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"50 ans des sciences de l'éducation" ? Regards transnationaux sur les évolutions et défis d'une discipline à la croisée d'autres champs disciplinaires

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"50 ans des sciences de l'éducation" ? Regards transnationaux sur les évolutions et défis d'une discipline à la croisée d'autres champs

disciplinaires

HOFSTETTER, Rita, PIOT, Thierry

HOFSTETTER, Rita, PIOT, Thierry. "50 ans des sciences de l'éducation" ? Regards transnationaux sur les évolutions et défis d'une discipline à la croisée d'autres champs disciplinaires. Dossiers des sciences de l'éducation , 2020, no. 42, p. 8-17

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:138266

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Éditorial

« 50 ans des sciences de l’éducation » ? Regards transnationaux sur les évolutions

et défis d’une discipline à la croisée d’autres champs disciplinaires

Rita Hofstetter Équipe de recherche en Histoire sociale

de l’éducation (ERHISE), Université de Genève, Suisse

Thierry Piot Centre interdisciplinaire de recherche normand en Éducation et formation (CIRNEF), Université de Caen Normandie, France Ce volume s’insère dans la suite de divers événements (colloques, publications) conçus à l’occasion du « 50e anniversaire » de l’institutionnalisation en 1967 dans l’université française de la discipline « sciences de l’éducation ».

Cette date de 1967 constitue-t-elle véritablement l’acte fondateur de la disci- pline ? Ceci présupposerait qu’elle aurait alors obtenu, à ce moment, ses lettres de noblesse académique, permettant désormais aux personnes qui en émanent et y œuvrent de « tutoyer leurs consœurs » (psychologie, sociologie, philosophie, histoire, anthropologie, notamment) et de s’insérer et être reconnues, comme elles, dans les réseaux et communautés scientifiques supposés les réunir et les représenter au sein des instances nationales et internationales.

Assurément oui, puisque s’opère là un véritable tournant dans la manière dont s’institutionnalise et se concrétise la recherche en sciences de l’éducation en France : les premiers diplômes et filières autonomes se sont depuis démultipliés, permettant d’accéder aux plus hauts titres universitaires, ce qui a contribué à générer des postes académiques et des spécialistes en sciences de l’éducation, des réseaux et supports éditoriaux, favorisant le renouvellement des connais- sances et la fabrication d’une relève dans le champ. Un processus qui s’est aussi traduit par la création en 1969 d’une section des sciences de l’éducation

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au sein du Comité consultatif des universités (ancêtre du Conseil national des universités, CNU).

Assurément non, l’année 1967 pouvant être perçue comme un épiphénomène pour ceux qui s’attachent à comprendre comment émerge, se construit et se déploie un nouveau champ de savoir, en l’inscrivant dans une dynamique – tem- porelle, géographique, contextuelle – plus ample, conscients que le phénomène ne peut se comprendre qu’au regard des évolutions culturelles, scientifiques, socio-économiques et politiques du monde environnant (international aussi) qui contribuent à le définir et qu’il transforme en retour.

C’est là le double constat des auteurs de ce numéro thématique de la revue Les Dossiers des Sciences de l’Éducation. Certes ce volume, lui aussi, trouve son origine dans l’une de ces commémorations : le colloque « 50 ans de sciences de l’éducation », organisé par l’Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AESCE) et le Centre interdisciplinaire de recherche normand en Éducation et Formation (Cirnef)1 à Caen en octobre 2017. Mais les auteurs s’en sont saisis pour initier un regard sociohistorique plus ample sur la fabrique collective de ce champ de recherche, faisant varier aussi bien les approches que les échelles et les temporalités d’analyse. Comme diverses publications récentes, citées au fil de ce volume, les contributions ici réunies se démarquent d’une posture mémorielle – cautionnant le mythe fondateur de 1967 – et n’entendent ni établir un bilan des événements et figures embléma- tiques ayant marqué la discipline dans l’Hexagone durant ces cinq dernières décennies, ni poser un diagnostic, voire émettre des prescriptions normatives sur ce que sont ou devraient être les sciences de l’éducation.

