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Aliénation et réinvention dans l'œuvre de Jamaica Kincaid

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Academic year: 2021

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Aliénation et réinvention

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Collection « Horizons anglophones »

Direction collégiale Comité scientifique

Vincent Dussol, Jean-Michel Ganteau, Judith Misrahi-Barak, Anne-Marie Motard, Christine Reynier

La collection « Horizons anglophones » publie des recueils et des monographies en anglais et en français dans les domaines des littéra-tures, arts, cultures et sociétés des pays anglophones. Elle se décline en quatre séries :

• PoCoPages, anciennement Carnets du Cerpac, a pour vocation d’étudier les littératures, arts et cultures dans la sphère des études postcoloniales. • Politiques et Sociétés vise à observer les évolutions récentes des sociétés

contemporaines dans une perspective pluridisciplinaire et comparative. • Present Perfect, créée en , publie des volumes qui ouvrent des

perspectives originales sur la littérature et les arts britanniques du esiècle jusqu’à nos jours.

• Profils Américains a publié entre  et  vingt-deux volumes dont chacun était consacré à un écrivain américain. Souhaitant ne plus se limiter à la critique littéraire, elle s’ouvre dorénavant aux autres domaines de la culture américaine (arts, cinéma, musique, etc.). Cette collection, dirigée par des membres d’EMMA (équipe « Études mont-pelliéraines du monde anglophone »), a pour ambition de réunir des contri-butions de spécialistes du monde entier et de favoriser le dialogue dans ces domaines de recherche.

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« Horizons anglophones »

Série PoCoPages

Aliénation et réinvention

dans l’œuvre de Jamaica Kincaid

Nadia Y-D

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Série PoCoPages

General Editor/Responsable de la série : Judith M-B

After turning a few pages, Les Carnets du Cerpac has become PoCoPages, edited by Judith Misrahi-Barak. Though the term Poco may stir up in the reader’s mind images of some American country rock band, or again various possession rituals associated with Africa or the Caribbean, the reference here however is to the abbreviation of postcolonial. The term in its diversity is meant to reflect the interest of PoCoPages for postcolonial, diasporic cultures and literatures, steeped in métissage and crossed borders.

Quelques pages ayant été tournées, Les Carnets du Cerpac sont devenus PoCoPages, édité par Judith Misrahi-Barak. Le terme Poco fera peut-être penser à un groupe de rock country américain, ou à divers rituels de possession associés à l’Afrique et à la Caraïbe. C’est pourtant à l’abréviation de postcolonial que référence est faite ici. Le terme, dans sa diversité, reflètera l’intérêt de PoCoPages pour les cultures et les littéra-tures postcoloniales, diasporiques, trempées de métissage et de frontières traversées.

International Advisory Board/Comité de lecture international

Dr Susan Barret, University of Bordeaux , France ; Pr Phil Barrish, University of Texas, Austin, USA ; Pr Florence Boos, University of Iowa, USA ; Pr Bella Brodzki, Sarah Lawrence College, New York, USA ; Dr Rita Christian, London Metropolitan University, UK ; Pr Fred D’Aguiar, Virginia Technical College and State University, USA ; Dr Florence D’Souza, University of Lille , France ; Pr Jean-Paul Engelibert, Bor-deaux , France ; Pr Christiane Fioupou, University of Toulouse-le-Mirail, France ; Pr Teresa Gibert, UNED, Madrid, Spain ; Dr Matthew Graves, University of Provence, France ; Dr Matt Kimmich, University of Basel, Switzerland ; Pr Françoise Lionnet, UCLA, USA ; Pr John McLeod, University of Leeds, UK ; Pr Brinda Mehta, Mills College , Oakland, California, USA ; Pr Evelyn O’Callaghan, University of the West Indies, Cave Hill Campus, Barbados ; Pr Catherine Pesso-Miquel, University of Lyon , France ; Pr Peter Pierce, James Cook University, Australia ; Pr Martine Piquet, Uni-versity of Paris-Dauphine, France ; Pr Alan Rice, UniUni-versity of Central Lancashire, Preston, UK ; Pr Richard Samin, University of Nancy , France ; Pr Charlotte Sturgess, University of Strasbourg, France ; Pr Louise Yelin, Purchase College, SUNY, USA ; Dr Candace Ward, Florida State University, USA.

Mots-clés : Caraïbe, Identité, Colonisation, Histoire

Key words : Caribbean, Identity, Colonization, History

Ouvrage publié avec le concours du CAS. Illustration de couverture

Évasion, crédit photographique Christine Crespin. Tous droits réservés, PULM, 

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SOMMAIRE

Liste des abréviations 

Préface 

Introduction 

La mère, figure janusienne au centre de l’aliénation   Identification avec la figure maternelle : la figure du

double 

 Relation ambivalente (amour-haine) 

 Mère, mort et trahison 

 Géométries et représentations de l’aliénation  Manuel de l’« Outsider » : de la résistance passive à la

rébellion 

 « Self-estrangement » : miroirs et reflets 

 Différenciation et distanciation 

 Redéfinition par la négative :

« life as a slut is life lived freely » 

 Réappropriation de l’histoire 

 Exil ou déracinement 

L’art salvateur ou la réinvention d’un espace à soi   La photographie : « l’art de l’objectif » 

 La peinture : « l’art du pinceau » 

 Le jardin : « l’art du râteau » 

 Écriture, métatextualité et métafiction :

« l’art de la plume » 

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Bibliographie 

 L’œuvre de Kincaid 

 Sources secondaires 

 Lectures générales 

Index thématique 

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LISTE DES ABRÉVIATIONS

Annie, Gwen, Lilly, Pam and Tulip () : AGLPT A Small Place () : ASP

Lucy () : L

At the Bottom of the River () : ABR The Autobiography of My Mother () : AM Annie John () : AJ

My Brother () : MB Poetics of Place () : PP My Garden (Book) () : MGB

My Favourite Plant : Writers and gardeners on the Plants they Love () : MFP Talk Stories () : TS

Mr. Potter () : MP

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PRÉFACE

Jamaica Kincaid est sans doute l’écrivaine caribéenne la plus connue dans le monde anglophone britannique et nord-américain. Son œuvre est lue par des millions de lecteurs anglophones. Dès  avec la publi-cation des nouvelles incluses dans At the Bottom of the River et celle de son premier roman Annie John en , Kincaid n’a cessé d’écrire à l’avant-garde de la littérature caribéenne et de bousculer genres litté-raires et catégories postcoloniales pour forger une écriture qui parvient à représenter la Caraïbe tout en étant totalement unique et personnelle, reconnaissable entre toutes, dès les premières lignes.

Grâce au travail de traducteurs comme Dominique Peters, Jean-Pierre Carasso ou Jacqueline Huet, et au mouvement impulsé par des éditeurs comme Belfond, les Éditions de l’Olivier, Albin Michel ou encore le Seuil, les romans de Kincaid ainsi que son recueil de nouvelles sont accessibles aux lecteurs français, pour leur plus grand plaisir. Mais Kincaid est une auteure prolifique qui aime déplacer les perspectives et surprendre son lecteur : tous ses écrits ne sont pas encore traduits. Les vignettes et articles qu’elle avait publiés dans The New Yorker ne sont pas encore sur les rayons de la littérature étrangère en français, non plus que My Garden (book) publié en  aux États-Unis (et au Royaume Uni la même année sous le titre de My Favourite Plant : Writers and Gardeners on the Plants they Love).

