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Le rôle de la Cour de cassation française dans l élaboration et la consécration des principes généraux du droit privé. Par. Jean-Pierre GRIDEL

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Le rôle de la Cour de cassation française dans l’élaboration et la consécration des principes généraux du droit privé

Par

Jean-Pierre GRIDEL

La Cour de cassation ; les principes généraux ; licéité discutée de leur proclamation par l’autorité juridictionnelle.

Ne nous envolons pas vers ce sujet grandiose, mais complexe et inépuisable, sans faire préalablement état de quelques considérations simples, mais essentielles.

Elles sont que la jurisprudence de la Cour de cassation est certes le lieu privilégié pour observer la présence certaine et active de principes généraux en droit privé français, mais qu’on ne saurait oublier toutefois, d’une part que, avec les principes généraux du droit, nous sommes là en présence d’une notion rebelle à toute définition rigoureuse, et d’autre part, que le juge français, fût-il la tête d’un ordre juridictionnel, n’est pas investi d’un pouvoir normatif officiel et direct, comme le sont le Législateur et l’Administration. Explicitions ces préliminaires.

Pour apprécier l’existence positive de principes généraux au sein du droit privé français, il est effectivement logique de se pencher prioritairement sur la jurisprudence de la Cour de cassation, car elle est directrice et abondante. Déjà, d’un point de vue extérieur et académique, elle est cette Cour suprême nationale (suprême en ce sens qu’elle peut détruire ce qu’a fait une juridiction subordonnée sans que ses propres décisions puissent à leur tour subir le même sort procédural), dont la mission légale la plus connue est de censurer les non-conformités au droit présentes dans les jugements rendus en dernier ressort par les juridictions de l’ordre judiciaire ( art.604 NCPC et L 111-2 COJ). Unique pour toute la République aux termes de l’article L 111-1 COJ, la Cour de cassation délivre ainsi l’interprétation non seulement égalitaire, mais aussi, souveraine de la loi, ainsi qu’il résulte d’une décision du Conseil constitutionnel rendue en 19771.

A cette qualité référentielle affectant la jurisprudence de la Cour de cassation, il faut ajouter l’aspect quantitatif que révèlent ses organisations et fonctionnement.

Vu de l’intérieur en effet, la Cour apparaît comme une gigantesque machine à rendre des arrêts, car, parler d’elle, c’est évoquer six chambres – on est tenté de dire six unités permanentes de production – auxquelles s’ajoutent, sous les noms de chambres mixtes et d’assemblées plénières, des formations certes épisodiques, mais qui regroupent des membres de plusieurs chambres, ou de leur totalité, et qu’on ne saurait les oublier pour le sujet qui va retenir notre attention, puisqu’une chambre mixte a vocation à être réunie lorsque la question relève des attributions de plusieurs chambres ou risque d’y recevoir des attributions divergentes, et les assemblées plénières, en cas de grave question de principe génératrice de désordres jurisprudentiels présents ou prévisibles, ou, encore de résistance d’une juridiction saisie en renvoi après cassation. Il serait même tentant d’évoquer une autre formation encore, celle qui, dit le Code de l’organisation judiciaire, depuis 1991, délivre un avis en réponse à une demande émanée d’une juridiction judiciaire, soulevant une question de droit nouvelle présentant une difficulté sérieuse et absente de tout pourvoi pendant (art. L 151-1 et s. COJ). Il y a, là aussi, une

Agrégé des facultés de droit – Conseiller à la Cour de cassation française.

1 C.const. 20 juillet 1977, Dalloz 1978. 701, note L.Hamon.

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occasion de recours éventuel aux principes généraux du droit2, et le législateur du 25 juin 2001 a étendu à la matière pénale la possibilité d’une telle procédure. Toutefois, comme les avis ainsi donnés ne lient ni les juges demandeurs ni les formations juridictionnelles de la Cour éventuellement saisies plus tard des mêmes dossiers ou interrogations3, leurs contenus demeurent extérieurs à l’affirmation formelle des principes généraux et s’excluent ainsi de notre étude.

Qu’entendre ainsi par principe général du droit ? Il s’agit là d’une formule polysémique, dont le sens varie selon les disciplines et les auteurs. A la suite, notamment, de l’étude menée en 1989 par le regretté professeur Oppetit4, dont nous tenons à saluer la mémoire, et de celle, plus récente publiée par Monsieur Sargos, conseiller doyen de la première chambre civile et désormais président de la chambre sociale de la Cour5, nous écarterons de notre réflexion, parce qu‘elles ne sont pas non plus le droit positif, tant les lignes directrices d’une législation écrite que les exigences de l’éventuel droit naturel, spiritualisé ou laïcisé. Parce qu’elles ne ressortissent pas à la jurisprudence de la Cour de cassation, nous exclurons aussi l’action du Conseil d’Etat dégageant les principes généraux du droit administratif, ou celle du Conseil constitutionnel enrichissant le bloc de constitutionnalité par les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ou les objectifs de valeur constitutionnelle6.

En outre, suivant la mise au point faite par certains auteurs7, la généralité d’un principe est différente de celle d’une règle, en ce sens que cette dernière s’applique à toutes les situations qu’elle définit, tandis que le principe trouve à être mis en œuvre à travers des types de situations juridiques parfois fort différentes, sans qu’il figure nécessairement dans un texte qui leur soit propre : pour prendre la phraséologie de Portalis dans le Discours préliminaire, le principe est « fécond en conséquences ». Ainsi la prise en considération de la bonne ou mauvaise foi, au sens d’absence ou présence de conscience malicieuse, est –elle un principe posé de manière globale en matière d’exécution contractuelle à l’article 1134 alinéa 3 C.civ ; mais son intervention légale pour limiter les dommages-intérêts contractuels au préjudice prévisible (article 1150), ou jurisprudentielle pour conditionner l’invocabilité des clauses résolutoires8, ou, en droit de la presse pour écarter tel délit (articles 27 et suivants de la loi du 29 juillet 1881) ou, en jurisprudence procédurale, pour interdire au plaideur de soutenir devant la Cour de cassation une argumentation incompatible avec la position qu’il avait adoptée devant les juridictions du fond sont autant de

2 Ainsi, avis 6 juillet 1998 : le respect de l’intégrité du corps humain, principe posé à l’article 16-3 du Code civil, rend illicite les interventions étrangères à toute nécessité thérapeutique (stérilisation d’une handicapée mentale). Avis 29 septembre 1998 : le droit à indemnisation de la victime de certaines infractions, notamment terroristes, dont le service est assuré par un fonds de garantie de certaines infractions, notamment terroristes, dont le service est assuré par un fonds de garantie et des textes spécifiques (article 706-3 du Code de procédure pénale), se transmet aux héritiers.

3 Y.Chartier, La Cour de cassation, Connaissance du droit, Dalloz 2ème édition, 2001, pp.136 et s.

4 Entretiens de Nanterre 1989, « Les principes généraux dans la jurisprudence de cassation », JCP 1989 Editions Entreprise, supplément 5.

5 JCP 2001 Edition Générale N° 12, 21 mars 2001 Doctrine I 306 p. 589, « Les principes généraux du droit privé dans la jurisprudence de la Cour de cassation-les-garde-fous des excès du droit ».

6 F.Terré, Introduction générale au droit, Dalloz, 5ème édition, 2000, N° 252 et les références.

J.Ghestin G. Goubeaux et M. Fabre-Magnan Introduction générale, 4ème édition 1994 N° 491, in Traité de droit civil, sous la direction de J.Ghestin LGDJ.

