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ÉTUDES, REPORTAGES ET RÉFLEXIONS

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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PIERRE PERRET A-T-IL SURTOUT FRÉQUENTÉ PAUL LÉAUTAUD APRÈS SA MORT ?

JEAN-JACQUES LEFRÈRE

P

ierre Perret a-t-il réellement rencontré Paul Léautaud ? Son livre de souvenirs sur l’écrivain, Adieu Monsieur Léautaud, aurait-il été une imposture de la première à la dernière page ? C’est en ces termes que la presse, le Nouvel Observateur et le Figaro en tête, posa la question au début de l’année 2009. Le chanteur ayant entrepris de porter l’affaire devant les tribunaux, un procès devrait s’ouvrir en mars 2011 devant la XVIIe chambre correctionnelle, qui traite des délits de presse, et son jugement dira de quel côté est le déshonneur, de celui de l’artiste s’il avère qu’il a tout inventé de sa relation avec Léautaud, ou de celui d’une presse qui aura in jus- tement sali la réputation d’un compositeur interprète connu.

L’affaire ne manquant pas de complexité, un rappel des faits n’est pas inutile. Commençons par la version de M. Perret, telle qu’il l’a rapportée, non sans de nombreuses incidentes et variantes, dans divers entretiens télévisés et dans quelques livres de souvenirs, dont A cappella. Des Trois Baudets à l’Olympia est le dernier en date.

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En juin 1953, le jeune Perret obtient un prix de saxophone au conservatoire de Toulouse, avant de se rendre à Paris pour devancer l’appel en intégrant l’orchestre du régiment du Train de la caserne Dupleix (aujourd’hui démolie), dans le XVe ar ron dis sement. Il doit y bénéfi cier de permissions afi n de suivre les cours du Conservatoire de Paris : c’est là, comme il le reconnaît lui-même, un « statut privilégié » qui le distingue des autres troufi ons de la compagnie. Or, écrit-il dans A cappella, à l’occasion d’un voyage à Paris effectué « quelques mois avant d’entrer à Dupleix », Léautaud « m’avait ouvert un jour la porte de sa maison ». Adieu Monsieur Léautaud donnait la date de cette première visite : « Ce fut par un brûlant après-midi d’été, le 26 août 1954 exactement. » Cette rencontre dura environ six heures. Léautaud déclama pour son jeune visiteur des « poèmes de Baudelaire, de Verlaine ou d’Apollinaire qu’il distillait de sa voix pleine d’émotion ».

Le livre détaille longuement cette visite, qui aurait pris fi n sur l’invita- tion suivante : « Revenez quand vous voudrez. » Fort de cet en cou ra- gement, M. Perret serait retourné chez Léautaud « autant de fois que des permissions [lui] avaient été accordées à la caserne », et même à l’aide de « fausses permes », comme l’indique M. Perret lui-même.

Ainsi, à l’aide de ces permissions authentiques ou fausses, parvint-il

« à rendre visite régulièrement à [son] mentor de 1954 à 1955 » (1).

La deuxième rencontre a lieu le jeudi 4 novembre 1954. Ce jour-là, Léautaud parle à M. Perret de ses diffi cultés avec sa pro- priétaire, des fragments de son Journal qu’il lui faut apporter à la Table ronde (« Ils m’ont téléphoné encore hier »), et lui propose de l’aider à trouver quelques bons livres à Paris. Rendez-vous est ainsi donné samedi à la gare du Luxembourg, et le périple des libraires va durer de deux heures à six heures moins vingt : la rue Souffl ot, une descente de tout le boulevard Saint-Michel, un passage par la place de la Sorbonne, la rue de l’École-de-Médecine, le carre- four de l’Odéon, le boulevard Saint-Germain jusqu’à la place Saint- Michel et aux Gibert du quai. Léautaud et M. Perret se sé parent sur cette invitation de l’aîné : « À très bientôt, vous le savez, vous pouvez revenir quand vous voudrez… »

Nouvelle visite en janvier 1955, lors de la « première per- mission » de M. Perret. Les dates des autres rencontres ne seront jamais indiquées, mais Adieu Monsieur Léautaud précise : « Il y eut beaucoup d’autres amicales rencontres chez Paul Léautaud. »

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Telle est la chronologie de ces « entretiens avec Paul Léautaud », du moins telle qu’on peut la reconstituer d’après les récits de M. Perret, dont la précision et la constance ne sont pas les qualités premières. Seul A cappella donne la périodicité de ces échanges amicaux : « Durant mon service militaire, je m’étais rendu une fois par mois chez Léautaud. »

Le débat sur ces rencontres Léautaud-Perret, ou plutôt la sus- picion qui porte sur leur réalité, a commencé il y a bien longtemps, en 1965 – Léautaud était mort neuf ans plus tôt –, lorsque Marie Dormoy, dont le nom est familier à tous les lecteurs du Journal littéraire, lut ces lignes signées Raphaël Valensi dans un article de l’Aurore : « Le chanteur Pierre Perret prépare un livre très docu- menté sur Paul Léautaud qui, trois années durant, l’a hébergé et lui a donné, en héritage, une partie de sa correspondance avec les grands du monde de la littérature. » Aussi stupéfaite qu’indignée, Marie Dormoy écrivit au journal qu’elle n’avait jamais rencontré ce M. Perret et n’avait jamais entendu parler de ses visites à Fontenay, alors qu’elle avait été « en relations presque continuelles avec Paul Léautaud » pendant les dernières années de vie de l’écrivain. Cela n’empêcha pas M. Perret de publier en 1972, chez Julliard, cet Adieu Monsieur Léautaud qui narre avec force détails sa relation amicale avec l’auteur d’In memoriam et donne la transcription, qu’on dirait réalisée à partir d’enregistrements tellement elle est précise, de leurs conversations. Dans un avant-propos, l’auteur indique que son intention, avec cet ouvrage, était de « rassembler les notes, les com- mentaires, les comptes rendus des conversations que j’eus la chance d’échanger en 1954 et 1955 avec Paul Léautaud », et de donner « le témoignage de rencontres nombreuses, entre un écrivain célèbre et octogénaire, notablement insociable, et le jouvenceau primaire que j’étais ». M. Perret se présente dans ce livre comme le confi dent admiratif d’un personnage cabotin et bougon, mais qui trouve mani- festement plaisir à sa compagnie, l’exhortant chaque fois à rester tant qu’il voudra et à revenir à sa guise. À l’époque, Adieu Monsieur Léautaud passa un peu inaperçu, en tout cas ne fi t pas de vagues, et nul critique ne s’étonna de l’histoire contée, et encore moins de la précision de ces dialogues qui couraient sur des pages et des pages – et avaient un ton de déjà-lu et surtout de déjà-entendu. En 2008, M. Perret prit cependant la précaution d’indiquer, dans A cappella,

