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Jeûne moral, jeûne mystique : nourriture et abstinence dans la littérature théologique et homilétique à la fin du XIII e siècle

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dans la littérature théologique et homilétique à la fin du

XIII e siècle

Iacopo Costa

To cite this version:

(2)

Jeûne moral, jeûne mystique :

nourriture et abstinence

dans la littérature théologique

et homilétique à la fin du

XIII

e

siècle

Iacopo COSTA

CNRS-PSL, LEM (UMR 8584)

La distinction entre un jeûne moral et un jeûne mystique ne semble pas avoir été formulée telle quelle par les auteurs de la scolastique médiévale latine. Cependant, elle décrit assez bien les deux tendances fondamentales qui se dégagent de la lecture des textes de la fin du XIIIe siècle consacrés à l’abstinence

et au jeûne.

On étudiera tout d’abord les positions de Thomas d’Aquin et d’Albert le Grand, représentants de la première tendance, qui considère le jeûne comme un moyen pour sauver l’esprit tout en sauvegardant le corps (jeûne moral) ; ensuite, on étudiera un sermon d’Étienne Tempier, représentant de la seconde tendance, pour qui le jeûne sauve l’esprit, mais par l’anéantissement du corps (jeûne mystique).

Le jeûne dans la théologie morale

Pour ce qui concerne les aspects moraux du jeûne, deux thèmes peuvent être retenus : la position du jeûne dans la doctrine de la vertu et la relation entre le jeûne et le péché capital de gourmandise, ou gloutonnerie (gula). Les deux auteurs retenus, Thomas d’Aquin et Albert le Grand, nous donnent aussi l’occasion de traiter d’un autre aspect important de la question, c’est-à-dire de la place du jeûne dans les œuvres systématiques1.

Thomas d’Aquin

Chez Thomas d’Aquin († 1274), l’élément le plus remarquable semble être l’inclusion du jeûne dans la morale aristotélicienne, donc dans une morale du juste milieu. Dans le Quodlibet V (disputé lors du second enseignement parisien, 1269-1272), Thomas étudie la question suivante : en jeûnant ou en veillant,

1 Je ne pourrai pas traiter, dans la présente étude, des commentaires des Sentences de

(3)

à-dire en se privant de sommeil, peut-on pécher par excès ? La réponse se fonde sur la conception aristotélicienne de la fin (cause finale). La fin est désirée sans limites ; en revanche, les moyens doivent être désirés avec mesure. La fin du médecin est la guérison, le moyen est le médicament ; le médecin ne veut pas guérir modérément, il veut guérir sans limites, c’est-à-dire de manière absolue ; cependant, il ne prescrit pas les médicaments sans limites. De même, dans la vie spirituelle, l’amour de Dieu (dilectio Dei) est la cause finale, qu’il faut donc désirer et rechercher sans limites, mais les exercices corporels qui favorisent l’amour de Dieu – exercices parmi lesquels se trouvent la veille et le jeûne – ne sont que des moyens, il faut donc les désirer et ensuite les pratiquer « cum quadam mensura rationis », c’est-à-dire pour que la concupiscence de la chair soit maîtrisée sans que la nature humaine soit anéantie ou excessivement affectée. Si l’usage excessif de ces exercices empêchait l’accomplissement des devoirs, cela constituerait un péché : tel serait le cas si le jeûne et la veille empêchaient le prédicateur de prêcher, le docteur d’enseigner, le chantre de chanter, mais aussi le mari d’accomplir ses devoirs conjugaux2.

Ici, la position de Thomas s’explique par la théorie d’Aristote du juste milieu. En effet, les actes tels que la veille et le jeûne, étant l’expression de la vertu, portent en eux-mêmes le caractère essentiel de celle-ci, c’est-à-dire d’être un juste milieu entre les extrêmes vicieux3. Plus précisément, le fait que le jeûne soit

l’un des actes de la tempérance explique la relation entre le jeûne et la sexualité. Pour comprendre ce dernier point, il faut commencer par regarder la structure du traité sur la tempérance inclus dans la Somme.

2 Voici le texte de la responsio. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones de quolibet, V, 9, 2,

resp. (Sancti Thomae de Aquino Opera Omnia, iussu Leonis XIII P. M. edita cura et studio fratrum praedicatorum [éd. Leon.], t. 25, Rome-Paris, Commissio Leonina-Éditions du Cerf, 1996, 2 vol., 25/2, p. 383-384, 13-50) : « […] secundum Philosophum in I Politice, aliter est iudicandum de fine, aliter de hiis que sunt ad finem : illud enim quod queritur tanquam finis, absque mensura querendum est, in hiis autem que sunt ad finem est adhibenda mensura secundum proportionem ad finem ; sicut medicus sanitatem, que est finis eius, facit quantumcunque potest perfectiorem, medicinam autem non dat quantumcunque potest maiorem, set secundum quod conuenit ad sanitatem faciendam. Est igitur considerandum quod in spirituali uita dilectio Dei est sicut finis, ieiunia autem et uigilie et alia exercicia corporalia non queruntur tanquam finis, quia, sicut dicitur Romanorum XIV [17] : Non est regnum Dei esca et potus, set adhibentur tanquam necessaria ad finem, id est ad domandas concupiscencias carnis, secundum illud Apostoli, I ad Corinthios IX [27] :

