en toile de fond : y a-t-il de quoi faire si grand bruit ? Donnons trois exemples.

Tout d’abord, les inégalités constatées ne sont-elles pas les étapes nécessaires de tout processus de diffusion ? Commençant par un point, il finit par gagner tous les autres. La fracture numérique ne serait alors qu’une forme d’expression de l’épaisseur temporelle du processus de diffusion (le parcours de la courbe en S). La notion de « retard », si souvent employée dans la littérature sur la fracture numérique, est à cet égard ambiguë. Elle peut être interprétée comme un simple décalage temporel. Ainsi, peut-on lire dans de multiples documents que l’Europe est en retard par rapport aux Etats-Unis de 13 mois dans le e-government, de 17 mois dans le e-learning

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ou d’un an dans l’envoi de fleurs par l’internet à la Saint-Valentin (ces chiffres sont ici arbitrairement choisis mais pas beaucoup plus que dans les documents en question). On dira : mais quelle importance ? Laissons-les essuyer les plâtres, reprenons ce qui marche, adaptons au contexte et, si on achète les fleurs sur l’internet moins vite qu’aux Etats-Unis, disons que cela porte atteinte à l’image que se fait de l’Europe une clientèle qui s’identifie à une frontière technologique sans cesse mouvante mais que cela affecte peu la dynamique sociale ou économique dans ses grandes masses. Certains pourraient même s’avancer à dire : 13 mois de retard pour le e-government, ce n’est vraiment pas beaucoup, surtout quand on connaît l’administration française. Naturellement, ce retard peut avoir des conséquences stratégiques, creuser un fossé. Mais il faut en faire la démonstration, ce qui est rarement fait. Quand est-ce qu’un retard devient une irréversibilité ? Telle est la question posée. Il n’est pas simple d’y répondre.

Deuxième exemple de l’interrogation sur la spécificité numérique de la fracture numérique : les problèmes de causalité. La fracture numérique n’est- elle pas la conséquence d’inégalités socio-économiques bien connues ? A-t-on jamais parlé de « fracture électrique » ou de « fracture aquatique potable » alors que de nombreuses zones dans les PED n’ont pas encore accès au réseau d’électricité ou à l’eau potable courante ? On voit bien que le manque d’accès aux infrastructures de communication et aux ordinateurs n’est qu’une illustration parmi d’autres de la pauvreté. Il convient alors d’agir sur le niveau de pauvreté, sinon on ne voit pas comment un paysan africain ou chinois pourrait payer un abonnement internet ou un ordinateur même s’il est vendu par le canal philanthropique de Bill Gates. Néanmoins, le manque d’accès aux réseaux numériques peut aussi créer de la pauvreté, générer des inégalités spécifiquement liées à l’absence d’accès à l’internet ou d’usage des TIC. Mais là aussi il faut les identifier pour que l’argumentation soit convaincante. Un exemple : certains pays en développement adoptent sous la pression mimétique des plans de développement du commerce électronique, alors même qu’ils ne possèdent pas de système de distribution moderne et la logistique qui en est le support.

Dernier exemple : les usages. Y a-t-il des problèmes spécifiques rencontrés dans l’utilisation de l’internet où relèvent-ils d’un rapport cognitif à tout objet technique ? N’utiliser que le courrier électronique ou aller toujours sur les mêmes sites, alors que tant d’autres possibilités s’ouvrent, n’est-il pas un comportement de même nature qu’appuyer toujours sur le même bouton d’une

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machine à laver qui comporte 38 programmes différents ? Doit-on me classer comme une variété d’infopauvre, alors qu’il n’y a là qu’un comportement longuement expérimenté face aux objets techniques, de la machine à laver à la tondeuse à gazon ? L’internet pose-t-il des problèmes spécifiques tels que l’on puisse identifier des inégalités d’usage singulières ? Certainement, ne serait-ce que parce que son usage implique un rapport aux autres et engage ce que Bernard Conein appelle la cognition distribuée (voir son article dans le numéro 124 de Réseaux). Mais il convient là aussi de spécifier la singularité des usages des TIC si on entend parler de fracture numérique dans ce domaine.

Le dossier « fracture numérique » de ce numéro est encadré par deux articles visant à mieux cerner la notion. L’article d’Alain Rallet et de Fabrice Rochelandet dresse un état des lieux et suggère des orientations de recherche sous l’angle des problèmes économiques posés par la fracture numérique. Il procède à un examen de la littérature consacrée au sujet, distingue les problèmes abordés et les échelles auxquelles ils sont traités. Trois orientations de recherche sont suggérées : le débat marché versus intervention publique pour réduire la fracture numérique, la nécessité d’articuler accès, usages et services pour avoir une vision moins biaisée du phénomène, l’élaboration de trajectoires différenciées de diffusion des technologies plutôt que de raisonner dans le cadre d’un modèle unique. A la fin du dossier l’article d’Adel Ben Youssef distingue quatre dimensions différentes de la fracture numérique : l’accès, les usages, les performances et les apprentissages. Le propos de l’auteur n’est pas seulement de distinguer ces dimensions, mais aussi et surtout d’examiner les hypothèses implicites qui sont généralement faites lorsque ces diverses dimensions sont analysées.

Il montre également que les dimensions les plus significatives de la fracture numérique – les performances inégales tirées de l’utilisation des TIC et la maîtrise inégale des apprentissages – sont les domaines les moins analysés.

