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"Contrôler ou séparer. Quel rôle pour l'Etat en matière religieuse à Genève(1870-1880)?"

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"Contrôler ou séparer. Quel rôle pour l'Etat en matière religieuse à Genève(1870-1880)?"

SCHOLL, Sarah

Abstract

Analyse des enjeux, en particulier des enjeux protestants, liés au Kulturkampf genevois et à la première votation populaire sur la séparation des Eglises et de l'Etat à Genève

SCHOLL, Sarah. "Contrôler ou séparer. Quel rôle pour l'Etat en matière religieuse à

Genève(1870-1880)?". In: L'Etat sans confession : la laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français. Genève : Labor et Fides, 2010. p. 21-31

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Contrôler ou séparer.

Quel rôle pour l’État en matière religieuse à Genève (1870-1880) ?

Sarah Scholl *

Le débordement des affi ches, articles et brochures s’augmente. Chaque matin, il y a du nouveau. Et les conférences et assemblées se suivent tous les jours. Et les sermons ne manquent pas non plus. […] Et chacun dit : Votez oui, sinon vous êtes perdus ; votez non, ou vous êtes déshonorés. Il est diffi cile de trouver un meilleur spécimen de la dialectique populaire, et de la discorde des opinions. C’est la bataille de tous les arguments 1. Voilà ce que note le professeur Henri-Frédéric Amiel dans son journal intime le 2 juillet 1880, à deux jours du premier scrutin populaire sur la suppression du budget des cultes à Genève. Il laisse ainsi une impression de ce qu’a pu être cette campagne politique et donne à penser que le sujet, considéré comme central, divisait bel et bien la communauté genevoise au-delà des clivages traditionnels entre droite et gauche ou entre protes- tants et catholiques. Ce n’est ni la première, ni bien sûr la dernière fois, que l’on parle dans le canton de supprimer la subvention destinée aux Eglises, c’est-à-dire, en fait, de séparer les Eglises protestante et catho- lique-chrétienne de l’Etat, mais ce vote arrive à un moment charnière de l’histoire de la laïcité genevoise ; il inaugure la possibilité d’un désenga- gement de l’Etat en matière religieuse. C’est un véritable tournant, après les affres du Kulturkampf – sur lequel nous reviendrons plus loin – qui menèrent, en 1873, à la suppression de la subvention publique à l’Eglise

* Sarah Scholl est assistante à la Faculté de théologie de l’Université de Genève.

1. Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, t. 12 : juillet 1879-avril 1881, Lausanne, L’Age d’Homme, 1994, p. 522.

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catholique romaine. L’intention de ces pages est de montrer comment la votation de 1880 s’articule avec les événements qui précèdent et de quelle manière les protestants genevois, théologiquement divisés à cette période, vont s’approprier la problématique et tenter d’agir à la frontière entre théologie et politique 2.

La séparation votée au parlement

En décembre 1878, le député Henri Fazy (1842-1920) dépose, dans un parlement fraîchement élu, à majorité conservatrice et protestante, un projet de loi supprimant le budget des cultes 3. Henri Fazy fait alors partie d’un groupe de radicaux dissidents, appelé la Jeune République. Il se fait leur porte-parole en disant : « Je considère la séparation du temporel et du spirituel comme l’idéal vers lequel doivent tendre les sociétés modernes. » 4 Henri Fazy affi rme vouloir rompre avec la logique anticatholique et l’inégalité en matière religieuse en dégageant l’Etat de toute responsabilité dans les affaires ecclésiales. Pour lui, le budget des cultes viole deux points essentiels de la Constitution fédérale : la liberté de conscience et de culte ainsi que l’égalité de tous devant la loi. Car, si l’on soustrait les catholiques romains, séparés de l’Etat depuis les lois du Kulturkampf, ainsi que les dissidents protestants, les israélites et les libres penseurs, seule une moitié de la population profi te des Eglises fi nancées par l’Etat, c’est-à-dire par tous les contribuables. « Depuis que tous les cultes sont permis, l’attribution des deniers publics à certains cultes constitue un privilège antidémocratique » 5, précise le député.