Castigo corpus meum et in seruitutem redigo etc. ; et ideo huiusmodi sunt adhibenda cum quadam mensura rationis, ut scilicet concupiscencia dometur et natura non extinguatur, secundum illud Romanorum XII [1] : Exhibeatis corpora uestra hostiam uiuentem, et postea subdit : Rationabile obsequium uestrum. Si uero aliquis in tantum uirtutem nature debilitet per ieiunia et uigilias et alia huiusmodi, quod non sufficiat debita opera exequi, puta predicator predicare, doctor docere, cantor cantare, et sic de aliis, absque dubio peccat, sicut etiam peccaret uir qui nimia abstinencia se inpotentem redderet ad debitum uxori reddendum. Vnde Ieronimus dicit : De rapina holocaustum offert qui uel ciborum nimia egestate uel somni penuria inmoderate corpus affligit ; et iterum : rationalis homo dignitatem amittit qui ieiunium caritati uel uigilias sensus integritati prefert. »

(4)

Au début des années 1270, Thomas se consacre à la composition de la partie morale de sa Somme de théologie, la Secunda pars. Il écrit en même temps la

Sententia libri Ethicorum : il s’agit d’un élément important pour comprendre la

structure et les contenus de la Somme. La Secunda pars est divisée en deux grandes sous-parties, la Prima secundae et la Secunda secundae. La Prima

secundae traite des fondements de la morale (la fin ultime, la psychologie de

l’acte humain, les passions, les vertus et les vices en général …), alors que la

Secunda secundae traite des dispositions spéciales (les différentes vertus, les

dons de l’Esprit saint, la prophétie …). Ces dispositions spéciales peuvent se diviser en deux grandes catégories : celles que tout fidèle peut posséder (comme les vertus, les vices ou les dons du Saint-Esprit) et celles que seulement une partie des fidèles peuvent posséder (par exemple, la vie religieuse ou la prophétie)4.

Pour ce qui concerne les vertus, Thomas procède avec sept traités consacrés aux sept vertus théologales et cardinales.

Le jeûne est inclus dans le traité sur la tempérance (IIa IIae, 141-170)5. Ceci

est un aspect essentiel pour comprendre la nature du jeûne selon Thomas. Comme toute autre vertu cardinale ou théologale, la tempérance a des parties ; les parties de la vertu peuvent être subjectives, intégrantes (ou intégrales) ou potentielles. Cette distinction, fondamentale pour comprendre la nature de la vertu, peut être ainsi éclaircie. Les parties intégrales sont ces dispositions, pas impérativement des vertus, qui coopèrent (concurrunt) de manière nécessaire à la vertu dont elles sont des parties ; comme la pudeur (verecundia) vis-à-vis de la tempérance. Les parties subjectives de la vertu ont, par rapport à la vertu, la même relation que les espèces au genre ; elles se définissent sur la base des différents objets sur lesquels la vertu peut porter ; si l’objet général de la tempérance est le plaisir, les différentes espèces de plaisir définiront les vertus spéciales, parties subjectives de la tempérance. Les parties potentielles sont, elles, des vertus secondaires, qui imitent la structure de la vertu dont elles sont des parties, mais portent sur une matière moins ardue que celle de la vertu principale, c’est-à-dire sur des objets qui provoquent, dans l’agent, de plus faibles passions ; ainsi la clémence est-elle une partie potentielle de la tempérance, en tant qu’elle en imite l’acte, mais porte sur une matière, la colère, moins ardue que le plaisir de la chair, objet de la tempérance6.

4 Voir le prologue de la IIa IIae de la Somme de théologie (désormais ST) (éd. Leon., t. 8,

Rome, Typographia poliglotta S. C. de Propaganda Fide, 1895, p. 5a) : « Post communem considerationem de virtutibus et vitiis et aliis ad materiam moralem pertinentibus [c’est-à-dire, dans la Ia IIae], necesse est considerare singula in speciali : sermones enim morales universales sunt minus utiles, eo quod actiones in particularibus sunt. Potest autem aliquid in speciali considerari circa moralia dupliciter : uno modo, ex parte ipsius materiae moralis, puta cum consideratur de hac virtute vel hoc vitio ; alio modo, quantum ad speciales status hominum, puta cum consideratur de subditis et praelatis, de activis et contemplativis, vel quibuscumque aliis differentiis hominum. Primo ergo considerabimus specialiter de his quae pertinent ad omnes hominum status ; secundo vero, specialiter de his quae pertinent ad determinatos status. »

5 Voir infra, tableau no 1, p. ##.

(5)

Or la partie subjective d’une vertu est celle dont la vertu se prédique per se (la partie subjective d’une vertu a, par rapport à la vertu, la même relation que l’espèce au genre)7. Or toute vertu règle la relation entre un sujet et un objet

spécifique (materia), et c’est par l’objet qu’on définit la nature de la vertu. Dans notre cas, la tempérance règle la relation entre le sujet et deux objets : d’une part, les plaisirs de la nourriture et de la boisson, de l’autre, les plaisirs de la sexualité. Par conséquent, deux couples de vertus constituent les parties subjectives de la tempérance : l’abstinence (abstinentia) et la sobriété (sobrietas) règlent le plaisir de la nourriture et de la boisson ; la chasteté (castitas) et la virginité (virginitas) règlent le plaisir de la sexualité. L’acte de l’abstinence, c’est le jeûne, qui n’est donc pas une vertu, mais l’acte propre d’une des parties subjectives de la tempérance. C’est ainsi à partir de l’abstinence qu’il faut comprendre la nature du jeûne.