Le présent numéro a pour ambition d’analyser l’émergence et le déploiement sur la longue durée (du xixe siècle à nos jours) d’un nouveau champ de savoir ayant pour objet les phénomènes éducatifs. Il porte l’attention sur les conditions qui ont rendu possible, en moult contrées, l’institutionnalisation, l’autonomisa- tion, la professionnalisation – c’est-à-dire la disciplinarisation – sous des formes variées d’un champ nommé « sciences de l’éducation » en francophonie. Ce vo- lume place l’accent sur les trajectoires et pratiques effectives (recherches, ensei- gnement, qualification notamment) des chercheurs en sciences de l’éducation, sur les collectifs, réseaux et instances qui incarnent et configurent cette disci- pline, montrant aussi la pluralité des protagonistes qui y œuvrent, inscrits dans leur monde environnant et le contexte international. Ce faisant les contributions témoignent toutes des tensions, voire contradictions, de ce processus toujours en cours, mû par des enjeux internes et externes à la recherche éducationnelle : en- jeux politiques, arènes de pouvoir des groupes professionnels concernés, poids des cultures et des particularités de chaque pays, réseaux inter na tio naux plus ou moins formalisés. Les auteurs en viennent tous à évoquer aussi les interrelations des chercheurs en sciences de l’éducation avec d’autres champs disciplinaires, en particulier les sciences humaines et sociales. Il est d’ailleurs significatif que

1 Dirigé par Thierry Piot (Université de Caen Normandie) et Emmanuelle Annoot (Uni- versité de Rouen Normandie).

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les signataires des contributions de ce volume eux-mêmes, bien que tous insérés en sciences de l’éducation, proviennent et/ou se situent à la croisée d’une diversi- té d’autres disciplines (anthropologie, histoire, philosophie, psychologie, socio- logie) et optent résolument pour des approches et dialogues pluridisciplinaires.

C’est une gageure qui, si elle ne prétend pas à l’exhaustivité, offre l’intérêt de regards croisés, diversifiant objets de l’enquête, démarches privilégiées et données analysées. Ces regards, à la manière d’un kaléidoscope, permettent de dépasser les trop classiques débats saturés d’idéologie lorsqu’il est question d’éducation et de restituer finement les ressorts multiples qui concourent, en- core aujourd’hui, à façonner une discipline parfois qualifiée d’indisciplinée et rebelle à une narration lisse de ce qui caractériserait son essence.

Le texte inaugurant ce volume, rédigé par Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly, propose une analyse transnationale du processus d’institutionnalisation complexe (postes, laboratoires, réseaux et littérature scientifique) et de professionnalisa- tion de la recherche en éducation qui conduit à la transformation de la « pédago- gie », au cours des xixe et xxe siècles, en « sciences de l’éducation ». Sur le plan épistémologique, les auteurs précisent qu’ils privilégient une approche sociale et contextualisante, et de fait « configurationnelle », pour se garder des écueils d’une posture prescriptive. Tout en évoquant convergences et divergences sui- vant les aires culturelles en Occident, ils s’attachent à cerner la manière dont se transforment les références, échanges et emprunts intercontinentaux.