2. Pour une présentation complète : Sarah Scholl, Menace de divorce ou promesse de libé- ration ? La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat à Genève en 1880, Mémoire de licence en histoire du christianisme, Faculté autonome de théologie protestante, Université de Genève, 2004.

3. En 1878, les radicaux perdent le pouvoir après avoir proposé une révision constitutionnelle partielle, dite « Constitution Page », qui, outre un renforcement du contrôle étatique sur l’ins- truction publique, proposait, au niveau ecclésial, de réglementer la prédication en instaurant une rotation des pasteurs. Ses partisans arguent que les paroissiens, en particulier dans les zones rurales, ne doivent pas toujours être soumis aux mêmes opinions religieuses ; la mesure est destinée à promouvoir le libéralisme théologique. Le peuple refuse cette révision et, aux élec- tions suivantes, vote pour l’opposition. Le parlement qui va recevoir et traiter le projet de loi dont il est question ici a été élu en novembre 1878. Le parti démocratique (conservateur libéral) dispose d’environ 59 sièges, les radicaux dissidents de la Jeune République de 20 sièges. Les radicaux, ou radicaux-libéraux selon leurs propres termes, ne sont que dix-sept. Il y a une quin- zaine de députés catholiques au parlement. Chiffres approximatifs fournis par Paul Gui- chonnet (éd.), Histoire de Genève, Toulouse/Lausanne, Privat/Payot, 1974, p. 327.

4. Mémorial des séances du Grand Conseil (ci-après MGC), Genève, 18 décembre 1878, p. 283.

5. MGC, 21 décembre 1878, p. 329.

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Le parlement accepte l’entrée en matière et une commission de onze membres de toutes les tendances politiques et religieuses est nommée le 8 janvier 1879 pour étudier le projet de loi. Il faut attendre le 3 septembre de la même année pour que soient présentés et discutés les quatre rapports issus de cette commission très divisée. Henri Fazy est rapporteur de la majorité. Il redit ses arguments : « De quel droit l’Etat, organe d’intérêts civils et politiques, intervient-il dans le domaine de la religion et de la conscience ? De quel droit accorde-t-il à certains dogmes l’étiquette offi - cielle qu’il refuse à d’autres ? » 6 Pour lui, la religion est un fait « indivi- duel », elle n’entre pas dans le mandat « purement terrestre » de l’Etat, dont le rôle est de garantir la liberté et la sécurité de tous, de développer l’instruction et de favoriser le bien-être.

Arthur Chenevière, député protestant et conservateur, donne le premier rapport de minorité et fait entendre une opinion diamétralement opposée.

Son but est de faire voter l’ajournement indéfi ni du projet. Pour lui, Eglise et Etat ont besoin l’un de l’autre. D’un côté, le culte a une utilité publique dans le domaine de la morale et du maintien de l’ordre. De l’autre, l’Etat permet une stabilité dans l’Eglise et une reconnaissance offi cielle de ses pasteurs. Dans son rapport, Arthur Chenevière défend avant tout les inté- rêts de l’Eglise nationale protestante de Genève, « l’un des appuis, l’un des étais de notre nationalité genevoise » 7. Mais il affi rme aussi que des changements sont nécessaires pour rendre la situation des catholiques romains acceptable. A terme, son objectif est de réconcilier l’Eglise catho- lique avec l’Etat.

Le deuxième rapport de minorité est présenté par Joseph-Léandre Bard, député catholique libéral, membre de l’Eglise catholique-chrétienne, sub- ventionnée par l’Etat. Son souci est avant tout de maintenir les mesures de 1873, qu’il trouve parfaitement appropriées face au catholicisme romain,

« conquérant » et « obscurantiste ». Sur le fond, il affi rme que l’Etat ne peut se désintéresser de la question religieuse vu son importance dans le développement intellectuel, moral et matériel des peuples. Il pense que le projet de séparation doit tout de même être présenté en votation, pour permettre au peuple genevois de confi rmer ou non son attachement à la situation actuelle.

