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Reference

La propriété intellectuelle confrontée aux réseaux

DE WERRA, Jacques

DE WERRA, Jacques. La propriété intellectuelle confrontée aux réseaux. In: IRPI. Vers une rénovation de la propriété intellectuelle ? - 30e anniversaire de l'IRPI . Paris :

LexisNexis, 2014. p. 51-67

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:36253

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et de droit des obligations

Faculté de droit de l’Université de Genève

La propriété intellectuelle confrontée aux réseaux

La célébration du trentième anniversaire de la création de l’Institut de recherche en propriété intellectuelle offre une très belle occasion de faire le point sur l’évolution du droit de la propriété intellectuelle face au défi des réseaux numériques et ce, dans le contexte d’une réflexion plus générale sur la nécessité de rénover le régime de protection offert par le droit de la propriété intellec- tuelle1. C’est un plaisir particulier de venir célébrer cet événement à Paris depuis Genève, sachant que le développement des réseaux numériques et de l’internet a connu une étape déterminante à la frontière franco-suisse puisque c’est à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), située à la frontière franco-genevoise, que le World Wide Web a été créé par Tim Berners-Lee2.

Depuis lors, l’usage des réseaux a explosé, provoquant une évolution profonde et durable de la société, qui va naturellement bien au-delà du seul domaine de la propriété intellectuelle. S’agissant de ce dernier, force est de constater que les réseaux numériques ont incontestablement été des stimulateurs d’innovations juridiques. Ils ont en effet poussé les autorités (tant les tribunaux que les régulateurs) à adapter le cadre légal à l’environnement numérique, afin de faire face aux nouvelles menaces créées par l’univers en ligne. Qu’il s’agisse de

1.La présente contribution reflète la présentation faite lors du colloque du 28 nov. 2012.

2.V. le site http://home.web.cern.ch/fr/about/birth-web ; v. aussi l’article « Il y a vingt ans, le Web entrait dans le domaine public » :Le Temps(journal suisse), 30 avr. 2013 (« Il y a vingt ans, le CERN faisait une déclaration annonçant qu’un logiciel peu connu appelé World Wide Web était dans le domaine public. C’était le 30 avr. 1993 et c’est ainsi que s’ouvrirent les vannes qui allaient déverser le Web dans le monde entier »).

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droit des marques1ou de droit d’auteur2, les autorités publiques3et privées4, internationales, régionales et nationales, n’ont pas tardé à réagir afin de répondre à ces nouveaux défis, en adoptant des textes légaux ou des lignes directrices (sans force contraignante)5. L’existence de ces normes n’a toutefois pas empêché le recours fréquent aux tribunaux qui ont ainsi été amenés à définir les contours et les limites de la protection des droits de propriété intellectuelle sur les réseaux numériques, en dépassant d’ailleurs parfois le domaine propre du droit de la propriété intellectuelle. Preuve en est le récent arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme qui a décidé (à l’unanimité) dans l’affaireNeil et Sunde Kolmisoppi c/ Suède (requête no40397/12) que la condamnation pénale des deux cofondateurs de « The Pirate Bay » (une plate-forme en ligne qui permet la mise à disposition et l’échange de fichiers numériques) pour complicité de violation de droit d’auteur, ne violait pas leur liberté d’expression6.

Peut-on dès lors considérer aujourd’hui, compte tenu de (et grâce à) cette importante activité réglementaire et à l’abondance de la jurisprudence rendue, que le droit de la propriété intellectuelle a atteint une phase de maturité et répond ainsi efficacement aux défis posés par les réseaux numériques ? La modestie et l’honnêteté forcent à répondre par la négative7. Certes, on peut estimer que certaines questions ont trouvé des solutions désormais relativement éprouvées, parfois affinées par la jurisprudence8.

1.En particulier l’adoption de l’Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy(http://www.icann.org/

en/help/dndr/udrp) par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers(ICANN) en 1999.

2.Spécifiquement l’adoption en 1996 à Genève des « Traités internet de l’OMPI », soit le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (WCT) et le Traité de l’OMPI sur les performances et phonogrammes (WPPT), http://www.wipo.int/copyright/fr/activities/wct–wppt/wct–wppt.html.

3.A` commencer par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).

4.Par ex. l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers(ICANN) qui est une « California Nonprofit Public-Benefit Corporation » (http://www.icann.org/en/about/governance/bylaws).

5.On évoquera ici à titre d’exemple la recommandation commune concernant la protection des marques, et autres droits de propriété industrielle relatifs à des signes, sur l’internet adoptée par l’assemblée de l’Union de Paris pour la protection de la propriété industrielle et l’assemblée générale de l’OMPI à la trente-sixième série de réunions des assemblées des E´tats membres de l’OMPI des 24 sept.-3 oct. 2001, publication OMPI 845 accessible à : http://www.wipo.int/export/sites/www/about-ip/fr/development–iplaw/pdf/pub845.pdf.

6.L’arrêt rendu le 19 févr. 2013 est accessible (en anglais) à http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/pages/sear ch.aspx?i=001-117513.

7.La réflexion est conduite ici dans une perspective européenne, étant relevé que la situation est sensiblement la même ailleurs dans le monde.

8.On peut mentionner ici la question de la responsabilité de certains fournisseurs de services en ligne, par ex. pour ce qui concerne le service Adwords de Google, l’arrêt de la CJUE du 23 mars 2010,Google c/ Louis Vuitton Malletier SA(aff. C-236/08 à C-238/08).

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Il suffit toutefois de prêter attention aux nombreuses questions soumises ces derniers mois à la Cour de justice de l’Union européenne1 par les tribunaux de différents E´tats membres pour constater que des volets importants de la protection des droits de propriété intellectuelle sur les réseaux restent encore nébuleux. Il en va ainsi en particulier de la question de la légalité sous l’angle du droit d’auteur de la mise à disposition d’une œuvre par le moyen de liens hypertextes (soit la prestation de fournir un lien cliquable, linking2, ou de cadrage, framing)3 au contenu protégé d’un site tiers, de même que celle de la faculté de se prévaloir d’une exception au droit d’auteur pour usage privé en cas de téléchargement, lorsque la mise à disposition originelle de l’œuvre était illicite4.