Son œuvre a aussi fait l’objet d’innombrables études, articles, ouvrages et autres chapitres d’ouvrages collectifs en anglais. Elle figure dans de multiples programmes d’universités anglophones, que ce soit dans les cours de littérature postcoloniale en général, ou plus spécifiquement de littérature caribéenne, de la première année de Licence aux séminaires de doctorat. En France, elle figure aussi dans certains programmes universitaires même si c’est de façon plus res-treinte. Elle fait aussi l’objet d’études universitaires et d’études cri-tiques mais le plus souvent écrits en anglais dans des recueils, revues

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et ouvrages destinés à des lecteurs anglophones, par des universi-taires affiliés à des départements d’études anglophones. Quant aux analyses critiques de son œuvre qui ont été publiées en français, pour un public francophone, il faut bien admettre qu’elles sont fort rares : une étude de Patricia Donatien-Yssa (L’Exorcisme de la blés aux Éditions Le Manuscrit, ) qui porte principalement voire uniquement sur L’Autobiographie de ma mère et quelques articles en français, peu nom-breux (Florence Labaune-Demeule ou Nadia Yassine-Diab, auteure de ce présent ouvrage).

C’est la raison pour laquelle la publication de ce volume de PoCoPages est plus que bienvenue : il était temps, en effet, qu’un ouvrage en français soit enfin publié sur l’ensemble de l’œuvre de Kincaid. Yassine-Diab est parfaitement bien placée pour guider les lecteurs qui découvriraient cette auteure comme ceux qui voudraient approfondir la compréhension et l’analyse de son œuvre. En tant qu’universitaire elle n’a nullement oublié qu’elle était avant tout lec-trice. Son aisance à manier la théorie postcoloniale ne laisse jamais le texte de côté, sa langue est aussi fluide que celle de son auteure. Son approche n’est jamais uniquement synthétique ou uniquement analy-tique. Elle s’ajuste au texte, elle l’éclaire et le met en valeur, faisant une utilisation précise de concepts tels que littérature mineure, métissage, diaspora, créolisation ou rhizome. Les penseurs de la théorie postcolo-niale comme Paul Gilroy, Édouard Glissant, Homi Bhabha ou Edward Said sont à leur place et jouent leur rôle. Si la méthode est rigoureuse, l’organisation de la pensée structurée et les équilibres convaincants, l’écriture de Yassine-Diab n’enferme jamais son auteure et c’est peut-être sa plus grande qualité. La cohérence ne devient jamais système, la théorie se met au service du texte, le discours reste multiple et souple, comme l’écriture de Kincaid. Retracer la généalogie d’une écriture et d’une pensée protéiforme qui refuse tout binarisme est le fil rouge qui conduit la lecture et l’analyse.

À titre personnel, je suis particulièrement heureuse d’avoir pu contri-buer à la publication d’Aliénation et réinvention dans l’œuvre kincaidienne. En effet, Annie John a été le tout premier roman caribéen que j’ai lu il y a maintenant presque vingt-cinq ans et il a contribué à mon choix de faire de la littérature caribéenne mon domaine de recherche. Kincaid n’avait pas encore la renommée qu’elle a acquise à présent mais aujour-d’hui plus encore qu’hier, chacun de ses écrits peut avoir cet effet puis-sant et singulier sur la sensibilité et l’imaginaire des lecteurs que nous sommes.

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INTRODUCTION

Un des maux dont nous avons souffert du fait de la colonisation, c’est l’aliénation.

C’est-à-dire l’oubli de soi-même et de ses racines ¹.

Aimé C

La littérature caribéenne — de St John Perse à Derek Walcott en passant par V. S. Naipaul — occupe une place unique dans l’hori-zon culturel mondial. Reflet des soubresauts de son histoire et de sa géographie dispersée, la littérature de la Caraïbe qui a émergé en tant que telle durant la deuxième moitié du esiècle est l’incarnation de notre modernité et de ses contradictions : lieu d’expansion des grands empires coloniaux occidentaux, la Caraïbe est avant tout un point de rencontres, à la fois ligne de faille et pont entre les cultures dominantes et les cultures subalternes. En effet, la Caraïbe est un vivant palimp-seste où se superposent les cultures effacées des peuples premiers génocidés par les Européens, celles des esclaves d’Afrique de l’Ouest, puis celles des coolies indiens. Mais le vecteur de l’écriture est inva-riablement celui du maître colonisateur : dans chacune des sphères culturelles européennes, c’est bien une littérature dans la langue de la métropole qui se développe, mais une littérature en marge, presque connexe au canon occidental. Cette marginalité, cette présence para-doxale dans l’angle mort de l’écriture européenne, développe au sein de la littérature caribéenne un double mouvement, à la fois centrifuge et centripète, qui cherche tout à la fois à fuir la domination coloniale par des stratégies, par exemple, de créolisation de la langue — par effet de contre-colonisation — ou au contraire à retrouver le centre de cet . Extrait d’un entretien d’Aimé Césaire en , consultable en ligne à l’adresse suivante : www.lexpress.fr/culture/livre/aime-cesaire-je-ne-suis-pas-pour-la-repentance-ou-lesreparations_817538.html (consulté le  août ).

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empire en investissant et en s’appropriant le canon littéraire occiden-tal. Elleke Boehmer a d’ailleurs souligné le risque d’une trop grande simplification qui ignorerait ce double mouvement qui figerait, et donc déformerait l’écriture coloniale ou postcoloniale en les opposant l’une à l’autre :

[...] definitions of the postcolonial tend to assume that this category of writing is diametrically opposed to colonial literature. We are said to have on the one hand postcolonial subversion and plenitude, on the other, the single-voiced authority of colonial writing. The main difficulty with a warring dichotomy such as this is the limitations it imposes, creating definitions which, no matter how focused on plurality, produce their own kind of orthodoxy.

(Boehmer , ) L’écriture caribéenne — comme celle des cultures et nations issues des anciens empires coloniaux — entretient donc un double rapport avec la culture des anciens colons : la dialectique au cœur du texte que l’on qualifiera de « postcolonial » — la genèse et les enjeux idéo-logiques de ce terme seront étudiés — est bien cette forme d’inter-pellation unique fondée sur cette oscillation entre résistance et imi-tation, déterritorialisation et reterritorialisation, entre aliénation et réinvention.

Après ce bref cadrage théorique, quelques éléments sur l’auteure, Jamaica Kincaid, peuvent être rappelés. Sans vouloir retracer ici toute sa biographie ¹, il paraît essentiel de préciser qu’elle est née en  à Antigua dans les Petites Antilles sous le nom d’Elaine Potter Richard-son et qu’elle y a passé toute Richard-son enfance. Cet élément biographique est crucial car cette enfance caraïbe a largement influencé son écriture. Cela s’avère être aussi le cas d’autres écrivains postcoloniaux, géogra-phie et insularité étant au cœur de la littérature caribéenne postcolo-niale. Mais l’une des particularités de Kincaid est sans nul doute cette association délibérée et constante entre écriture et biographique, entre moi et moi autobiographique, cette confusion enivrante entre auteure et narratrice. Kincaid laisse transparaître dans son écriture son his-toire personnelle, ce que je pourrais appeler son héritage biographique. Elle porte aussi en elle un héritage littéraire, et cette étude commen-cera par la délimitation de cet héritage, de cette forme de traçabilité. . On pourra se référer par exemple à une brève biographie en ligne à l’adresse suivante : www.africultures.com/php/index.php?nav=personne\&no=3345 (consulté le  août ).

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À ce propos, dans son introduction à The World, the Text and the Critic en , Edward Said a différencié la notion de filiation à celle d’affi-liation, c’est-à-dire ce qui relève de l’héritage de ce qui relève d’une quête propre :

[...] if a filial relationship was held together by natural bonds and natu-ralforms of authority — involving obedience, fear, love, respect, and instinctual conflict — the new affiliative relationship changes these bonds into what seem to be transpersonal forms — such as guild consciousness, consensus, collegiality, professional respect, class, and the hegemony of a dominant culture. (Said , ) Aussi, quelques jalons peuvent être posés pour déterminer la lignée, notamment littéraire, dans laquelle Kincaid s’inscrit et quelle est la part de filiation et d’affiliation dans son écriture.