Le troisième et dernier rapport de minorité est de la main du protestant Frédéric Necker. Celui-ci affi rme d’emblée que « les événements des der- nières années ont démontré, de la manière la plus irréfutable, l’incompé- tence absolue de l’Etat dans les questions religieuses » 8. Convaincu par

6. MGC, 3 septembre 1879, p. 2115-2116.

7. MGC, 3 septembre 1879, p. 2141.

8. MGC, 3 septembre 1879, p. 2164.

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le principe de la séparation, il pense néanmoins qu’une transition par étapes serait plus adéquate. Il soumet l’idée d’introduire un impôt ecclé- siastique volontaire. Sa proposition suscite quelques espoirs mais ne ren- contre pas de véritable succès 9.

Au total, les discussions dureront près d’un an et demi, à intervalles irréguliers. En effet, comme le laisse voir le contenu des rapports de la commission, ce projet pose une question fondamentale pour la société genevoise, où se mêlent philosophie, théologie, ecclésiologie et politique.

L’atmosphère est telle qu’en octobre 1879 le naturaliste et athée militant Carl Vogt, qui siège alors au parlement genevois, prend position avec son habituel sens de la formule : « Pendant la longue discussion qui vient d’avoir lieu, on aurait pu se croire tantôt dans un confessionnal, tantôt dans un oratoire, tantôt dans un consistoire ; rarement dans une assemblée qui doit élaborer des lois et faire abstraction des convictions religieuses qui sont du fort intime. » 10 La question est posée : la religion est-elle une affaire publique ou privée ?

La loi est fi nalement adoptée le 2 juin 1880 par 54 des 100 parlemen- taires. Le peuple est appelé aux urnes le 4 juillet. Après un mois d’intense campagne, la séparation est rejetée par 68 % des votants, avec une très forte participation (plus de 76 %). Parmi les quelque 4 000 personnes qui ont voté pour la séparation, les analystes de l’époque comptent 400 à 600 libres penseurs, athées ou socialistes, environ 1 000 protestants évangéli- ques, déjà séparés (Eglises libres) ou voulant la séparation ainsi qu’en- viron 2 600 catholiques romains 11.

Les deux mouvements du Kulturkampf genevois

Ces chiffres sont éloquents : 1880 est le moment d’une récapitulation des forces en présence sur les questions religieuses, une forme de synthèse de la deuxième moitié du xixe siècle. On voit notamment la laïcité genevoise naître des contraintes de la mixité confessionnelle du canton, tout en étant élaborée en grande partie à l’intérieur du protestantisme. En

9. Notons, avec François Ruchon, Histoire politique de la République de Genève de la Restauration à la suppression du budget des cultes, t. 2, Genève, A. Jullien, 1953, p. 322, que cette solution préfi gure l’actuelle contribution ecclésiastique.

10. MGC, 8 octobre 1879, p. 2509.

11. Ces votes séparatistes proviennent principalement de la ville de Genève. Parmi les

« non », il faut compter en tout cas les protestants et catholiques libéraux, les protestants sans couleurs dogmatiques et certains protestants orthodoxes. D’après l’analyse des résultats dans Le Genevois (7 juillet, p. 1), L’Alliance libérale (10 juillet, p. 1) et La Semaine religieuse (10 juillet, p. 1).

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fait, en 1880, lorsqu’il est question de suppression du budget des cultes, on parle de faire le bilan du Kulturkampf genevois, c’est-à-dire de la politique du parti radical en matière religieuse. Nous utilisons ici le terme Kulturkampf comme l’utilisent les contemporains, pour désigner une période de confl it très courte qui démarre en 1868 et prend corps en 1870 lorsque les radicaux, dont Antoine Carteret (1813-1889), reprennent le pouvoir. Elle bat son plein en 1873-1875 et se termine peu avant le tournant du siècle 12. Arrêtons-nous quelques instants sur cet épisode central pour saisir ce qui se joue autour du rôle de l’Etat en matière religieuse à Genève 13.

Comment défi nir ce Kulturkampf ? Un « confl it pour une civilisation » dont personne ne sait quel visage elle aura ? Le Kulturkampf à Genève a été fait de deux mouvements aux buts distincts mais inséparables.