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qu’il avait écrit en 1959 les « souvenirs que j’avais des après-midi passés à Fontenay-aux-Roses chez Léautaud. Je me rendais compte à présent que cela avait été un immense privilège pour moi à 20 ans que d’être reçu par cet écrivain si original et plutôt sauvage. Tant que ma mémoire était fraîche – cela ne datait que de cinq ou six ans –, je souhaitais que mon récit fût le plus fi dèle possible à la réalité ».

Pour un créateur de chansons dont la carrière ne faisait que commencer, comme c’était le cas de M. Perret dans les années soixante, une caution littéraire telle que celle de Léautaud était d’im- portance, et le chanteur ne manqua pas de continuer à se prévaloir, pendant quarante années, du prestige de cette espèce de « parrai- nage » moral, en un mot, d’avoir été distingué par un grand écri- vain notoirement misanthrope, mais qui trouvait de l’a grément à sa fréquentation et surtout pressentait son potentiel et sa « valeur ».

Rapidement, M. Perret devint un spécialiste, un « référent » de Léautaud, et pas seulement pour les médias : les éditions du Mercure de France n’allaient-elles pas lui demander un jour de pré- facer un « choix de pages » du Journal littéraire ? Du récit de cette rencontre avec Léautaud, M. Perret fi t ainsi un élément majeur de son propre itinéraire d’artiste, avec une telle insistance qu’elle l’ex- posait au soupçon de l’utiliser comme un fonds de commerce, tant il reprit maintes fois l’histoire de son « amitié » avec Léautaud dans des livres et dans des entretiens radiophoniques ou télévisés. Par exemple, s’entretenant en 1987 avec Jérôme Garcin dans l’émission

« Boîte aux lettres » sur FR3 (2), M. Perret soutenait que Léautaud avait fait son « éducation littéraire » et reprenait, entre autres anec- dotes, celle de l’après-midi passée à courir les libraires du Quartier latin. N’illustrait-elle pas à merveille l’estime dans lequel Léautaud avait dû le tenir (« s’il se donnait la peine de venir avec moi une journée au Luxembourg ») ? Il rappelait aussi qu’il avait chanté à Léautaud quelques œuvres de Brassens, la Mauvaise Réputation, la Chasse aux papillons, Corne d’aurochs, le Mauvais Sujet repenti, le Fossoyeur, le Parapluie et même le Gorille. Face à un M. Garcin qui ne dissimulait pas son scepticisme (« Dites-moi que c’est vrai »), M. Perret confi rmait : « Mais c’est vrai, oui, absolument, c’est vrai. »

Pour M. Perret, les choses vont malheureusement se gâter au début de l’année 2009. Dans un article du Nouvel Observateur du

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29 janvier (« Perret et le pot aux roses »), Sophie Delassein l’accuse à la fois d’avoir bâti une imposture sur ses relations avec Léautaud dans le but d’intéresser Brassens, dans l’intimité duquel il s’était également introduit, et, dans cet A cappella paru deux mois plus tôt, de présenter ce dernier sous un jour jaloux et acariâtre. On peut reprocher bien des choses à son article, mais certainement pas un manque de vigueur dans l’invective : « Le rigolo Pierre Perret, 74 ans, apparaît sous un jour nouveau, à la fois amer et menteur. » Entre autres gracieusetés, Mme Delassein soutient que la déclama- tion de chansons de Brassens devant Léautaud est un bobard, de même que toutes ces visites à Fontenay-aux-Roses.

M. Perret réagit dans l’Express du 2 février :

« C’est un coup de poignard dans le dos de la part d’un journal et d’une journaliste qui règlent un compte, et je ne sais pas encore lequel. Un coup tordu, aussi injuste, violent, imbécile, qu’inattendu. »

Curieusement, le chanteur-compositeur va exercer son droit de réponse, non dans l’Express, mais dans le Journal du dimanche du 12 février. Son texte, intitulé « Pourquoi tant de haine ? », est une réponse condescendante, formulée sur un ton léger et badin (« ma chère petite journaliste qui m’avez préparé ce poulet »), comme si son auteur voulait donner le sentiment qu’il prenait tout cela du côté de la plaisanterie et de l’indifférence. Il ne répliquait sur aucun point du réquisitoire de Mme Delassein, se contentant d’un « Je suis impatient d’apprendre comment vous allez démontrer – et prouver – que je n’ai jamais rencontré Léautaud. » Il arguait en revanche que l’im- posteur qu’il serait n’en avait pas moins « réussi à remplir des salles, tout seul comme un grand » et que l’article du Nouvel Observateur n’était « guère gentil ni charitable » pour ce public qui ne se serait pas aperçu de « cette immonde supercherie » – présupposant sans doute que les fans du Zizi étaient tous de bons connaisseurs de l’œuvre et de la biographie de Paul Léautaud. Selon lui, l’article de l’Aurore de 1965 n’était qu’une « aberration » (contacté peu après, M. Valensi dira se souvenir que M. Perret s’était déplacé dans les bureaux du journal pour lui communiquer ces informations). M. Perret annonçait enfi n qu’il allait en appeler à la justice, désignée comme « une mignonne dont j’ai vanté maintes fois les vertus dans mes couplets et défendu la cause bec et ongles contre ceux qui bafouent la vérité, l’honneur,

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la dignité ». À la suite de cette publication, la rédaction du Nouvel Observateur attesta qu’elle maintenait les informations publiées et se réservait de présenter, s’il le fallait, ses « preuves devant la justice ».

La suite était prévisible : le 26 mars 2009, M. Perret déposait plainte devant le Tribunal de Grande Instance de Paris contre le Nouvel Observateur pour « injures publiques et diffamation ».