7 Ghestin, Goubeaux Fabre-Magnan, op.cit. N°492.

8 Malaurie-Aynès, Les obligations Cujas, 10ème édition 1999, N° 752. Adde Civ1, 16 février 1999 BI n° 52 p.34.

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règles9, aux inflexions parfois fort spécifiques. Un adage tel que « Aliments ne s’arréragent pas » n’est qu’une règle10, au champ d’application circonscrit.

Ajoutons toutefois deux précisions. D’une part, si le principe possède une plus grande virtualité d’application que la règle, il faut ajouter qu’un minimum de fermeté est nécessaire à sa notion : il y a un principe de bonne foi, on peut le définir, même s’il revêt plusieurs acceptions, et nous venons de le faire pour l’une d’elles. En revanche, il n y a pas de principe d’égalité, notion trop polymorphe et inconsistante, même s’il y a des principes d’égalité, certains traditionnels, égalité des héritiers, égalité des créanciers, et d’autres, de déclaration plus récente, égalité des filiations, égalité des sexes. On est enclin à dire la même chose à propos d’un éventuel principe de proportionnalité qui change de signification au gré de ses multiples manifestations proposées11. D’autre part, un principe général du droit ne se confond pas à priori avec une solution de droit commun dont l’existence est affirmée et prévue pour empêcher le vacuum legis dans une matière déterminée : la soumission des personnes mariées sans contrat au régime de communauté réduite aux acquêts, l’existence d’une garantie de la chose vendue ou louée, l’applicabilité des dispositions de la loi sur les sociétés anonymes aux incidents de séance et révocation des administrateurs des associations et sans doute des GIE12 sont autant de principes de droit commun, non des principes généraux du droit ; mais c’est un principe général du droit qui nous enseigne qu’on ne raisonne pas par analogie d’une loi spéciale contre une loi de droit commun. Un principe général du droit est une composante opératoire de l’esprit juridique lui-même, et tend à peser sur la mise en œuvre du droit, quels que soient le type d’espèce soumis au juge et, parfois même, la matière dont il relève. Nous avançons donc finalement que dans la jurisprudence de la cour de cassation, les principes généraux du droit sont des axiomes à prétention normative, assis sur ces sources matérielles du droit que sont tantôt la tradition ou l’ordre social13, tantôt la raison ou l’équité14, sans lien nécessaire avec un texte précis, et fertile en virtualités d’application15.

Toutefois, dans un système juridique où la mission de poser le droit est constitutionnellement attribuée aux pouvoirs législatif et réglementaire, et si ceux-ci – le premier surtout, font leur travail16 – l’activité judiciaire n’est qu’ harmonisatrice et

9 Critiquer une mesure qui, telle la révocation de l’ordonnance de clôture, avait reçu son assentiment (civ. 2 10 mars 1993 B II n° 93, p. 50 ; Com. 6 février 1996 B IV n° 38, p.29).

Développer un moyen contraire aux conclusions d’appel (Civ1 16 mars 1999 PV Y 96-21450).

Cf. L’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, sous la direction de M Behar- Touchais, Colloque Université Paris V Economica, 2001, passim, et notamment les applications du principe en droit du contentieux interne et international, par O.Hille et M-N Jobard Bachellier, pp. 53 et s.

10 Civ2 4 mars 1998 BII n°.66 p.41 ; Civ1 21 mai 1997 n°162, p.109 ; Civ1 BI n°98 p.66 ; sauf emploi alterné des deux termes (Civ1 5 février 1991 BI n° 49 p.71 ; 19 décembre 1995 n° 471 p.327).

11 Existe-t-il un principe de proportionnalité en droit privé ? Colloque CEDAG-Paris V, sous la direction de M. Béhar-Touchais, 20 mars 1998, Pet.Aff., numéro spécial, 30 septembre 1998.

12 Civ 1 29 novembre 1994 rev. Stés 1995.318 note Y.Guyon. Adde Civ 1 3 juillet 2001 PV C 99-18.867

13 Ch.R. 15 et 22 décembre 1837, infra n.30 ; Civ 30 mai 1838S.1838 I 492 (nullité des conventions sur l’intégrité physique ; nullité des promesses de mariage).

14 Req. 15 juin 1892 DP 1892 I 196, infra n.90 « Le principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui… ».

15 Pour une analyse semblable, N. Molfessis, « la notion de principe dans la jurisprudence de la Cour de cassation », R.t.d.civ. 2001.699.

16 «Ils n’aperçoivent pas que les Chambres ne sont plus tant aujourd’hui des organes législatifs que des organes politiques. Elles font à contrecœur leur besogne législative ; elle ne les intéresse que s’il y a quelque gros sujet de discussion politique en jeu, amenant des

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illustrative, et la normativité d’un principe général du droit, en tant que tel, ne va pas de soi. Tantôt le principe dont on parle est inscrit et défini dans une loi, ainsi les articles 9 du Code civil et 9-1 du Code civil – Chacun a droit au respect de sa vie privée, ou de la présomption d’innocence – ou L 110-3 du Code de commerce, ancien article 109 – A l’égard des commerçants, la preuve des actes de commerce se fait par tous moyens : alors, est-ce vraiment le principe que le juge met en œuvre ? Ou le texte ? Tantôt, le principe est simplement évoqué par une disposition qui se contente de le renvoyer à lui . L’article 1 de la loi de 1901sur l’association, après avoir défini celle-ci, dispose que sa validité est régie « par les principes généraux du droit applicable aux contrats et obligations17 » ; les articles L 423-13 et L 433-9 du Code du travail prévoient que les élections des délégués du personnel et des membres du comité d’entreprise doivent respecter « les principes généraux du droit électoral 18». Dans ces hypothèses, le juge, agissant secundum legem, recherche soit des textes positifs soit une solution qui s’induise ou se déduise de ceux-ci, en conséquence et cohérence. Mais au-delà, c’est-à-dire en l’absence de tout texte ou invitation textuelle, se référer purement et simplement à un principe général, n’est-ce pas statuer par voie générale et réglementaire, en violation de l’article 5 du Code civil ? Une pratique judiciaire de ne pas appliquer la loi, tonnait Eustache Pilon dans le Livre du Centenaire du Code civil, est dangereuse pour l’esprit public, où elle atténue le sentiment de la légalité, en même temps qu’elle réalise un amendement de la loi par voie jurisprudentielle, œuvre de quelques-uns au lieu d’avoir été voulu par les organes législatif et administratif constitutionnellement investis19. Et quid de la loyauté que, à raison de son serment professionnel, le magistrat doit au système20 ?

On sait que, avec plus ou moins de bonheur, l’on s’efforce de réfuter l’objection par deux considérations. L’une traditionnelle depuis le XIXème siècle, est joutes oratoires entre les chefs des partis, pouvant causer la chute d’un ministère. Toute discussion, dans un Parlement moderne, prend nécessairement la tournure d’une discussion politique. On peut le déplorer, en gémir, il faut reconnaître que cela est, c’est un fait, et un fait qu’on est impuissant à modifier… » F. Larnaude, « Le Code civil et la nécessité de sa révision », in Le livre du Centenaire du Code civil, Paris 1904 T II, p.919.

17 Elle sera illicite d’objet si celui-ci consiste à regrouper des personnes désireuses de violer la loi (Civ 1, 2001 :promouvoir la chasse en temps prohibé).