La présente contribution ne pouvant naturellement prétendre faire un état des lieux général de l’application du droit de la propriété intellectuelle sur les réseaux numériques5, l’accent sera mis sur deux défis particuliers posés par les réseaux, qui représentent des enjeux majeurs pour le droit de la propriété intellectuelle : le globalisme des réseaux (I) et le rôle central de la technologie dans le fonctionnement des réseaux (II), qui conduiront à évoquer quelques perspectives pour l’avenir (III).

1.Sans pouvoir exposer ici les questions parfois fondamentales tranchées par les tribunaux nationaux : preuve en est le très récent arrêt rendu par la UK Supreme Court dans l’affaireThe Public Relations Consultants Association v The Newspaper Licensing Agency & Ors[2013] UKSC 18 du 17 avr. 2013 dans lequel Lord Sumption expose l’importance de la question litigieuse : « This appeal raises an important question about the application of copyright law to the technical processes involved in viewing copyright material on the internet ».

2.Demande de décision préjudicielle du Svea Hovrätt suédoise (aff.Svensson et al. c/ Retriever Sverige, aff. C-466/12) déposée à la CJUE le 18 oct. 2012 concernant l’interprétation de l’art. 3 § 1 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, en lien avec un site internet de recherche et de veille offrant à ses abonnés un service d’accès à des œuvres protégées, contre paiement et la fourniture par une personne autre que l’auteur de l’œuvre ou ses ayants droit d’un lien sur sa page web donnant accès à l’œuvre protégée.

3.Le Bundesgerichtshof allemand a ainsi soumis à la CJUE la question de savoir si le « framing » constitue une communication de l’œuvre au public par décision du 16 mai 2013 (réf. I ZR 46/12 – Die Realität) ; v.

le communiqué de presse du Bundesgerichtshof du 16 mai 2013, « Bundesgerichtshof legt dem Gerichtshof der Europäischen Union Frage zur urheberrechtlichen Zulässigkeit des “Framing” vor » : http://juris.bundesge- richtshof.de/cgi-bin/rechtsprechung/document.py?Gericht=bgh&Art=pm&Datum=2013&Sort=3&nr=64107&pos

=0&anz=89&Blank=1.

4.Demande de décision préjudicielle du Hoge Raad hollandais (aff. ACI ADAM, C-435/12) concernant l’interprétation de l’art. 5 § 2 et 5 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information et de l’art. 14 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avr. 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle.

5.Une thématique importante, qui ne peut qu’être mentionnée ici, est celle de la guerre des brevets (patent war) qui fait rage sur le marché des télécommunications et dessmartphones(ordiphones) : de la résolution de ces litiges dépend en définitive la question fondamentale des moyens d’accès (mobile) des internautes aux réseaux numériques ; sur cette question, v. l’article accessible à http://www.lemonde.fr/guerre-des-brevets/

et l’article de Charles Duhigg/Steve Lohr, In Technology Wars, Using the Patent as a Sword,New York Times

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I – Globalisme des réseaux

Les épineuses et encore nombreuses questions relevant du droitmatériel de la propriété intellectuelle qui sont encore ouvertes ne doivent pas occulter la difficulté des questions juridiques qui surgissenten amont de l’application du droit matériel. En effet, la globalité des réseaux malmène parfois le principe de territorialité, pilier historique du droit (international) de la propriété intellec- tuelle en vertu duquel les E´tats conservent un large pouvoir de régir les agisse- ments opérés sur leur territoire et de conférer des droits exclusifs indépendam- ment de l’éventuelle protection de tels droits dans d’autres E´tats1. Le droit de la propriété intellectuelle est ainsi ancré dans un certain localisme. Or, le globalisme qui est immanent aux réseaux numériques crée une tension avec le localisme historique du droit de la propriété intellectuelle. Cette tension peut s’exprimer de différentes manières, qu’il s’agisse de la volonté des opérateurs du marché de chercher àcréer un certain localisme afin d’en tirer des avanta- ges (A), ou au contraire de la possibilité d’éviter le localisme car celui-ci présente des inconvénients (B), ou, plus généralement, que l’on tente de définir juridiquement la notion de localisme dans l’univers des réseaux (C).

A – Avantages du localisme

Le globalisme des réseaux engendre la création d’un marché universel des services en ligne, qui s’affranchit par principe de toute frontière géographique et permet dès lors aux opérateurs d’offrir des services globaux à un public mondial d’internautes. Il arrive toutefois que cette approche globale soit restreinte par des réglementations locales exigeant un lien de rattachement géographique avec un territoire donné afin de fournir des services en ligne. C’est précisément ce qui a été prévu par la réglementation européenne en matière d’enregistrement de noms de domaine eu. Le règlement 733/2002/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 avril 2002, concernant la mise en œuvre du domaine de premier niveau .eu prévoit en effet que les titulaires de noms de domaine <.eu>

doivent être domiciliés ou avoir leur siège dans le territoire de l’Union2, ce

7 oct. 2012 (accessible à : http://www.nytimes.com/2012/10/08/technology/patent-wars-among-tech-giants-can- stifle-competition.html).

1.V. par ex. l’arrêt du Tribunal fédéral suisse du 22 sept. 2011 (réf. 6B-50/2011), considérant 4.1 : « En vertu du principe de la territorialité des droits de propriété intellectuelle, l’acquisition d’un droit exclusif sur un bien immatériel dans un pays n’entraîne pas la reconnaissance de ce droit dans d’autres pays. Ainsi, l’enregistrement d’une marque dans un E´tat n’exclut pas que celle-ci soit utilisée librement ailleurs, voire qu’elle devienne l’objet d’un droit d’exclusivité au profit de tiers [...] ».

2.Art. 4 al. 2 b.

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afin de permettre au marché intérieur d’« acquérir une visibilité accrue sur le marché virtuel fondé sur l’internet »1. La réglementation applicable prévoit en outre un enregistrement par étapes qui octroie un traitement préférentiel aux titulaires de certains droits antérieurs protégés dans l’Union européenne, en leur permettant de réserver en priorité le nom de domaine correspondant à leur droit2. Ce privilège est aussi étendu aux « licenciés de droits antérieurs sur ces noms »3.