Ainsi, les auteur.e.s dégagent trois strates, structurantes au niveau spatio-tem- porel. La première identifie les ressorts favorisant l’émergence de la pédagogie comme champ propre, notamment en vue d’édifier la nation : création de chaires universitaires ayant couramment pour mission de former les enseignants ; pers- pectives encyclopédiques et quête de modèles théoriques, comme l’herbartia- nisme qui fut alors une référence internationale majeure, afin de poser les bases d’un champ scientifique spécialisé. La seconde strate, à la fois en continuité et en rupture avec la précédente, non exempte de contradictions et luttes internes, s’inaugure à la fin du xixe et englobe la première moitié du xxe siècle. En phase avec l’émergence d’autres sciences (sociales notamment), en quête elles aussi de terrains d’application, on assiste à la création d’une succession de labora- toires et centres de recherche offrant les conditions pour des approches résolu- ment expérimentales des phénomènes éducatifs, dans un esprit réformiste, afin de mettre à l’épreuve et d’étayer le travail de rationalisation théorique à l’œuvre parallèlement. La discipline s’institutionnalise désormais à grande échelle (voir par exemple aux États-Unis), dans une multiplicité d’institutions académiques et réseaux scientifiques, interconnectés. La dernière strate, plus contemporaine, se rapporte aux Trente Glorieuses : les sciences de l’éducation, s’enrichissant tout en se différenciant des disciplines dites contributives – psychologie et sociologie, mais aussi philosophie, économie, histoire – vont à la fois se di- versifier en sortant du monde scolaire, définir des standards de recherche et participer à produire – et parfois à discuter, voire contester – des normes in- ternationales. Cette analyse s’en tient à l’Occident : il nous paraît intéressant

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d’examiner la plausibilité de ces strates (dont leur configuration et temporalité) pour d’autres contrées.

En référence à l’abondante littérature disponible à ce propos, Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly pointent les enjeux contradictoires de la nécessaire inter- na tio na li sa tion de la recherche éducationnelle et des connaissances qu’elle produit, à visée potentiellement universelle : condition de reconnaissance du champ comme de ses chercheurs, elle contient en même temps l’écueil à la fois d’une distanciation avec les demandes socioprofessionnelles, voire politico- administratives, et d’une soumission à des standards internationaux suscep- tibles de reconduire des rapports de pouvoir (disciplinaires et culturels ; centres- périphéries, Nord-Sud, etc.).

Privilégiant elle aussi une perspective transnationale, mais centrée pour sa part sur les récentes décennies, Marie Vergnon propose une note de synthèse sur la structuration de la recherche éducationnelle en Europe ; elle discute en particulier les publications scientifiques rédigées à l’occasion du vingtième anniversaire de la fondation officielle de l’European Educational Research Association (EERA), problématisant les évolutions du champ depuis les années 1990. Elle rapporte que cette littérature dégage trois modèles de structuration distincts, même si parfois ils se recouvrent, ce qui rend la caractérisation de la discipline « Educational research » – syntagme privilégié dans la littérature anglophone – peu aisée et son périmètre flou : le modèle anglo-saxon qui envi- sage l’éducation comme un objet interdisciplinaire, le modèle germanophone où l’éducation est étudiée à partir d’un corpus théorique propre et le modèle francophone, où la recherche en éducation s’appuie sur des études davantage empiriques. Remarquons que ces auteurs confirment de fait les travaux pion- niers des comparatistes Keiner et Schriewer (1992, 2000) contrastant les réfé- rences citées dans des revues de sciences de l’éducation en Allemagne, France et Grande-Bretagne, pour en conclure que ces variantes sont le produit conjugué de données institutionnelles, de conjonctures politico-sociales et de traditions intellectuelles différentes (Schriewer, 1998, p. 58). Il serait d’ailleurs intéres- sant d’actualiser aujourd’hui leur enquête, dans le contexte de la globalisation du monde académique et de ses critères d’évaluation.

La littérature discutée par Marie Vergnon s’accorde à reconnaître que le pro- cessus progressif d’européanisation via l’EERA s’efforce de composer avec la prolifération des communautés et des cultures de recherche éducationnelle, qu’elle entend réunir, faire dialoguer, visant la construction d’une communauté européenne prenant en compte des styles de pensée nationaux. Si l’intention initiale de l’EERA visait une politique des langues respectueuse du caractère transfrontalier de cette communauté, l’anglais fut bientôt prescrit au sein de ses colloques annuels et de son journal ; ce choix privilégie indubitablement, précisons-le, un style et mode de recherche et pensée. Au-delà d’enjeux lin- guistiques, Marie Vergnon cite Ricoeur (1992) pour suggérer de bénéficier de traducteurs d’une culture à l’autre afin de s’ouvrir aux repères de sens d’autrui,