Or, au sens absolu, l’abstinence n’a aucune valeur morale ; en revanche, si la raison intervient pour la modérer, l’abstinence devient une vertu et s’exprime par des actes vertueux8. En tant que telle, l’abstinence est une « vertu spéciale »

(elle a une ratio specialis, c’est-à-dire une forme spécifique) : son objet est constitué par les plaisirs de la nourriture qui inhibent la raison tant par leur force que par leur être, en quelque sorte, inévitables, ou nécessaires9.

Étant une vertu, l’abstinence est une disposition intérieure (psychologique), disposition qui doit donc s’exprimer dans des actes extérieurs : le jeûne est justement l’acte de l’abstinence. L’acte et l’habitus partagent en effet la même matière, c’est-à-dire le même objet ; dans le cas de l’abstinence et du jeûne, il s’agit de la nourriture10.

7 Cela n’est pas vrai des parties intégrales et potentielles : ni la pudeur ni la continence ne

sont des espèces de la tempérance ; celle-ci ne se prédique pas de ces dispositions comme l’animal se prédique de l’homme.

8 THOMAS D’AQUIN, ST, IIa IIae, 146, 1, resp. (éd. Leon., t. 10, Romae, Typographia poliglotta

S. C. de Propaganda Fide, 1899, p. 150a-b) : « […] abstinentia ex suo nomine importat subtractionem ciborum. Dupliciter ergo nomen abstinentiae accipi potest. Uno modo, secundum quod absolute ciborum subtractionem designat. Et hoc modo abstinentia non designat neque virtutem neque actum virtutis, sed quiddam indifferens. — Alio modo potest accipi secundum quod est ratione regulata. Et tunc significat vel habitum virtutis, vel actum. Et hoc significatur in praemissa auctoritate Petri [II Petr. 1, 6], ubi dicitur in scientia abstinentiam ministrandam : ut scilicet homo a cibis abstineat prout oportet, pro congruentia hominum cum quibus vivit et personae suae, et pro valetudinis suae necessitate [Augustinus, Quaestiones euang. II, 11]. »

9 Ibid., 146, 2, resp. (p. 151a-b) : « […] virtus moralis conservat bonum rationis contra

impetus passionum : et ideo ubi invenitur specialis ratio qua passio abstrahat a bono rationis, ibi necesse est esse specialem virtutem. Delectationes autem ciborum natae sunt abstrahere hominem a bono rationis : tum propter earum magnitudinem ; tum etiam propter necessitatem ciborum, quibus homo indiget ad vitae conservationem, quam maxime homo desiderat. Et ideo abstinentia est specialis virtus. »

10 Ibid., 147, 2, resp. (p. 154) : « […] eadem est materia habitus et actus. Unde omnis actus

(6)

Thomas assigne au jeûne trois fonctions : réprimer les désirs charnels, permettre à l’esprit de mieux vaquer à la contemplation et expier les péchés11 :

[…] un certain acte est vertueux pour autant qu’il est ordonné, par la raison, à quelque bien honnête. Or tel est le jeûne. En effet, le jeûne a trois tâches principales. Premièrement, il réprime les convoitises charnelles ; raison pour laquelle l’Apôtre dit […] : « Dans les jeûnes, dans la chasteté » [2 Cor. 6,5-6], puisque la chasteté est conservée par les jeûnes ; comme l’affirme donc Jérôme, « sans Cérès et Bacchus, Vénus est froide », c’est-à-dire que par l’abstinence et la sobriété, la luxure s’attiédit. Deuxièmement, grâce au jeûne l’esprit peut s’élever plus librement à la contemplation de réalités sublimes : Daniel, X [3] : « Après avoir jeûné pendant trois semaines, il reçut la révélation de Dieu ». Troisièmement, par le jeûne les péchés sont expiés : Joël, II [12] : « Revenez à moi de tout votre cœur, par le jeûne, les larmes et les lamentations ». C’est cela qu’affirme Augustin dans un sermon Sur la prière et le jeûne : « Le jeûne purifie l’esprit, élève la sensibilité, soumet la chair à l’esprit, cause la contrition et l’humiliation du cœur, disperse les vapeurs de la concupiscence, éteint les ardeurs de la luxure, allume la flamme de la chasteté. » Il apparaît ainsi que le jeûne est un acte vertueux12.

Le second point est particulièrement important : si la gourmandise est à la base de l’égarement intellectuel, le jeûne, au contraire, favorise l’activité contemplative. Nous retrouverons la même idée chez Albert, assortie d’une explication médicale, mais nous verrons que, chez Tempier aussi, le jeûne est l’un des moyens qui permettent de percer le secret de Dieu.

Cependant, Thomas insiste sur le fait que l’exercice du jeûne ne doit pas mettre en péril l’intégrité du corps. La privation volontaire de nourriture est en effet commandée par la droite raison, qui la prescrit avec les limites définies par la fin que le jeûne vise : « Le juste milieu ne s’entend pas selon la quantité, mais selon la droite raison […]. La droite raison ne dit pas de se priver de nourriture au point que la nature ne puisse se conserver […]13. »

11 Sur le jeûne comme opus satisfactorium, voir THOMAS D’AQUIN, In Sent. IV, d. 15, qu. 1,

art. 4, q.la 3 (repris dans le Supplementum, 15, 3).