18 Et la jurisprudence de la Chambre sociale montre qu’il s’agit notamment là de la conformité entre les bulletins de vote et les listes de candidats, ce qui exclut donc la présence de bulletins aux noms des démissionnaires (10 juillet 1997, 9660392 B), de la possibilité de s’isoler, induite du secret légal du vote (26 mai 1998 B V n°279 p.211), de l’indication du domicile réel des inscrits, nécessaire au contrôle de l’électorat et de l’éligibilité ( 21 janvier 1988 B V n° 66 p.44, et, dans une certaine mesure, de l’application de ce que l’annulation n’est encourue qu’en cas d’altération possible de la sincérité du scrutin (28 février 1989 n°

149 ; 18 février 1988 n° 123 p.81 ; 13 mars 1985 n° 164 p.119 ; 20 janvier 1983 n° 31 p.21).

19 Livre du Centenaire, op.cit. T. II p.949. Cf., aussi, même ouvrage, p. 920, la réponse de Larnaude : « Il faut bien reconnaître que la pratique, la jurisprudence, la doctrine ne se sont jamais renfermées rigoureusement dans le rôle que semble leur assigner notre organisation constitutionnelle. Elles ne l’ont pas fait parce qu’elles ne pouvaient pas le faire. Le droit change parce que la matière du droit se modifie. Mais on ne peut à chaque instant faire intervenir, pour suivre le fait, dans ses multiples transformations, la lourde machine législative. Force est donc à la jurisprudence, à la pratique, à la doctrine, de créer, pour les besoins nouveaux qui ne peuvent pas attendre, l’instrument qui peut leur donner satisfaction.

Le principe de la séparation des pouvoirs, qui est avant tout une règle de politique, n’empêchera jamais le juge de participer dans une certaine mesure à la législation ». Cf.

aussi, pour une vigoureuse reprise actualisée de la critique, G. Durry, Rapport de synthèse, Colloque Université du Maine, La responsabilité du fait d’autrui, 2 juin 2000, Responsabilité civile et assurances, novembre 2000, n°11 bis, Editions du jurisclasseur.

20 Ordonnance 58-1270 du 22 décembre 1970, a.6

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qu’un énoncé général et impersonnel décisoire, inséré dans l’attendu majeur de la décision de principe, et même hissé jusqu’à l’honneur du visa, doit toujours se présenter comme dégagé par le juge pour le seul besoin juridique de l’espèce dont il est saisi : à la limite, la présence réitérée de principes généraux dans la jurisprudence n’est que coïncidences, et se trouve ainsi respectée, au moins formellement, l’autorité relative de la chose jugée…L’autre considération, plus actuelle, qui justifie la promotion des principes généraux est que les textes qui fondent aujourd’hui l’activité juridictionnelle en général et celle de la Cour de cassation en particulier participent au glissement sémantique et substantiel opéré de la loi au droit. Certes, dès 1804, le Code civil ordonne au juge de juger, même si la loi lui paraît silencieuse, obscure, insuffisante ; mais encore ces hypothèses sont- elles présentées comme des prétextes. Beaucoup plus nettement, depuis 1976, le code de procédure civile lui enjoint-il de trancher le litige « conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » (a.12), et c’est la non-conformité au droit, on l’a rappelé en commençant, que le pourvoi en cassation tend à faire censurer, avec la possibilité exceptionnelle offerte au plaideur d’invoquer un moyen nouveau s’il est de pur droit (a. 619), et la Cour de statuer en relevant d’office un tel moyen. Nul ne discute aujourd’hui l’invocation par le juge, singulièrement par une Cour suprême, de principes généraux, en ce qu’ils sont des composantes de l’esprit juridique ou de la valeur de justice, même s’ils ne figurent dans aucun texte précis, et, mieux, même s’ils en sont radicalement absents. Le phénomène a été mis en pleine lumière dans les années qui ont suivi la mise en place de la Cour de justice des communautés européennes : les juges communautaires, magistrats professionnels de diverses nationalités, nommés pour faire exactement interpréter et appliquer des traités d’objet exclusivement économique, et dont les dispositions étaient toutes techniques, ont progressivement éprouvé la nécessité de se référer à la non-rétroactivité (des règlements communautaires), au contradictoire dans le contentieux, à la bonne foi dans l’exécution des engagements, à l’insertion des jurisprudences interprétatives dans les textes interprétés, tous principes qui ne figurent aucunement dans le corpus soumis à leur garde21. Du reste, c’est traditionnellement à grands coups non critiqués d’énoncés dogmatiques que la Cour de cassation cadre les pouvoirs des juges soumis à son contrôle, qu’il s’agisse, très classiquement de l’immunité de juridiction et de la puissance juridictionnelle exclusive d’un Etat étranger sur ses propres décisions ou la gestion de ses services publics ou les activités fonctionnelles de ses anciens dirigeants22, de son immunité d’exécution23 ou, plus tardivement, de leur devoir d’interpréter par eux-mêmes un traité international dont dépend la solution du litige24.

Dans la jurisprudence de la Cour de cassation, sont relativement courants des principes généraux d’objets moins extraordinaires et un tri arbitraire s’impose, sauf à transformer cet exposé en catalogue fastidieux et stérile. Certains sont à caractère méthodologique – les exceptions sont d’interprétation stricte, la loi générale n’abroge pas la loi spéciale etc., nous les laisserons à priori de côté car ils ressortissent davantage à la pure logique interprétative. D’autres sont essentiellement propres à telle matière – principes généraux du droit du mariage, de

21 L. Cartou, J-L Clergerie, A. Gruber, P.Rambaud, L’Union européenne, Dalloz, 3ème édition, 2000,n° 221 et s. Les sources non écrites du droit communautaire. Cf. l’article 164 du traité de l’Union européenne : « La Cour de justice assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application du présent traité »…

22 req. 23 janvier 1933 DH 1933.97 Civ. 12 mai 1931 DH 1931.361. Civ1 2 et 29 mai 1990 n°92 p.69 et 29 mai 1990 n° 126 p.89. Civ1 29 mai 1990, n° 123, p. 87.

23 Civ1 12 octobre 1985 n° 236 p. 211.

24 Cf. F. Terré, Introduction générale au droit, Dalloz, 5ème édition, 2000, n° 466 ; aux arrêts cités, adde…

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la filiation, des aliments, du travail, des procédures collectives – ou à tel groupe de matières : ainsi en 1862 la chambre des requêtes se référait au principe de la confidentialité des lettres missives, lequel ne fléchit qu’au criminel25 ; sauf intérêt tout particulier, nous tendrons pareillement à les écarter. Il en ira de même encore de ceux qui ne font que frapper à la porte – principe de précaution ; droit de l’être humain à connaître ses origines, et des principes procéduraux – l’action en justice26, les droits de la défense27 – inhérents qu’ils sont à l’activité juridictionnelle, tant judiciaire qu’administrative.

C’est donc le plus souvent à partir des principes substantiels relevant de la pratique de plusieurs Chambres que nous examinerons deux questions. L’une : promouvoir un principe général du droit, pour quoi faire ? A quels besoins de sa mission la Cour de cassation répond-elle lorsqu’elle recourt aux principes généraux du droit ? L’autre : quels sont les soucis, écueils et implications résultant de la recherche de la juste place de chacun dans le tissu juridique ? Deux interrogations donc relatives à la finalité puis à la cohérence, et, de là, les deux parties de ce travail :

UTILITÉS ET DIFFICULTÉS DANS LA RECONNAISSANCE DE PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT PRIVÉ PAR LA COUR DE CASSATION

Première partie : Les utilités de la reconnaissance de principes généraux du droit par la Cour de cassation.

