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OU LA RÉINVENTION D’UN ESPACE À SO

L’écriture kincaidienne foisonne de références à d’autres domaines artistiques, tels que la photographie, la peinture et le jardinage. Cette diversité artistique et esthétique se retrouve dans les genres littéraires même de l’écriture kincaidienne, puisque Kincaid écrit également des ouvrages sur le jardinage et la botanique. Mary Lou Emery a déjà insisté sur l’importance de l’art visuel dans les stratégies littéraires de décolonisation ¹ (Emery , ), ce qui s’applique à Kincaid. Autant la photographie que la peinture, et même l’agencement esthétique d’un jardin, peuvent rentrer dans cette catégorie des « arts visuels ». Ce troisième et dernier chapitre étudiera l’importance de l’interaction entre ces différents arts et l’écriture kincaidienne, « the cross-pollination of images, ideas and concepts » (Chamberlain , ) à laquelle Mary Chamberlain fait référence lorsqu’elle cite les travaux de Hall, Harney et Gilroy entre autres. L’étude de cette fertilisation croisée et d’enrichis- sement mutuel entre les arts permettra de définir en quoi au final ils contribuent à la réinvention d’un espace propre au sein de l’écriture.

 La photographie : « l’art de l’objectif »

Plusieurs références sont faites à la photographie dans l’œuvre de Kincaid : elle-même a étudié cet art dans sa jeunesse. Elle le confirme d’ailleurs à Cudjoe dans un entretien : « I studied photography at the New York School for Social Research in New York, at night, as well as some other things — but mainly photography » (Cudjoe , ). Dans Lucy, la pro- tagoniste aime les photos de personnes ordinaires ; elle utilise l’adjectif « ordinary » deux fois :

. « The importance of visuality to literary strategies of decolonization » (Emery , ).

Mariah had given me a book of photographs I particularly liked. They were photographs of ordinary people in a countryside doing ordinary things, but for a reason that was not at all clear to me the people and the things they were doing looked extraordinary — as if these people and these things had not existed before. (L, ) La photo révèle ces personnes ordinaires sous un nouveau jour, un jour « extra-ordinaire » : elle les montre comme jamais auparavant, au point qu’elle leur offre une renaissance grâce au regard du lec- teur, grâce à « l’état de grâce du regard » décrit par George Salles (, ). La photographie met ainsi en avant cette capacité de l’art à « rendre nouveau » ce qui est pourtant déjà connu, ce qui relève du domaine de l’ordinaire. Dans son ouvrage sur la photographie La chambre claire, Barthes oppose le Studium (le goût de quelque chose ou de quelqu’un) au Punctum (le détail poignant d’une photo). Le Stu- dium s’exprime dans une « photographie unaire », une photographie banale, qui n’a pas l’intention de troubler celui qui la regarde, qui n’a pas de Punctum : « La Photographie est unaire lorsqu’elle transforme emphatiquement la “réalité” sans la dédoubler, la faire vaciller [...] ; la Photographie unaire a tout pour être banale [...] » (Barthes , -). Or, pour Kincaid, même les photographies de l’ordinaire ne sont pas quelconques ; elles peuvent avoir leur Punctum ; elles peuvent troubler celui qui les regarde, du fait qu’elles rendent l’ordinaire extra- ordinaire. L’essayiste et romancière américaine Susan Sontag dans On Photography, avance l’idée que le fait de photographier l’ordinaire est en somme une manière de redéfinir le beau et le laid, en choisissant de donner de l’importance ou de mettre en valeur tel ou tel élément. Comme tout choix est nécessairement subjectif, elle en conclut que photographier l’ordinaire est un mode d’expression : « Photographing and thereby redeeming the homely, trite and humble is also an ingenious means of individual expression » (Sontag , ).

Lucy a choisi ce mode d’expression : elle apprécie ces photos qui relèvent presque d’un reportage sur le quotidien et se plaira même, un peu plus loin, à capturer l’ordinaire à son tour avec son objectif puis à placarder les photos sur les murs de sa chambre :

All around me on the walls of my rooms were the photographs I had taken, in black-and-white, of the children with Mariah, of Mariah all by herself, and of some of the things I had acquired since leaving home. I had no photographs of Lewis and no photographs of myself. I was trying to imitate the mood of the photographs in the book Mariah had given me, and though in that regard I failed completely, I was pleased

with them all the same. I had a picture of the children eating toasted marshmallows ; a picture of them with their bottoms facing the cam- era — their way of showing me how disgusted they were with requests for more smiles ; a picture of Mariah in the middle of an elaborate preparation of chicken and vegetables cooked slowly in red wine ; a picture of my dresser top with my dirty panties and lipstick, an unused sanitary napkin, and an open pocketbook scattered about. [...] Why is a picture of something real eventually more exciting than the thing

itself ? (L, -)