12 THOMAS D’AQUIN, ST, IIa IIae, 147, 1, resp. (éd. Leon., t. 10, p. 153a-b) : « […] ex hoc aliquis

actus est virtuosus, quod per rationem ordinatur ad aliquod bonum honestum. Hoc autem convenit ieiunio. Assumitur enim ieiunium principaliter ad tria. Primo quidem, ad concupiscentias carnis comprimendas. Unde Apostolus dicit, in auctoritate inducta [2 Cor. 6, 5-6] : In ieiuniis, in castitate, quia per ieiunia castitas conservatur. Ut enim Hieronymus dicit, sine Cerere et Baccho friget Venus : idest, per abstinentiam cibi et potus tepescit luxuria. — Secundo, assumitur ad hoc quod mens liberius elevetur ad sublimia contemplanda. Unde dicitur Dan. X [3], quod post ieiunium trium hebdomadarum, revelationem accepit a Deo. — Tertio, ad satisfaciendum pro peccatis. Unde dicitur Ioel II [12] : Convertimini ad me in toto corde vestro : in ieiunio et fletu et planctu. Et hoc est quod Augustinus dicit, in quodam sermone de Orat. et Ieiun. : Ieiunium purgat mentem, sublevat sensum, carnem spiritui subiicit, cor facit contritum et humiliatum, concupiscentiae nebulas dispergit, libidinum ardores extinguit, castitatis vero lumen accendit. Unde patet quod ieiunium est actus virtutis. »

13 Ibid., 147, 1, ad 2m (p. 153b-154a) : « […] medium virtutis non accipitur secundum

(7)

Un autre problème consiste à savoir si le jeûne relève de la loi de nature ou de la loi de l’Église (s’il fait partie du præceptum). Or on pratique le jeûne pour réprimer le péché et pour élever l’esprit à la contemplation ; ces deux tâches étant imposées par la raison naturelle, le jeûne relève donc de la loi de nature. Mais déterminer les modalités du jeûne pour les chrétiens, cela relève de la loi canonique, en tant que cette loi s’occupe des biens spirituels des fidèles. Thomas éclaire ce point d’après la relation entre la loi de nature et les præcepta legalia : de même qu’aux princes revient le pouvoir de promulguer des lois exprimant le droit naturel en l’appliquant à des contenus particuliers, de même aux prélats revient le pouvoir d’établir des préceptes qui appliquent la loi naturelle aux matières concernant la vie spirituelle des fidèles. Selon Thomas, le jeûne est d’abord un acte moral, puisqu’il aide à remplir les tâches de l’homme (éviter le vice, réaliser la vie de l’esprit). Mais l’organisation de l’Église est telle que, si un bien appartient à la sphère spirituelle, il tombe sous les injonctions de la loi canonique. Ce sont deux dimensions différentes : il n’y a pas, entre elles, subordination, mais analogie. Or le fait que le jeûne relève de la loi de nature signifie que des hommes qui vivent en dehors de la Révélation peuvent pratiquer le jeûne uniquement comme expression de la droite raison en matière de plaisirs14.

Mais le jeûne est toujours une peine, une punition. Il vise une fin positive, mais il la vise en tant que remède à la condition de faiblesse dans laquelle se trouve l’homme dans l’état post-lapsaire : c’est à la fois la conséquence de l’offense que l’homme fait à Dieu en commettant le péché originel et le remède à la tendance de la chair à se révolter contre l’esprit (Ga 5,17)15.

competeret secundum statum communem : sicut propter infirmitatem vitandam, aut aliqua opera corporalia expeditius agenda. Et multo magis ratio recta hoc ordinat ad spiritualia mala vitanda et bona prosequenda. Non tamen ratio recta tantum de cibo subtrahit ut natura conservari non possit : quia, ut Hieronymus dicit, non differt utrum magno vel parvo tempore te interimas ; et quod de rapina holocaustum offert qui vel ciborum nimia egestate, vel manducandi vel somni penuria, immoderate corpus affligit. Similiter etiam ratio recta non tantum de cibo subtrahit ut homo reddatur impotens ad debita opera peragenda : unde dicit Hieronymus quod rationalis homo dignitatem amittit qui ieiunium caritati, vel vigilias sensus integritati praefert. »

14 Ibid., 147, 3, resp. (p. 155b-156a) : « […] sicut ad saeculares principes pertinet praecepta

legalia, iuris naturalis determinativa, tradere de his quae pertinent ad utilitatem communem in temporalibus rebus ; ita etiam ad praelatos ecclesiasticos pertinet ea statutis praecipere quae ad utilitatem communem fidelium pertinent in spiritualibus bonis. Dictum est autem quod ieiunium utile est et ad deletionem et cohibitionem culpae, et ad elevationem mentis in spiritualia. Unusquisque autem ex naturali ratione tenetur tantum ieiuniis uti quantum sibi necessarium est ad praedicta. Et ideo ieiunium in communi cadit sub praecepto legis naturae. Sed determinatio temporis et modi ieiunandi secundum convenientiam et utilitatem populi Christiani, cadit sub praecepto iuris positivi quod est a praelatis Ecclesiae institutum. Et hoc est ieiunium Ecclesiae : aliud, naturae. »