Beaucoup considèrent George Lamming comme le père littéraire de Kincaid car cet écrivain de la Barbade fait partie de ce qui est géné-ralement appelé la « première génération » d’écrivains de la caraïbe anglophone. Dans son roman autobiographique de , In the Castle of My Skin, Lamming aborde la question de l’endoctrinement colonial pendant l’enfance, ainsi que la problématique de l’aliénation de soi, deux thématiques retravaillées par Kincaid quelques décennies plus tard. Puis, dans The Pleasure Of Exile, en , Lamming aborde la ques-tion de la colonisaques-tion et du passé colonial, mais en s’identifiant cette fois-ci à Caliban, l’ancien roi de l’île devenu l’esclave monstrueux de Prospero dans l’œuvre shakespearienne The Tempest :

This island’s mine, by Sycorax my mother,

Which thou tak’st from me. When thou camest first,

Thou strok’dst me, and mad’st much of me ; wouldst give me Water with berries in’t ; and teach me how

To name the bigger light, and how the less, That burn by day and night : and then I lov’d thee And show’d thee all the qualities o’th’isle,

The fresh springs, brine-pits, barren place, and fertile. Cursed be I that did so ! — All the charms

Of Sycorax, toads, beetles, bats, light on you ! For I am all the subjects that you have, Which first was mine own king ¹.

. Cette citation est tirée de l’Acte I, scène , -. On pourra par exemple trouver le texte complet de The Tempest en ligne à l’adresse suivante : www.bartleby.com/70/ 1112.html (consulté le  août ).

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En adoptant ce renversement de point de vue, cette réécriture du canon britannique, Lamming remet en question la vision européenne de la colonisation qui subordonne les peuples colonisés et ouvre la voie à une nouvelle littérature alors appelée Littérature du Commonwealth, pour devenir quelques années plus tard Littératures du Commonwealth, puis littérature post-coloniale dans les années quatre-vingt, et enfin lit-térature postcoloniale à partir des années quatre-vingt-dix. Au même moment aux États-Unis, époque qui coïncide globalement avec le mou-vement des droits civiques, l’écrivain noir américain Ralph Ellison met en scène un afro-américain anonyme qui prend conscience de son invi-sibilité sociale du fait de la couleur de sa peau dans son ouvrage de , The Invisible Man. Nul ne contestera l’apport autobiographique de ce roman ; l’écriture devient un acte de réinvention, une stratégie visant à rendre l’invisible visible, et même dans le cas de Kincaid, à se « sauver ». À ce sujet, je procéderai à divers rapprochements entre la littérature et la critique antillo-américaine et noire américaine, en fai-sant par exemple référence à Ralph Ellison ou Henri Louis Gates, du fait de leur passé colonial commun. Ceci paraît d’autant plus intéres-sant que Kincaid réside depuis de nombreuses années aux États-Unis. Certains critiques la considèrent même comme une auteure améri-caine : auteure de la diaspora noire, elle prône une identité plurielle et ouverte, et cette étude s’efforcera de respecter sa pensée en utilisant des travaux de critiques à la fois noirs américains, antillais, français ou britanniques.

Mais avant de rentrer dans le vif du sujet de l’écriture kincaidienne, venons-en à la « deuxième génération » d’écrivains de la Caraïbe, eux-aussi en amont de Kincaid. Je prendrai ici l’exemple de l’écrivaine dominicaine Jean Rhys et de Wide Sargasso Sea. Ce roman de  donne un nouvel élan à la problématique du rapport entre domination et dépendance, à travers l’exemple de la relation d’un homme euro-péen et d’une femme créole aliénée. Rhys réécrit à son tour le canon en s’appuyant sur l’hypertexte de Charlotte Brontë, Jane Eyre. Elle met en scène la vie de la femme de Rochester, Bertha Mason, ici appelée Antoinette, et s’attache à écrire l’histoire coloniale d’un autre point de vue que le point de vue eurocentriste ¹. Ainsi, face à la question de savoir quel est le rapport entre histoire et littérature, je répondrai qu’elles sont toutes deux en interaction constante, la littérature faisant . On peut aussi penser à La Migration des cœurs de Maryse Condé, qui réécrit et répond à Wuthering Heights.

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état de diverses formes d’oppression pour mieux y répondre. Dans le cas présent, celui de la littérature postcoloniale, Merle Hodge ouvre la voie dès  avec son roman Crick Crack, Monkey : son personnage principal est un personnage féminin comme dans le roman de Rhys ; Tee quitte sa vie rurale avec sa tante Tantie à Trinidad, pour aller vivre à la ville avec tante Beatrice. Cette œuvre traite de l’imposition — et de l’aliénation qui en résulte — des valeurs culturelles et sociales colo-niales sur cette jeune fille qui très ironiquement rejoint le pays-mère, l’Angleterre, à la fin du roman, comme Annie John à la fin d’Annie John d’ailleurs. La femme s’approprie la parole et devient le sujet de l’action, plutôt que d’en demeurer l’objet. Ce n’est donc qu’à partir des années soixante-dix que l’on reconnaît les contributions des auteures caribéennes dans la littérature, avec par exemple les œuvres de Paule Marshall, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, fleurit ce que j’appellerai la « troisième génération » d’écrivains de la Caraïbe anglo-phone dans laquelle l’écriture kincaidienne se situe, s’affilie au sens saidien du terme. L’exemple de l’auteure d’origine jamaïcaine Michelle Cliff et de ses deux premiers romans, Abeng en  et No Telephone to Heaven en  illustrera mon propos ; tous deux mettent en scène, l’un à la suite de l’autre, la vie de Clare Savage, et constituent une réécriture assez provocante de l’histoire coloniale de la Jamaïque. Cette réécri-ture de l’histoire est d’ailleurs une thématique centrale dans l’œuvre kincaidienne, et résonne sur ce point en réseau avec les poèmes de la compagne de Cliff, Adrienne Rich, ou avec les références à l’esclavage dans les œuvres de Caryl Philips par exemple. Or, face à cette stratégie coloniale et eurocentriste, véritable entreprise de décervelage au sens où le colon inculque au colonisé le mépris de lui-même, plusieurs réac-tions littéraires, sociologiques, politiques et philosophiques voient le jour. Tout d’abord, les années cinquante voient émerger la pensée césai-rienne avec le Discours sur le colonialisme en , et le mouvement de la Négritude qui voulait revaloriser l’Afrique et les valeurs du monde noir en en appelant à l’humanité au-delà des races, des cultures ou des religions. Puis, dans les années soixante et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, en réaction à ce mouvement de la Négritude jugé trop essentialiste, Édouard Glissant développe le concept d’« antillanité » qui rompt avec les travaux d’Aimé Césaire en insistant sur l’impor-tance de réenraciner l’histoire et l’identité créole dans les Antilles, et non plus en Afrique : je citerai l’exemple de Le Discours antillais, publié en , qui demeure un ouvrage marquant pour son engagement

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anticolonialiste. Kincaid s’inscrit dans cette logique et refuse elle aussi toute position prônant un retour aux « sources » en Afrique, car elle considère que la communauté antillaise est loin d’être africaine. Elle le confirme lors d’un entretien qu’elle a donné à Gerhard Dilger :

Africa is not my home. In telling me « welcome home », they implied that my presence outside Africa was not permanent. [...] That was one thing, the other thing about the welcome-home-business is that it became clear to me that they would be very interested, if I did « go back home », in making a distinction between Africans in this way : there were Africans who had remained in Africa and there were Africans who were descended from slaves. I was descended from slaves, and they could find an advantage in that, and they could, because being descendant from a slave is not pretty. It’s not exactly the ancestral fam-ily you hoped for, you know, the founding member of your famfam-ily is a captured person. They were looking forward to this distinction in which they could be better. So they gave up. This was very sobering. I came back [from Kenya] and thought well, I’m just nobody. In this world I live in, I’m nobody, and I’m quite fine with me. In fact, I have the blood of quite a few different people running around inside me, but I don’t claim them. This is dead. I’m now. (Dilger , ) Sa position rejoint celle de la nouvelle génération d’écrivains antillais qui a suivi et qui s’est inspirée des travaux de Glissant sur l’antillanité et la créolisation : Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant disent d’ailleurs dans Éloge de la créolité, publié en , que « la créolité nous libère du monde ancien » (Chamoiseau, Bernabé, Confiant , ). En parallèle, Glissant continue ses travaux avec par exemple Poétique de la relation en  et Introduction à une poétique du divers en . Il participe alors à la naissance d’un nou-veau courant, celui à la fois de la poétique de la relation et de l’identité rhizomatique deleuzienne qui lui est si chère, et celui du concept de l’Atlantique noir developpé par le sociologue anglais Paul Gilroy dans The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness publié en . Ce concept même d’Atlantique noir est, dans le cadre de la diaspora, un espace de mobilité, de fluidité et d’hybridité qui interroge la forma-tion diasporique des identités noires en réfutant toute vision essentia-liste. Kincaid s’inscrit dans cet héritage. C’est donc dans ce contexte à la fois littéraire mais aussi théorique que je souhaite ancrer l’écriture kincaidienne, de manière à pouvoir mettre en exergue ses spécificités. En ayant grandi à Antigua, Kincaid a reçu — subi — une éducation coloniale. Elle a grandi avec cet héritage littéraire, culturel et historique.