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ceci valant pour toute langue, culture et discipline. Elle souligne – en écho aux articles recensés – qu’à partir des années 1990, la recherche éducationnelle a davantage été prise en compte dans la définition de politiques éducatives au ni- veau international (via les organisations internationales, les décideurs et acteurs publics) et qu’en retour, ces politiques ont eu une influence sur les orientations de la recherche en éducation en Europe et la structuration des réseaux. Non sans générer l’écueil d’une « décontextualisation des politiques de l’enseigne- ment supérieur » (Powell, Zapp, Marques et Biesta, 2018, p. 13), particulière- ment sensible dans notre discipline, évoquée aussi dans le premier article du présent volume. Plusieurs autres contributions de ce Dossier des sciences de l’éducation montrent la délicate ligne de crête entre une recherche qui s’inscrit en phase avec les demandes du terrain, leurs professionnels et répondants, sans pour autant souscrire à une instrumentalisation de la recherche et basculer dans de l’applicationnisme dans le sens étroit du terme.

Faisant autrement encore varier les échelles d’analyse, Françoise Laot et Rebecca Rogers offrent un instructif retour d’expérience sur la conduite d’un projet de recherche collectif. Pour les auteures, il s’agit de questionner les pro- cédures de mise en histoire aussi bien d’un champ de recherche que d’une dis- cipline rebelle aux caractérisations simples. Elles le font à partir d’une enquête nationale et internationale sur les transformations de la recherche éducation- nelle dans l’après-guerre (1945-1973) qui ont fourni les conditions de la créa- tion et du développement des sciences de l’éducation en France dès 1967 ; date qu’elles positionnent donc clairement dans un processus plus ample. Dans un premier temps est analysée la volonté de mise en mémoire de documents, sous l’impulsion initiale de la « commission archives » de l’AECSE et suite à la découverte de riches nouveaux fonds (2008). Un groupe de recherche interuni- versitaire s’empare du projet, qui évolue, notamment au gré des traces dispo- nibles, pour aboutir à un ouvrage de synthèse auquel participent une vingtaine de chercheur·se·s de France et d’Europe, dirigé·e·s par les auteures de l’article : Les Sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de recherche dans l’après- guerre (2015). Un ouvrage qui fait date.

Elles y postulent que le développement des recherches en éducation et forma- tion en France s’inscrit dans un cadre plus large et international qui est celui du déploiement des sciences humaines et sociales. En cohérence avec ce constat, l’ouvrage met en lumière le travail et les débats – parfois controversés – des collectifs, congrès, revues, réseaux, associations, en particulier en France, où curieusement ceux-ci demeurent largement méconnus. Comme le souligne d’ailleurs Prost dans la recension citée dans cet article : « Ce volume exhume un territoire oublié de notre histoire intellectuelle et éducative, une Atlantide en- fouie dans l’indifférence ». C’est précisément l’examen de la réception de l’ou- vrage par les spécialistes que Françoise Laot et Rebecca Rogers proposent dans la seconde partie de leur article. Cette approche originale permet non seulement de mettre en lumière les spécificités de l’ouvrage collectif dans le panorama

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d’études analogues, mais offre surtout l’espace de poursuivre le dialogue sur ce champ de recherche. Certaines de ses énigmes y sont aussi dévoilées. Dont les relations des sciences de l’éducation d’abord bien distanciées et parfois en- core ambivalentes avec la formation des enseignants qui pourraient caractériser la France ; son retard possible, au regard du développement des sciences de l’éducation en d’autres contrées. À ce propos, spécifions toutefois que la même expression est volontiers employée pour l’Allemagne : Tenorth (1989, p. 118) la présente explicitement comme une Verspätete Disziplin [une discipline en retard] ; notons aussi que l’ouvrage de Lagemann (2000) sur la recherche édu- cationnelle aux États-Unis porte le titre significatif de An Elusive Science. The Troubling History of Education Research, questionnant sa tardive, fragile et controversée reconnaissance.