Cela est une manière pour elle de gagner du pouvoir sur la réalité qui l’entoure, ce que Brancato appelle « Lucy’s need to fix and control reality with her own gaze » (Brancato , ). En placardant les murs de sa chambre de ces morceaux de scènes de vie, elle tente de remodeler la réalité qui l’entoure à son goût, en fonction de sa perception, obligeant ainsi le lecteur à voir le monde à travers ses yeux et son objectif. Jauss, dans Pour une esthétique de la réception, avait avancé l’idée de la fonc- tion créatrice de l’art : « [...] la fonction de l’œuvre d’art n’est pas seule- ment de représenter le réel, mais aussi de le créer » (Jauss , ). Or, dans le cas de Lucy, cette forme de création par la photographie reste incomplète (« though [...] I failed completely, I was pleased with them all the same »). Elle dit tenter d’imiter l’approche artistique d’autres pho- tographies qu’elle a vues dans un livre mais Lucy n’est pas satisfaite de ses tentatives d’imitation dont le résultat reste imparfait. Cet extrait met en évidence la recherche d’authenticité dans l’approche de Lucy : elle fait la liste des différents objets qui se trouvent être sur la photo, sans pour autant qu’ils aient été agencés de manière esthétique et sans aucune hiérarchisation apparente. Les enfants, quant à eux, se refusent à sourire de manière artificielle sur une photo, ce qui souligne à nou- veau l’approche réaliste de Lucy. Cependant, le fait que les photos de Lucy ne soient qu’en noir et blanc montre bien que ce n’est pas vrai- ment la vraisemblance avec la réalité qui l’intéresse, mais bien « l’enca- drement » de cette réalité afin de mieux contrôler son environnement, mais aussi de l’immortaliser dans le temps.

Les photos de Lucy sont des créations artistiques atemporelles ; elles enferment le temps et le figent. Emery explique que Lucy se pose en créatrice d’images (« a creator of images ») plutôt qu’en prisonnière d’images des autres, d’où le fait qu’elle ne parvienne pas à « imiter » les photos des autres :

Lucy becomes the painter, drawing on her dreams and historical mem- ories, to invent herself as a creator of images rather than a prisoner of

them. As a character, she does not consolidate, nor does she float away like smoke ; rather, she improvises a self within an ongoing series of contradictions and ambivalences. (Emery , ) Emery conclut en disant que la photographie est pour Lucy une manière de s’inventer et de se réinventer, au-delà de toute recherche de cohérence, dans l’acceptation de ses propres contradictions. Lucy admet d’ailleurs l’importance de l’intuition et de la créativité artistique dans la création de son « moi » :

I understood that I was inventing myself, and that I was doing this more in the way of a painter than in the way of a scientist. I could not count on precision and calculation. I could only count on intuition.

(L, ) Ces personnes qu’elle photographie dans la rue n’ont aucune indivi- dualité, qu’elles font simplement partie de la scène qu’elle prend en photo :

I mostly liked to take pictures of people walking on the street. They were not pictures of individuals, just scenes of people walking about, hurrying to somewhere. I did not know them, and I did not care to. I would try and try to make a print that made more beautiful the thing I thought I had seen, that would reveal to me some of the things I had not seen, but I did not succeed. (L, ) Lucy oppose ces individus et leur histoire unique, aux scènes de vie qu’elle photographie, anonymes. Elle s’attache ici à la capture de l’ins- tant et à essayer de le rendre plus beau. Elle cherche à mettre en valeur la beauté de l’ordinaire, à l’affût du petit détail qui rendra sa photo émouvante, poignante, ce qui rejoint la définition de Barthes du « Punctum » :

Dans cet espace, très habituellement unaire, parfois (mais, hélas, rare- ment) un « détail » m’attire. Je sens que sa seule présence change ma lecture, que c’est une nouvelle photo que je regarde, marquée à mes yeux d’une valeur supérieure. Ce « détail » est le punctum (ce qui me

point). (Barthes , )

Mais malgré ses efforts, elle ne parvient pas encore à passer de l’imita- tion à la création. Paradoxalement, elle cherche à se réinventer par la photographie en empruntant des images aux autres, et non en utilisant les siennes. L’étude du jardin révèlera qu’en ce sens, il est une forme d’expression qui permet davantage l’investissement personnel direct dans la création.