15 Ibid., 147, 3, ad 1m (p. 156a) : « […] ieiunium, secundum se consideratum, non nominat

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L’analyse du péché capital de la gula que Thomas livre dans la Summa offre d’autres éléments importants. Elle est un développement magistral de la doctrine de Grégoire le Grand, selon qui la gourmandise engendre cinq « filles » (vices ou effets vicieux), qui sont l’égarement de l’intelligence, la joie déraisonnable, le bavardage, la vulgarité et la saleté16. Seul le dernier vice

concerne le corps, les quatre premiers affectent l’esprit. La partie la plus haute de l’âme, la raison, est affaiblie par le manque de modération dans la nourriture et la boisson, ce qui engendre la première fille (hebetudo sensus circa

intelligentiam), alors que l’abstinence renforce cette faculté. Le désir, ou appétit,

subit lui aussi le désordre de ce manque de modération, ce qui engendre la deuxième fille (inepta lætitia), soit le penchant à se réjouir hors de propos qui caractérise goinfres et ivrognes. En ce qui concerne la parole, ou l’élocution, l’excès de nourriture et de boisson cause le bavardage (multiloquium), et en ce qui concerne le comportement, la bouffonnerie (scurrilitas), vices typiques des excès de la table (ces deux dispositions peuvent aussi être considérées comme des dispositions de la parole, la première en tant que disposition à tenir des propos superflus, la seconde à prononcer des propos malhonnêtes). Les quatre dispositions citées sont des dispositions de l’âme. Le corps développe, par ces mêmes excès, la saleté (immunditia), qui peut être comprise soit comme une tendance à lâcher n’importe quelle superfluité (éructations ou flatulences, voire vomissements et diarrhées…), soit, plus spécifiquement, aux pollutions séminales nocturnes17.

[2] ; tum etiam quia caro concupiscit adversus spiritum, ut dicitur Galat. V [17] : conveniens fuit ut Ecclesia aliqua ieiunia statueret communiter ab omnibus observanda, non quasi praecepto subiiciens id quod simpliciter ad supererogationem pertinet, sed quasi in speciali determinans id quod est necessarium in communi. »

16 GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia in Iob, XXXI, XLV, éd. Marc ADRIAEN, Turnhout, Brepols-Editores

Pontificii, coll. « Corpus christianorum series latina (CCSL) » 143B, 1985, p. 1610, 32-34 : « De uentris ingluuie, inepta laetitia, scurrilitas, immunditia, multiloquium, hebetudo sensus circa intellegentiam propagantur. »

17 THOMAS D’AQUIN, ST, IIa IIae, 148, 6, resp. (éd. Leon., t. 10, p. 175a-b) : « […] gula proprie

consistit circa immoderatam delectationem quae est in cibis et potibus. Et ideo illa vitia inter filias gulae computantur quae ex immoderata delectatione cibi et potus consequuntur. Quae quidem possunt accipi vel ex parte animae, vel ex parte corporis. Ex parte autem animae, quadrupliciter. Primo quidem, quantum ad rationem, cuius acies hebetatur ex immoderantia cibi et potus. Et quantum ad hoc, ponitur filia gulae hebetudo sensus circa intelligentiam, propter fumositates ciborum perturbantes caput. Sicut et e contrario abstinentia confert ad sapientiae perceptionem : secundum illud Eccle. II :

Cogitavi in corde meo abstrahere a vino carnem meam, ut animum meum transferrem ad sapientiam. — Secundo, quantum ad appetitum, qui multipliciter deordinatur per immoderantiam cibi et potus, quasi sopito gubernaculo rationis. Et quantum ad hoc, ponitur inepta laetitia : quia omnes aliae inordinatae passiones ad laetitiam et tristitiam ordinantur, ut dicitur in II Ethic. Et hoc est quod dicitur III Esdrae III, quod vinum omnem

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Nous allons maintenant voir, chez Albert le Grand, des positions assez proches de celle de Thomas.

Albert le Grand

Albert le Grand a été le maître de Thomas d’Aquin, mais il a très vraisemblablement écrit sa Somme de théologie (Summa de mirabili scientia Dei) après la mort de son disciple. Cet ouvrage remarquable, peu lu par les médiévistes, présente une structure différente de la Somme de Thomas : elle est divisée en deux parties, dont la première traite de Dieu et de la théologie trinitaire ; fresque monumentale du mal et de l’histoire humaine, la seconde partie porte sur la création des anges et sur leur chute, sur les six jours de la création, sur la chute d’Adam, et enfin sur les péchés, originel et actuel ; elle semble réserver aux péchés et à leurs espèces une attention plus grande qu’au bien et aux vertus.

Les éléments les plus importants sur le jeûne se trouvent dans la question 121 de la seconde partie, consacrée au péché capital de gloutonnerie ou gourmandise (gula). L’article 3 de la question 121 traite d’un sujet analogue à celui qu’avait traité Thomas dans son Quodlibet V : Albert se demande si l’abstinence est un péché au même titre que la gula. La doctrine ici exposée est proche de celle de Thomas, dans la mesure où Albert inclut l’abstinence et ses actes dans une morale du juste milieu. L’usage de nourriture et de boisson sert-il le plaisir ? Il s’agit alors d’un excès et d’un péché. Répond-il à la nécessité de la conservation ? Il est alors vertueux. Albert a lui aussi recours, comme Thomas dans le Quodlibet V, à un parallèle avec l’art de la médecine : en cas de maladie, l’excès de médicaments est nuisible, mais pris en trop faible quantité, ils sont inefficaces ; de même qu’il faut observer le juste milieu dans la prise de médicaments, de même faut-il l’observer dans la nourriture et la boisson. Chez Albert, l’apport d’Aristote est tout aussi explicite que chez Thomas, puisqu’il affirme que « l’excès dans l’abstinence relève du vice, ce vice qu’Aristote appelle insensibilité »18. Il

ajoute qu’il faut déterminer la juste mesure non pas dans l’absolu, mais sur la base des caractéristiques physiologiques du sujet : la quantité de nourriture qui suffit pour un individu peut ne pas être suffisante pour un autre ; il évoque à ce propos le cas de l’athlète Milon, cité par Aristote19, dont la vigueur physique était

proverbiale et qui mangeait des rations beaucoup plus généreuses que d’autres

illud, Aut stultiloquium aut scurrilitas, dicit Glossa : Quae a stultis curialitas dicitur, idest iocularitas, quae risum movere solet. — Quamvis possit utrumque horum referri ad verba. In quibus contingit peccare vel ratione superfluitatis, quod pertinet ad multiloquium : vel ratione inhonestatis, quod pertinet ad scurrilitatem. Ex parte autem corporis, ponitur immunditia. Quae potest attendi sive secundum inordinatam emissionem quarumcumque superfluitatum : vel specialiter quantum ad emissionem seminis. Unde super illud Ephes. V, Fornicatio autem et omnis immunditia etc., dicit Glossa : Idest incontinentia pertinens

ad libidinem quocumque modo. » Voir une classification analogue dans THOMAS D’AQUIN,