Premièrement, un mouvement fortement anticatholique romain, nourri de l’esprit protestant hostile à tout ce qui vient de Rome, encouragé par le climat européen ainsi que par une situation genevoise de provocation réciproque. L’activisme du clergé catholique, celui, en particulier, de Gaspard Mermillod – qui cherche à être nommé évêque de Genève dès les années 1860 – va déclencher les hostilités. Son expulsion subséquente du sol suisse est le symbole de ce premier mouvement. Il est porté par une omniprésente rhétorique du « péril noir », sur laquelle les études historiques manquent encore.

Le second mouvement, que l’on peut sommairement qualifi er d’anti- clérical, est dirigé aussi bien contre les catholiques que contre les pro- testants. Il est d’ailleurs mené par des personnalités originaires des deux confessions, combinant radicalisme en politique et libéralisme en théolo- gie 14. Ces personnalités affi rment la nécessité du contrôle de l’Etat sur les affaires religieuses et conçoivent un nouveau projet de société en matière spirituelle. Elles n’hésitent pas à recourir à la contrainte policière pour le mettre en place. Ce projet, qui prend en compte, à sa façon, la mixité confessionnelle de Genève, se déploie de deux façons.

On assiste, d’abord, à une rafale de mesures laïcisatrices. L’espace public est rendu neutre en matière religieuse : l’hospice est déconfessionnalisé

12. Le Kulturkampf s’estompe à partir de 1892, avec les premières restitutions d’églises (celles de Vernier et Meinier) aux catholiques romains.

13. Bernard Lescaze propose une interprétation du Kulturkampf comme « combat entre deux cultures politiques », dans « Quelques réfl exions sur le Kulturkampf à propos de l’argu- mentaire politique », dans Revue du Vieux-Genève, 1994, p. 67-75.

14. Parmi lesquelles on compte des hommes politiques protestants : Emile Cambessedes, Antoine Carteret, Georges Favon ou encore, par certains aspects, Joseph[-Marc] Hornung ; des hommes politiques catholiques libéraux-radicaux : Joseph-Léandre Bard, Alexandre Gavard, Marc Héridier ; ainsi que des pasteurs : Auguste Chantre et John Cougnard, par exemple.

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en 1868 15, une loi sur le culte extérieur est votée en 1871, la laïcité de l’école est renforcée en 1872 16, les cimetières confessionnels sont abolis en 1876, notamment. Le débat sur les cimetières civils est paradigmatique.

Une loi est proposée à deux reprises par des parlementaires originaires de communes catholiques, en 1868 par le libre penseur Adolphe Catalan et en 1876 par le catholique-chrétien Jean Pelletier. Sur un fond classiquement anticlérical, ils prônent la pacifi cation confessionnelle par la neutralité. Ils affi rment, par exemple, que les couples mixtes doivent pouvoir reposer ensemble dans la tombe :

[…] un protestant ou un libre-penseur doit pouvoir être enseveli auprès de sa femme et de ses enfants, et réciproquement. Qu’est-ce que la prérogative d’un culte qui nous ferme et nous exclut de l’asile où reposent nos parents, nos amis, ceux avec qui nous avons joui, souffert, lutté durant la vie ! Cette prérogative est une atteinte à notre droit d’homme et à notre liberté 17. Leur but est de confi ner le religieux à la sphère privée et ecclésiale, cette dernière devant être soumise au contrôle démocratique 18. Cela conduit au second type de mesures, qui sont, à notre avis l’axe principal et le plus original de ce Kulturkampf genevois : les Eglises sont réorgani- sées par des lois votées par le peuple, en particulier en 1873 et 1874.

Statuts des différentes Eglises

A la fi n des années 1870, au moment où se discute la séparation, chaque communauté religieuse a donc son propre statut. Les catholiques romains – le plus grand groupe de population 19 – sont, de fait, séparés de l’Etat depuis la loi de 1873. Celle-ci exige l’élection des curés par les citoyens

15. Voir Marco Marcacci, « L’égalité des Genevois devant l’assistance : la création de l’Hospice général (1847-1869) », dans Sauver l’âme, nourrir le corps. De l’Hôpital général à l’Hospice général de Genève, 1535-1985 (Bernard Lescaze éd.), Genève, Hospice général, 1985, p. 359-381.