Le personnage de Lucy met aussi en avant un autre trait autobiogra- phique de l’écriture kincaidienne : Kincaid elle-même est aussi fasci- née par l’ordinaire et tente d’imiter le « réel ». Dans My Garden (Book), Kincaid raconte qu’elle choisit de copier la vie d’autres personnes, pour combler le vide de sa propre vie :

When I was young and living far away from my family, my life was almost completely empty of domestic routine, and so I made a fetish of the way ordinary people in families lived inside their homes. I read women’s magazines obsessively and would often cook entire meals (involving meats in tins and frozen vegetables) from the recipes I found in them. One year I made an entire Thanksgiving dinner that was the same Thanksgiving dinner a family somewhere in the Midwest ate every year. This meal was featured in one of the magazines I read all the time, and the portrayal of these people and their food was so com- pelling to me that not only did I make the entire meal, but after Sandy Frazier and I ate it, I called up the Midwestern family and told them what I had done ; they seemed perplexed and flattered. I then wrote a « Talk » story for The New Yorker about the whole episode, which I believe brought to an end that particular expression of alienation in

my life. (MGB, -)

Dans cet extrait, la photographie et le magazine sont un point de départ vers la construction du réel de Kincaid, qui n’est en fait qu’un simu- lacre, une imitation du réel de cette famille du Midwest, comme si Kincaid vivait par procuration. Elle reproduit ce qu’elle a vu dans ce magazine féminin, avant de se rendre compte du caractère aliénant de cette séquence : elle revit la journée de quelqu’un d’autre. Or, c’est dans l’écriture (ici dans une de ses « Talk Stories ») qu’elle s’approprie et se réinvente la scène. Je montrerai plus loin que l’écriture est une forme de création qui permet de dépasser l’imitation, voire de subver- tir et de réinventer la réalité. La photographie quant à elle, du moins au stade de Lucy, encadre, immortalise, capture.

La photographie permet aussi aux personnages kincaidiens de cap- turer l’invisible. Dans Mr. Potter, la protagoniste décrit une photo d’elle lorsqu’elle était jeune :

I can see myself in a photograph when I was seven years old, and from seeing my face, I look vacant, from looking at my face, I seem as if I am without content of any kind, but it is only the absence of Mr. Potter

that is written on my face. (MP, -)

Kincaid utilise ici les termes « vacant », « without content of any kind » et « the absence of » pour mettre en avant l’absence, le vide, comme

si cela pouvait transparaître dans la photo. Cette dernière reflète ici l’absence de Mr. Potter. Elle donne accès à une réalité pourtant nor- malement invisible pour l’œil. Pour Salles, « l’art est matière, nous y accédons par nos sens » (Salles , ). Kincaid souligne cependant en quoi un monde de penser intellectualiste ou empiriste est réducteur. Le père de la poïetique du sensible Maurice Merleau-Ponty, n’a jamais écrit précisément sur la photographie. Ce penseur a néanmoins inter- rogé le problème de la perception et de la vision. Pour lui comme pour Kincaid, la photographie ne peut être réduite à un procédé de duplica- tion mécanique de la réalité. Merleau-Ponty a argumenté qu’il y avait une relation dialectique entre l’homme et le monde. Dans le cas de la photographie, il convient d’interroger dans quelle mesure l’image per- met réellement de saisir la profondeur du monde et de sa réalité, si elle est véritablement une ouverture sur le monde réel, ou une simple image uniforme sans regard. Dans On Photography, Sontag interroge la relation qu’entretient la photographie avec la réalité. Elle en vient à dissocier la photographie de la peinture, bien qu’elles soient toutes deux des activités artistiques :

[...] for all the ways in which, from the s on, painters and pho- tographers have mutually influenced and pillaged each other, their procedures are fundamentally opposed. The painter constructs, the photographer discloses. (Sontag , ) Sontag met ici en avant le pouvoir de révélation de la photographie. Plus qu’une simple représentation de la réalité, la photographie peut donc révéler, voire modifier le réel. Dans Annie John, Annie efface le visage des invités sur la photo de mariage de ses parents, ainsi que la moitié inférieure des photos de sa famille :

None of the people in the wedding picture, except for me, had any face left. In the picture of my mother and father, I had erased them from the waist down. In the picture of me wearing my confirmation dress, I had erased all of myself except for the shoes. When my father came home, I heard him say, « Poor Miss, she can’t even be left alone for a short

while ». (AJ, )