Ainsi – comme on pouvait s’y attendre –, certains opérateurs qui ne remplissaient pas la condition de rattachement géographique avec le territoire de l’Union européenne ont tenté de contourner cette condition, en créant un tel lien et en cherchant à bénéficier d’un certain localisme. C’est précisément ce qui a donné lieu au litige ayant fait l’objet de l’arrêt de la CJUE du 19 juillet 2012 dans l’affairePie Optiek SPRL c/ Bureau Gevers SA, European Registry for Internet Domains ASBL (C 376/11). Dans cette affaire, une société américaine (Walsh Optical) a fait enregistrer le nom de domaine www.lensworld.eu par l’intermé- diaire du cabinet de propriété intellectuelle belge Bureau Gevers SA sur la base d’une marque Benelux dont Walsh Optical était propriétaire et d’un contrat de licence conclu par cette dernière avec le cabinet Gevers, ce dans le but de bénéficier de la priorité d’enregistrement prévue par la réglementation applicable.

En procédant ainsi, la société américaine a tenté de créer un localisme au sein de l’Union européenne. Elle n’a toutefois pas atteint le but escompté, la CJUE tranchant que le Bureau Gevers SA ne pouvait pas être considéré comme un licencié d’un droit antérieur, le contrat conclu ne constituant pas, selon l’appré- ciation de la Cour, un contrat de licence4.

En faisant abstraction de la particularité de la question litigieuse en l’espèce – Bureau Gevers est-il un preneur de licence au sens de la réglementation applicable ? –, l’intérêt de cette affaire est tout d’abord de venir confirmer que la globalité des réseaux n’empêche pas que des exigences de rattachement géographique avec un territoire donné puissent être posées par les régulateurs qui imposent ainsi un certain localisme. Elle démontre également que l’imposition de telles exigences peut naturellement pousser les opérateurs du marché à tenter de créer un tel localisme, parfois de manière abusive. Un défi de l’application du droit de la propriété intellectuelle sur les réseaux consiste précisément à

1.Considérant 6.

2.Art. 12 § 2 troisième alinéa du règlement no874/2004 de la Commission du 28 avr. 2004, établissant les règles de politique d’intérêt général relatives à la mise en œuvre et aux fonctions du domaine de premier niveau .eu et les principes applicables en matière d’enregistrement.

3.Ibid.

4.Au sens de l’art. 12 § 2 troisième alinéa du règlement 874/2004.

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déterminer comment des exigences de localisme peuvent être aménagées de manière efficace et équitable.

B – Inconve´nients du localisme

Le droit international de la propriété intellectuelle obéit au principe du traitement national1. Ce dernier vise essentiellement à interdire que les titulaires étrangers de droits de propriété intellectuelle soient traités de manière moins favorable que les titulaires nationaux (locaux) par le droit de propriété intellectuelle local.

Il prohibe ainsi l’octroi de privilèges locaux. Le droit international n’interdit par contre pas la discrimination inversée (à rebours), soit celle sur le fondement de laquelle les titulaires locaux seraient traités moins favorablement que les titulaires étrangers. Il peut ainsi se produire que les titulaires de droits nationaux soient soumis à des conditions plus restrictives que les titulaires étrangers. Dans le même esprit, il est possible que le droit de la propriété intellectuelle local (national) impose des conditions plus strictes à l’exercice des droits de propriété intellectuelle relatifs à des biens intellectuels locaux – les biens qui présentent un certain localisme –, par rapport aux exigences posées pour les biens intellectuels étrangers. C’est précisément ce que prévoit le droit d’auteur américain en matière d’enregistrement des œuvres auprès de l’office du droit d’auteur américain (Copyright Office). Même s’il n’exige pas que les œuvres soient enregistrées pour obtenir la protection du droit d’auteur2, il institue un système en vertu duquel le dépôt est nécessaire pour faire valoir judiciairement la protection du droit d’auteur : aucune action civile en violation de droit d’auteur sur une United States workne peut être intentée avant qu’un pré-enregistrement ou un enregistrement de l’œuvre concernée ait été effectué3. Ce régime particulier s’applique aux œuvres américaines (United States work) qui sont définies comme étant (notamment) les œuvres publiées pour la première fois aux E´tats-Unis d’Amérique ou publiées simultanément aux E´tats-Unis et dans un E´tat non- membre des traités internationaux en matière de droit d’auteur liant les E´tats- Unis4. La notion de lieu de publication de l’œuvre et donc celle d’œuvre américaine qui en découle ont assez logiquement posé des difficultés aux tribu-

1.Art. 3 Adpic, qui prévoit toutefois certaines exceptions et limitations.

2.US Copyright Act (17 U.S.C. 408(a) : « registration is not a condition of copyright protection »).

3.17 U.S.C. 411(a) : « Except for an action brought for a violation of the rights of the author under section 106A (a), and subject to the provisions of subsection (b), no civil action for infringement of the copyright in any United States work shall be instituted until preregistration or registration of the copyright claim has been made in accordance with this title [...] ».

4.17 U.S.C. 411(a) : « For purposes of section 411, a work is a “United States work” only if — (1) in the case of a published work, the work is first published — (A) in the United States ; (B) simultaneously in the

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naux dans le contexte des réseaux numériques : comment peut-on déterminer le lieu de publication dans un E´tat donné (ou dans deux ou plusieurs E´tats simultanément) et donc créer un certain localisme si la publication a lieu en ligne sur les réseaux globaux? La question n’est pas théorique, car si l’œuvre est considérée comme une œuvre locale – soit en l’occurrence comme une œuvre américaine –, elle doit être enregistrée avant qu’une procédure civile en contrefaçon du droit d’auteur puisse être intentée devant les tribunaux américains.

Cette question a fait l’objet de litiges devant différents tribunaux américains et ceux qui ont été amenés à la trancher ne l’ont pas fait de manière uniforme.