16. Voir Rita Hofstetter, « “L’universalité du suffrage exige et présuppose l’universalité de l’instruction.” L’édifi cation de l’Etat enseignant à Genève au xixe siècle », dans Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. 29 (1999), p. 45-72.

17. Intervention du député Adolphe Catalan, MGC, 27 juin 1868, p. 1165-1166.

18. La visée ultime restant tout de même explicitement et paradoxalement, pour la plupart des intervenants radicaux, la séparation complète entre Eglise et Etat.

19. En 1880, la situation religieuse à Genève est la suivante : il y a dans le canton, selon le dernier recensement, 50,6 % de catholiques (romains et nationaux confondus), 47,6 % de pro- testants, 0,7 % d’israélites et 1 % d’autres. La majorité de la population est donc catholique, mais une grande partie des catholiques n’est pas de nationalité suisse et n’a donc pas le droit de vote (voir Paul Bairoch et Jean-Paul Bovée, Annuaire statistique rétrospectif de Genève, Genève, Université de Genève, Département d’histoire économique, 1986, p. 28).

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catholiques et la prestation d’un serment à la Constitution avant l’entrée en fonction. Elle a été votée par les Genevois à une écrasante majorité (le mot d’ordre catholique romain était l’abstention) : 9 081 oui contre 151 non 20. Le clergé refusant de se soumettre, l’Etat coupe sa subvention. Le catholicisme se réorganise donc en Eglise libre. Il perd alors son droit sur les bâtiments du culte.

Ceux-ci sont remis, avec l’aide de la police, aux catholiques qui acceptent la loi. Ces derniers ont formé une Eglise catholique dite natio- nale, qui s’affi lie immédiatement au mouvement catholique-chrétien ou vieux-catholique (suisse et allemand), mouvement né en réaction aux décisions vaticanes et en particulier à la promulgation du dogme de l’infaillibilité pontifi cale. Organisée démocratiquement, l’Eglise genevoise est dirigée par un Conseil formé de laïcs et de prêtres. A ses débuts, elle a pu compter avec l’appui d’une fi gure phare de la lutte contre l’ultra- montanisme : le père Hyacinthe Loyson, venu de Paris pour soutenir l’initiative des catholiques libéraux. Il devient évident, en 1880, que cette toute jeune Eglise, née de cette volonté radicale et libérale de refonder le christianisme, n’arrivera pas à remplir son mandat d’Eglise catholique nationale : les églises communales, à quelques notables exceptions, ne rassemblent qu’une petite minorité de la population catholique. Mais le projet originaire n’est pas encore abandonné. Les premières restitutions d’églises aux catholiques romains n’auront lieu qu’une décennie plus tard.

Le protestantisme est selon nous le lieu confessionnel où se cristallisent les débats sur les rôles respectifs de l’Eglise et de l’Etat. Il y a d’un côté les Eglises libres, de l’autre l’Eglise nationale protestante (ENPG), éminemment divisée. Elle a subi elle aussi les assauts du Kulturkampf. En 1874, une loi vient envenimer une cohabitation diffi cile au sein de l’ENPG depuis près d’un siècle entre protestants (pasteurs et fi dèles) de tendance orthodoxe ou évangélique et ceux de tendance libérale. La loi sur le culte protestant de 1874 – conçue et portée par les radicaux dans le parlement et par les libéraux dans l’Eglise – garantit la liberté complète de prédication pour les ecclésiastiques 21, la suppression de la consécration et le contrôle de l’Etat sur la Faculté de théologie. Les évangéliques s’organisent pour résister à ces mesures, une partie d’entre eux – minoritaire – prônant dès

20. Le nombre d’abstentions « ne dépassa pas de plus de 1500 voix la moyenne habituelle », selon Amédée Roget, La question catholique à Genève de 1815 à 1873, Genève, Impr. Carey, 1874, p. 96.

21. La loi constitutionnelle est formulée ainsi : « Chaque pasteur enseigne et prêche libre- ment sous sa propre responsabilité : cette liberté ne peut être restreinte ni par des confessions de foi, ni par des formulaires liturgiques » (Article 123 du chapitre 10 de la Constitution, dans Henri Heyer, L’Eglise de Genève, 1535-1909, Genève, A. Jullien, 1909, p. 353-354).