Quelles sont donc les finalités utilitaires des principes généraux du droit au sein de la jurisprudence de la Cour de cassation ? Dans une suggestive communication participant d’une œuvre collective consacrée à L’image doctrinale de la Cour de cassation28, Monsieur le Premier avocat général Jéol disait que la mission de la Cour est d’interpréter la loi – c’est-à-dire, ajoutait-il aussitôt, « la préciser quand elle est trop générale, la clarifier quand elle est obscure, la désigner quand elle est indéterminée, l’inventer quand elle est muette »- et que l’effort reposait sur une dialectique pragmatique entre l’intention du législateur, authentique ou divinatoire, et la recherche scientifique de son adéquation aux besoins de la société. Avec le recours aux principes généraux du droit, et le glissement de la loi au droit, nous sommes dans une démarche parfois différente. Qu’ils soient portés par des dispositions écrites ou plus ou moins déduits de celles-ci, les principes généraux pèsent, de quatre façons eux aussi, sur l’état du droit positif, pour, du moins au plus :

- déterminer le champ d’application des textes - suggérer leur portée véritable

- exprimer une solution absente de ceux-ci - écarter des solutions pourtant voulues par eux.

25 Req. 21 juillet 1862, D. 1862. I. 21. Des lettres soustraites par un domestique infidèle ne peuvent être produites dans des débats d’intérêt privé, même pour établir une fraude, en l’espèce le détournement de valeurs dans une succession indivise. La Chambre sociale, par arrêt du 2 octobre 2001 (PV 99-42942), a fait de cette jurisprudence une transposition moderniste au courrier électronique.

26 Laquelle suppose la personnalité juridique, d’où le refus aux indivisions, société en formation, société en participation (Civ3 25 avril 2001 n° 50 p.39 ; Com. 30 novembre 1999 n°218 p. 183 ; Civ2 26 mars 1997 n° 96 p.54).

27 Contradiction des griefs et des pièges, charge de la preuve, indépendance et impartialité des juridictions.

28 Colloque Faculté de droit d’Aix-Marseille Cour de cassation 10 et 11 décembre 1993. La documentation française Paris 1994.

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Illustrons donc ces quatre types d’intervention des principes généraux du droit dans la jurisprudence de la Cour de cassation.

I. Les principes généraux du droit déterminent le champ d’application des textes.

Ils interviennent parfois pour affirmer et étendre le champ d’application de telle législation, ainsi « d’après les principes généraux du droit », l’ayant cause est substitué à son auteur, ce qui permet au sous-acquéreur du fonds de commerce d’invoquer lui aussi à l ‘encontre du bailleur des locaux la loi sur la propriété commerciale29. Mais, plus souvent, ils servent à le réduire, et l’on retrouve là le thème de garde-fous des excès du droit développé par Monsieur le président Sargos (supra, note 5). Les principes généraux servent à cantonner tantôt une législation globale, tantôt un texte particulier et l’on donnera à chaque fois deux exemples.

A. Réduire le champ d’application d’un pan entier de la législation

1. Ainsi sera visé le principe d’indisponibilité du corps humain, dont le sens est que la vie et l’intégrité physique de la personne humaine sont nécessairement soustraites aux effets que le droit des actes juridiques attache à la volonté privée, qu’elles échappent aux règles du titre III du livre III du Code civil. Seul l’ordre ou la permission de la loi justifient qu’il y soit porté atteinte, quitte à ce que la loi pose une condition de consentement de celui sur lequel l’atteinte est portée.

Imparfaitement consacrée aujourd’hui par les articles 16 et suivants du Code civil (loi de 1994), l’indisponibilité du corps humain fut avancée dans la première moitié du XIXème siècle par la Chambre criminelle, puis solennisée par les chambres réunies en 183730. Cette jurisprudence et sa référence expresse avaient alors pour double but de contraindre les juges du fond à dire pénalement inopérantes et civilement nulles les conventions par lesquelles les duellistes échangeaient des documents par lesquels ils déclaraient accepter par avance la mort ou toute blessure, et entendaient ainsi mettre le vainqueur à l’abri de toute recherche de responsabilité. Dans le même esprit, le principe ainsi dégagé fut utilisé par la suite en matière de chirurgie esthétique lorsque l’intervention se révèle physiquement dommageable31, voire d’exploitation des malades par une publicité en faveur de prétendus produits ou méthodes thérapeutiques32. Plus récemment, l’invocation du principe s’est déplacée en direction des interventions demandées de stérilisation33 ou de transsexualisme à

29 Civ. 25 juillet 1938 DH 1938 531.

30 Ch. R. 15 et 22 décembre 1837 D. 1838 p.5, trois espèces.

Cf. aussi, à propos de la promesse échangée entre un homme et une femme de se donner simultanément la mort, et les mésaventures pénales du survivant, Crim. 23 juin 1838 : La protection assurée aux personnes par la loi constitue une garantie publique…dès lors le consentement de la victime d’une voie de fait homicide ne saurait légitimer un acte (S. 1838 I 626, et M. Puech, Les grands arrêts de la jurisprudence criminelle, Cujas, T I 1976 N° 83 p.308°).

31 Civ. 29 novembre 1920 DP 1920.103. Encycl.Dalloz, Droit civil, V° Médecine, n° 489, par J.Penneau, qui souligne la distinction contemporaine entre la chirurgie de convenance et de la chirurgie réparatrice, et l’illicéité conservée dans la première hypothèse en cas de disproportion manifeste entre le résultat à obtenir et les risques encourus. Crim. 30avril 1963, D. 1963.729, note R. Savatier. Encycl. Dalloz Droit pénal, V° Médecine n°103.

32 Civ1 4 décembre 1929 DH 1930 S. 1931. I. 49 note P.Esmein.

33 Crim. 1er juillet 1937 : Nul ne peut donner à autrui le droit de violer sur sa propre personne les règles régissant l’ordre public, et la loi ne fait pas du consentement de la victime un fait justificatif ( S. 1938 I 193, note Tortat).

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finalités non curatives34, où encore des conventions de gestation pour autrui, nulles en ce qu’elles portent simultanément sur l’insémination de la femme, l’utilisation de ses forces nutritionnelles, et sur le sort de l’enfant à naître35. Il commande aussi la douloureuse question de l’euthanasie convenue, et justifie le renvoi aux assises, sous l’accusation d’assassinat, de la personne affirmant n’avoir donné la mort au grabataire que sur sa demande36.

2. Changeant totalement de registre, mais illustrant toujours la mise à l’écart d’un pan entier du droit, nous pouvons citer le principe de l’insaisissabilité des biens appartenant à une personne publique, tel que dégagé par la Première Chambre civile en 1987, en liaison avec l’article 537 al.2 du Code civil (Les biens qui n’appartiennent pas à de particuliers sont administrés et ne peuvent être aliénés que dans les formes et suivant les règles qui leur sont particulières)37. Le principe ainsi affirmé empêche de recourir aux voies d’exécution du droit privé, et voilà encore toute une branche de la législation mise à l’écart par un principe général. Et la solution n’allait pas de soi lorsque le débiteur est un établissement industriel et commercial, dont l’activité et le statut sont essentiellement de droit privé, et qui est alors soustrait aux saisies, mais aussi aux compensations l égales, aux procédures collectives, par l’effet d’un principe qui, s’il ne régit pas les organismes privés chargés d’une mission de service public, s’applique à toutes les personnes publiques, sans distinction entre leur domaine public et leur domaine privé. De façon plus parcellaire, l’on voit aussi la Cour de cassation mettre en avant un principe incontesté pour tempérer en certaines espèces le jeu d’une disposition particulière.