Un tribunal du Delaware a ainsi décidé que la notion d’œuvre américaine ne pouvait pas être appliquée largement en cas de publication sur internet, sous peine de forcer les titulaires de droit d’auteur à se plier à l’ensemble des contraintes et formalités découlant du droit local dans toutes les juridictions depuis lesquelles l’œuvre serait rendue accessible en ligne, ce qui serait contraire au but de la Convention de Berne1. Par contraste, un autre tribunal – en Floride – a estimé que la publication d’une œuvre sur internet peut avoir pour effet que l’œuvre ainsi publiée constitue une œuvre américaine au sens du droit d’auteur américain et peut ainsi devoir être soumise au formalisme du droit d’auteur américain2.

Ces litiges enseignent que l’application de la propriété intellectuelle – ici le droit d’auteur – sur les réseaux ne peut s’affranchir de contraintes locales et que de telles contraintes peuvent – paradoxalement – être plus strictes pour les œuvres américaines (United States works) que pour les œuvres étrangères : mieux vaut en droit d’auteur américain bénéficier du statut d’œuvre étrangère, dès lors que ce dernier permet d’échapper à certaines contraintes du formalisme du droit d’auteur américain3, plutôt que d’être soumis au statut d’œuvre améri-

United States and another treaty party or parties, whose law grants a term of copyright protection that is the same as or longer than the term provided in the United States ; (C) simultaneously in the United States and a foreign nation that is not a treaty party » [...].

1.Moberg v. 33T LLC , 666 F. Supp. 2d 415 (D. Del. 2009) décidant que la publication de photographies posées sur un site internet allemand www.blaugallery.com ne constitue pas une publication simultanée aux E´tats-Unis et en Allemagne de sorte que les œuvres concernées ne sont pas des œuvres américaines.

2.Kernal Records Oy v. Mosley, 794 F. Supp. 2d 1355 (S. D. Fla. 2011) ;Kernel Records Oy v. Mosley, 694 F.3d 1294 (11thCir. Fla. 2012) ;Kernel Records Oy v. Mosley, 2013 U.S. Lexis 2959, 81 U.S.L.W.

3579, 2013 WL 372937 certiorari denied (U.S. 15 avr. 2013) : en l’espèce, aucune preuve n’a pu être apportée que l’œuvre avait été publiée à l’étranger et ne constituait ainsi pas une œuvre américaine (soumise aux formalités), de sorte que l’action en contrefaçon de droit d’auteur a été rejetée (faute pour le demandeur d’avoir respecté les conditions d’enregistrement de l’œuvre auprès duCopyright Office).

3.Les titulaires d’œuvres étrangères ont toutefois aussi intérêt à enregistrer leurs œuvres auprès de l’Office du droit d’auteur, dès lors qu’un tel enregistrement a des avantages importants en cas de procédure en contrefaçon : un certificat d’enregistrement crée en effet la présomption de validité du droit d’auteur (17 U.S.C.

§ 410(c)) et permet en outre au titulaire du droit d’auteur de demander l’allocation de dommages-intérêts légaux (« statutory damages ») et les frais d’avocat (« attorney’s fees ») (17 U.S.C. § 412 et § 504-505).

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caine, qui est régi par un plus grand formalisme. Contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, le localisme ne représente dès lors pas toujours un avantage pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle. Aussi ces derniers pourraient-ils être tentés de chercher à l’éviter, afin de ne pas tomber sous le coup d’une réglementation locale perçue comme excessivement contraignante.

Ces affaires démontrent également la difficulté à définir les facteurs qui sont susceptibles de créer ou au contraire d’éviter le localisme, soit de rattacher un agissement surgissant dans un environnement dématérialisé avec un territoire donné. Cet écueil apparaît également lorsque les tribunaux sont amenés à déterminer leur compétence internationale – en droit international privé – pour trancher un litige de propriété intellectuelle concernant des agissements interve- nant sur les réseaux en ligne.

C – De´finition du localisme sur les re´seaux nume´riques

La détermination de la compétence judiciaire en matière d’actions relatives à la violation des droits de propriété intellectuelle suppose sur le plan du principe qu’il existe un certain lien de connexité1entre l’agissement concerné, supposé violer le droit de propriété intellectuelle en cause, et le territoire national où est situé le tribunal saisi2. L’existence de ce lien de connexité est particulièrement délicate à apprécier lorsque le titulaire du droit est confronté à une violation commise en ligne. Même si cette question a fait l’objet de nombreux arrêts et de multiples réflexions doctrinales, force est de constater qu’elle n’est toujours pas pleinement clarifiée à ce jour, comme en témoignent certains arrêts récents.

La détermination de la compétence des tribunaux reste en effet un exercice complexe, d’autant plus au vu de la variété des formes d’exploitation des biens intellectuels que permettent les réseaux numériques.

1.Ce que reflète la notion de « minimum contacts » du droit américain visant à garantir une procédure équitable (« due process »). V. par ex. l’arrêt Pebble Beach Company v. Michael Caddy, 453 F.3d 1151 (9thCir. 2006) rejetant la compétence des tribunaux californiens pour juger de la violation supposée de la marquePebble Beach– du nom du célèbre club de golf situé sur la Côte californienne exploitant le nom de domaine www.pebblebeach.com – par l’enregistrement et l’utilisation par un citoyen anglais domicilié en Angleterre du nom de domaine www.pebblebeach-uk.com : « [...] a defendant, if not present in the forum, must have “minimum contacts” with the forum state such that the assertion of jurisdiction “does not offend traditional notions of fair play and substantial justice”.Int’l Shoe Co. v. Washington,326 U.S. 310, 315, 66 S.Ct. 154, 90 L.Ed. 95 (1945) ».

2.La définition du lien de connexité dépend des règles nationales ou régionales de droit international privé qui sont applicables en l’espèce, aucune réglementation globale n’ayant été adoptée à ce sujet ; on signalera toutefois les remarquables travaux doctrinaux réalisés afin d’harmoniser les règles de droit international privé du droit de la propriété intellectuelle, et particulièrement les travaux duEuropean Max Planck Group on Conflict of Laws in Intellectual Property(www.cl-ip.eu), qui ont abouti à l’adoption de « Principles on Conflict of Laws in Intellectual Property » (CLIP Principles) ; v. les principes commentés,Conflict of Laws in Intellectual Property, The CLIP Principles and Commentary, Oxford University Press 2013.