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lors activement la nécessité d’instaurer une Eglise protestante indépendante de l’Etat 22.

Les protestants divisés.

Des conceptions divergentes de l’Eglise et de l’Etat

Dans ce contexte, le vote de 1880 va radicaliser les positions protes- tantes. Les sources témoignent de l’intense activité des pasteurs et des intellectuels protestants lors des débats des mois de mai, juin et juillet, ce sont eux qui signent la majorité des brochures sur la question 23.

Deux aspects centraux du confl it théologique et idéologique intrapro- testant doivent être mentionnés ici : ce sont, sans surprise, les conceptions de l’Etat d’une part, de l’Eglise de l’autre 24. En 1880, les protestants de tendance libérale vont dans leur immense majorité rejeter la séparation.

Ils maintiennent leur programme. « L’Etat n’a-t-il pas d’âme ? » demande par exemple Auguste Chantre (1836-1912) à ses concitoyens. Le pasteur libéral résume en ces mots révélateurs la position de ses adversaires :

« Ainsi, les armoiries de l’Etat sont, d’après l’orthodoxie intransigeante, un code, une prison et un gendarme […] [l’Etat] est absolument incompé- tent dans le domaine moral et spirituel ; il est un être anonyme qui n’a pas d’âme. » 25

Les libéraux défendent, au contraire, qu’en démocratie, « l’Etat est l’organe de la nation » 26, une nation que l’on doit désirer « éclairée » et instruite tout autant que « morale et religieuse ». Ecole et Eglise vont de pair. Ces deux institutions peuvent permettre à l’Etat d’être une « puis- sance spirituelle », une « infl uence morale » et d’avoir ainsi une « action

22. Bien que peu présente dans l’espace public, la majorité des pasteurs et fi dèles évangéli- ques-orthodoxes ne désire, à l’image d’Henri-Frédéric Amiel et d’Arthur Chenevière, que conserver l’antique Eglise protestante de Genève. Leur argumentaire est celui du statu quo nécessaire pour conserver à la fois l’identité de Genève et celle de l’Eglise protestante.

23. On sait que les brochures sont une véritable spécialité genevoise : on en recense une quarantaine pour cette brève période.

24. Nous en restons ici à une description des arguments échangés. Pour une analyse des racines philosophiques et théologiques de ces positions, se référer à l’article de Bernard Rey- mond dans le présent ouvrage (ci-dessous, p. 197-207).

25. [Auguste Chantre], La séparation de l’Eglise et de l’Etat, menus propos, Genève, Impr.

Schira-Blanchard, 18802, p. 7. Pour un commentaire sur ce texte, voir Olivier Fatio, « Réfl exions sur religion, idéologie et politique à Genève à l’époque du Kulturkampf », dans Catholicisme et démocratie au xixe siècle à Genève et en Suisse, Genève, Editions catholiques-chrétiennes, 1997, p. 21-34.

26. « L’Etat n’étant autre, dans une démocratie, que le peuple lui-même organisé en vue de la vie commune, il est aussi le représentant de l’égalité ; tous ont le même droit et tous sont chez eux dans les établissements et les institutions de l’Etat » ([Auguste Chantre], La séparation de l’Eglise et de l’Etat, p. 9).

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sur l’âme de la nation », appelée aussi l’« esprit public ». C’est, en somme, le peuple qui, par l’intermédiaire de l’Etat démocratique, se donne les outils de sa propre édifi cation et de son unité. Ces outils doivent bien évidemment être appropriés à l’Etat moderne, c’est ainsi que le pasteur Chantre donne explicitement à l’Etat le « droit d’organiser l’institution religieuse en même temps que l’institution scolaire », afi n que toutes deux soient en accord « avec le principe du gouvernement et avec les institu- tions que le pays s’est données » 27. Il reprend là les arguments en cours en France à cette même période pour défendre l’instruction publique et légitime ainsi le principe du Kulturkampf.