Force est de constater qu’en effaçant tous les visages sauf le sien, elle tente de les faire supprimer pour mieux exister et s’affirmer. Ces effa- cements sont le reflet de son propre doute identitaire d’une part, mais ils sont aussi liés à la colonialité : Annie adopte paradoxalement ici l’attitude du colon qui gomme l’Autre dans sa quête du pouvoir. Les chaussures sont désignées par le déictique « the » car il ne s’agit pas de

n’importe quelle paire de chaussures. Comme elle l’avait expliqué un peu auparavant dans la même œuvre, sa mère ne voulait pas qu’elle les porte le jour de sa communion. Annie et elle s’étaient disputées à ce sujet :

There was a picture of me in a white dress in which I had just been received into Communion for the first time, wearing shoes that had a decorative cutout on the sides. When I had bought those shoes and showed them to my mother, she said that they were not fit for a young lady and not fit for wearing on being received in church. We had an enormous fight over the shoes [...]. (AJ, -) Sa mère ne voulait pas qu’elle porte ces chaussures-là parce qu’elles ne correspondent pas au canon de ce que porte la jeune fille modèle en se rendant à l’église ; nous retrouvons ici la même opposition entre « slut » et « lady ». Le fait qu’elle ne garde que ces chaussures-là est significa- tif puisque ce faisant, elle réaffirme son droit à la résistance face à ce qu’elle vit comme une oppression. Elles sont donc le symbole de cette rébellion. Enfin, elle précise dans la citation précédente qu’elle a effacé la photo de ses parents en ne laissant que leur buste. De nombreux critiques, tels que Natov, Paravisini ou Ferguson par exemple, ont vu dans cette image un signe de son refus de reconnaître la sexualité de ses parents. Cela lui permet notamment d’imaginer qu’elle empêche la venue d’éventuels frères ou sœurs qui viendraient perturber encore plus la situation en réduisant le temps que sa mère pourrait lui allouer. À travers ses personnages, Kincaid donne l’illusion que la photo a un pouvoir performatif, qu’elle peut changer la réalité en fonction des désirs de ses personnages. Il en est de même pour cette volonté qu’ont certains de ses personnages d’encadrer le monde pour mieux le contrô- ler et d’avoir une prise sur lui. Lorsque Paul montre à Lucy la photo qu’il a prise d’elle, elle se voit dans le cadre de cette photo, comme prisonnière et se refuse d’être « possédée » :

He brought us a large bouquet of small yellow roses, and he gave me a photograph he had taken of me standing over a boiling pot of food. [...] That was the moment he got the idea he possessed me in a certain way, and that as the moment I grew tired of him. (L, ) Les roses du bouquet sont jaunes, couleur symbolique du colonialisme. En lui offrant ce bouquet, Paul espère la « conquérir » (au sens propre et au sens figuré), tout comme il espère s’approprier Lucy, la posséder en la photographiant. Comme le dit Sontag, « there is something predatory in the act of taking a picture. To photograph people is to [...] [turn] people

into objects that can be symbolically possessed » (Sontag , ). Ainsi, encadrer les personnes et les objets revient à les placer sous contrôle, à les posséder symboliquement. D’une certaine manière, Annie rêve de contrôler également le monde et la réalité en les noyant, en mettant le monde sous l’eau : « I was feeling how much [...] the whole world into which I was born had become an unbearable burden and I wished I could hold it underwater until it died » (AJ, -). Dans son article « On Seeing England for the First Time », la narratrice veut aussi réduire l’Angleterre en miettes en l’écrasant entre ses mains, comme si elle pouvait, dans un élan surnaturel, passer outre les contraintes de la physique :

[...] finally then, I saw England, the real England, not a picture, not a painting, not through a story in a book, but England, for the first time. In me, the space between the idea of it and its reality had become filled with hatred, and so when at last I saw it I wanted to take it in my hands and tear it into little pieces and then crumble it up as if it were clay,

child’s clay. (Kincaid , )

En encadrant l’Angleterre du regard (« I saw England »), Kincaid se place en position de pouvoir sur le pays-mère. Elle oppose ici la repré- sentation de l’Angleterre, celle avec laquelle elle a grandi au travers des livres, des images et des peintures, de l’éducation coloniale, à la réalité : le « pays-mère » est démystifié, rabaissé à l’état d’un simple tas de boue. La précision apportée par le groupe nominal en appo- sition dans « clay, child’s clay » ajoute un degré supplémentaire à la volonté d’humiliation de l’auteure. Elle rend l’Angleterre insignifiante

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