Dans son « Bloc-notes » du Figaro Magazine du 21 février 2009, Philippe Bouvard ajouta son grain de sel habituel sur cette affaire qui lui paraissait donner à réfl échir « sur l’évolution au fi l des années du souvenir de jeunesse. Le temps qui passe transforme bon nombre de contemporains irréprochables en faux témoins. » Le signataire de l’im- mortel Un oursin dans le caviar reçut à son tour un droit de réponse :

« Ai-je ou pas rencontré Léautaud ? […] malgré mon âge cano- nique, je ne suis pas encore parvenu à “confondre fantasmes et réalités”.

Contrairement à ce qu’affi rment mes détracteurs – dont vous semblez dé- sormais faire partie – j’ai bien connu et fréquenté Paul Léautaud. Non, je n’ai rien inventé. Ceux qui parviendront à prouver le contraire ne sont pas encore nés. »

Beaucoup moins mouchetés furent les fl eurets de l’alga- rade suivante. Toujours en février, le journaliste niçois Bernard Morlino reprenait sur son blog les accusations lancées par le Nouvel Observateur, avec un ton encore plus virulent et même commina- toire. M. Perret ayant porté plainte, là encore, pour injures et diffa- mation, M. Morlino se trouva convoqué par la brigade de répression de la délinquance sur la personne, laquelle l’informa que, selon un article de la loi du 29 janvier 1881 (« atteinte volontaire à la vie » – rien de moins !), il risquait une amende de 45 000 euros et cinq années de prison. M. Morlino fut contraint de retirer de son blog sa diatribe sur l’auteur d’Ouvrez la cage aux oiseaux, mais se vit par la suite notifi er par l’avocat de M. Perret qu’il était accusé d’avoir voulu, « dans sa dérive haineuse, provoquer clairement à attenter à la vie de M. Pierre Perret ».

Le Nouvel Observateur n’était pas le seul à avoir lancé une enquête sur le sujet. Dans le Figaro du 7 avril 2009, Mohammed Aïssaoui, qui s’était livré à son tour à des recherches assez pous- sées, allant jusqu’à consulter les archives de l’armée pour étudier le dossier militaire du saxophoniste de la caserne Dupleix, enfonça

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le clou dans un article intitulé « Pierre Perret a-t-il vraiment connu Paul Léautaud ? » Sensiblement plus mesuré dans son propos et ses conclusions, il n’en apparaissait pas moins, par ce qu’il sous- entendait, tout aussi percutant, si ce n’est plus, que celui du Nouvel Observateur. M. Perret s’exprima deux jours plus tard dans l’émis- sion d’Europe 1 animée par Marc-Olivier Fogiel, en dénonçant la

« cabale » menée à son encontre : « J’attends qu’ils démontrent ce qu’ils disent. Il faut des preuves. […] J’ai des choses en main pour prouver le contraire. » À l’en croire, toute cette « entreprise de démo- lition » était fomentée par les amis de Brassens qui avaient gardé sur l’estomac les jugements sévères exprimés dans A cappella :

« Ils n’ont qu’à me prouver que je n’ai pas connu Léautaud, j’ai dix choses en main pour leur prouver, moi, le contraire. » M. Fogiel lui fi t aussitôt préciser ce propos, dont il saisissait l’importance pour le procès futur : « Avez-vous des preuves du contraire, parce que vous serez amené à les produire ? » La réponse fut positive.

Il convient, à ce stade, de présenter les arguments des deux parties en lice, nonobstant cette haine sourde qui semble fi ltrer sous certaines plumes de l’un ou l’autre camp. Ils sont nombreux, et lourds, les arguments qui s’opposent à la réalité de l’histoire contée par M. Perret, mais certains ont été exposés de manière souvent tendancieuse, en laissant totalement dans l’ombre tout contre- ar gument qu’il eût pourtant été légitime de donner.

Léautaud ne parle pas une seule fois de M. Perret dans son Journal littéraire, dont l’index général des noms cités mentionne bien trois Perret – Auguste, Gustave, Jacques – mais aucun Pierre.

À aucun moment, le diariste ne fait état de la visite d’un jeune mili- taire avec lequel il se serait entretenu, entre autres, de littérature.

Il faut donc admettre que Léautaud, qui remplissait son Journal du récit de telles rencontres, ne nota jamais les visites de M. Perret, lequel indique qu’elles furent fréquentes et durèrent des après-midi entiers. À l’opposé, les passages de Robert Mallet à Fontenay, qui n’ont pas été très nombreux durant la période qui a suivi leurs fameux entretiens radiophoniques, sont régulièrement mention- nés et commentés. C’est ce dont s’étonnait jadis le cinéaste Pascal Thomas, grand lecteur de Léautaud, dans l’émission de M. Garçin évoquée plus haut : « Léautaud, qui note tout, ne marque pas, dans son Journal, qu’un jeune type arrive et lui joue des chansons

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de Brassens : c’est impossible. » Il faut toutefois souligner que le Journal de Léautaud est fort lacunaire pour cette époque, avec des intervalles de plusieurs jours sans la moindre note, carence qui nous prive parfois de tout renseignement sur son emploi du temps et ses visites éventuelles. Il n’y a en particulier aucune note, du moins dans le Journal tel qu’il a été publié, à la date du 26 août 1954. La précédente remonte au mardi 17 août, la suivante au dimanche 29 août. On peut, il est vrai, rétorquer que cette date du 26 août tombait idéalement pour narrer une rencontre fi ctive avec Léautaud, le Journal étant totalement muet ce jour-là.

Cette première visite, indique M. Perret, eut lieu alors qu’il devait se présenter ce jour-là à la caserne Dupleix. Or, dans son article du Figaro, M. Aïssoui a révélé que M. Perret fut engagé volontaire le 18 novembre 1953, devançant l’appel d’un an (étant né le 9 juillet 1934), et revint à la vie civile le 29 avril 1956. En conséquence, le 26 août 1954, M. Perret était déjà sous les dra- peaux depuis plusieurs mois. Ce que l’on peut appeler une contra- diction dans son témoignage est ici attesté de la manière la plus objective qui soit : l’armée est une grande muette, c’est entendu, mais elle tient bien ses archives.