B. Réduire le champ d’application d’un texte particulier

« A l’impossible nul n’est tenu » n’est pas seulement la raison explicative des diverses manifestations de la force majeure inscrite au Code civil. On la sait libératoire de la responsabilité contractuelle à l’article 1148, exonératoire de la responsabilité délictuelle par l’élision de la causalité requise aux articles 1382 et suivants, exclusive de la preuve écrite de par l’article 1348. On en rencontre aussi des applications prétoriennes inattendues, ainsi, lorsque, malgré les termes clairs de l’article 2251 (la prescription court contre toutes les personnes, à moins qu’elles ne soient dans quelque exception établie par une loi), la Cour de cassation laisse relever de la forclusion celui qui a rencontré dans les derniers jours du délai une impossibilité absolue d’agir, Contra non valentem agere non currit praescriptio38. Mais il est d’autres applications, peut-être moins connues.

A l’impossible nul n’est tenu…Ainsi, quoique les articles 490 et 493-1 du code civil subordonnent impérativement la mise en tutelle à l’altération des facultés mentales médicalement établie et constatée par un médecin spécialiste, les juges du fond peuvent se dispenser de ce formalisme et se convaincre par tous moyens, s’ils relèvent que l’intéressé a tout fait pour se soustraire aux examens et rendre impossible la modalité requise39. De même, la Chambre criminelle, en matière de

34 Civ1 7 juin 1988 n° 176 p.122 ; Crim. 30 mai 1991 n° 232 p. 591 ; Ass. Pl. 11 décembre 1992, rapport Massip. Cf. Capitant-Terré-Lequette ; Les grands arrêts de la jurisprudence civile Dalloz TI 11ème édition 2000 N° 22-23, et les nombreuses références citées.

35 Ass. Pl. 31 mai 1991, D. 1999. 417 rapport Chartier, note Thouvenin, et Civ1 29 juin 1994 D. 1994 581 note Chartier. Cf. Capitant-Terré-lLquette, les grands arrêts, Dalloz, 11e édition 2000, N° 49 et les multiples références.

36 Crim. 20 décembre 2000, n° Y00-86.570 F-D

37 Civ1 21 décembre 1987 B I n° 348, p. 249 Cf. Long-Weil-Braibant-Delvolvé-Genevois .

38 Civ1 22 décembre 1959 JCP 1960 II 11494 note PE. ; 7 octobre 1992 PV 89-13411 ; Com.11janvier 1994 n°22 p.18.

39 Civ1 10 juillet 1984, D.1984. 547, note Massip.

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textes protecteurs des personnes gardées à vue, passe sur leur irrespect par la police judiciaire lorsque est constatée avec précision une « circonstance insurmontable », telles la cessation concertée des commissions d’office par les avocats, ou l’ébriété du suspect40.

Les principes généraux du droit servent donc à circonscrire le champ d’application des textes, à définir des limites ou exclusions ou exceptions qu’ils ne comportaient pas. Mais c’est loin de constituer leur seule fonction. Ensuite avons- nous annoncé :

II. Les principes généraux du droit suggèrent la portée véritable des textes La Cour de cassation sait modifier considérablement l’exacte portée d’une énonciation légale en la situant dans la perspective d’un principe général que le texte exprime ou, au contraire, menace. L’implication d’un principe général par une disposition écrite en influencera la portée positive, voire, exceptionnellement, sa portée normative.

A. Un principe général impliqué par un texte en influence la protée pratique.

On prendra pour illustration la qualification à donner à une exigence l égale d’écrit contractuel. Il arrive en effet que la loi prévoit que tel acte sera passé par écrit, sans indiquer pour autant la finalité-solennelle, ou seulement probatoire- de cette formalité : ainsi en va-t-il en matière de mandant, transaction, gage (articles 1985, 2044, 2074 C.civ.), assurances terrestres ( L 112-3 C. ass.), représentation-édition, production audiovisuelle (L 131-2 C. prop. int.). La Cour de cassation est encline à considérer la simple mention de l’écrit comme un simple rappel des articles 1341 et suivants du Code civil, et cette solution ne peut s’expliquer qu’en référence au principe consensualiste, principe général du droit français que seule une exclusion expresse peut mettre en échec41.

B. Un principe général contenu dans un texte voulu de pure présentation peut le rendre jurisprudentiellement normatif.

On aura pressenti là l’évocation de l’histoire de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil42. Pendant presque tout le XIXème siècle, cette disposition (On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde) est tenu pour une simple élégance rédactionnelle ou philosophique, une transition purement rhétorique entre la responsabilité civile

40 Crim. 9 mai 1994 B n° 174 p.395; 3 avril 1995 B n° 140 p.394.

41 D. Veaux, Jurisclasseur, Art. 1341 à 1348 Fasc.2. Adde : mandat : Civ1 19 décembre 1995 n°473 p. 328 ; civ 3 29 octobre 1970 n°572 p. ; Com 5 mars 1969 n°87 p. ; transaction : Civ 1 18 mars 1986 n° 74 p. 71, et 10 octobre 1995, n° 360 p. 261 ; Civ3 6 1973 février 1973 n°

104 p. 75 ; Soc. 9 avril 1996, motifs, D. 1997 193, note J. Mouly ; gage : Com. 20 juin 1984 n°204 p. 170 ; assurances : Civ1 14 novembre 1995 n° 402 p.280, et 9 novembre 1999 n°

294 p. 192 ; édition : 6 et 20 novembre 1979, n° 271 p. 219 et n° 289 p. 235.

Au moins une exception notable : l’apprentissage (L 117-12 C.tr.), où l’écrit semble de forme (Soc. 20 octobre 1965 n°661 p. 557 ; Civ2 16 décembre 1965 n° 1040 p. 735), quitte à requalifier en contrat de travail de droit commun.

42 F. Chabas, Cent ans d’application de l’article 1384, in La responsabilité civile à l’aube du XXIème siècle, bilan prospectif, Colloque Chambéry 7-8 décembre 2000, publié par responsabilité civile et assurances, numéro hors série, juin 2001.

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délictuelle générale pour faute personnelle prouvée des articles 1382-1383 et les responsabilités délictuelles spéciales légalement établies du fait de certaines personnes ou certaines choses, telles qu’elles figurent aux alinéas ou articles qui suivent immédiatement (mineurs, préposés, élèves, apprentis ; animaux et bâtiments).

Puis, par étapes suggérées par le nouvel environnement industriel mais contrecarrées par des réformes législatives, est définitivement affirmé, en 1930, le caractère normatif et générique de l’article 1384 alinéa 1er, mais in fine seulement. Il faut y lire, diront alors les Chambres réunies, comme le tribunal initialement saisi, mais contre les Cours d’appel, « une présomption de responsabilité à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose qui a causé un dommage. Cette idée simple, équitable que celui qui a le fonctionnement d’une entreprise doit en supporter les risques…avait préconisé Saleilles dès 189643. Et le procureur général Matter, dans ses conclusions très favorables, vantant un texte présentant « cet immense avantage de poser des principes généraux…par des formules si souples et si précises », avait observé que l’analyse lui paraissait transposable à l’encontre de celui qui doit répondre d’une autre personne, telle que visée par le même article, mais in medio.