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De par sa propre errance identitaire, ses propres questionnements, face à sa propre aliénation, elle a utilisé et utilise encore ses écrits comme un véritable laboratoire de réflexion et d’exploration, comme elle le dit dans de nombreux entretiens. Que faut-il entendre par ce terme, aliénation, qui est au cœur de la problématique ? En premier lieu, ce terme a une forte connotation marxiste : dans le monde capitaliste, le travailleur vend sa force de travail, sans saisir sa finalité. Il devient une simple pièce interchangeable, un rouage, tel une machine. Les travaux des sociologues américains des années cinquante et soixante, mais aussi et surtout ceux du psychiatre Frantz Fanon, ont contri-bué à étendre ce concept à d’autres domaines que celui du travail. Fanon a théorisé l’aliénation psychique provoquée par l’oppression coloniale dans Peau noire, masques blancs en  et dans Les damnés de la terre en  ¹. Il est aujourd’hui considéré comme un penseur-phare de l’anticolonialisme. L’aliénation est devenue peu à peu le résultat de l’intériorisation d’une forme d’oppression, la fragmentation résul-tante du hiatus entre sa propre définition identitaire et celle que la société assigne à l’individu. Fanon définit par exemple le colonisé dans Les damnés de la terre comme « un persécuté qui rêve en perma-nence de devenir persécuteur » (Fanon , ). Bénédicte Alliot, dans l’ouvrage édité par Andrée-Anne Kekeh-Dika et Hélène Le Dantec-Lowry, a même qualifié l’aliénation comme « lieu commun de la condi-tion (post-) coloniale » (Kekeh-Dika, Le Dantec-Lowry , ). J’ai donc choisi d’orienter la présente étude sur ce rapport entre aliénation et réinvention pour montrer en quoi, dans le cas de Kincaid, son alié-nation mène à sa réinvention. Sa voix est si particulière, si « violente » ou « agressive » certains diront, que beaucoup de critiques ont long-temps décrié son style en France, contrairement aux États-Unis où elle . Notons que la première édition de Les damnés de la Terre en  a été éditée par Maspéro, une édition créée en pleine guerre d’Algérie et réputée pour son enga-gement à gauche, ce qui lui a valu la censure politique. Dans la préface, Jean-Paul Sartre, lui-même connu pour son engagement politique également à gauche, sou-ligne d’ailleurs l’aliénation des peuples colonisés : « Fanon mentionne au passage nos crimes fameux, Sétif, Hanoi’, Madagascar, mais il ne perd pas sa peine à les condamner : il les utilise. S’il démonte les tactiques du colonialisme, le jeu complexe des relations qui unissent et qui opposent les colons aux “métropolitains” c’est pour ses frères ; son but est de leur apprendre à nous déjouer. [...] Fanon ne dissimule rien : pour lutter contre nous, l’ancienne colonie doit lutter contre elle-même. Ou plutôt les deux ne font qu’un ». Cette œuvre a ensuite été traduite dans plusieurs langues dont l’anglais sous le titre The Wretched of the Earth. Cette préface de Sartre est en ligne à l’adresse internet suivante : http://1libertaire.free.fr/Sartre1961Fanon.html (consulté le  août ).

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est l’une des auteures postcoloniales les plus étudiées et où elle a reçu de nombreux prix littéraires. Il est en effet difficile d’expliquer cette distorsion entre la perspective anglo-saxonne foisonnante — il y a de nombreux travaux sur Kincaid à l’étranger — et la pauvreté des études sur cette auteure en France ¹.

En quoi son écriture peut-elle être qualifiée de complexe ? Un pre-mier élément de réponse réside dans le fait que ses œuvres résistent à toute classification, à toute normalisation. Kincaid multiplie les genres et les catégories littéraires auxquels elle emprunte, créant et recréant sans cesse un style unique car hybride, mais surtout instable, reflet de sa propre mosaïque identitaire. Si la source de son aliénation s’avère être la figure maternelle dans bon nombre de ses écrits comme le premier chapitre le montrera, il faut également y voir une référence en filigrane au pays-mère, c’est-à-dire aux méfaits de la colonisation. Cet aspect sera abordé dans le deuxième chapitre pour apporter un éclairage sur la réaction particulière de Kincaid au problème de la filiation, de l’héritage, de la lignée, de la traçabilité identitaire, et par conséquent de l’enracinement. Si la littérature caribéenne provient d’une mosaïque culturelle, Kincaid se situe dans une problématique de l’affiliation et de la réappropriation : réappropriation du corps fémi-nin qui sert la réinvention identitaire, ce corps dépossédé par l’alié-nation maternelle et les codes culturels coloniaux rigides ; mais aussi réappropriation de l’histoire occultée de l’esclavage, et de l’espace accaparé par les colons. Cette volonté de réappropriation et de réin-vention est le terreau de la fertilité littéraire de Kincaid qui fait de son écriture le jardin de multiples hybridations, étudiées dans le troi-sième et dernier chapitre. L’écriture et le jardinage sont en effet pour Kincaid deux réponses originales aux discours monologique et hégé-monique de la colonisation, loin du concept d’une identité-racine. Face à cette hétérogénéité, à cette multiplicité, à cette poétique du divers et de l’ambivalence, j’espère rendre cohérent l’ensemble de ce corpus hétéroclite et original.

. Encore aujourd’hui, au moment de la rédaction de cet ouvrage, et à ma connais-sance, mon travail préliminaire de doctorat achevé en  reste la seule thèse à y être entièrement consacrée en France. J’espère de ce fait modestement contribuer à une meilleure appréhension et compréhension de son art.

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LA MÈRE, FIGURE JANUSIENNE AU CENTRE DE L’ALIÉNATION

Kincaid se positionne clairement dans une dynamique de réécriture du canon et de réinvention : elle emprunte aux différents genres lit-téraires dits « traditionnels » et ce faisant, incite le lecteur à remettre en question les genres littéraires et les frontières entre ces différents genres. La diversité du corpus kincaidien se veut le reflet de cette dynamique, corpus qui sera brièvement présenté. Les œuvres de fic-tion de Kincaid, par opposific-tion au reste de ses œuvres, sont géné-ralement les plus connues et les plus étudiées. Je pense en particu-lier à ce qui est souvent appelé « la trilogie » : Annie John, publié en , raconte l’enfance et l’adolescence du personnage éponyme dans les années cinquante et au début des années soixante, c’est-à-dire avant l’indépendance d’Antigua. Kincaid y dénonce l’aliénation de la jeune fille par rapport à sa mère, mais aussi au niveau national et politique, l’aliénation de la colonie par rapport au pays-mère. Lucy, publié en , est souvent considéré comme étant la suite d’Annie John puisqu’il retrace justement l’arrivée d’une immigrante antillaise de dix-neuf ans comme jeune fille au pair à New York. Lucy y découvre la société américaine et cherche à se forger une identité propre dans un pays cosmopolite. The Autobiography of My Mother, roman publié en , met en scène la vie de la mère du personnage principal, Xuela, comme moyen de découvrir sa propre identité, d’où le titre équivoque : l’autobiographie se distingue habituellement de la biographie du fait qu’elle se rapporte à soi, à sa propre expérience et non à celle d’une tierce personne. Ce roman a souvent été décrit comme une alternative à l’enfance d’Annie John, certains éléments se recoupant. La trilogie fait état d’une relation problématique, voire mortifère, à la mère : la protagoniste connaît une relation à la fois fusionnelle et conflictuelle avec sa propre mère, cherchant en grandissant à s’affirmer, à s’éman-ciper et à se réinventer, d’où la double problématique « Aliénation