On a également chicané M. Perret sur le fait que son Adieu Monsieur Léautaud décrit « le portail antédiluvien recouvert de rouille » du jardin de la maison que Léautaud occupait à Fontenay- aux-Roses, alors que celui-ci avait été remplacé, quelques années plus tôt, par un portail en bois. La bévue est d’autant plus curieuse que, le 6 août 1954, dans son Journal, Léautaud évoque pré ci sément sa grille d’entrée, naguère « démolie et remplacée par une porte en bois » (et l’on ne saurait soutenir que M. Perret n’a pas lu at ten ti- vement le Journal de Léautaud pour les années 1954-1956). Non moins étrange est son évocation du décor où évoluait le vieil écri- vain en son premier étage du 24 de la rue Guérard : à l’instar de tous ceux qui s’y rendirent et qui jouèrent plus tard les mémorialistes, il relate l’odeur du lieu, son « souvenir le plus frappant », mais, pas un instant, et dans aucun des nombreux entretiens et écrits qu’il a consacrés à ses rencontres avec Léautaud, il ne fait part de deux détails qui ont frappé nombre de visiteurs : d’une part, les immenses et épaisses toiles d’araignées, devenues de véritables hamacs char- gés de mouches, qui parsemaient toutes les pièces, d’autre part, les

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soucoupes contenant la pâtée pour les chats qui étaient disposées sur les marches de l’escalier. Comment quelqu’un qui affi rme s’être rendu à maintes reprises chez Léautaud a-t-il pu oublier de telles particularités ?

Par ailleurs, les proches de Léautaud ont été très étonnés de cette fréquentation de la maison de Fontenay par l’inconnu qu’était alors M. Perret. Marie Dormoy, on l’a vu, la niait catégoriquement.

Robert Mallet, que nous avions interrogé quelques années après avoir lu Adieu Monsieur Léautaud, était à peu près aussi catégo- rique (l’expression qu’il employa pour qualifi er ce dernier livre était d’ailleurs assez… fl eurie). En effet, Léautaud, en ses dernières années, n’aimait pas être dérangé : Marie Dormoy et Mallet eux- mêmes en fi rent parfois les frais. Tout au long de l’année 1955, le Journal égrène cette volonté de tranquillité : le 15 février, à Mallet qui lui téléphone pour lui rendre visite, Léautaud oppose un refus et note : « J’en ai assez d’être dérangé par les visites. Je veux avoir la paix, la tranquillité, être seul, ce que je préfère à toute société. » Le 19 mai : « Je ne veux plus voir personne. » Lorsque Maurice Martin du Gard téléphone à Léautaud pour lui proposer de venir le voir, il se fait rabrouer aussitôt : « Je l’ai envoyé au diable : “Non, non, je vous prie, ne vous dérangez pas. J’ai horreur des visites. Je n’en accepte plus. Je tiens absolument à être seul.” » Le 28 mai, il note

« cette cessation de visites, de conversations, que je viens de m’or- ganiser, avec tous ces congés que j’ai donnés […], cette solitude que je me suis créée. » Et le 19 août : « Les visites me sont odieuses. » L’écrivain aurait donc fait une exception de taille en recevant aussi régulièrement le jeune militaire. Or, si Léautaud se plaint aussi d’être dérangé par les « admirateurs » que lui valent ses entretiens à la radio, c’est donc qu’il avait des visiteurs. Quant aux dénégations de Marie Dormoy, elles ne constituent pas une preuve : elle ne vivait pas à demeure rue Guérard, même si elle s’y rendait régulièrement.

Alors que même des familiers comme Marie Dormoy ou Robert Mallet ne se seraient pas avisés de se présenter chez Léautaud sans avoir prévenu de leur arrivée, M. Perret aurait toujours débarqué sans s’être fait annoncer. Si l’on veut un exemple de la manière dont Léautaud recevait les fâcheux arrivant chez lui à l’improviste – comme ce fut le cas de M. Perret –, on peut le lire sous la plume de François Caradec, qui publia dans Caractère de mars 1972, un

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article dans lequel il narrait ses visites à Léautaud en 1948 (3). Jeune typographe, il composait alors les épreuves de ce Petit Débat litté- raire dont Léautaud lui avait confi é l’impression, sur la suggestion de Maurice Saillet (et cette fois, Léautaud a bien noté dans son Journal, à la date du 21 octobre 1948 : « Reçu tantôt la visite du jeune imprimeur de ma brochure Duhamel » – une visite attestée des deux côtés, donc). Dans le train qui le ramenait de Fontenay à Paris, François Caradec prit ces notes qu’il utilisa deux décennies plus tard pour son article :

« Je suis au premier étage avec Paul Léautaud. On appelle au rez- de-chaussée :

– Monsieur Léautaud ?

Léautaud bougonne, me laisse seul dans sa chambre et descend à mi-étage :

– Qu’est-ce que c’est ? – Bonjour, Monsieur.

– Oui. Bonjour Monsieur. Que me voulez-vous ?

– Voilà… Je me destine à la littérature et des amis m’ont dit de venir vous voir franchement, que vous pourriez peut-être me trouver un petit emploi dans une maison d’édition.

– Je ne connais pas d’emploi, moi.

– Enfi n… vous comprenez ? peut-être par relations.

Léautaud :

– Je ne connais personne.

Puis s’adoucissant :

Il y a un bureau de placement pour la librairie et l’édition au Cercle de la librairie, 117, boulevard Saint-Germain. Allez-y.

– C’est que…

Vous ne désirez aucun autre renseignement ? fait Léautaud mielleux.

– Euh… non. Non.

Et dans une colère contenue, le jeune homme lance avec une emphase insolente.

– Au revoir, Môssieu !

– Au revoir, Monsieur, répond aimablement Léautaud.

Puis à moi :

– A-t-on idée ? Suis-je un bureau de placement ? Pff ! Où en étions- nous ?