Cette thèse ne fut pas suivie tout de suite, le besoin social qui avait présidé à la normativité d’une responsabilité générale du fait des choses, savoir l’essor du machinisme, n’ayant pas son parallèle à propos du fait d’autrui. Mais la donne a changé dans la seconde moitié du XXème siècle, avec la multiplication du traitement en semi-liberté de diverses catégories de sujets « à risques », notamment handicapés mentaux, les prises en charge de personnes par d’autres à l’occasion d’activités variées, notamment sportives, la dislocation des rapports entre les mineurs et leurs père et mère. Aussi, malgré l’absence d’attendus aussi clairs et péremptoires qu’en 1930, la Cour de cassation tend, depuis 1991, à laisser construire par les juges du fond, sur la base de l’article 1384 in medio, une implicite responsabilité générale du fait d’autrui44.

Cette histoire jurisprudentielle de l’article 1384 montre qu’un principe général peut n’être inscrit dans la législation qu’à titre de vœu pieux, mais que la conjoncture entre sa force intellectuelle et les attentes d’une société en matière juridique conduisent parfois la Cour de cassation à en faire une pièce du droit positif. On sait du reste que telle a été depuis la démarche du Conseil constitutionnel face à la Déclaration des droits de l’homme ou au préambule de 1946.

On franchit encore un degré lorsque, troisième cas de figure :

III. Les principes généraux de droit expriment une solution absente de la législation écrite

La découverte d’un principe général ignoré même de la simple rédaction législative s’observe dans les deux hypothèses, soit que la Cour de cassation le laisse se dégager d’applications textuelles parcellaires, soit, plus hardiment, qu’elle le promeuve en considérant qu’il ne contrevient à aucun texte.

43 D. 1897 I 433.

44 P. Jourdain, Existe-t-il un principe général de responsabilité du fait d’autrui? In La responsabilité du fait d’autrui, actualité et évolutions, Colloque Université du Maine 2 juin 2000, cité supra, n°19.

J.Flour – J-L-Aubert – E. Savaux Droit civil, Les obligations – le fait juridique A. Colin 9ème édition 2001 nos 223 et s., particulièrement au fait du dernier état de la jurisprudence au moment où s’écrivent ces lignes (octobre 2001).

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A. L’existence de plusieurs dispositions spéciales analogues incite l’interprète à la généralisation

Deux illustrations viennent à l’esprit, celle de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui en droit civil, et celle de la parité du travail et du salaire en droit social.

1. Existe aujourd’hui en droit civil français un principe général de responsabilité contractuelle du fait d’autrui, et Mademoiselle le professeur Viney notamment en a magistralement démontré la problématique et l’apparition45.

AA part quelques textes spéciaux désignant le preneur à bail (1735), l’entrepreneur (1797), le transporteur et l’hôtelier (1782 et 1953), le promoteur immobilier et le mandataire (1831-1 et 1994), le Code civil ne comporte aucune disposition prévoyant la responsabilité du débiteur contractuel en cas d’exécution défectueuse imputable à un tiers auquel il avait fait appel, pas même les articles 1146 à 1155, textes certes généraux, mais qui ne concernent que les dommages-intérêts dus au créancier de l’obligation inexécutée. Néanmoins, depuis les années 1960, les chambres concernées de la Cour de cassation n’en affirment pas moins, au seul visa des articles 1147 ou 1134, et en dehors donc des prévisions des textes spéciaux, la responsabilité contractuelle de débiteurs pour le fait de personnes qu’ils avaient fait intervenir dans l’exécution, peu importe que celles-ci aient agi en qualité de préposé, d’auxiliaire ou de substitut. Une telle jurisprudence concerne, parmi de multiples hypothèses, aussi bien le chirurgien ayant eu besoin du concours d’un confrère anesthésiste que le déménageur ayant sollicité un prêt de personnel : d’abord dissimulée derrière une suite logique de l’obligation souscrite, elle a donné lieu, en 1963, à l’énoncé du principe lui-même en visa de cassation46. Une démarche intellectuelle identique est perceptible en matière de rémunération du travail.

2. A partir de deux lambeaux d’articles du Code du travail, situés dans le chapitre des conventions collectives, et consacrés l’un aux dispositions obligatoires des conventions de branches quant aux salaires applicables par catégories professionnelles (L 133-5, 4°), l’autre à la recherche des inégalités professionnelles entre hommes et femmes, la Chambre sociale a érigé en visa le principe « à travail égal, salaire égal », qui, même s’il se déduit du principe protéiforme de non- discrimination, se révèle plus consistant, et applicable certes entre hommes et femmes, mais aussi entre personnes de même sexe, ainsi qu’à propos de critères tirés de l’âge ou de la nationalité47.

B. Le mutisme des textes sur une question récurrente suscite un principe général.

Quelles que soient la minutie, ou au contraire, la hauteur de vue des dispositions légales, la pratique et l’évolution des conditions de vie et des attentes des hommes apportent toujours au juge leurs lots de questions épineuses, précises et inédites. Il doit les résoudre par lui-même dès lors qu’aucun texte ne paraît topique, ni directement, ni par analogie, ni par a contrario, ni par inspiration

45 G. Viney: « Existe-t-il une responsabilité contractuelle du fait d’autrui » ? Colloque précité, Université du Maine, 2 juin 2000 supra note 19 ; G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil sous la direction de J.Ghestin, LGDJ. Les conditions de la responsabilité 2ème édition 1998, nos 813 et s.

46 Civ1 18 octobre 1960 JCP 1960 II 11846, note R. Savatier ; Com. 17 janvier 1961 B n° 37 p. 16 ; Civ1 29 mai 1963 I n° 287 p. 245.

47 Soc. 18 mai 1999 Dt soc. 1999. 747 note Radé ; Soc. 29 octobre 1996 note A. Lyon-Caen.

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philosophique : Portalis l’a dit avant nous48, et de cette réalité, l’existence prétorienne d’autres principes généraux du droit de la responsabilité apporte la démonstration manifeste : on s’arrêtera un instant sur la réparation intégrale, puis sur le trouble anormal de voisinage.

1. Le principe de la réparation intégrale.

En dépit du colossal pouvoir souverain reconnu aux juges du fond pour apprécier les dommages et déterminer les mesures ou sommes propres à les réparer, en dépit des a priori des articles 1149 et 1382 et suivants du Code civil, la matière suscite parfois des incertitudes pour lesquelles la Cour de cassation a posé des lignes directrices. L’une d’elles est le principe dit de la réparation intégrale, expressément affirmé49, et en vertu duquel, au moins en préjudice patrimonial « le propre de la responsabilité est de rétablir, aussi exactement que possible, l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas lieu50.

Ce principe, commun à toutes les Chambres, s’il implique facilement la censure des indemnisations forfaitaires51 ou d’équité52, conduit à réparer tout le dommage mais seulement le dommage, et permet ainsi de résoudre des cas plus délicats.

Réparer tout le dommage, cela veut notamment dire que la vétusté de la chose endommagée ne doit normalement pas être prise en compte, la victime, replacée dans la situation ante delictum, s’enrichissant alors de la différence du vieux au neuf53 ; que la dette inclura aussi les échéances du prêt contracté pour l’acquisition du bien détruit et les taxes non déductibles54 ; que la réparation du préjudice corporel ne sera pas réduit à raison d’une prédisposition pathologique si l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable55.