Si l’ouvrage coordonné par Françoise Laot et Rebecca Rogers met en lumière une page encore méconnue des sciences de l’éducation en France, il invite aussi à se pencher sur d’autres périodes, les plus récentes bien sûr, comme le pre- mier xxe siècle, en croisant les approches fécondes de Gautherin (2002) sur le

xixe siècle et celles du collectif qui a donné lieu à l’ouvrage qu’elles ont coédité sur l’après-guerre. Sans doute, comme le suggèrent modestement les auteures au terme de leur contribution, serait-il souhaitable de renouveler les approches dans des travaux à venir. Elles en appellent à une perspective externaliste – désormais largement déployée en histoire et sociologie des sciences –, contrastant aussi les disciplines et contrées sous la loupe : Ainsi pourrait-on peut-être mieux com- prendre – affirment-elles en conclusion de leur article – comment des territoires de savoirs se transforment et deviennent des enjeux non seulement de mémoire, mais aussi de pouvoir. Cette perspective nous semble particulièrement bienve- nue aujourd’hui pour se déprendre d’une vision ethnocentrée, afin de mieux cerner dans les pratiques et configurations effectives (et non des projections ima- ginaires) les particularités de la recherche éducationnelle dans sa pluralité, mais aussi pour mieux percevoir, insistons sur ce point, ce qui de fait les rapproche de bien d’autres disciplines, les sciences humaines et sociales en particulier.

Précisément, Bruno Poucet propose une approche de la problématique de ce numéro thématique à l’aune de l’histoire de l’éducation, qui, comme sous-dis- cipline de l’histoire, mais aussi des sciences de l’éducation, écrit-il, s’est transformée profondément dans les années 1970 au contact notamment de la sociologie. L’article offre une réflexion épistémologique bienvenue sur la fa- brique de l’histoire de l’éducation et des conditions de production de celle-ci en France ; en s’appuyant notamment sur Antoine Prost, l’une des figures em- blématiques ayant favorisé le dialogue entre histoire et sciences de l’éducation, l’auteur montre que l’histoire de l’éducation elle aussi doit se garder de toute instrumentalisation, notamment celle des usagers du système scolaire, mythi- fiant ou diabolisant le passé, ou encore celle des gestionnaires du monde sco- laire aspirant à conforter leurs politiques et décisions.

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Tirant parti de la littérature disponible, Bruno Poucet s’appuie sur l’examen d’imposantes données extraites du catalogue collectif de la Bibliothèque natio- nale et surtout produites, discutées et éditées par le Service d’histoire de l’édu- cation de l’ancien Institut national de recherche pédagogique (INRP) et la revue Histoire de l’éducation jusqu’en 2005 (puis mises en ligne jusqu’en 2015).

Selon lui, l’histoire de l’éducation répond, depuis sa naissance au milieu du

xixe siècle, à une triple nécessité politique, mémorielle et scientifique. Il s’agit en premier lieu de conforter des choix idéologiques à finalité politique, ce que va renforcer l’édification de l’État républicain, et son projet dit émancipateur, via des histoires institutionnelles couramment produites par ses représentants (ou ses détracteurs, eux dont la quête de légitimation par l’histoire n’est pas moindre). Comme en d’autres contrées (Larsen, 2012), l’histoire de l’éduca- tion en France constitue ainsi aussi une vitrine des controverses qui se jouent sur le terrain éducatif ; on l’a vu, et d’autres contributions de ce volume en témoignent, il en est de même en sciences de l’éducation.

Bruno Poucet met en lumière les préoccupations mémorielles, qui remontent elles aussi au xixe siècle et servent, via des musées scolaires, de cautions et supports à la construction des États enseignants et États-nations ; en France, l’auteur montre la différenciation progressive au fil du xxe siècle entre les centres de documentation des répondants scolaires (Centre national de documentation pédagogique, 1936) et un véritable engagement pour préserver le patrimoine éducatif ayant une visée muséale, étroitement reliée à un travail historiographique. Bruno Poucet insiste sur l’apport décisif opéré d’abord par les historiens pour que l’histoire de l’éduca- tion se déleste de ses dimensions idéologiques en se dotant des démarches histo- riennes et données archivistiques plurielles, auxquelles recourent désormais aussi les chercheurs en sciences de l’éducation qui font de l’histoire de l’éducation.

Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que l’auteur pointe les apports décisifs des sociologues, pour faire advenir l’histoire de l’éducation comme une science sociale ; il cite pour cela Roger Chartier, en 19812 : « L’histoire générale de l’enseignement rembourse pleinement la dette contractée par les historiens en- vers les sociologues ». Bruno Poucet montre comment un dialogue fécond entre histoire et sociologie – davantage, selon lui, celle de Isambert-Jamati que de celle de Bourdieu – peut renouveler l’histoire de l’éducation.

Qu’en est-il alors des sciences de l’éducation et leurs apports à l’histoire sociale de l’éducation, voire à la sociologie, peut-on légitimement se questionner à la lecture de cet article ? Bruno Poucet l’évoque en pointillé en montrant la com- plémentarité entre les trois champs de recherche, les sciences de l’éducation pouvant davantage, dit-il, prêter attention à la mise en œuvre effective des pra- tiques d’enseignement. Il nous semble instructif de contraster cette lecture d’un historien de l’éducation avec la précieuse synthèse du sociologue Jean-Michel Chapoulie (2015) sur les « Premières recherches en sociologie de l’éducation

2 À la parution de l’Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France édi- tée par Parias (1981).

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en France (1960-1973) » dévoilant d’autres facettes encore des interrelations parfois bien chahutées entre ces trois disciplines.

Les deux contributions suivantes placent elles aussi la focale sur la France et privilégient une analyse sociohistorienne mais les auteurs ancrent résolument leur questionnement dans le présent, éclairant même certains angles du devenir des sciences de l’éducation.

L’article d’André Robert et Patricia Tavignot vise à mieux connaître la disci- pline sciences de l’éducation au prisme d’une analyse d’un genre de document particulier : les dossiers de demande de qualification aux fonctions de maîtres de conférences examinés par la 70e section du CNU pour la période 2012-2015.

Leur contribution fait d’abord le point sur les résultats des enquêtes de même nature conduites par d’autres, dont Baron et Rinaudo sur les mêmes données pour la période 2000-2009, et d’autres chercheurs français sur les productions doctorales, centrales dans ce dispositif de qualification. Ceci leur permet de contraster leurs données, pour dégager les tendances de ces dernières années.

Ces dossiers, ainsi que les recommandations faites par les rapporteurs, consti- tuent une sorte de marqueur académique de la réalité des sciences de l’éduca- tion, principalement sur les thématiques disciplinaires des thèses soutenues et ouvrant à la qualification, et donc à un possible recrutement d’enseignants-cher- cheurs des candidats qualifiés. Les amples données examinées (1 109 dossiers recevables) et analyses menées font partie des atouts substantiels de cet article, qui permet, lui, de se projeter sur l’avenir de la discipline sciences de l’éduca- tion, puisque les qualifiés constituent le vivier dans lequel les maîtres de confé- rences et possibles professeurs sont sélectionnés.

Le traitement et l’analyse des données indiquent une féminisation des qualifié·e·s dans la discipline des sciences de l’éducation ainsi qu’une majorité de dossiers déposés issus d’une thèse soutenue en sciences de l’éducation (renforçant la ten- dance signalée dans de précédents travaux). Parmi les autres disciplines, qui af- fichent ainsi une proximité d’objet avec les sciences de l’éducation, on trouve par ordre d’importance la sociologie, la psychologie, ainsi que les Staps et les sciences du langage, des disciplines universitaires plus récentes. Étonnamment, l’histoire et la philosophie, longtemps proches des sciences de l’éducation, sont, elles, absentes de ce quatuor. Les auteurs mentionnent également que plusieurs sous-thématiques sont largement représentées : la sociologie et les didactiques disciplinaires, en premier lieu, la formation3, puis la didactique professionnelle, la psychologie, les TICE, suivis de la pédagogie. Cette photographie montre le nombre peu élevé de thèses se réclamant de la pédagogie, pourtant constitutive de l’émergence des sciences de l’éducation. Il est intéressant de souligner une forme d’équilibre entre deux grands secteurs : le monde scolaire et le monde de

3 Rappelons que 2019 a été l’année d’une transformation syntagmatique au CNU : la sec- tion 70 passe ainsi de « Sciences de l’éducation » à « Sciences de l’éducation et de la formation ».