Nous reprenons notre conversation, mais j’enrage de n’avoir pas eu l’indiscrétion de regarder par-dessus la rampe la tête de ce jeune homme, de ce tout jeune homme. Si je le rencontre un jour, je voudrais lui dire que Léautaud n’était pas seul ce jour-là. »

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Ce « jeune homme » inconnu qui se fi t rembarrer dans les grandes largeurs aurait pu affi rmer sans mentir qu’il avait « ren- contré » Léautaud. Il lui aurait suffi de broder à partir de ce court échange, transformé en après-midi de discussions littéraires, suivi d’une visite, puis d’une autre, et, pour bien faire, d’une tournée des libraires du VIe arrondissement. Après tout, Maurice Barrès a bien composé un Huit jours chez M. Renan après avoir rencontré l’écrivain peut-être une bonne dizaine de minutes, et André Malraux truffa son livre les Chênes qu’on abat d’entretiens et de discussions avec un De Gaulle dont aucune des phrases qui lui sont attribuées dans le récit ne fut sans doute prononcée. Malraux, avec son passé de combattant « glorieux » de la guerre d’Espagne, n’était plus à une galéjade près, mais on lui pardonnait, car le personnage avait du charme. L’affabulation n’est certes pas le propre des littérateurs, mais elle ne leur est pas étrangère non plus : Françoise Giroud, avec sa croix de la Résistance totalement imaginaire, et Saint-John Perse, réécrivant sa biographie et sa correspondance pour son « Pléiade », en sont deux illustrations parmi bien d’autres.

Mais revenons à Léautaud. En 1954, il était très diminué et sortait le moins possible de chez lui. La tournée des bouquinistes parisiens apparaît du coup bien peu vraisemblable. Elle se situe, selon M. Perret, le « samedi 8 novembre » (le 8 novembre tombait cette année-là un lundi, mais passons). Or, le 7 novembre, Léautaud note dans son Journal ce qu’il vient de déclarer au téléphone à son avocat, Maurice Garçon : « Je lui dis qu’il s’y ajoute que je ne peux aller à Paris de moi-même. Qu’il faut qu’on vienne me chercher en voiture et me ramener de même. » M. Perret fait déclarer à Léautaud le 4 novembre : « Soyez à deux heures devant la gare du Luxembourg. N’arrivez pas en retard, il faut que nous ayons du temps pour fl âner aussi… »

Alors ? Léautaud était-il vraiment hors d’état de se déplacer dans Paris en ce mois d’août 1954, ce qui relèguerait cette tournée des libraires dans la nébuleuse des affabulations ? Le lecteur du Journal littéraire sait que, si Léautaud a circulé dans Paris jusqu’en juillet 1954, des étourdissements suivis de chutes ont marqué son déplacement du 23 juillet dans la capitale. Le 17 août, il note : « Je dois me bouger, me déplacer avec précaution. Si je dois tourner la tête, attention aux étourdissements. » Le 3 septembre, il déclare

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à Mallet au téléphone qu’il peut venir quand il veut, lui « ne bou- geant plus ». La tournée des libraires avec M. Perret a lieu deux mois plus tard.

Le dernier épisode des relations entre Léautaud et M. Perret a été rapporté à diverses reprises par ce dernier. En 1972, dans Adieu Monsieur Léautaud :

« Un matin de février [1956], le 27 ou le 28, sur un quai de métro, en dépliant Combat, je lirais un entrefi let qui m’apprendrait la mort et l’in- cinération de l’écrivain. J’avais appris qu’il avait consenti à aller quelque temps auparavant dans une maison de repos. Il m’était diffi cile à cette époque de pouvoir lui rendre visite car j’obtenais de moins en moins de permissions. Je l’avais donc vu pour la dernière fois trois ou quatre mois avant qu’il mourût. »

En 2008, A cappella indique que, le jour où la presse annonçait la mort de l’écrivain, M. Perret se rendait précisément chez celui-ci :

« Après quelques semaines passées sans être allé affronter la mau- vaise humeur légendaire du vieil ermite, cela me semblait décidément trop long. Je partis donc chez lui un beau jour, en début d’après-midi. Dans le métro, en me rendant à la gare du Luxembourg afi n d’y prendre le train pour Fontenay, j’appris la mort de l’écrivain par un communiqué laconique de quatre lignes dans Combat. »

De manière surprenante, on lit dans le même livre :

« Je parvins néanmoins à rendre visite régulièrement à mon mentor de 1954 à 1956 dans la maison de santé du docteur Le Savoureux, où il s’était rendu en début d’année. »

Autrement dit, selon son Adieu Monsieur Léautaud de 1972, M. Perret avait appris que l’écrivain avait été admis dans une « mai- son de repos » ; dans son récit de 2008, il ne sait plus que Léautaud est dans une maison de repos, puisqu’il se rend à Fontenay pour le voir. Pourtant, dans le même livre (!), il affi rme être allé dans la maison de repos du docteur Le Savoureux, à la Vallée-aux-loups, où Léautaud devait s’éteindre le 22 février 1956. Est-on en droit d’évoquer ici l’échange entre Cliton et Dorante dans le Menteur de Corneille ?

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CLITON – Il faut bonne mémoire après qu’on a menti.

DORANTE – L’esprit a secouru le défaut de mémoire.

CLITON – Mais on éclaircira bientôt toute l’histoire.

Après ce mauvais pas où vous avez bronché Le reste encor longtemps ne peut être caché.

On relève aussi, sous la plume de M. Perret, que Léautaud lui aurait signalé, le 26 août 1954, qu’il avait rendu visite le 14 juillet à son ami Julien Benda dans sa maison de santé. Comme l’indique le Journal littéraire, cette visite eut bien lieu, mais le 14 juillet… 1953 ! Plus d’une année avant la prétendue rencontre entre le militaire et l’auteur de Propos d’un jour.