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et réinvention ». Cette relation double à la mère, dont on trouve des traces également dans le recueil de nouvelles At The Bottom of the River, publié en , n’est pas sans rappeler la relation de Kincaid elle-même avec sa propre mère, ce qui soulève la question de l’apport autobiographique dans l’œuvre de Kincaid. Dans ce recueil, les nou-velles s’enchaînent mais ne se ressemblent pas, bien qu’elles tendent toutes à célébrer d’une certaine manière l’enfance caraïbe ¹ de la narra-trice. La première nouvelle du recueil, « Girl », véritable microcosme, contient déjà à elle seule un bon nombre des thèmes qui sont si chers à Kincaid, c’est-à-dire l’éducation coloniale et ses méfaits, la ventrilo-quie, les problèmes identitaires, l’Obeah et les traditions ancestrales, l’omniprésence et la toute-puissance de la mère et aussi du pays-mère par analogie.

Kincaid ne s’en tient pas à des œuvres uniquement fictionnelles ; elle explore les limites des genres et des frontières entre fiction et non-fiction. Dans My Brother publié en  par exemple, Kincaid retrace sous la forme d’un journal-mémoire la fin de vie de son frère Devon atteint du SIDA. Ce récit lui donne l’occasion de critiquer la situation de post-indépendance d’Antigua, comme dans son essai poli-tique A Small Place, publié en , dans lequel elle dénonce l’industrie du tourisme, le néocolonialisme américain et la corruption du gouver-nement de son pays d’origine, ce qui lui a attiré les foudres pendant plusieurs années de ce même gouvernement. C’est dans Mr. Potter, publié en , que Kincaid s’attaque à la figure paternelle dans ce qui s’apparente à un roman. Cette œuvre est au carrefour du roman, de la poésie et peut-être même de la comptine, tant les rythmes envoû-tants des répétitions, véritables refrains, traduisent l’émotion de la nar-ratrice à parler de ce père incapable d’aimer, de ce père-traître dont la vie ne semble avoir que peu de sens. Enfin, l’œuvre de Kincaid ne serait pas complète dans son exploration des genres et des limites de l’écri-ture, sans ses ouvrages sur le jardin, la flore et le jardinage (comme par exemple My Garden (Book) () ou encore Among Flowers : A Walk in the Himalaya en ). Elle y tisse en effet un lien très étroit entre jardin et colonialisme, entre jardin et Histoire. Dans ces deux ouvrages, elle . Certains critiques découpent le recueil en trois sous-groupes : « Girl », « In the

Night », « At Last » et « Wingless » remettent en question la « permanence de la perte »

et explorent les moyens de revenir en arrière ; « Holidays », « The Letter from Home » et « What I Have Been Doing Lately » parlent de diverses sensations contradictoires de l’enfance ; « Blackness », « My Mother » et « At the Bottom of the River », la narratrice tente de faire face à la crise de la perte, se sentant effacée.

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emprunte au manuel de jardinage, au roman, au journal intime et au récit de voyage. Kincaid reproduit dans sa propre écriture ce qu’elle fait avec ses plantes : elle expérimente. Elle développe de nouvelles stratégies d’écriture qui ne se limitent à aucun genre littéraire et qu’elle réinvente sans cesse.

La diversité du corpus kincaidien en rend la définition du genre par-ticulièrement problématique. En effet, le fait que Kincaid s’essaye à plusieurs styles et emprunte à plusieurs genres fait qu’il est difficile de la situer et de « classer » le genre de son œuvre. Elle explore et expérimente les limites des genres, les mélange, les croise au point de créer son propre style à son image, c’est-à-dire changeant, la transgéné-ricité et la transmédialité ¹ étant au cœur de son œuvre. Face à son refus d’aliénation aux conventions et au dogme du genre, elle joue sur leurs limites et les dénature pour mieux les réinventer. Les genres qu’elle utilise, tout comme les différentes variétés de fleurs qu’elle plante dans son jardin, se contaminent mutuellement, donnant un résultat hybride aux influences multiples, transculturelles. Dans un entretien avec Rose sur The Autobiography of My Mother, Kincaid revendique sa non-appartenance à tout groupe :

When I am writing, [...] I feel responsible only to tell the truth as I know it, but I don’t feel responsible to any group. I feel responsible to be a good citizen but I don’t feel that I need represent any group story ². Refusant d’être un porte-parole, son objectif semble évidemment être de se réinventer par l’écriture. MacDonald-Smythe résume cette position en expliquant que Kincaid s’intéresse surtout aux relations de pouvoir, indépendamment de toute autre considération ethnique (MacDonald-Smythe , ). En tant que femme, Kincaid a bien conscience du fait qu’elle doive non seulement conserver mais égale-ment créer un espace de liberté, et elle le fait par l’écriture. Cet espace est pour elle imaginaire, une matérialisation physique de son propre espace ³. Dans un entretien avec Rose, elle dit que contrairement à son personnage Xuela dans The Autobiography of My Mother, elle ne se sent pas doublement aliénée, du fait de son sexe et de la couleur de sa peau. . On définit souvent la transmédialité comme la conjonction de plusieurs systèmes d’information et de communication, le croisement des médias.

. Charlie R, « An Interview : Jamaica Kincaid », Programme télévisé Charlie

Rose, er mars , www.charlierose.com/view/interview/6341 (consulté le  janvier

).

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Pourtant, elle n’a de cesse de représenter cette double aliénation au travers de ses personnages féminins, et notamment au travers de la relation qu’elles ont avec leur propre mère. J’ai choisi, dans ce premier chapitre, d’orienter mon étude vers la figure maternelle : dans quelle mesure la mère est-elle au centre de l’aliénation ? Je montrerai qu’elle est le vecteur et le médium de l’endoctrinement colonial, ce qui permet-tra d’introduire progressivement les enjeux culturels, socio-politiques et éthiques de cette relation.

La figure maternelle est prédominante voire omniprésente dans l’écriture kincaidienne ; elle occupe tout le devant de la scène paren-tale. Par conséquent, la figure paternelle brille par sa quasi-absence, conférant ainsi à la mère un statut de « reine-mère », l’idéal de la jeune fille étant dans l’imitation de — voire dans la fusion avec — sa mère.