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la formation pour adultes. André Robert et Patricia Tavignot remarquent que désormais des candidats provenant d’autres contrées que la France soumettent leurs dossiers et sont qualifiés, et donc potentiellement recrutés, en France. Ce qui nous semble aussi particulièrement judicieux c’est d’avoir poursuivi l’enquête sur le devenir des candidats qualifiés : ceux qui le sont après une thèse en sciences de l’éducation triplent les chances d’un recrutement sur un poste de maître de conférences. Ainsi assiste-t-on à une sorte de renouvellement pérenne au sein même de la discipline, simultanément à l’arrivée « maîtrisée » de sang neuf issu d’autres disciplines proches. Cette capacité d’accueil des sciences de l’éducation enrichit assurément le champ disciplinaire. La réciproque existe-t-elle ? Quel est le taux de dossiers comportant une thèse soutenue en sciences de l’éducation, se revendiquant clairement d’une autre approche disciplinaire, attestée par des publications dans des supports relevant de celles-ci (par exemple sociologie, his- toire, linguistique, etc.), soumis dans d’autres sections que la 70e du CNU, qui y sont qualifiés puis retenus pour des postes en France ? Une enquête contrastée sur les « capacités d’accueil » des autres sections et disciplines du CNU serait fort intéressante, ainsi que d’autres formes de pluridisciplinarités – valorisées sur certaines scènes – mises en œuvre dans des laboratoires et instances officielles.

Fort de leurs expériences et observations, André Robert et Patricia Tavignot proposent une analyse réflexive bienvenue sur la procédure de qualification du CNU : tout en reconnaissant que cette exception française est perfectible, elle demeure, démontrent-ils, du fait notamment que les appréciations résultent d’un groupe composé de collègues partageant une culture disciplinaire commune (régulièrement renouvelé), une garantie démocratique et un gage de réduction de l’arbitraire dans les choix.

L’article qui clôt ce numéro a un statut particulier : c’est un double témoignage (Marie-Pierre Chopin et Julie Delalande) ou plutôt le témoignage croisé de deux professeures de sciences de l’éducation qui proposent, sous forme de ré- cit, un retour réflexif sur leurs trajectoires professionnelles depuis un quart de siècle : l’une se décrit comme transfuge de l’anthropologie et l’autre se reven- dique comme produit des sciences de l’éducation. Elles décrivent et analysent leurs rencontres avec des lectures scientifiques ou des personnages-clés qui leur ont permis de s’acculturer aux sciences de l’éducation et de participer à leurs débats et essor. L’une à Caen et l’autre à Bordeaux – deux universités où cette discipline a trouvé place dans le contexte mouvementé de la fin des années soixante, d’emblée identifiée, précisent les auteures, par les décideurs et les médias comme une discipline née aussi d’un souffle révolutionnaire.

Parmi les originalités de leur contribution, le questionnement se rapportant à l’évolution des publics estudiantins. N’est-il pas vrai que ceux-ci figurent parmi les premiers protagonistes de tout champ disciplinaire, leurs profils et attentes façonnant aussi les contours des cursus et donc des postes d’enseignants-cher- cheurs, plus encore dans une discipline ayant l’éducation et la formation comme objet et terrain d’études ? Même si – l’article de Françoise Laot et Rebecca