Ne réparer le dommage, c’est déduire les sommes déjà reçues, mais actualisées à la date de leur perception56, s’abstenir d’indemniser deux fois le même sous des rubriques distinctes57, rechercher la valeur du bien selon son lieu de

48 Quoi que l’on fasse, les lois positives ne sauraient jamais entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est s i active, leurs intérêts sont si multiples, et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout…Un code, quelque complet qu’i puisse paraître, n’est pas plutôt achevé, que mille questions inattendues viennent s’offrir au magistrat. Car les lois, une fois rédigées, demeurent telles qu’elles ont été écrites. Les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent toujours : et ce mouvement qui ne s’arrête pas, et dont les effets sont diversement modifiés par les circonstances, produit, à chaque instant, quelque combinaison nouvelle, quelque nouveau fait, quelque résultat nouveau. Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la distinction des hommes instruits, à l’arbitre des juges. (Discours préliminaire prononcé lors de la présentation du projet de Code civil des Français, Fenet TI p. 469).

49 Ainsi, Civ2 14 juin 1995 n° 86 p. 107.

50 G. Viney, Traité de droit civil, sous la direction de J.Ghestin : La responsabilité-effets, LGDJ 1988, nos 57 et s., et les arrêts cités par l’auteur.

51 Civ1 18 juillet 2000 n° 224 p. 144 ; Soc. 17 décembre 1998 n° 577 p. 429.

52 Civ1 3 juillet 1996 n °296 p. 206.

53 Civ3 6 mai 1998 n° 91 p. 62 ; Civ2 24 juin 1995, supra n.44, cf. toutefois 14 janvier 1999 n°14 p.9.

54 Civ2 19 novembre 1997 n°280 p. 166, 8 novembre 1995 n° 272 p. 161.

55 Civ2 10 juin 1999 n° 116 p. 85, 27 janvier 2000 n° 20 p.13.

56 Civ1 16 avril 1996 n° 186 p. 130, Civ3 31 mars 1999 n°81 p. 56.

57 Com. 11 mai 1999 n° 101 p. 81.

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situation ou d’immatriculation58, et pour l’instant encore, interdire les dommages- intérêts punitifs59.

Principe fécond en conséquences, la réparation intégrale, quoique absente des textes, et qui connaît diverses restrictions légales ou conventionnelles, se présente néanmoins comme une déduction logique possible d’une notion légale expresse, celle de préjudice à réparer à raison d’un manquement contractuel ou délictuel. On ne peut en dire autant de la réparation du trouble anormal de voisinage.

2. Le principe de réparation du trouble anormal de voisinage.

Même si l’article 544 du Code civil, limitant les prérogatives du propriétaire au nom des lois et règlements, inclut sans doute aussi les usages et convenances,

même si l’article 1382 permet d’en sanctionner des exercices abusifs, les tribunaux dès le début du XIXème siècle, furent saisis de gênes invoqués par les uns

à raison de bruits, fumées, odeurs, obscurcissements émanés des locaux des autres, et engendrés par leurs façons de vivre ou leurs activités personnelles ou professionnelles. La Cour de cassation considéra vite qu’il y avait faute à user de son droit de jouissance dans des conditions excédant la mesure coutumière de ce qui doit être toléré entre voisins, et assit cette solution de principe sur les articles précités, soit seuls, soit conjugués60. Mais le caractère factice de ce louable souci légaliste apparaissait, chaque fois que la personne poursuivie n’inspirait aucune déconsidération, surtout si préventivement, elle avait elle-même pris toutes précautions pour tenter de pallier les nuisances, et bien vérifié qu’elle ne contrevenait à aucune réglementation. Mais les condamnations à cesser, détruire, indemniser continuaient de devoir être rattachées aux dispositions précitées, et les décisions d’appel qui déboutaient le plaignant au motif de l’absence de toute faute du défendeur étaient cassées pour n’avoir pas recherché « si son usage même normal de l’immeuble n’avait pas eu pour effet de créer un trouble dépassant les inconvénients normaux du voisinage », et ceci, au visa paradoxal…de l’article 1382 du Code civil61 ! Aussi, à partir des années 1980, les Chambres concernées de la Cour ont-elles coupé le cordon, et il est courant de lire aujourd’hui des cassations toujours fondées sur le même reproche, mais au seul visa du « principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage62 ».

IV. Les principes généraux du droit écartent une solution pourtant dictée par la logique juridique.

58 Civ2 31 mai 2000 n°95 p.65.

59 Officiellement majorés, pour prendre en compte la gravité de la faute, ou le cynisme consistant à exploiter l’éventuelle infériorité vénale du préjudice d’autrui par rapport au profit personnel retiré de l’activité préjudiciable. Cf. in La responsabilité civile à l’aube du XXI ème siècle, Colloque référencé supra n° 37 : S. Piedelièvre : Les dommages-intérêts punitifs : une solution d’avenir ? p.68. G.Viney, Rapport de synthèse, p. 86 1ère colonne.

60 Civ. 27 novembre 1844, D 1845 I 13. Vu les articles 544 et 1382 du Code civil; Attendu que si d’un côté, non ne peut méconnaître que le bruit causé par une usine, lorsqu’il est porté à un degré insupportable pour les propriétés voisines, ne soit une cause légitime d’indemnité, d’un autre côté on ne peu considérer tout espèce de bruit causé par une industrie comme constituant le dommage qui peut donner lieu à une indemnité…Cassation, pour n’avoir pas déclaré si le bruit était porté à un degré qui excédât la mesure des obligations ordinaires de voisinage.

61 Civ2 3 janvier 1969 D. 1969. 323. Civ3 3 novembre 1977 n° 367 p. 280.

62 Civ2 19 novembre 1986 n°172 p. 116, à 28 juin 1995 n°222 p. 128 ; Civ3 24 novembre 1990 n°205 p.118, à 11 mai 2000 n° 106 p.71.

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Cette affirmation est abrupte. Faut-il en déduire qu’en consacrant des principes généraux à de telles fins, la Cour de cassation saccage ce qu’elle doit protéger ? Non…Il se trouve simplement que, dans les cas à envisager, une stricte application technique se retournerait directement, soit contre les objectifs du texte invoqué, soit contre ceux de cet ensemble qu’il constitue avec d’autres, c’est-à-dire le système juridique lui-même. Et c’est donc pour le sauvegarder qu’un principe général va écarter hic et nunc telle ou telle solution pourtant dictée par le maniement usuel et correct de la loi et de l’outillage conceptuel.

Des exemples viennent à l’esprit, ainsi tirés des espèces présentant un élément d’extranéité. Bien que l’article 11 du Code civil restreigne clairement les droits des étrangers en France à ceux que leur nation accorde aux français, la jurisprudence, par l’invocation de la plénitude des effets de la personnalité juridique reconnaît aux personnes physiques ou morales non nationales tous les droits qui ne leur sont pas refusés par une disposition expresse de la loi63. A l’inverse, au nom de l’ordre public au sens du Droit international privé, la Cour de cassation écarte par fois l’applicabilité d’une loi étrangère de fond, pourtant incontestablement compétente d’après le mécanisme des conflits, afin de faire prévaloir tantôt, certes une simple politique législative nationale impérative et qui autrement manquerait son but, mais tantôt, aussi, un principe général du droit français : pas d’expropriation ou nationalisation sans indemnisation équitable et préalable64 ; nécessaire possibilité pour deux époux en mésentente acquise d’obtenir, sinon la rupture du lien par divorce, du moins son relâchement par séparation de corps65 ; pas d’incapacité successorale fondée sur la religion66, pas de restriction imposée à l’auteur d’une œuvre littéraire ou artistique quant à son droit moral67.