L’Eglise est donc conçue comme une « institution publique » payée et contrôlée par l’Etat. En découle une ecclésiologie spécifi que et adaptée, bien résumée dans la survalorisation faite par les libéraux de l’appellation d’« Eglise nationale », c’est-à-dire d’Eglise du peuple genevois 28. L’Eglise unie à l’Etat est l’Eglise de tous. Elle doit donc être multitudiniste et démocratique 29. Cette position est parfaitement résumée dans une formule du professeur Joseph Hornung : « […] la démocratie règne aujourd’hui dans nos deux Eglises nationales, aussi bien que dans l’Etat ; c’est la même nation se donnant deux organes : l’Etat et l’Eglise. C’est la même âme collective sous deux formes différentes. » 30 La liberté doctrinale complète est alors de mise à l’intérieur de l’institution, mais une théologie tournée vers le progrès et la raison est privilégiée.

L’Eglise a en outre un fort rôle identitaire. Elle est constitutive de la nationalité genevoise et, dans l’historiographie libérale, elle a été le lieu – républicain – de résistance contre les occupations étrangères. Autrement dit, c’est l’Eglise protestante qui a donné à Genève sa physionomie propre.

Joseph Hornung peut ainsi dire, généralisant : « L’Eglise, en effet, constitue le centre même et le foyer de toute nationalité digne de ce nom : la religion est mêlée à toutes les habitudes d’un peuple. » 31 Ne voir là que du conservatisme serait oublier la modernité tant de ce concept de nation et de nationalité (souvent utilisé là où on parlerait aujourd’hui de citoyen- neté ou d’esprit civique), que de celui d’Eglise, en tant qu’espace de sociabilisation, de moralisation et de libre expression, que les libéraux veulent d’ailleurs étendre à un certain catholicisme, libéral et national.

27. Ibid., p. 10.

28. Ibid.

29. Selon les lois de 1847 et 1874, il suffi t en effet de se dire protestant ou d’être né protes- tant pour faire partie de l’ENPG.

30. Joseph Hornung, La suppression du budget des cultes. Pourquoi faut-il voter non ?, Genève, Impr. Schira-Blanchard, 1880, p. 3.

31. Ibid.

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Les tenants de ce discours prônent et défendent en effet l’existence de la deuxième Eglise nationale, l’Eglise catholique-chrétienne, conçue comme un rempart contre l’ultramontanisme et, parallèlement, comme l’outil de propagation d’un véritable « sentiment national » genevois dans la popu- lation catholique 32.

A l’opposé, pour les évangéliques séparatistes 33, la rupture entre Eglise et nation genevoise est consommée. La nation, comme l’Etat, sont pluri- religieux. Pas question, donc, de confi er à un parlement mixte confession- nellement le contrôle d’une Eglise : le gouvernement a pour seul rôle le maintien du libre exercice des cultes. L’Etat et sa police doivent – pour n’être pas despotiques – se tenir loin des questions de conscience et de morale, qui sont du ressort de la liberté individuelle. Nous avons là une tout autre perspective sur ce que sont à la fois le religieux et l’institution ecclésiale qui le porte. Le pasteur Frank Coulin le formule ainsi :

[…] n’est-ce pas se placer dans le vrai, n’est-ce pas ouvrir simplement les yeux à l’évidence, de comprendre que la nation genevoise et l’Eglise pro- testante sont désormais deux choses, et que l’infl uence même de celle-ci, de l’Eglise, sur celle-là, sur la nation, suppose qu’elle commence par se recon- naître, se défi nir, se replacer sur son vrai terrain, qui est celui des convic- tions spirituelles 34.

Pour nombre d’évangéliques, l’Eglise nationale protestante a cessé d’être une Eglise en acceptant d’appliquer les lois de 1874. Pendant les mois pré- cédant la votation de 1880, des évangéliques, dont précisément Frank Coulin, vont dessiner les contours de leur Eglise idéale. Basée sur l’adhé- sion volontaire des individus et sur un ensemble de dogmes communs, leur Eglise aurait donc à nouveau une confession de foi. L’ecclésiologie évan- gélique séparatiste a pour modèle les communautés chrétiennes des pre- miers siècles et considère le césaropapisme comme une sorte d’accident de l’histoire 35. Avec le slogan « on ne naît pas chrétien, on le devient », les évangéliques séparatistes défendent l’idée que, loin de toute compromission avec le pouvoir en place, les chrétiens doivent travailler, sur le terrain des convictions spirituelles, à l’établissement du Royaume de Dieu.