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Dans une affaire française, la question s’est ainsi posée de la compétence des tribunaux français à l’encontre de la société américaine eBay Inc. (qui exploite le site de vente en ligne www.ebay.com) pour des annonces commerciales offrant à la vente des contrefaçons de produits de marque (une marque de vêtements de mode) sur ce site. Par un arrêt du 20 septembre 2011, la Cour de cassation a exposé la nécessité d’avoir un lien « suffisant, substantiel ou significatif » entre les faits incriminés et le dommage allégué sur le territoire français, en constatant que « la seule accessibilité d’un site internet sur le territoire français n’est pas suffisante pour retenir la compétence des juridictions françaises, prises comme celles du lieu du dommage allégué, [...] sans rechercher si les annonces litigieuses étaient destinées au public de France »1. Sur cette base, la Cour d’appel de Paris a constaté que les annonces litigieuses ne visaient pas le public de France, dès lors qu’elles n’étaient pas rédigées en français 2, mais en anglais, en estimant à cet égard que « [...] la vulgarisation croissante de la langue anglaise ne saurait l’ériger comme langue nationale, naturellement et nécessairement acquise par tout français » et « que la destination d’un site vers le public de France implique l’usage par ce site de la langue du public ciblé [...] ». Cette jurisprudence consacre ainsi une conception assez stricte du lien de rattachement, ce dernier étant fondé sur un critère purement linguistique, qui est certes aisé à appliquer et assure dès lors une certaine sécurité juridique, mais qui est également facilement contournable : est-il véritablement possible d’éviter la compétence des tribunaux français en utilisant une autre langue que le français sur un site internet qui viserait par ailleurs un public localisé en France ?

La difficulté à définir le lien de rattachement a également été révélée par le récent arrêt de la CJUE du 19 avril 2012 dans l’affaire Wintersteiger AG c/ Products 4U Sondermaschinenbau GmbH (C-523/10). Ce litige opposait la société autrichienne Wintersteiger, titulaire d’une marque autrichienne homo- nyme, à la société allemande Products 4U, toutes deux concurrentes sur le marché des équipements d’entretien de skis, cette dernière ayant réservé le termeWintersteigerdans le système Adwords offert par le moteur de recherche Google pour faire la promotion de ses services sur le site allemand www.goo- gle.de. Wintersteiger avait intenté sur cette base une action en violation de sa marque devant les juridictions autrichiennes qui se sont tournées vers la CJUE afin d’interpréter l’article 5-3 du règlement 44/2001 dit « Bruxelles 1 », lequel

1.Cass. com., 20 sept. 2011, no10/16569,eBay Inc, eBay Europe, eBay International AG et eBay France c/ Würzburg Holding et Boutique 38 Marithé et François Girbaud.

2.CA Paris, 22 mai 2012,SAS Cravatatakiller / SA Wurzburg Holding c/ eBay Europe, SA eBay France, eBay Inc et eBay International AG(accessible à : http://www.apram.eu/docs/CAParis22mai2012ebay.pdf).

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consacre la compétence internationale du « tribunal du lieu où le fait dommagea- ble s’est produit ou risque de se produire », et de déterminer ainsi si les tribunaux autrichiens ont effectivement compétence pour juger de ce litige sur la base de cette disposition.

La CJUE a tout d’abord rappelé que le « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » (art. 5-3 règlement 44/2001) vise tant le « lieu de la matérialisation du dommage » que le « lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage ». Elle a, sur cette base, estimé que le « lieu de la matérialisation du dommage » est l’E´tat d’enregistrement de la marque concernée, soit l’Autriche, reconnaissant ainsi la compétence des tribunaux autrichiens pour trancher le litige1. Elle a également estimé que le « lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage » se réfère au lieu du

« comportement de l’annonceur ayant recours au service de référencement », qui doit être localisé au « lieu d’établissement de l’annonceur »2. L’annonceur, la société Product 4U, ayant son siège en Allemagne, les tribunaux allemands ont aussi compétence pour trancher le litige concerné.

Quelles conclusions tirer de ces affaires de droit international privé appliqué aux réseaux numériques ? Au-delà des finesses et complexités qu’ils révèlent, ces litiges démontrent que les modalités d’exploitation en ligne des biens intellectuels d’autrui continuent et continueront assurément à poser des difficultés aux tribu- naux, qui sont invités à apprécier l’existence d’un lien de rattachement géographi- que entre des agissements intervenant en ligne et certains territoires nationaux.

Comment concilier le globalisme des réseaux avec un localisme qui seul permet d’admettre la compétence des tribunaux d’un territoire donné ?

Quoi qu’il en soit, les décisions prises sur ces questions ne devraient pas porter préjudice aux principes fondamentaux du droit international privé, en particulier celui du respect du for du domicile du défendeur – et du risque corollaire d’admettre trop largement la compétence des tribunaux du for du domicile du demandeur. Or, par l’arrêtWintersteiger, la CJUE a consacré un for dans l’E´tat du siège du demandeur, l’Autriche, en déterminant qu’un point de rattachement suffisant avec le territoire de l’E´tat concerné peut déjà résulter de l’enregistrement d’une marque dans cet E´tat. Or, il est assez logique qu’une société enregistrera d’abord sa marque dans l’E´tat où elle a son siège – voire uniquement dans cet E´tat –, ce qui lui permettra dès lors aisément, en suivant cette jurisprudence, de bénéficier d’un for dans son propre E´tat. Si cette solution offre certes les

1.§ 29.

2.§ 39.

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avantages de la simplicité et d’une certaine prévisibilité1, elle présente néan- moins le risque de créer trop facilement un for dans l’E´tat du domicile/du siège du demandeur, ce qui va à l’encontre de la protection des intérêts des défendeurs et du principe cardinal du for du domicile du défendeur.

En tout état de cause, ces jurisprudences démontrent que l’évolution des modes d’utilisation des biens intellectuels protégés sur les réseaux numériques expose les titulaires de droit à d’importants défis, non seulement sur le plan du droit matériel, mais aussi sur celui de la mise en œuvre de la protection dans un contexte international : il reste toujours délicat de définir juridiquement ce qui constitue un lien de rattachement suffisant entre l’agissement litigieux opéré en ligne et le territoire de l’E´tat dans lequel une action judiciaire peut être intentée.