(10)

athlètes. Celui qui se prive de ce qui est nécessaire, conclut Albert, commet un péché grave, puisqu’il porte la main contre lui-même20.

Tels qu’ils sont exposés par Albert, la répartition et l’engendrement des « filles » de la gula présentent quelques variations par rapport aux analyses de Thomas. Les filles de la gula dérivent de son effet principal, qui est celui d’oppresser et d’obstruer. Or cet effet peut concerner tant le corps que l’esprit : sur le plan de l’esprit, et plus précisément de l’intellect, la gula produit l’hebetudo

mentis, puisque l’excès de nourriture et de boisson obstrue les canaux qui

convoient vers la raison les informations tirées de la sensibilité (doctrine justifiée par l’autorité de Costa ben Luca). Toujours sur le plan de l’esprit, les effets de la

gula concernent le comportement (effectus), soit dans la parole, soit dans

l’action. Dans la parole, lorsque le discours est vulgaire, c’est la scurrilitas ; lorsqu’il est surabondant, c’est le multiloquium. Dans l’action, l’effet est l’inepta

lætitia. L’immunditia semble être l’effet corporel qui accompagne la quantité

excessive de nourriture et de boisson, effet qu’Albert identifie aux vomissements21.

Les principales différences par rapport à Thomas sont les suivantes : d’abord, l’appetitus, c’est-à-dire le désir, disparaît du classement proposé par Albert. Ensuite, Albert considère que la scurrilitas affecte, comme le multiloquium, le langage et non pas les actes22. Cependant, la relation entre les effets de la gula

20 ALBERT LE GRAND, Summa theologiae (de mirabili scientia Dei), II, XVIII, qu. 121, 1, art. 4,

sol. (B. Alberti Magni Opera Omnia, éd. Auguste BORGNET, t. 31-33, Paris, L. Vivès-Bibliopolam Editorem, 1894-1895 : t. 33, p. 390a) : « […] medietatem servare in talibus virtutis est : nimis deficere et nimis abundare, vitium et peccatum est. Unde in talibus expedit subtrahere ea quae deserviunt voluptati, sed non ea quae deserviunt necessitati. Unde Augustinus super epistolam ad Romanos : “Fames et sitis infirmitates sunt, contra quas sumenda sunt alimenta quemadmodum medicamenta.” Unde sicut medicamenta plus sumpta nocent, et minus sumpta non prosunt : ita alimenta cibi et potus. In talibus autem medium est, quod sufficit necessitati naturae conservandae in vigore et viribus naturalibus. Subtrahere de hoc est vitium, quod Aristoteles vocat insensibilitatem. Et debet proportionari secundum diversitatem personarum : quia quod uni est multum, alii est parum, ut idem dicit in Ethicis. Quia quod victori gymnasiorum est multum, Miloni est parum : natura enim, ut ibidem dicit, petit quantum, non quale. Unde concedendum est, quod in talibus qui sibi subtrahit de necessario, peccat graviter, quia sibiipsi injicit manus. »

21 Ibid., II, xviii, qu. 121, art. 4, part. 3, membr. 2 (éd. A. BORGNET, t. 33, p. 393b-394a) :

« Hae autem filiae quas ponit Gregorius, sic accipiuntur ex effectu gulae qui proprie est opprimere et oppilare : et hoc est aut in corporalibus, aut in spiritualibus. Si in spiritualibus, aut est in intellectu, aut in effectu. Si in intellectu mentis : sic est hebetudo mentis […]. Si est in effectu : aut tunc est in verbis aut in operibus. Si in verbis : aut in verbis peccantibus secundum turpitudinem, aut multitudinem. Si secundum turpitudinem : tunc est scurrilitas […]. Si est in multitudine : tunc est multiloquium. Si autem est in effectu et in opere : tunc est inepta laetitia. Et adhuc si est in opere secundum quantitatem cibi vel potus sumpta : tunc est immunditia, illa scilicet quae est ex vomitu. »

22 C’était une possibilité mentionnée par Thomas lui-même, voir ci-dessus, note 17,

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sur le corps et ceux sur l’âme n’est pas aussi claire que chez Thomas. Celui-ci avait ainsi organisé les filles de la gula :

immoderata delectatio cibi et potus

ex parte animae : circa rationem hebetudo mentis circa appetitum inepta laetitia circa inordinatum verbum multiloquium circa inordinatum actum scurrilitas

ex parte corporis : immunditia

Après avoir annoncé la même division entre les effets spirituels et les effets corporels, Albert, pour sa part, n’assigne pas une position claire aux effets corporels :

effectus gulae

in spiritualibus : in intellectu hebetudo mentis

in effectu : in verbis secundum

turpidudinem

scurrilitas

in verbis secundum multitudine multiloquium

in opere inepta laetitia

in corporalibus (?) : in opere secundum quantitatem cibi et potus

immunditia

L’immunditia, que Thomas considérait comme l’effet corporel de la gula, est assignée par Albert aux effets qui concernent l’opus, c’est-à-dire l’action, alors qu’aucune mention n’est faite des effets corporels après l’annonce initiale du plan. Ce texte ambigu peut être dès lors ainsi interprété : les effets in opere sont à la fois spirituels (tendance à se réjouir vainement, inepta lætitia) et corporels (immunditia : l’excès de nourriture et de boisson provoque des vomissements). L’inepta lætitia est une disposition à agir mal, alors que l’immunditia est la conséquence corporelle de la gula.