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Rogers l’a aussi relevé – les sciences de l’éducation en France n’ont pas d’emblée assumé la formation initiale des enseignants, comme en Allemagne par exemple (ce qui a contribué à l’explosion des postes professoraux au sein des universi- tés germaniques dans la discipline dans les années 1960-1970). Comme dans d’autres contrées, le nombre d’étudiant·e·s professionnel·le·s s’inscrivant dans les cursus de sciences de l’éducation par validation d’acquis professionnel (VAP) di- minue désormais. Marie-Pierre Chopin et Julie Delalande regrettent l’émulation résultant de ce public riche d’expériences professionnelles dont les sciences de l’éducation ont initialement bénéficié. Elles s’interrogent sur ce que cela signi- fie en termes de reconnaissance et d’évolution du champ : est-ce le signe d’une hétéronomie dépassée de la discipline, sommée de « se ranger » à l’âge de la cinquantaine, de rentrer dans la norme qui est celle des autres disciplines, au risque d’y perdre ce qui faisait en partie sa force, sa vitalité, son énergie interne ? Prolongeant l’analyse sur ces enjeux de reconnaissance, elles citent le rapport ATHÉNA (2017) – qui a pour objectif de fournir des éléments pour une stratégie globale de valorisation de la recherche éducationnelle –, pointant l’effet dépré- ciatif pour les sciences de l’éducation de ne pas avoir de rattachement CNRS et de ne pouvoir devenir des unités mixtes de recherche (UMR). Elles démontrent que les inlassables restructurations institutionnelles du monde de la recherche, de fait extrêmement concurrentiel, exigent de constants repositionnements des chercheurs, loin d’être favorables aux sciences de l’éducation (par exemple au regard de l’engouement actuel des neurosciences). Soulignons que d’analogues reconfigurations sont repérées en d’autres contrées (Whitty et Furlong, 2017 ; Zapp, Marques et Powell, 2018), renforçant la fragilité et la fragmentation de la recherche éducationnelle, alors même que l’éducation est aujourd’hui l’une des questions sociales les plus sensibles et convoitées.

Marie-Pierre Chopin et Julie Delalande expriment avec sincérité leur double centralité professionnelle, entre les enseignements et les activités de recherche, sans oublier les responsabilités (direction de Master, CNU…). Elles terminent leur récit foisonnant, par une invitation à chacun·e à être, à sa mesure, ac- teur·trice d’un travail constant de (re)définition de la discipline « sciences de l’éducation », discipline ouverte et se nourrissant de débats et controverses qui manifestent aussi la pluralité des points de vue qui s’expriment et peuvent mu- tuellement s’enrichir.

Nous ajouterons pour conclure qu’il paraît important à nos yeux que les argu- ments qui traversent ces controverses soient, comme nous y invite Habermas (1987) dans sa théorie de l’agir communicationnel, fondés et critiquables, pour permettre des débats vivants, vifs si nécessaire, mais toujours respectueux des diversités. Les articles de ce volume, en offrant chacun à sa manière une analyse critique réflexive sur l’évolution des sciences de l’éducation, nous semblent contribuer à accéder à meilleure intelligibilité sur les écueils et potentiels de cette discipline, pour se donner les moyens de relever consciemment et collec- tivement les défis d’aujourd’hui et de demain.

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Éditorial

« 50 ans des sciences de l’éducation » ? Regards transnationaux sur les évolutions et défis d’une discipline à la croisée d’autres champs disciplinaires

Rita Hofstetteret Thierry Piot 7

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Rita Hofstetter et Bernard scHneuwly 19

Note de synthèse. La recherche en éducation en Europe des années 1990 aux années 2010

Marie Vergnon 41

Écrire l’histoire des sciences de l’éducation : retour critique sur une démarche socio-historique

Françoise F. laot et Rebecca rogers 53

Quelle histoire de l’éducation ?

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Les productions doctorales 2012-2015 et le devenir des docteurs « qualifiés », au prisme de la 70e section du CNU

André D. robertet Patricia taVignot 89

Raconter les sciences de l’éducation. Essai d’histoire en double « je » et petit « h » d’une discipline de 50 ans

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VARIA

L’usage des diplômes dans l’animation. Enjeux de légitimation d’un monde professionnel marginalisé

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Marguerite wotto 159

Résumés des articles 173

Index des auteurs 179

Numéros parus 183

Numéro à venir 184

Références

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