En somme, le globalisme des réseaux ne peut s’affranchir totalement du loca- lisme du droit. Il convient dès lors de trouver les moyens qui permettent de les concilier.

II – L’importance de la technologie

C’est une évidence de constater que les réseaux numériques reposent sur de multiples innovations technologiques : les réseaux n’existeraient pas sans un éventail d’outils technologiques qui permettent le stockage, la transmission et la diffusion des données numériques à l’échelle planétaire. Au-delà des ressources physiques (le hardware, en particulier les serveurs, routeurs, câbles à haut débit...) qui constituent le squelette des réseaux, il faut reconnaître la fonction centrale des logiciels (software) dans l’architecture des réseaux numériques : les logiciels constituent lachairdes réseaux qui leur donnent vie et permettent ainsi aux internautes et aux sociétés de profiter pleinement du village global numérique que constitue la société de l’information. Dans cette perspective, les logiciels constituent un maillon indispensable des réseaux numériques. Il est au demeurant impératif de prendre conscience que les logiciels ne sont pas seulement essentiels sur les réseaux numériques : en réalité, ils sont essentiels pour toute entreprise quel que soit le secteur d’activité concerné.

1.Ce qui semble avoir été un élément déterminant pour la CJUE (§ 27 : « S’agissant de la compétence pour connaître d’une allégation d’atteinte à une marque nationale dans une situation telle que celle au principal, il y a lieu de considérer que tant l’objectif de la prévisibilité que celui de la bonne administration de la justice militent en faveur d’une attribution de la compétence, au titre de la matérialisation du dommage, aux juridictions de l’E´tat membre dans lequel le droit en cause est protégé »).

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C’est ce qu’a brillamment exposé Marc Andreeseen1dans un article très remar- qué publié dans leWall Street Journalsous le titre provocateur « Why Software Is Eating The World »2. Toute offre de produits ou de services repose désormais sur des solutions informatiques3. Il est dès lors évident que les conditions et l’étendue de la protection légale des logiciels sont critiques pour toute entreprise, ce qui vaut particulièrement pour celles qui opèrent sur les réseaux numériques4. Dans un monde interconnecté, la question de la compatibilité ou de l’interopéra- bilité des services est fondamentale5. Or, celle-ci dépend largement de la portée de la protection des logiciels sous l’angle de leur interopérabilité6. Ainsi, il est essentiel de déterminer si, et dans quelle mesure, lesApplication Programming Interfaces(API) sont susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur, ce qui est au cœur du litige opposant les géants Oracle et Google devant les tribunaux californiens. Par arrêt du 31 mai 20127, le Juge Alsup, de laUS District Court for the Northern District of California, a considéré que tel n’était pas le cas en l’espèce s’agissant de la reprise par Google de certaines API de Java, mais l’affaire est encore en cours, un appel ayant été formé par Oracle devant la Cour d’appel du 9eCircuit le 11 février 20138.

L’importance prise par la protection juridique des logiciels se confirme également en Europe. Il suffit en effet de constater qu’en l’espace de quelques mois la

1.Fondateur de la société Netscape pionnière dans les logiciels permettant de surfer sur Internet (browser), désormais actif comme capital-risqueur (venture capitalist) influent de la Silicon Valley.

2.Wall Street Journal20 août 2011, exposant que, quelle que soit l’industrie concernée, le logiciel occupe une place centrale pour toute entreprise commerciale (l’auteur prenant différents exemples, par ex. : « Today, the world’s largest bookseller, Amazon, is a software company – its core capability is its amazing software engine for selling virtually everything online, no retail stores necessary. [...] Today’s fastest growing entertain- ment companies are videogame makers – again, software »).

3.V. aussi A Keen, In the new industrial revolution, software is all important :Financial Times, 6 nov.

2012, p. 9 ; est significative à cet égard la stratégie adoptée par des conglomérats industriels de se préparer à l’internet industriel (« industrial Internet ») marquée par l’engagement de ressources significatives dans le développement de ressources informatiques, v. par ex. S. Lohr, G.E. bets big on an « industrial Internet » for digital technologies :New York Times(global edition), 27 nov. 2012, p. 19.

4.La question de la protection des inventions mises en œuvre par ordinateur restant extrêmement complexe et controversée, comme le montre la récente décision de laCourt of Appeal for the Federal Circuitdu 10 mai 2013 dans l’affaireCLS Bank International v. Alice Corporation, cette décision qui a été priseen banc, soit par dix juges, ayant en effet donné lieu à sept opinions différentes exprimées par les juges concernés (l’arrêt est accessible à : http://www.cafc.uscourts.gov/images/stories/opinions-orders/11-1301.Opinion.5-8-2013.1.PDF).

5.Sur cette thématique, voir le remarquable ouvrage de John Palfrey et Urs Gasser, Interop: The Promise and Perils of Highly Interconnected Systems, New York (Basic Books) 2012.

6.Sur cette question (dans une perspective transatlantique), v. P. Samuelson, The Past, Present and Future of Software Copyright Interoperability Rules in the European Union and United States :EIPR2010, p. 229 s.

(accessible à : http://www.law.berkeley.edu/php-programs/faculty/facultyPubsPDF.php?facID=346&pubID=228).

7.http://www.groklaw.net/pdf3/OraGoogle-1202.pdf 8.http://www.groklaw.net/pdf4/OraGoogleAppeal-43.pdf.

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CJUE a été amenée à rendre plusieurs arrêts sur des questions importantes relevant de la protection juridique des logiciels par le droit d’auteur1, alors que cette thématique n’avait pas véritablement occupé les tribunaux depuis la création du cadre juridique harmonisé par la directive sur la protection des programmes d’ordinateur il y a plus de 20 ans – cette directive datant de 1991 ayant été la première directive adoptée en matière de droit d’auteur2. L’affaire SAS Institute Inc. c/ World Programming Ltd tranchée par un arrêt de la CJUE du 2 mai 2012 (C-406/10), est à cet égard révélatrice des difficultés auxquelles les tribunaux sont susceptibles d’être confrontés lorsqu’ils sont ame- nés à déterminer l’objet de la protection du droit d’auteur en matière de logi- ciels3. Dans ce litige, la CJUE a tranché que les fonctionnalités d’un logiciel et le langage de programmation ne sont pas protégés par le droit d’auteur sur les programmes d’ordinateur, laissant toutefois un certain nombre de questions ouvertes. Dans ces circonstances, il apparaît qu’un des plus importants défis auxquels le droit de la propriété intellectuelle doit faire face sur les réseaux numériques sera de définir de manière adéquate les contours de la protection des logiciels.