Tous les lecteurs d’Adieu Monsieur Léautaud, pour peu qu’ils connaissent le Journal littéraire et les Entretiens avec Robert Mallet (dont le texte parut en volume en 1951), n’ont pu qu’avoir le senti- ment qu’un ouvrage fabriqué avec des conversations reconstituées à l’aide de ces deux documents ne serait pas radicalement différent de celui de M. Perret. Que la valeur littéraire – ne parlons pas de la valeur psychologique – d’Adieu Monsieur Léautaud soit discutable ne sera sans doute contesté que par ceux qui voient dans l’auteur du C’est bon pour la santé un des géants de la poésie lyrique fran- çaise, lequel aurait été choyé comme pas un par ces deux bonnes vieilles que sont Euterpe et Erato. Si la lecture des dialogues du livre produit une impression de gêne, c’est parce que ceux-ci semblent des démarquages plus ou moins littéraux de propos et de jugements puisés dans le Journal littéraire ou dans les Entretiens avec Robert Mallet. Il faudrait bien des pages pour énumérer tout ce qui, dans le livre de M. Perret, se retrouve, parfois mot pour mot, dans le Journal ou les Entretiens, au point que le contenu de ce livre se trouverait dépossédé de toute sa moelle si l’on en retirait ce qui fi gure dans les deux œuvres précitées : les considérations sur Marguerite Moreno et Marcel Schwob, l’histoire de l’actrice âgée dont des hommes se moquent lorsqu’elle a ôté son masque, la remarque sur le soleil d’Austerlitz pendant la période militaire, la découverte de Charles Chassé sur les vers de Mallarmé, Valéry et son vers aux « bras indul- gents et sculptés », le début du discours de Mallarmé aux obsèques de Verlaine (« La tombe aime tout de suite le silence »), les anecdotes sur Moréas arguant son statut de chevalier de la Légion d’honneur pour pisser en toute tranquillité ou renonçant à la pension que lui

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verse le marchand de canons Basil Zaharoff, etc. On pourrait mul- tiplier les similitudes ab solues par dizaines, mais, là encore, une nuance s’impose : Léautaud avait des idées fi xes, des jugements à l’emporte-pièce, des paradoxes qu’il aimait asséner, non sans un cer- tain art de la provocation enrobée d’aisance et de naturel. Il pouvait les débiter devant n’importe quel interlocuteur, et François Caradec ne cachait pas qu’à lui aussi, Léautaud avait « servi » ses anecdotes préférées, au point que son visiteur fi nissait par être un peu mal à l’aise, devinant que le vieil écrivain répétait un numéro. Il est sûr en tout cas que, pour M. Perret, les Entretiens avec Robert Mallet et le Journal littéraire ne pouvaient que constituer, lorsqu’il préparait son propre livre, que le meilleur des aide-mémoire. Comme M. Thomas en faisait état dans l’émission « Boîte aux lettres » : « Tout ce qu’on trouve dans ce livre, on le trouve dans le Journal : il n’y a pas une information nouvelle » – dans le Journal ou dans les Entretiens, c’est incontestable, jusqu’au nom du chat qui se serait un jour installé sur les genoux de M. Perret : ce félin peu farouche s’appelait Jaunet…

comme il est indiqué dans le Journal en janvier 1956.

M. Perret a toujours soutenu qu’il revient à ses détracteurs d’apporter la preuve de leurs allégations. Juridiquement, il a cer- tai nement raison, mais l’opinion publique demandera sans doute davantage. Heureusement, Me Pierre Cristiani, avocat de M. Perret, a affi rmé devant la presse qu’il y avait une « preuve indubitable » de la rencontre de son client avec Léautaud et qu’il l’utiliserait, le moment venu, devant la justice. M. Perret lui-même, devant le micro de M. Fogiel, n’a-t-il pas attesté qu’il avait des preuves de ses dires ? On se pose dès lors la question : saint Paul prétendant qu’il faut avoir soin de l’honneur de son nom, que le soi-disant diffamé n’a- t-il produit ces preuves pour mettre immédiatement un terme à cette cabale, plutôt que de la laisser enfl er jusqu’à aujourd’hui ? Il lui suffi sait de publier la moindre relique manuscrite conservée de ses relations avec Léautaud. Ou tenait-il que la justice passe pour châtier et jeter l’opprobre sur ceux qui avaient cherché à ternir sa réputation et son honnêteté morale ? Nous n’en savons rien, mais si M. Perret détient vraiment les preuves dont lui et son avocat ont fait état à plu- sieurs reprises, ils auront beau jeu lors du procès. Ces preuves, dont M. Perret mentionnait l’existence dès 1972, dans son Adieu Monsieur Léautaud (« les souvenirs qui me restent de vous »), il en existe au

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moins deux. L’une est la dédicace inscrite par Léautaud, lors de la première visite de M. Perret, sur son exemplaire des Entretiens avec Robert Mallet :

» À Pierre Perret, avec des années de retard et mes cordialités.

Paul Léautaud le jeudi 26 août 1954. »

Un fac-similé de cette dédicace dans n’importe quel journal, et l’affaire était close, et il ne restait à Mme Delassein qu’à exprimer excuses et regrets pour son méchant papier. Il y a aussi l’exem- plaire des « Plus belles pages » de Stendhal, préfacé par Léautaud et offert par ce dernier à M. Perret, et qui contenait « trésor que je ne découvris que beaucoup plus tard, un feuillet de votre Journal manuscrit recto-verso oublié sans doute dans une page intérieure de ce livre. Un feuillet daté du samedi 3 octobre ». Un bel autographe en perspective, et du Léautaud inédit ! Précisons qu’au cours de la période pendant laquelle Léautaud tint son Journal, il y eut des samedis 3 octobre en 1903, 1908, 1914, 1925, 1931, 1936, 1942 et 1953. Les manuscrits des notes prises les 3 octobre 1908, 1925, 1936 et 1953 étant connus et publiés, le document que possède M. Perret ne peut avoir que l’une de ces trois dates, 3 octobre 1903, 3 octobre 1914 et 3 octobre 1942, et sa teneur orientera sans doute vers la bonne. On le lira en tout cas avec intérêt. En attendant, il reste à souhaiter que nul incendie, nul déménagement, nul cambriolage – dont on sait qu’ils ont parfois des côtés providentiels – ne fassent disparaître ces deux autographes qui allient désormais, ce qui est peu commun, un intérêt littéraire et une valeur juridique.