Identification avec la figure maternelle : la figure du double

La quasi-vénération que la jeune fille entretient pour sa mère œuvre en contrepoint de l’absence du père. Dans The Autobiography of My Mother, son père se retrouve seul avec la petite Xuela, la mère étant morte en couches, et il la confie à une nourrice peu de temps après sa naissance :

When my mother died, leaving me a small child vulnerable to all the world, my father took me and placed me in the care of the same woman he paid to wash his clothes. It is possible that he emphasized the dif-ference between the two bundles : one was his child, not only his only child in the world but the only child he had with the only woman he had married so far ; the other was his soiled clothes. He would have handled one more gently than the other, he would have given more careful instructions for the care of one than the other, he would have expected better care for one than the other, but which one I do not know, because he was a very vain man, his appearance was very

important to him. (AM, )

Ce passage met en évidence la solitude de la petite fille et le désintéres-sement manifeste de son père qui ne sait pas faire la différence entre un tas de linge sale et sa fille. La comparaison avec un « bundle », un tas, assimile Xuela à une charge, un poids et même dans ce cas précis à une tâche ménagère. J’y vois un écho au « bundle » Dickensien, Pip, archétype de l’orphelin, qui est décrit en ces termes au début de Great Expectations : « [...] and that the small bundle of shivers growing afraid of

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it all and beginning to cry, was Pip. » (Dickens , ). Dans l’extrait de The Autobiography of My Mother, les deux « bundle » sont mis au même plan, ce qui surprend le lecteur et ne peut le laisser indifférent : Xuela, en réalité, se voit refuser un statut d’être humain et d’être vivant. Elle essaye d’imaginer et de recréer ce que son père a pu dire à la nourrice, sans aucune certitude, comme le montre l’utilisation à trois reprises du conditionnel antérieur, irréel du passé, (would+have+participe passé). Elle en arrive même à douter de son amour puisqu’elle n’exclut pas la possibilité qu’il préfère ses habits, son apparence, à sa fille (« his appear-ance was very important to him »). Par la suite, il se remarie et ne vient plus la voir, la laissant aux mains de Ma Eunice qui ne la ménage pas et sur laquelle je reviendrai. À l’école, elle se met à écrire en secret des lettres à son père, lettres qu’elle n’a pas l’intention de lui envoyer, car elles sont avant tout un exercice de style :

The exercise of copying the letters of someone whose complaints or perceptions or joy were of no interest to me did not make me angry then — I was too young to understand that vanity could be a weapon as dangerous as any knife ; it only made me want to write my own letters, letters in which I would express my own feelings about my own life as it appeared to me at seven years old. I started to write to my

father. (AM, )

La triple répétition de « own » souligne la volonté de Xuela de dépasser le stade du simple recopiage au profit d’une écriture plus personnelle et plus créative pour affirmer davantage son existence. Ces lettres lui permettent également d’afficher son mal-être :

I wrote, « My dear Papa, » in a lovely, decorative penmanship, a pen-manship born of beatings and harsh words. I would say to him that I was mistreated by Ma Eunice in word and deed and that I missed him and loved him very much. I wrote the same thing over and over again. It was without detail. It was nothing but the plaintive cry of a small animal : « My dear Papa, you are the only person I have left in the world, no one loves me, only you can. I am beaten with words, I am beaten with sticks, I am beaten with stones, I love you more than anything, only you can save me. » (AM, ) Après l’image du « tas », du « bundle », la comparaison avec un petit animal ici est à nouveau déshumanisante et souligne sa vulnérabilité. La triple répétition de « I am beaten with » fait référence aux mauvais traitements physiques et psychologiques que Ma Eunice lui fait subir. À ce premier stade de l’écriture, Xuela manque de créativité et en est

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réduite à répéter en boucle le même message (« over and over again »). Tandis que sa solitude transparaît à nouveau (« you are the only person I have left in the world »), elle cherche un sauveur mais même s’il vient la chercher et l’emmène dans son nouveau foyer, elle ne trouvera jamais avec lui l’amour du père dont elle a besoin. Plus loin, elle tentera de se convaincre pourtant qu’il l’aime : « He must have loved me then, but he never told me so. I never heard him say those words to anyone » (AM, ).

Dans Lucy, la seule référence faite au père est celle de sa mort et de la souffrance que cela cause à Lucy :

I stood still in silence. My head ached, my eyes ached, my mouth was dry but I could not swallow, my throat ached, inside my ears was the sound of waves wanting to break free but only dashing themselves against a wall of rocks. I could not cry. I could not speak. I was trying to get the muscles in my face to do what I wanted them to do, trying

to gain control over myself. (L, )

Cet extrait met en relief le silence ambiant et le mutisme de Lucy à l’annonce de la mort de son père. La paralysie de la douleur (le verbe « ached » est répété trois fois, et l’auxiliaire modal « could not » est répété deux fois) est en opposition avec son état intérieur déchaîné, comme le souligne l’image des vagues qu’elle ne parvient pas à évacuer (« the sound of waves wanting to break free »). La métaphore maritime est utili-sée à d’autres occasions pour traduire l’état psychique de la jeune fille, comme dans The Autobiography of My Mother : « A great sea of what I did not know opened up before me, and its powerful treacherous currents pulsed over my head repeatedly until I was sure I was dead » (AM, ). Ici, la mer est associée à la tristesse liée à la perte de sa mère qu’elle ne connaîtra jamais, et à toute la part d’inconnu que comporte le monde dans lequel elle vit. Mais elle est aussi associée à la mort, puisque Xuela imagine que sa tête est pleine de mer qui la « tue » à coup de vagues, une belle métaphore de l’afflux de sang à chaque battement de cœur. Ce lien entre mer et mort sera exploré plus en avant de cette étude.

Enfin, dans Mr. Potter, l’absence du père est matérialisée par une ligne qui divise la narratrice, ligne qui rappelle celle sur le certificat de naissance à la place du père, suite à une dispute entre sa mère et son père :

And those last harsh words my mother and father, Annie and Drickie, said to each other [...] led to Mr. Potter’s never seeing my face when I was newly born or anytime soon after, and led to my having a line drawn through me, that space where Mr. Potter’s name ought to be in

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full with my father and his name, it is not empty either, it only has a line drawn through it, and that line is drawn through me.

(MP, -) La coordination des deux propositions « it only has a line drawn through it » et « that line is drawn through me », accentue le parallèle entre le « it », le certificat de naissance, et le « me », Xuela. Cette ligne réelle sur le papier devient une ligne imaginaire. Cette ligne du vide, qui n’est précisément pas vide, est une ligne symbolique de l’absence mais aussi du rejet volontaire de la paternité (« that space where Mr. Potter’s name ought to be in full »). Cette ligne est d’ailleurs l’une des caractéristiques qu’elle partage avec son père qui a lui-même perdu son père :

And Mr. Potter was born with a line drawn through him, for his father’s name did not appear on his certificate of birth and it was always said about him that he had a line drawn through him, and by this, it was meant that he had no father, no father’s name was written in that col-umn on his birth certificate, only a line had been drawn through it, and that line meant no one was his father. (AM, ) La répétition des formes négatives (« no » et « no one ») accentue cette absence, ce manque. Cette ligne est donc une tradition familiale, une caractéristique qui se transmet comme des caractéristiques génétiques ; la forme du nez que le père transmet à sa fille ou à ses filles ici, en plus du manque d’amour en est un autre exemple ; paradoxalement, ce nez est indirectement une proclamation de la ligne paternelle ; la fille tente de rectifier la « rature » maternelle qui évince le père :

And all of his daughters lived with all these mothers in houses that had only one room and four windows and sometimes two doors, and Mr. Potter did not love them, not the daughters and not their mothers, and not the houses in which they lived, or the streets where they lived in the houses, or the villages in the streets and the houses that had only one room. And all these daughters looked like him, they all bore his nose, a broad piece of bone covered with furled flesh lying in the mid-dle of his face, and his nose was itself, just his nose, and could reveal nothing about him, not his temperament, not his inadequacies, not all that made up his character, his moral character, his nose revealed noth-ing about him, only that all his children, girls, bore his nose, their noses

were exact replicas of his. (MP, -)

La répétition à six reprises de « all » dénote une volonté de généralisa-tion et d’exhaustivité de la narratrice : malgré leur grand nombre, les filles de Mr. Potter ont toutes le même nez, celui du père, comme s’il

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avait paradoxalement « signé son œuvre ». Ce nez est une signature physique, la marque de la filiation de Mr. Potter. Le nez est une repro-duction partielle du père à l’identique, comme l’est la couleur des cheveux dans The Autobiography of My Mother :