Au-delà de la protection des logiciels, l’importance de la technologie pour les réseaux numériques pose la question de la neutralité technologique du droit de la propriété intellectuelle : le droit est-il technologiquement neutre ? Peut- on appliquer les mêmes normes et principes juridiques aux opérations dématéria- lisées effectuées dans un environnement en ligne par rapport à ceux qui sont applicables hors ligne, dans le cadre de transactions portant sur des objets physiques ? La question est d’importance, car elle vise à définir dans quelle mesure on peut considérer que l’application de la loi – et tout particulièrement le droit d’auteur – ne dépend pas du médium technologique utilisé. Si l’on en croit certains développements judiciaires récents survenus de part et d’autre de l’Atlantique, le respect d’une certaine neutralité technologique semble avoir

1.ArrêtBezpeKnostnı´ softwarova´ asociace – Svaz softwarové ochrany c/ Ministerstvo kulturydu 22 déc. 2010 (aff. C-393/09), arrêtSAS Institute Inc. c/ World Programming Ltd du 2 mai 2012 (aff. C-406/10) et arrêt Oracle c/ UsedSoftdu 3 juill. 2012 (C-128/11) ; v. C. Heinze, Software als Schutzgegenstand des Europäischen Urheberrechts : Journal of Intellectual Property, Information Technology and E-Commerce Law (Jipitec), 2011, p. 97 s. (accessible à http://www.jipitec.eu/issues/jipitec-2-2-2011/3082).

2.Directive 91/250/CEE du Conseil du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, ultérieurement remplacée par la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avr. 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur (version codifiée).

3.L’importance de cette affaire a été dûment reconnue par la doctrine, certains s’inquiétant de l’impact négatif qu’aurait eu une décision de la CJUE si elle avait admis la protection du droit d’auteur dans le cas d’espèce, v. Pamela Samuelson/Thomas C. Vinje/William R. Cornish, Does Copyright Protection Under the EU Software Directive Extend to Computer Program Behaviour, Languages and Interfaces? :EIPR2012, p. 158 s. (accessible à : http://ssrn.com/abstract=1974890) ; v. aussi Simonetta Vezzoso, Copyright, Interfaces, and a Possible

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obtenu les faveurs des tribunaux. Ainsi, la Cour suprême du Canada s’est-elle référée à ce principe en constatant l’absence de différence entre l’acquisition d’un exemplaire physique d’une œuvre (un livre) et le téléchargement d’une œuvre sur internet1.

Sur cette base, elle a considéré que la vente sur internet d’un jeu vidéo contenant une œuvre musicale dont les redevances avaient déjà été négociées avec le titulaire du droit d’auteur n’emporte pas l’exigibilité d’une nouvelle redevance, faute d’usage tombant dans le champ du droit exclusif de l’auteur, qui seul pourrait justifier le paiement d’une nouvelle redevance.

Une approche comparable sous-tend également l’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaireOracle c/ UsedSofttranchée en juillet 20122. Guidée par le souci d’assu- rer un traitement juridique identique à des situations perçues comme étant identiques, la CJUE a, dans cet arrêt phare3, confirmé la licéité de principe du marché des logiciels d’occasion, en consacrant l’application du principe de l’épuisement du droit de distribution dans l’environnement numérique en matière de logiciels. Parmi les arguments développés par la CJUE à l’appui de sa décision, on relèvera que la CJUE a adopté des réflexions faisant écho au principe de la neutralité technologique – sans que la CJUE y fasse toutefois expressément référence, au contraire de la Cour suprême du Canada. Elle a en effet retenu, dans une réflexion économique, le fait que « la vente d’un pro- gramme d’ordinateur sur CD-Rom ou DVD et la vente d’un programme d’ordina-

Atlantic Divide, Jipitec 2012, p. 153 s. (accessible à : http://www.jipitec.eu/issues/jipitec-3-2-2012/3444/vezzo- so.pdf).

1.Arrêt du 12 juill. 2012,Entertainment Software Association c/ Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34, [2012] 2 R.C.S. 231 (accessible à : http://scc.lexum.org/decisia-scc- csc/scc-csc/scc-csc/fr/item/9994/index.do), § 5 : « Le paragraphe 3(1) de la loi adhère au principe de la neutralité technologique en reconnaissant un droit de produire ou de reproduire une œuvre “sous une forme matérielle quelconque”. A` notre avis, il n’y a aucune différence d’ordre pratique entre acheter un exemplaire durable de l’œuvre en magasin, recevoir un exemplaire par la poste ou télécharger une copie identique sur le Web.

Internet ne représente qu’un taxi technologique assurant la livraison d’une copie durable de la même œuvre à l’utilisateur » ; on relèvera toutefois que la question était passablement controversée au sein de la Cour suprême canadienne dès lors que l’arrêt a été rendu à une majorité de 5 contre 4 et que, dans l’opinion dissidente, les juges minoritaires ont expressément rejeté le principe de la neutralité technologique (§ 49 :

« En règle générale, la neutralité technologique est souhaitable en matière de droit d’auteur. Il ne s’agit cependant pas d’une exigence légale susceptible de primer le texte de la loi ou de faire obstacle à l’application des différents droits protégés par le législateur »).

2.ArrêtOracle c/ UsedSoftdu 3 juill. 2012 (aff. C-128/11).

3.Cet arrêt a suscité un flot de commentaires dans la doctrine, v. par ex. C. Stothers, When is Copyright Exhausted by a Software Licence?, UsedSoft v Oracle : EIPR 2012, p. 787 (accessible à : http://www.arnoldpor- ter.com/resources/documents/EIPR–11–Stothers.pdf) et T. Vinje/V. Marsland/A. Gärtner, Software Licensing After Oracle v. UsedSoft. Implications of Oracle v. UsedSoft (aff. C-128/11) for European copyright law : Computer Law Review International2012, p. 97 s. ; v. les références doctrinales citées sur le site : http://eur-lex.

europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:62011CJ0128:EN:NOT.