Fabrice Le Guel explore la possibilité de mesurer la « fracture de deuxième niveau », celle qui concerne les usages, à partir des données de navigation.

Après avoir présenté celles-ci, il retrace ce qu’elles ont permis de mettre en évidence, à savoir des comportements très centrés sur quelques sites ou quelques pages d’un site. Sa proposition est de désagréger ces lois puissances au niveau individuel pour analyser les comportements différenciés des internautes. Il reste ensuite à s’interroger comment passer de l’hétérogénéité constatée des comportements au thème des inégalités qui fonde la notion de fracture numérique.

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L’article de Frédéric Moatty porte sur la nature des inégalités liées aux TIC, son objet étant l’informatique au travail. Il montre que les inégalités d’accès à l’informatique restent fortes chez les salariés selon l’ancienneté, les responsabilités hiérarchiques, la situation socioprofessionnelle et le niveau scolaire. Ces inégalités sont fondées sur le rôle de l’écrit dans les pratiques de travail. La maîtrise de l’écrit discrimine les salariés, notamment pour utiliser l’informatique car c’est une technologie qui renforce le rôle de l’écrit dans le travail. Le capital scolaire sélectionne dès lors les salariés dans l’attribution des ordinateurs. L’informatique a certes été introduite dans l’apprentissage scolaire mais le niveau de diplôme est toujours discriminant en raison des compétences « scripturales » qui tendent à se renforcer avec l’extension de l’informatisation. Ce modèle de sélection est plus fort en France que dans d’autres pays européens.

Loïc Grasland et Sophie Houzet nous proposent une représentation cartographique des inégalités de diffusion à trois niveaux, ceux des infrastructures (haut débit), des services (localisation de la net industrie) et des usages (exemple des points d’accès publics à l’internet). Au niveau national et au niveau de deux grandes régions, l’Ouest et le Sud-Est.

L’article montre que la diffusion des TIC tend à reproduire les grandes structures spatiales existantes, mais que des écarts à ces structures sont observés dans les cas où existent des volontarismes locaux particulièrement actifs (diffusion des points d’accès publics, dynamisme particulier de zones peu peuplées…). La réactivité des autorités locales est ainsi une variable non dénuée de signification. Elle pourrait conduire à des écarts plus importants à des stades plus avancés de développement des technologies.

Benoit Lelong, Frank Thomas et Cezary Ziemlicki reprennent le problème des inégalités d’usage, mais dans l’univers domestique où l’internet est l’objet d’une appropriation inégale, contrairement à d’autres biens comme la télévision ou le téléphone mobile. La force de leur article est de plaider pour une approche dynamique des inégalités d’appropriation, or les études longitudinales sont rares. S’appuyant sur une solide étude de terrain, ils cherchent à dégager des « itinéraires d’appropriation », puis à décrire la distribution des usages de l’internet dans le cadre de la famille. Ils passent ensuite à l’analyse des comportements individuels d’utilisation, en montrant les tentatives de rationalisation des usages au fil du temps, ainsi que la diversité des comportements en fonction des outils utilisés.

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Une note critique de Raouchen Methanem sur les indicateurs de la fracture numérique utilisés ferme le dossier. Il examine notamment des indices composites qui tentent de prendre en compte l’aspect multidimensionnel de la fracture numérique.

Ce numéro comporte en outre quatre articles regroupés dans notre rubrique Varia. Patrick Chaskiel choisit de faire réémerger la pensée du théoricien George H. Mead, dans un domaine où elle est peu connue, celui de la communication. En reprenant le débat qui a opposé le philosophe à Habermas et Luhmann, l’auteur met en question l’idée même d’une théorie de la communication qui réduirait les faits sociaux et la vie matérielle à des faits symboliques, l’objectif étant de passer d’une vie avec les mots à une vie avec les choses.

David Pontille s’interroge quant à lui sur la puissance de la signature dans le processus de reconnaissance du statut de chercheur. Cette signature ne fait pas que clore la production d’une œuvre scientifique, elle engage également une définition du travail sur laquelle se fondent des responsabilités et des procédures de contrôle. Cet aspect de validation et d’affichage concerne, au- delà du milieu scientifique, de plus en plus d’activités professionnelles.

Franc Cochoy et Ivan Boissières se sont eux intéressés au fait qu’un système performant de téléaction proposé à des techniciens pour superviser des réseaux de télécommunication ne soit, de fait, guère utilisé, malgré la propension supposée de ces professionnels à jouer sur l’approfondissement de leur domaine de compétence et la largeur de leur sphère de contrôle. Les auteurs proposent une explication à ce paradoxe dans la prudence des acteurs face à des collègues lointains et face une hiérarchie située hors de leur sphère traditionnelle d’action.

In fine, Bruno Raoul et ses coauteurs ont analysé le fonctionnement de cybercentres installés dans le Nord de la France, dans le cadre d’une politique publique volontariste. Plutôt qu’une appropriation sociale des outils technologiques qui était espérée, c’est un espace relationnel qui est observé, un espace public où se développent à la fois des pratiques individuelles et des relations interpersonnelles, pour un résultat qui peut être considéré comme positif, mais qui se trouve en décalage avec un idéal d’appropriation citoyenne des TIC.

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