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en lui imposant la règle de la droite raison afin de mieux vaquer à la sagesse. On trouvera des orientations contraires dans un sermon prêché par l’évêque de Paris, Étienne Tempier.

Le jeûne mystique dans un sermon d’Étienne Tempier

Étienne Tempier, évêque de Paris entre 1268 et 1279, est le célèbre promoteur des condamnations dirigées contre les maîtres et les étudiants de la Faculté des Arts de Paris, en 1270 et 1277. Comme les évêques et les prélats de son temps, Tempier prêchait. Nous possédons aujourd’hui trois sermons qui lui sont attribués avec certitude, dans le ms. Paris, BnF lat. 16481, plus un quatrième, presque sûrement prêché par lui, dans le ms. Venise, Bibl. naz. Marc. 189723.

Le 26 février 1273, premier dimanche de Carême, Étienne, dans la cathédrale Notre-Dame, prêcha sur l’Évangile de Mathieu (4,2) : « Cum ieiunasset quadraginta diebus et quadraginta noctibus, postea esuriit24. » Dans ce sermon,

il présente une interprétation morale du jeûne du Christ, c’est-à-dire les enseignements que les fidèles peuvent tirer du récit du jeûne du Christ. Or cet épisode nous donne quatre enseignements.

Premièrement, la fonction du jeûne est de supprimer le péché : la chair est notre ennemi, et si nous la frustrons par le jeûne, nous éloignerons le péché25.

Deuxièmement, le jeûne permet d’élever l’esprit : c’est l’abstinence qui a permis à Daniel d’avoir la vision du futur (Dn 10) ; au contraire, ceux qui ont le ventre

23 Dans une étude en préparation, j’éditerai les quatre sermons d’Étienne Tempier, plus

les deux de son frère, Jean, dominicain. Le sermon II de Tempier est ici cité à partir de mon édition.

24 Sur la prédication de carême, voir le volume récent de Memorie Domenicane, 48 (2017) :

Pietro DELCORNO, Elonora LOMBARDO, Lorenza TROMBONI (éd.), I sermoni quaresimali : digiuno del corpo, banchetto dell’anima.

25 ÉTIENNE TEMPIER, Sermo « Cum ieiunasset », Paris, BnF lat. 16481, fol. 137ra : « Primo ergo

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trop plein ne sont absorbés que par leurs sens (« Venter crassus crassum sensum generat »)26. Troisièmement, le jeûne fortifie l’esprit, c’est-à-dire qu’il le rend

plus apte à pratiquer la vertu : le jeûne a fortifié Judith au point qu’elle a pu tromper et tuer Holopherne (allusion à Jdt 8,6) ; du reste, l’Apôtre affirme (2 Co 12,10) : « Lorsque je suis faible, alors je suis fort. » Soit faible dans le corps et fort dans l’esprit27. Quatrièmement, le jeûne fait parvenir le fidèle à la récompense

de la vision, il l’introduit dans le secret de la vision de Dieu : c’est cela que signifie l’épisode d’Élie, qui a marché dans le désert quarante jours et quarante nuits avant de parvenir à l’Horeb, où Dieu lui a parlé ; de même le jeûne de Carême prépare-t-il le fidèle au mystère de Pâques28.

Il est facile de se rendre compte que le cadre a complètement changé par rapport aux positions de Thomas et d’Albert : en effet, le jeûne dont parle Tempier ne vise pas à renforcer le corps par l’observance de la règle et à favoriser ainsi l’exercice de la sagesse ; au contraire, il vise l’affaiblissement du corps, presque sa destruction, puisque les forces de la nature qui agissent dans la chair conduisent fatalement l’homme vers le péché. Voici comment Tempier conçoit l’exercice du jeûne :

Mais comment faut-il pratiquer le jeûne ? Jérôme a recommandé à une certaine femme de jeûner au point qu’il faille la traîner par les bras à l’église. Je sais bien que tout le monde ne fera pas cela, mais il n’en reste pas moins que plus la chair est affaiblie, plus l’esprit est élevé et plus le péché est affaibli29.

26 Ibid., fol. 137rb : « Secundo ieiunium mentem eleuat, et hoc bene patuit in Daniele qui

non comedit carnes nec bibit uinum, ideo meruit dicere istud uerbum [Dan. 10, 5] : Leuaui oculos meos, scilicet ita alte quod docuit eum futura ; non sic esset si esset alte super omnes nubes. Vnde in Luca [Luc. 21, 34] : Attendite ne grauentur corpora uestra a crapula et ebrietate. Aliqui gulosi ita cibis sunt intenti quod non possent ad spiritualia eleuari, quia uenter crassus crassum sensum generat. »