[...] he had many children with many different women in these places where he had lived, and they were all boys and they could tell that they were the sons of John Richardson because they all had the same red hair, a red hair of such uniqueness that they were all proud to have it, the hair of John Richardson. (AM, ) Cet extrait met en avant cette même volonté d’exhaustivité par l’uti-lisation de « many » (deux fois) et de « all » (trois fois). La narratrice de Mr. Potter imagine de la même manière que son père la reconnaîtra par ce trait distinctif, ce qui constitue en soi une réponse à la ligne, ce signe d’appartenance dont elle a tant besoin : « And how glad I was to be alive and to hear Mr. Potter say that I was his and my nose was his and I was his through his nose [...] » (MP, ). Pourtant, face à ce besoin de reconnaissance, d’appartenance, elle doit se contenter d’imaginer cette reconnaissance de filiation, d’appartenance à une lignée ; elle ne peut que fantasmer ce qui n’arrivera jamais. Cette ligne du « vide », entre en résonance avec la ligne d’indifférence et de haine qui sépare la narratrice de son père dans Mr. Potter :

Mr. Potter never saw me at all, for he had caused a line to be drawn through me, and my mother, using her formidable will, anger, and imagination, had driven a sharp knife into the heart of Mr. Potter and that hear was the little bundle of money meant to be the beginning of a life Mr. Potter had in mind for himself, and in that way another line was born, this line was drawn between me and Mr. Potter and that line was firm and for our whole lives it remained unbreachable and love could not touch it, for hatred and indifference were its name.

(MP, ) Le manque d’amour paternel est ici matérialisé par une ligne qui se dresse comme une cloison séparative entre eux, étanche ; bien qu’elle soit « firm » et « unbreachable », cette ligne est le seul lien qu’elle ait avec lui :

[...] this line drawn through me binds me very much to him and even as it was very much meant to show that I did not belong to him, that I belonged to no one male, that I did not have a father, that no one had fathered me, and that I was a female and came from the female line and belonged to my mother and my mother only. (MP, )

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Absence et vide sont à nouveau mis en avant par l’utilisation de « no one » (deux fois) et de la forme négative (une fois), la narratrice réaf-firme sa filiation : elle se place dans la lignée de sa mère, en excluant son père (« and my mother only »). Les sociologues Livia Lesel, Edith Clarke et plus récemment Orlando Patterson, s’accordent à dire que la disparition du rôle du père et de l’époux est une conséquence directe de l’esclavage :

The second certain consequence of slavery was that it was most viru-lent in its devastation of the roles of father and husband. The reason is obvious. Slavery was quintessentially about one person assuming, through brute force and the legalized violence of his government, abso-lute power and authority over another. The slave was reduced in law and civic life to a nonperson. (Patterson , ) Le terme de « nonperson », utilisé par Patterson, fait écho à l’absence de la figure paternelle dans les œuvres kincaidiennes. Lesel, dans les années soixante, s’était appuyé sur les travaux de l’anthropologue Raymond T. Smith pour définir la société antillaise comme étant matrilinéale et matrifocale :

[...] les Sciences Sociales, dans la deuxième moitié du e siècle,

s’accordent à définir la famille afro-américaine comme matrifocale, c’est-à-dire marquée par le pouvoir accru de la mère et par l’absence de père. [...] La relation mère-enfant constitue donc l’unité centrale de base du groupe familial. (Lesel , -) Patterson, près de quarante ans après, s’inscrit donc dans la lignée des travaux de Lesel et de Clarke lorsqu’il montre que la source profonde, historique, de cette matrifocalité est aussi l’esclavage :

[...] there is a third point to note about the forced adaptation to slav-ery. [...] the slaves as property were legally defined as persons either bought as slaves or born to a slave mother. For this reason, slave motherhood had legal status and was jealously guarded by the slave-holder. Hence, while slavery and the slave master decimated the roles of father and husband and indeed all other significant male roles [...] they strengthened the bond between mother and child and reinforced the preexisting agricultural roles of women. (Patterson , ) La double conséquence de l’esclavage sur la société antillaise et afro-américaine contemporaine est donc le démantèlement des rôles au sein de la famille, ce que Patterson nomme « the ethnocidal assault on gender roles, especially those of father and husband, leaving deep scars in the relations

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between Afro-American men and women » (Patterson , ). L’intensité de la relation mère-fille est directement corrélée à l’absence du père, comme conséquence de l’Histoire de la Caraïbe mais aussi au fait que la mère exclut le père et le dépossède de son rôle, pour mieux « pos-séder » sa fille. Le père est ainsi soit absent, soit peu aimant, ce qui renforce d’autant plus l’omniprésence de la mère et l’admiration que le personnage de la fille a pour sa mère.

Comment la figure maternelle est-elle représentée dans l’écriture kincaidienne ? L’analogie la plus évidente est celle entre la mère et une sainte ou une reine, ce qui renforce dans un contexte postcolo-nial l’aliénation des colonies au pays-mère qui est détaillée dans le deuxième chapitre. Dans Annie John, Annie est entièrement et littéra-lement subjuguée par sa mère qu’elle décrit à plusieurs reprises de manière romancée. Elle l’adule, contrairement à son père :

When my eyes rested on my father, I didn’t think very much of the way he looked. But when my eyes rested on my mother, I found her beautiful. Her head looked as if it should be on a sixpence. What a beautiful long neck, and long plaited hair, which she pinned up around the crown of her head because when her hair hung down it made her too hot. Her nose was the shape of a flower on the brink of opening. Her mouth, moving up and down as she ate and talked at the same time, was such a beautiful mouth I could have looked at it forever if I had to and not mind. Her lips were wide and almost thin, and when she said certain words I could see small parts of big white teeth — so big, and pearly, like some nice buttons on one of my dresses.

(AJ, -) La description qu’elle en fait laisse transparaître la vision romantique qu’elle a de sa mère. Chaque partie de son corps est beau, comme le souligne l’hypotypose : la tête est détaillée en un long cou — peut-être faut-il voir dans cette « élongation » de certains membres une esthé-tique maniériste, d’autant plus que le teint de la mère est réputé pour être plus pâle que la moyenne — , une tresse, un nez, une bouche, des lèvres et des dents. Son nez est comparé à un bouton de fleur, et ses dents à la nacre luxueuse et raffinée de la perle. Il est cependant inté-ressant de noter qu’elle se contente ici d’en faire un portrait. Annie l’imagine sur une pièce de monnaie (« a sixpence ») et cet exemple n’a rien d’anodin. Ceci n’est pas sans rappeler en effet le profil de la reine sur les pièces britanniques, référence à l’éducation coloniale de la jeune-fille. La description des cheveux relevés au dessus de la tête en couronne ne fait qu’ajouter un élément de plus à la dimension royale

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de ce portrait. Ce faisant, elle met sa mère au même plan que « sa » reine (Antigua n’ayant acquis son indépendance qu’en ), et cette analogie est problématique d’un point de vue psychologique mais aussi dans un contexte de pré-indépendance. Cette représentation de la mère-reine et cette même image de la couronne de cheveux sont d’ailleurs reprises dans Mr. Potter :

And my mother Annie Victoria Richardson, her hair then, as a young woman of sixteen and then seventeen and then eighteen and then still a young woman at twenty-five when she met Mr. Potter, her hair then was long and black and waved down her back past her shoulders, and sometimes she wore her hair in two plaits pinned up around the crown of her head [...] How beautiful she was then [...]. (MP, ) Notons que le deuxième prénom de sa mère est le prénom de la reine Victoria elle-même, ce qui ne fait que souligner davantage l’analogie. L’effet d’accumulation crée par la polysyndète (« and then » est utilisé trois fois), ainsi que l’utilisation de l’adverbe « still » donne l’impres-sion que le temps n’a pas d’effet sur sa mère, qu’elle ne vieillit pas, comme si elle existait en dehors du temps, éternelle.