Cherchant d’autres indices d’affabulation dans les livres de souvenirs de M. Perret, Mme Delassein, qui ne fut pas la première à soulever le lièvre de ces rencontres avec Léautaud, mais sut lui attacher ce grelot qui tinte encore, a souligné, dans son enquête, quelques incohérences et impossibilités sur divers épisodes. Sa mois- son est cependant peu abondante. Citons ce détail assez infi me : M. Perret se targue d’avoir présenté René Fallet à Georges Brassens, lesquels ne peuvent plus dire le contraire, ayant rejoint l’un et l’autre la grande nuit sans étoile :

« René Fallet […] avait fait un dithyrambique papier sur Georges et essayait depuis d’approcher les coulisses d’où il se faisait régulièrement

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éjecter. N’osant trop enquiquiner Georges, au début c’était souvent à moi qu’il demandait de le conduire jusque dans sa loge. Il savait que j’entrais là tous les soirs comme dans un moulin sans que quiconque ne me demandât quoi que ce soit. »

La réalité fut sensiblement différente : ayant lu un article cha- leureux que Fallet venait de lui consacrer dans le Canard enchaîné du 29 avril 1953, Brassens avait écrit à ce journaliste sympathisant en l’invitant à passer, un soir, au cabaret où il chantait. Sa lettre a été conservée :

« Soyez assez gentil pour venir me voir aux Baudets un soir […] et nous conviendrons d’un jour où, si vous avez le temps, nous fi nirons la soirée ensemble. »

Or, en avril 1953, M. Perret était encore à Toulouse, où il préparait le concours du Conservatoire.

La partie la plus discutable du libelle de Mme Delassein est cette accusation de pillage des auteurs anciens qu’elle n’hésite pas à lancer contre M. Perret, l’accusant d’avoir démarqué quelques poètes grivois du temps jadis. Il est même question d’un em- prunt à Garcia Lorca dans la chanson Blanche, dont un passage (« Ses cuisses fuyaient comme deux truites vives ») proviendrait de l’Épouse adultère du poète espagnol (« Ses cuisses s’enfuyaient sous moi comme des poissons effrayés »). La belle affaire ! Toute la littérature est bâtie ainsi, et les plus grands poètes ont également commis parfois quelques larcins. Du coup, s’il faut aussi accuser M. Perret d’avoir démarqué, avec ses fameuses Jolies Colonies de vacances – lesquelles, à l’en croire (et on veut bien le croire ici), ne lui ont « nécessité que deux après-midi d’écriture » –, une chan- son de Pierre Louki intitulée Lettres de vacances, il faut porter le même grief sur le compte des trois auteurs de Tout va très bien, Madame la marquise (Misraki, Bach et Laverne), qui fi t le succès de Ray Ventura et de ses collégiens en 1936, car elle vient en droite ligne d’une « Comédie anglaise » de Gabriel de Lautrec parue dans la Vie drôle en décembre 1893. Et qui s’est jamais indigné que Serge Gainsbourg, avec sa Harley Davidson , s’est « inspiré », sans indiquer l’origine, du poème Train de retour de Paul Marrot (1850- 1909), où « la trépidation excitante des trains / Vous glisse des désirs dans la moelle des reins » ?

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Le nom de Georges Brassens a été largement prononcé dans cette polémique sur M. Perret. D’une part, ce serait pour épater et impressionner Brassens, qui admirait l’œuvre et la personnalité de Léautaud, que M. Perret aurait inventé son amitié avec l’écrivain en le présentant comme son premier mentor littéraire. Il aurait même indiqué à Brassens qu’il avait fait découvrir ses chansons à Léautaud, comme il le rappelle dans A cappella :

« Je lui avais chanté par cœur la Mauvaise Réputation, Corne d’au- rochs, la Chasse aux papillons et quelques autres. “L’originalité, l’humour, la causticité et la forme poétique”, selon lui, l’avaient séduit sans restric- tions. […] J’avais fait part de ce jugement à Georges. »

M. Perret contait aussi à Brassens ses virées rue Guérard :

« Georges adorait ce type de “compte rendu” de mes visites à Fontenay . Il me demandait parfois : “Est-ce qu’il t’a lu des poésies, cette fois-ci ?” »

En effet, Brassens et M. Perret furent un temps liés d’ami- tié, puis ces liens se rompirent. Brassens, qui avait d’autres chats à fouetter (pas ceux de Léautaud, qu’il a pourtant cités dans une chanson), ne s’est jamais expliqué là-dessus, mais M. Perret l’a fait dans son livre de souvenirs, et, nous l’avons dit, d’une manière telle qu’elle serait, s’il faut l’en croire, l’origine de la cabale lancée contre lui par les « amis de Georges ». Selon lui, Brassens aurait été tout simplement jaloux de la réussite de son cadet : « Son ego s’est très mal accommodé de mon succès », expliquera-t-il au journaliste d’un périodique helvétique.

Georges Brassens jaloux de M. Perret, la chose est-elle plau- sible ? C’est en tout cas la version du survivant, telle qu’il l’exprimait aussi dans l’Express du 2 février 2009 : « J’avais le sentiment qu’il vivait assez mal ma soudaine notoriété […]. C’était chez lui une forme d’incompréhension ou de jalousie bête, je n’ai jamais su. » L’auteur de l’Auvergnat éprouvant quelque rancœur jalouse envers les talents de l’auteur du Tord-boyaux ? C’est si peu crédible qu’il faut chercher une autre explication.

Peut-être Brassens s’est-il trouvé lassé par l’insistance du jeune Perret, qui se montrait assidu, voire omniprésent, dans son lo gement de l’impasse Florimont. Telle est l’explication donnée par les proches de l’auteur des Copains d’abord. Il y a aussi que ce dernier avait fait

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entre-temps la connaissance de Marie Dormoy, laquelle avait dû l’éclairer sur ce qu’elle pensait de la réalité des relations amicales entre Léautaud et M. Perret. Agacé de s’être fait berner par ce qu’il considérait à présent comme des sornettes, Brassens aurait rompu avec le jeune chanteur. De fait, quand il leur arriva de se croiser par la suite dans quelque lieu public, Brassens chercha toujours à éviter M. Perret et desserra à peine les dents quand ce dernier s’adressa à lui. On doit aussi à la vérité de dire que Brassens ne semble pas avoir placé très haut les prestations chantées de son cadet : ne pra- tiquant pas l’éloge-massue cher à Victor Hugo, il ne lui fi t jamais la moindre remarque, a fortiori le moindre compliment, sur ses chan- sons :

« J’allai le voir […] pour lui annoncer que je venais d’enregistrer mon premier disque, que je lui apportais. Avait-il entendu mes chansons ? Les connaissait-il déjà ? Lorsque je le revis par la suite, il ne m’en parla pas et il ne m’en parlera d’ailleurs jamais une seule fois. […] Comment expliquer qu’il ne m’ait jamais dit un mot, durant toutes les années qui suivirent, sur les Jolies Colonies de vacances, Tonton Cristobal, Cuisse de mouche, Blanche, Lily ou Mon p’tit loup, pour ne citer que celles-là ? »

La réponse risquerait d’être cruelle. Ne la formulons pas. La vexation ressentie par M. Perret serait-elle à l’origine des pages acerbes d’A cappella sur « l’ami Georges » ? De même, est-il abusif de penser que, dans les relations entre les deux artistes, le jaloux des deux ne fut peut-être pas celui qu’on pense, ou plutôt, selon une expression courante : c’est celui qui dit qui y est.