27 Ibid., fol. 137rb : « Tertio dat uirtutem spiritibus et animabus, licet debilitet corpus, unde

Apostolus [II Cor. 12, 10] : Cum infirmor, tunc potens sum. Nonne diceretis cras unam dominam bene fortificatam ex ieiunio suo que post ieiunium suum debellaret domum unius magni principis ? Sed nos legimus in Scriptura quod Iudith quedam domina proba fecit confusionem in domo Nabugodonosor [Iudith 14, 16], sic nos confusionem facimus diabolo per sanctum ieiunium cum tota sua societate. Qui tamen ualde fortis est, unde Iob [Iob 41, 24] : Non est potestas super terram etc. Nonne est hoc magna uirtus quod ex uno solo aspectu possit hominem uulnerare ad mortem ? Similiter per ebrietatem tollit a nobis uirtutem, et tamen tunc homo est audacior ad malefaciendum. »

28 Ibid., fol. 137rb-va : « Quarto ieiunium dat nobis premium et hoc fuit nobis signatum per

ieiunium Helie de quo dicitur quod cum ieiunasset quadraginta diebus in pane et aqua uenit ad montem Dei Oreb [III Reg. 19, 6-8]. Sic Christiani post ieiunium et amaritudinem penitentie ueniunt ad sanctum Pascha quod est altissimum sacramentorum. Vnde sicut filii Israel primo comedebant lactucas agrestes et amaras [Exod. 12, 8 ; Num. 9, 11] ut possent uenire ad secretum Dei, sic nos ut ad secretum sacramentum Pasche. Sic ergo habemus quod ista quatuor facit nobis ieiunium. »

29 ÉTIENNE TEMPIER, Sermo « Cum ieiunasset » (Paris, BnF lat. 16481, fol. 137rb) : « Sed

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On ne saurait contrevenir plus frontalement à l’idéal aristotélicien de la juste mesure : selon Tempier, le corps n’est pas un instrument de la raison, mais, encombré du péché, il est un ennemi de l’esprit.

On relèvera encore deux éléments. D’abord, il est significatif que la seule allusion qu’on trouve dans les sermons de Tempier relative aux conflits qui animaient alors l’université de Paris vienne à propos du jeûne. L’évêque affirme :

Élançons-nous donc vers un jeûne courageux, puisqu’à présent, le diable devient fou. Voilà, voyez-vous qu’aujourd’hui il découvre son étal parmi les clercs de Paris. Dieu nous a donné ses sciences, mais le diable essaie de nous refiler ses querelles et ses divisions30.

Ne serait-on pas autorisé à voir dans cette position un écho de celle qui est exposée par Thomas et Albert et d’après laquelle l’intempérance obscurcit la raison, provoquant ainsi l’égarement intellectuel et les erreurs de doctrine ?

Ensuite, on peut remarquer que le jeûne semble particulièrement mis en valeur en tant qu’exercice caractéristiquement féminin : dans le sermon de Tempier, Jérôme adresse ses conseils à une femme, et Judith est une femme. L’exercice du jeûne semble, dans la spiritualité médiévale, avoir été pratiqué particulièrement par les femmes. Pensons, par exemple, à la vie de Marguerite de Cortone, où l’abstinence de nourriture semble jouer un rôle particulièrement important dans la préparation aux expériences mystiques de la bienheureuse31.

Nos analyses n’ont porté que sur un nombre limité d’auteurs et de textes. Cependant, il semble qu’à partir des matériaux étudiés, deux tendances se dégagent clairement : d’une part, la tendance à considérer le jeûne comme un moyen de sauvegarder la chair et de renforcer l’esprit : la morale aristotélicienne est le vecteur principal de cette conception, qui est empreinte de naturalisme32

magis eleuatur et peccatum amplius suppeditatur ». Je n’ai pas réussi, pour le moment, à identifier la source de cette citation de Jérôme.

30 Ibid., fol. 137ra : « […] curramus ergo ad fortitudinem ieiunii, quia modo insanit

diabolus. Vnde uidetis quod ipse modo eleuat quintanam suam inter clericos Parisius. Dominus posuit scientias suas sed diabolus uult ponere discordias suas et partes. »

31 Voir Iunctae Bevegnatis Legenda de vita et miraculis beatae Margaritae de Cortona, IV

<13> (éd. Fortunato IOZZELLI, Bibliotheca Franciscana Ascetica Medii Aevi, t. 13, Grottaferrata, 1997, p. 228, 326-335) : « Tunc exaltator humilium Christus Iesus in extatica uisione, Margarite ostendit in ordine seraphym tam indicibilis speciositatis sedem quam ei dare promisit, quod eius pulcritudinem narrare nesciens, dixit : “Magne Domnie, si uni de uestris apostolis hanc dedisses, totum ceulm mirari deberet, nedum michi que sola fui tenebra uitiorum”. In qua uisione corpus, languidum et ieiuniis maceratum, tanta delectatione mentis, fortitudine ac letitia fruebatur, quod erigebatur sursum ac si uellet animam suam sequi. » Et IX <66> (ibid., p. 418, 1332-1340) : « Ego namque confessor eius, suum corpus intuens ieiuniis, fletibus, uigiliis, disciplinis, ciliciis ac infirmitatibus uariis esse tabefactum, timui ne ex alimentis, que sibi auide subtrahebat, deficeret ac per hoc sue uite cursum breuius terminaret. Et ideo conscientiam meam exhonerans, coegi eam supere cibaria infirmorum, hoc saluo, si eius anima ex talibus cibis non reciperet detrimentum. Ad quod uerbum michi respondit dicens : “Pater mi, postquam michi habitum fratrum de penitentia contulistis, ita diuina misericordia me muniuit, quod nullum carnis motum uel desiderium passa sum”. »

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