Le rapport entre la mère et la fille est donc d’autant plus fusionnel dans Annie John qu’il est exclusif quand Annie est petite, et qu’elle n’a que peu ou pas de rapports avec son père, comme je l’ai déjà dit. Pour commencer, Annie partage avec sa mère le même prénom. Je les dis-tinguerai donc par Annie Senior pour la mère et Annie Junior pour la fille. Ceci est d’autant plus troublant que les robes d’Annie Junior sont faites dans le même tissu que celui de sa mère, comme deux sœurs jumelles :

My mother and I had many dresses made out of the same cloth, though hers had a different more grownup style, a boat neck or a sweetheart neckline, and a pleated or gored skirt, while my dresses had high necks with collars, a deep hemline, and, of course, a sash that tied in the back. (AJ, ) Il leur arrive aussi d’avoir la même odeur, lorsqu’Annie Senior lui prête son talc parfumé, ce qu’elle vit comme une faveur, un avantage : « How it pleased me to walk out the door and bend my head down to sniff at myself and see that I smelled just like my mother » (AJ, ). Sa mère fait plus que la nourrir ; elle va parfois même jusqu’à pré-mâcher sa nourriture : « my mother would first chew up pieces of meat in her own mouth and then feed it to me ». (AJ, ) Ce même épisode est relaté dans My Brother, ce qui

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crée un effet de résonance d’une œuvre à l’autre et renforce le « moi autobiographique » :

My own powerful memories of her revolve around her bathing and feeding me. When I was a very small child and my nose would become clogged up with mucus, the result of a cold, she would place her mouth over my nose and draw the mucus into her own mouth and then spit it out ; when I was a very small child and did not like to eat food, com-plaining that chewing was tiring, she would chew my food in her own mouth and, after it was properly softened, place it in mine.

(MB, ) La mère aspire aussi le mucus du nez de la petite fille, comme des vases communicants, comme si la mère et la fille n’étaient en fait qu’un seul corps. La scène de la baignade qui suit apporte un autre éclairage sur le lien qui les unit :

My mother and I often took a bath together. Sometimes it was just a plain bath, which didn’t take very long. Other times, it was a special bath in which the barks and flowers of many different trees, together with all sorts of oils, were boiled in the same large caldron. We would then sit in this bath in a darkened room with a strange-smelling candle burning away. As we sat in this bath, my mother would bathe different parts of my body ; then she would do the same to herself. (AJ, ) L’adverbe de fréquence « often » ainsi que la répétition de l’auxiliaire modal « would » insistent sur le caractère répétitif de ce genre de scène dans laquelle elles se baignent ensemble, éclairées à la bougie ce qui met en relief le côté mystique de la scène. Le rituel est tou-jours le même : Annie Senior lave le corps de sa fille avant de laver le sien, comme si ces deux corps n’en formaient qu’un et que l’un n’était que le prolongement de l’autre. J’ai déjà osé la comparaison avec deux sœurs jumelles pour ce qui est de l’apparence physique. De nom-breux critiques considèrent que cette scène du bain est une régression à la vie utérine en voyant dans l’eau un symbole du liquide amnio-tique. Cette resémiotisation permet de comprendre la profondeur du lien mère-fille. De nombreux travaux de psychologie et de la critique féministe pourraient apporter un autre éclairage sur ce lien complexe mère-fille. Par souci de synthèse, je me limiterai dans l’immédiat à un exemple. Toril Moi, dans son ouvrage Sexual/Textual Politics : Feminist Literary Theory, reprend les travaux de Lacan qui mettent en évidence la période pré-Oedipienne (ou Ordre Imaginaire) où l’enfant pense

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faire partie de sa mère. C’est le père qui, en venant briser cette dyade, permet à l’enfant d’entrer dans l’Ordre Symbolique :

The Imaginary and the Symbolic Order constitute one of the most fundamental sets of related terms in Lacanian theory and are best explained in relation to each other. The Imaginary corresponds to the pre-oedipal period when the child believes itself to be a part of the mother, and perceives no separation between itself and the world. In the Imaginary there is no difference and no absence, only identity and presence. The Oedipal crisis represents the entry into the symbolic

order. (Moi , )

Or, en l’absence physique ou symbolique du père, la fille reste dans l’Ordre Imaginaire. Roni Natov suggère quant à elle que l’eau du bain, symbole du liquide amniotique, est un vestige de ce qui les liait aupara-vant pendant la grossesse. Elle affirme que ce rituel associé à la toilette fait partie du culte, une forme de vaudou antillais, symbolisant le prin-cipe féminin à Antigua. Ce bain est en fait une manière de créer et de recréer un lien spirituel entre la mère et la fille : « This act of spiritual bonding represents Annie’s entry into an exclusive female world and affirms her “primal intimacy with her mother” » (Natov , ). Telle un nourris-son, Annie ne reconnaît pas la séparation entre son corps et celui de sa mère. Plus encore que de deux « sœurs » jumelles, l’on pourrait parler de sœurs siamoises.

L’épisode de la baignade, qu’Annie retrace dans l’essai autobiogra-phique qu’elle doit produire à l’école, renvoie cette même image de l’eau qui réunit la mère et la fille. Annie souligne qu’elles se baignent nues, car on pensait alors que l’eau était bénéfique pour les reins : « Since this bathing in the sea was a medicine and not a picnic, we had to bathe without wearing swimming costumes » (AJ, ). Annie a peur de nager seule dans la mer.

The only way I could go into the water was if I was on my mother’s back, my arms clasped tightly around her neck, and she would then swim around not too far from the shore. It was only then that I could forget how big the sea was, how far down the bottom could be, and how filled up it was with things that couldn’t understand a nice hallo. When we swam around in this way, I would think how much we were like the pictures of sea mammals I had seen, my mother and I, naked in the seawater, my mother sometimes singing to me a song in a French patois I did not yet understand, or sometimes not saying anything at all.

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La comparaison avec les mammifères marins met en avant le fait qu’Annie et sa mère sont dans leur élément, l’élément aquatique étant généralement associé au principe féminin. Natov utilise le terme laca-nien de « pré-oedipien » pour décrire le monde dans lequel Annie vit à ce stade de son développement. Bien entendu, cette omniprésence de l’eau est à rapprocher de la situation géographique d’Antigua, c’est-à-dire son insularité, mais je montrerai par la suite que le symbolisme de l’eau est double. Cette scène de la baignade est d’ailleurs reprise dans Mr. Potter ce qui crée à nouveau un effet de résonance, d’écho d’une œuvre à l’autre.

And once, while I stood on the shore watching my mother swim in the waters off Rat Island, she took a deep dive and disappeared from my sight and my sense of loss, loss of her, my mother, was so beyond my own understanding that to this day, just to remember it, places me on the edge of just before falling into nothingness, a blank space that is dark and without borders and will always be so. (MP, ) Dans cette scène, la mère et la fille ont à nouveau une relation très fusionnelle. Annie s’identifie entièrement à sa mère et lorsque cette dernière disparaît sous l’eau, Annie se sent désorientée et menacée. Sans elle, elle n’aurait pas d’existence propre et imagine qu’elle tom-berait dans un espace vide (« nothingness ») qu’elle décrit comme une sorte d’abyme sombre et infini, une sorte d’enfer. La sociologue jamaï-caine Clarke, dans son ouvrage mythique My Mother who Fathered Me, a fait une étude de la famille en tant qu’entité dans la société jamaïcaine des années soixante, et elle fut, comme je l’ai dit, l’une des premières à décrire les effets de l’esclavage sur les sociétés contemporaines. Elle s’est particulièrement intéressée aux rôles de chacun et aux relations entre les différents membres de la famille. Elle parle notamment de la dépendance réciproque entre la mère et la fille et la considère comme un trait caractéristique de la société antillaise : « This cycle of recipro-cal dependence is part of the social pattern of the mother-child relationship, impressed on the child by the mother herself, and by the society into which he grows » (Clarke , ).

Cette dépendance au sein de la dyade mère-fille va même jusqu’au désir d’union formelle. Dans At The Bottom of the River, dans la nouvelle « In the Night », la petite fille s’imagine qu’elle va épouser la « red-skin woman » et qu’elle vivra en harmonie avec elle :

Now I am a girl, but one day I will marry a woman — a red-skin woman with black bramblebush hair and brown eyes, who wears skirts that

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