« Atrocement sympathique », aurait dit Brassens de M. Perret.

L’appréciation est pour le moins vacharde, mais ne résume-t-elle pas tout ce qu’il peut y avoir de subjectif dans la polémique actuelle sur ce chanteur qui campe, depuis bien longtemps, un personnage de « brave type universel », apôtre jamais las de la bien-pensance et défenseur, dans ses couplets, de toutes les causes justes (l’antira- cisme avec Lily, l’écologie avec Vert de colère, l’anti-militarisme avec la Petite Kurde, la famine avec Riz pilé, l’avortement avec Elle attend son petit, le combat contre l’extrême droite avec La bête est re venue, le métissage universel avec Mélangez-vous, etc.). Tout cela peut pas- ser en effet pour « atrocement sympathique », patrick-bruelique en

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diable, au point que l’agacement devant cette bonhomie factice, cet abus de la « bonne bouille », a dû jouer un rôle d’aiguillon dans la

« cabale » dont M. Perret se dit la victime. Son langage d’un autre âge, si affecté, si désuet, basé sur un argot prétendument populeux et authentiquement démodé – M. Perret ne paraît pas capable de désigner un chat autrement que par un greffi er, une montre par une tocante, et un cœur par un palpitant – n’a pas arrangé les choses.

Qui jacte encore ainsi aujourd’hui ? Sûrement pas les élèves fréquentant les établissements scolaires qui portent aujourd’hui le nom de Pierre-Perret. Il y en aurait un certain nombre, dans toute la France, à avoir reçu cette appellation, ce qui a permis à l’inté- ressé, dans son droit de réponse au Nouvel Observateur, d’invoquer leur existence pour se draper dans une sorte de dignité offi cielle :

« enfants qui depuis tant d’années chantez mes chansons dans les écoles, enseignants, parents qui avez choisi que vos enfants ap prennent la vie, sa beauté et ses vicissitudes dans les écoles qui portent mon nom » (sic). Et dans l’Express du 2 février 2009, M. Perret trouvait là une justifi cation pour la défense de son hon- neur : « Ne serait-ce qu’à l’égard des enseignants qui y travaillent, des élèves qui y vont tous les jours et des municipalités qui m’ont fait l’honneur de baptiser ainsi certaines de leurs écoles, j’ai un devoir. J’irai jusqu’au bout. »

Pour autant, en admettant que les écoliers qui passent chaque matin sous un fronton affi chant en belles lettres le nom de M. Perret soient réellement sensibles à l’honneur de ce dernier, y a-t-il vraiment lieu, comme le proposait un site Internet, de lan- cer des pétitions pour débaptiser ces établissements sous prétexte qu’on ne saurait enseigner la morale et distiller des cours d’instruc- tion civique sous le parrainage d’un individu accusé de mensonge et de plagiat ? Tout cela est assez dérisoire, à peu près autant que de donner de tels noms à des établissements scolaires. À quand des lycées Francis-Lalanne ? À quand des collèges Laurent-Voulzy ? Mais ils existent peut-être déjà !

Pour conclure, ne jetons pas la pierre sur le fronton de ces établissements, pas plus que sur M. Perret lui-même. S’il a donné de nombreuses versions de sa rencontre avec Léautaud, s’il s’est enferré dans les contradictions et les invraisemblances, c’est peut- être parce qu’il s’est trouvé sollicité pour raconter une belle histoire

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de jeunesse. Une « amitié » qui ne tenait peut-être que du fan- tasme, des « souvenirs » entretenus et enjolivés pendant plus de quatre décennies, seraient-ils peu à peu devenus une réalité dont M. Perret est aujourd’hui le premier convaincu, et peut-être le der- nier ? L’expression « mensonge de Gascon » (M. Perret est natif de Castelsarrasin) ne désigne rien d’autre que l’embellissement d’une historiette sans importance. Il est sûr, en tout cas, qu’en raison de la tournure – notamment juridique – de l’affaire, l’intéressé n’est plus dans la possibilité d’admettre la moindre part dans l’affabulation qui lui a été reprochée par la presse. Il a trop revendiqué, proclamé, affi ché, et pendant tant d’années, cette caution littéraire de ses rela- tions avec Léautaud pour revenir publiquement dessus. Il n’y a plus que dans le secret d’une conscience qu’un homme peut parvenir à ne pas tenir l’imaginaire pour plus vrai que le vécu. Mais en fi n de compte, lorsque l’on fait le bilan d’une vie, entre les souvenirs réels et les souvenirs imaginaires, quelle importance… Les seconds sont souvent plus attrayants que les premiers, alors pourquoi ne pas s’y attacher ?

1. Pierre Perret, A cappella. Des Trois Baudets à l’Olympia, Le Cherche-Midi, 2008.

2. Émission « Boîte aux lettres » du 21 mars 1987, consultable sur Internet : http://

www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I04216709/pierre-perret-a-propos-de- leautaud.fr.html

3. François Caradec, « À un jeune imprimeur : trois lettres inédites de Léautaud », Caractère, mars 1972.

Jean-Jacques Lefrère est professeur de médecine, spécialisé dans la recherche sur les agents infectieux transmissibles par voie sanguine. Il est l’auteur de biographies : Rimbaud (Fayard, 2001), Lautréamont (Flammarion, 2008), Jules Laforgue (Fayard, 2005) et codirecteur de la revue Histoires littéraires.

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