Parmi les autres illustrations correctives, laissant de côté la plus connue et la plus utilisée, celle qui juge que le droit cesse où l’abus commence, nous citerons les deux principes de l’erreur créatrice de droits pour les tiers de bonne foi, et de la fraude faisant exception à toutes les règles. Puisque tous deux servent à remettre la loi dans son axe-éviter le summum jus, summa injuria – les arrêts ne les visent pas

isolément, mais conjointement avec la disposition, à sauvegarder.

A. L’apparence est créatrice de droits pour les tiers de bonne foi

Il y a là une solution prétorienne constante, invoquée au XIXème siècle pour couvrir les fâcheux effets de l’incompétence découverte du témoin instrumentaire ou d’un officier d’état civil68, mais plus fréquemment, depuis lors, pour valider un acte

63 Civ1 25 février 1981 n°72 p. 59 ; Civ1 25 juin 1991 n°207 p.136.

64 Req. 5 mars 1928 (Ce principe, déduit de l’article 545 du Code civil «est une base fondamentale de nos organisations sociales ; qu’on ne saurait le faire fléchir en considération des dispositions d’une législation étrangère sans troubler profondément l’ordre établi sur le territoire de la République…), DP 1928 I 81 note R. Savatier, et jurisprudence postérieure in Y. Loussaouarn et P. Bourel, Droit international privé précis Dalloz 6ème édition 1999.

65 Civ1 15 mai 1963, Rev.crit.dip 1964, note P. lagarde.

66 Civ1 17 novembre 1964 JCP 13978 obs. Lindon.

67 Civ1 28 mai 1991 n° 172 p.113.

68 Req. 18 janvier 1830 Devilleneuve 1830 I 429. Et, implicitement Civ. 7 août 1883 DP 1884.I.5 (délégation irrégulière du maire). On peut rapprocher les solutions administratives, celle du fonctionnaire apparent (celui qui sort de sa compétence sans qu'on le sache, et que tous croient ainsi habilité à agir ainsi qu’il le fait, cf. CE 2 novembre 1923 R.699 :

« Considérant qu’un fonctionnaire irrégulièrement nommé aux fonctions qu’il occupe doit être regardé comme légalement investi desdites fonctions tant que sa nomination n’a pas été annulée…), et du fonctionnaire de fait (celui qui agit utilement en raison d’une impossibilité ou carence de l’Administration, cf. les grands arrêts de la jurisprudence administrative, table, v°

fonctionnaire de fait), adde Desbasch et Ricci, Contentieux administratif, Dalloz, 7ème édition 1999 n°854.

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d’aliénation, ou de paiement, ou de service, à l’avantage du contractant victime d’une erreur légitime, mais au détriment de la personne qui avait seul titre pour le conclure.

Sécurité certes « dynamique » ainsi apportée au commerce juridique, avait observé Demogue, mais insécurité « statique » pour ceux qui n’échangent pas et qui, eux aussi, ont droit à la protection de leurs droits subjectifs69. C’est pourquoi la Cour de cassation s’efforce de manier avec réalisme cette apparence créatrice d’un côté mais neutralisante de l’autre.

Une personne acheteuse n’invoque avec succès la propriété apparente de son vendeur, tel un légataire destitué depuis la vente, que parce qu’elle avait contracté sous l’empire d’une erreur commune et partagée par elle-même. L’arrêt tête de série, rendu en 1897 dans la fameuse affaire la Boussinière, retenant l’erreur commune et invincible et la bonne foi de l’acquéreur en conséquence d’une chose jugée ayant initialement reconnu son vendeur propriétaire par l’effet d’un legs constaté, expliquait que l’ordre public et l’intérêt général exigeaient cette solution, et précisait qu’elle était une exception à l’article 2182 du Code civil sur la publication aux hypothèses des titres translatifs de propriété70. La jurisprudence ultérieure a enrichi l’analyse, et l’on peut, saluant ici la haute figure du conseiller Ponsard, évoquer un arrêt rendu en 1986 à son rapport, et dont il résulte qu’il y a là un effet légal ( sans texte…), indifférent à la bonne ou mauvaise foi du vendeur, et produit dès lors que la nullité du titre du propriétaire apparent était demeurée et devait nécessairement être ignorée de tous71. Mais et il est curieux qu’une cassation ait eu à l’indiquer, aucun effet d’apparence ne peut être reconnu à l’allégation d’un tuteur s’étant présenté comme propriétaire du bien, l’acheteur pouvant facilement vérifier ses dires72.

On observe toutefois, dans la veine voisine du mandat apparent, des conditions moins draconiennes, la Cour de cassation voulant seulement que des motifs légitimes, dont elle contrôle plus ou moins la pertinence, aient autorisé le tiers à ne pas s’enquérir davantage qu’il ne l’a fait des pouvoirs de son contractant. Il y a là un glissement vers la bonne foi caractérisée et la question de fait, sensible notamment dans les arrêts rendus au civil ou au commercial en droit des affaires ou de la consommation. Un attendu de principe de la Chambre commerciale, accolé à l’article 1895 C.civ, énonce que « si une personne peut être engagée sur le fondement du mandant apparent, c’est à la condition que la croyance du tiers aux pouvoirs du prétendu mandataire soit légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisent le tiers à ne pas vérifier lesdits pouvoirs »73.

Avec le bon sens, et en lien avec l’idée qu’à l’impossible nul n’est tenu, la tradition est un fondement particulièrement solide de la jurisprudence de l’apparence, puisque, sous la formulation « Error communis facit jus » elle fut dégagée dès le XIVème siècle par les glossateurs74. Mais cette considération porte encore plus avec cet autre correctif du système juridique qu’est le principe selon lequel « la fraude fait exception à toutes les règles ».

69 In les notions fondamentales du droit privé, 1911.71, rappelé par J.Ghestin , Traité de droit civil Introduction générale, 4ème édition 1994, n° 849.

70 Civ. 26 janvier 1897, Bull. n° 12. Capitant-Terré-Lequette Grands arrêts, n° 100.

71 Civ1 22 juillet 1986 n° 214 p.205 ; et depuis, 12 janvier 1988 n°7 p.6 ; 9 janvier 1996 n° 15 p.10.

72 Civ1 14 mai 1996 n° 206 p. 144 ; et, dans le même esprit Civ3 15 janvier 1992 n°13 p.8, et 29 janvier 1992 n°31 p. 17 (des recherches élémentaires permettaient d’éviter l’erreur commise sur la qualité de propriétaire).

73 Com. 6 juin 1989, n°179 p. 119, 7 janvier 1992 n°6 p.5, 5 octobre 1993 n°319 p. 230. Dans le mêmes esprit, Com. 17 octobre 1995 n° 246 p.227 ; Civ1 11 mars 1986 n°67 p. 63, 8 avril 1986 n°78 p.77, 6 janvier 1994 n°1 p.1, 11 février 1997 n°52 p.33.

74 H.Roland et L.Boyer Locutions latines et adages du droit français contemporain, L’Hermès, Lyon 1978, T II.

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