32. Voir par exemple [Auguste Chantre], La séparation de l’Eglise et de l’Etat, p. 23.

33. Citons parmi les personnalités dont nous avons étudié le discours en 1880 : les pasteurs Frank Coulin (1828-1907) et Francis Chaponnière (1842-1924), le professeur de droit et historien conservateur Charles Le Fort (1821-1888) ainsi que le notaire Adolphe Gampert (1828-1901).

34. Frank Coulin, La séparation de l’Eglise et de l’Etat à Genève, seconde conférence pro- noncée dans la salle de la Réformation le 19 juin 1880, Genève, Impr. B. Soullier, 1880, p. 4.

35. Cf. Sarah Scholl, « Prêcher le passé pour transformer l’avenir : les protestants genevois face à la séparation de leur Eglise et de l’Etat (1880) », dans Carnets de bord, Genève, n° 12 (décembre 2006), p. 67-71.

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Est-ce à dire que cette Eglise de type confessant se tient hors du monde ? Non, car l’Eglise est active dans la société – on aurait envie de dire au sein de la société civile – par le « zèle et le dévouement de ses membres » 36. Frank Coulin le formule ainsi : « A l’Eglise de faire de bons citoyens, de bons magistrats, des hommes utiles et dévoués, car c’est le propre de la religion chrétienne, en faisant des bourgeois du ciel de faire les meilleurs bourgeois de la terre. » 37

Deux modèles de gestion du religieux en modernité

Loin d’être une opposition entre « tradition » et « progrès », ce débat intraprotestant, qui est aussi pour Genève un véritable débat de société, nous donne à voir deux modèles de gestion du religieux en modernité. L’un veut l’intégrer à l’intérieur du programme étatique et promeut pour cela la liberté à l’intérieur de larges « Eglises nationales ». L’autre veut une société où s’organisent librement les communautés religieuses sans contrôle de l’Etat.

Ce dernier modèle rassemble déjà en 1880, comme nous l’avons vu, certains protestants évangéliques, les libres penseurs et les catholiques romains de Genève. Mais il n’a pas encore la majorité des suffrages : le résultat de la votation du 4 juillet redonne même un peu de souffl e au modèle radical- libéral de Kulturkampf 38, c’est-à-dire de transformation ou modernisation du champ religieux par impulsion de l’Etat démocratique. Pour reprendre un concept de Jean Baubérot, il s’agit pour les Genevois de négocier le passage d’un « seuil de laïcité » à un autre 39. C’est-à-dire de négocier le passage d’un Etat qui, bien que confronté à la diversité des communautés religieuses, des croyances et des incroyances, continue à considérer la reli- gion comme nécessaire au bon fonctionnement social, notamment par l’éducation morale, à un Etat où le religieux est considéré comme relevant principalement de l’intime et où l’organisation d’une vie ecclésiale appar- tient à la sphère privée. C’est le chemin parcouru entre 1880 et 1907.

36. Charles Le Fort, Quelques mots sur le projet de loi constitutionnelle supprimant le budget des cultes, Genève, Impr. B. Soullier, juin 1880, p. 11.

37. Frank Coulin, La séparation de l’Eglise et de l’Etat à Genève, conférence prononcée le 16 mai 1879 dans la salle de la Réformation à Genève, Genève, Librairie Cherbuliez et Cie, 1879, p. 10.

38. A l’automne 1880, les radicaux reprennent la majorité au Grand Conseil. La politique radicale de Kulturkampf a été ébranlée mais pas détrônée. Symptomatique est à cet égard la suppression (janvier 1880) puis le rétablissement (juillet 1881) de la loi Reverchon (1875), consistant dans l’abrogation du quorum nécessaire à l’élection des curés catholiques nationaux.

Il faut savoir qu’avec ce quorum, très diffi cile à atteindre, aucune nouvelle église ne pouvait être saisie par les catholiques nationaux.

39. Voir notamment Jean Baubérot, La laïcité quel héritage ? De 1789 à nos jours, Genève, Labor et Fides, 1990, en particulier les chapitres 2 et 5.

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