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teur par téléchargement au moyen d’Internet sont similaires »1et que la transmis- sion en ligne d’un logiciel constitue l’« équivalent fonctionnel de la remise d’un support matériel »2 .

A` la lumière de ce qui précède, l’application du droit de la propriété intellectuelle sur les réseaux numériques, et particulièrement celle du droit d’auteur, devra trouver des solutions appropriées concernant la question spécifique de la protec- tion des logiciels, mais aussi concernant celle, plus générale, de la neutralité technologique.

III – Perspectives

Ces quelques réflexions – sans aucune prétention d’exhaustivité – permettent de constater que le droit de la propriété intellectuelle n’a pas encore pleinement relevé les défis des réseaux numériques. Ces défis sont nombreux et ne cessent en outre d’évoluer. Ainsi, l’utilisation massive des réseaux sociaux3 et des plates-formes en ligne soulève assurément de nouvelles questions de propriété intellectuelle auxquelles il faudra trouver réponse : qu’il s’agisse de déterminer le droit de contrôle sur les suiveurs (« followers ») d’un compte Twitter4ou des contacts professionnels d’un employé sur LinkedIn5, ce particulièrement dans le contexte de relations de travail – s’agit-il de biens intangibles qui sont la propriété de l’employé ou plutôt de l’employeur ? Ou de la propriété d’annonces postées sur une plate-forme de petites annonces en ligne lorsque celles-ci sont reprises sans autorisation sur un autre site6?

1.§ 61 de l’arrêt.

2.§ 61 de l’arrêt.

3.Dont l’importance commerciale ne cesse de croître pour toute entreprise, comme le confirment certains rapports. V. par ex. le rapport du McKinsey Global Institute de juill. 2012, The social economy : Unlocking value and productivity through social technologies (accessible à : http://www.mckinsey.com/insights/high–

tech–telecoms–internet/the–social–economy) ; pour une analyse de ce rapport, v. Q. Hardy, McKinsey Says Social Media Could Add $1.3 Trillion to the Economy, 25 juill. 2012 (accessible à : http://bits.blogs.nytimes.

com/2012/07/25/mckinsey-says-social-media-adds-1-3-trillion-to-the-economy/).

4.Litige entre la société PhoneDog, LLC et son ancien employé N. Kravitz qui a fait l’objet d’une transaction avant qu’un arrêt soit rendu par le tribunal californien qui avait été saisi (soit leUnited States District Court for the Northern District of California) ; la demande en justice est accessible à : http://

www.socialmedialawupdate.com/uploads/file/Phonedogcomplaint.pdf.

5.Arrêt duDistrict Court for the Eastern District of Pennsylvaniadans l’affaireEagle v. Morgan/Edcomm et al., du 12 mars 2013 (accessible à : http://www.scribd.com/doc/130171302/Eagle-v-Morgan-Findings-of- Fact-and-Conclusions-of-Law).

6.V. l’arrêt duDistrict Court for the Northern District of Californiadu 29 avr. 2013,Craigslist Inc. v. 3Taps Inc. et al., accessible à : http://www.scribd.com/doc/138865761/Craigslist-v-3Taps-N-D-Cal-April-2013.

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En fin de compte, il s’agira pour nombre de ces questions relevant du droit de la propriété intellectuelle de décider comment traiter juridiquement ces émana- tions d’une « propriété numérique », portant sur des actifs qui ont été créés, distribués, échangés et utilisés exclusivement sur des réseaux numériques. Le droit doit donc décider comment il entend appréhender ces phénomènes en préservant un équilibre entre les intérêts respectifs des fournisseurs de contenu, des utilisateurs et des intermédiaires offrant divers services d’intermédiation sur les réseaux numériques, qu’il s’agisse de moteurs de recherche ou de plates- formes de « recyclage » de biens numériques1.

Quoi qu’il en soit, la globalité, l’interactivité et le caractère évolutif des réseaux numériques doivent nécessairement conduire à adopter une approchedécloison- née dans la recherche et l’élaboration de principes juridiques que l’on vise à leur appliquer : les réseaux sont des plates-formes d’interactions et les règles juridiques amenées à les régir doivent aussi refléter de telles interactions. Le décloisonnement doit évidemment et en premier lieu être géographique, les solutions juridiques proposées devant idéalement tendre à l’universalité. Le décloisonnement doit toutefois aussi être normatif : les solutions ne résulteront pas d’une réflexion limitée au droit de la propriété intellectuelle, mais devront également appréhender les autres domaines du droit affectés par les réseaux numériques, en particulier les droits fondamentaux – spécifiquement la protection de la sphère privée – et le droit des contrats, sachant que les relations qui se tissent sur les réseaux numériques sont généralement régies par des contrats, dont la validité et la mise en œuvre posent parfois problème2. Elles devront en outre prévoir une mise en œuvre efficace de la protection, potentiellement par des mécanismes alternatifs de résolution des conflits, qui jouent un rôle particulier dans l’environnement en ligne3. Le décloisonnement signifie égale-

1.On peut se référer ici à l’affaire américaineCapitol Records LLC v. ReDigi Inc.(cette société ayant lancé un service de revente des fichiers musicaux numériques, www.redigi.com, sous un slogan évocateur : « the world’s first and only online marketplace for digital used music »). Par un arrêt du 31 mars 2013, leUS District Court for the Southern District of New Yorka toutefois décidé que ReDigi ne pouvait pas se prévaloir du principe de l’épuisement du droit de distribution (« first sale ») pour légitimer ses activités (l’arrêt est accessible à : http://fr.scribd.com/doc/133451611/Redigi-Capitol).

2.V. par ex. l’arrêt de la Cour d’appel de Pau 1rech. du 23 mars 2012 dans l’affaireSébastien R. c/ Facebook (accessible à : http://www.legalis.net/spip.php?page=jurisprudence-decision&id–article=3382).

3.Preuve en est la récente adoption d’un nouveau cadre réglementaire au sein de l’Union européenne visant à promouvoir l’utilisation de mécanismes alternatifs de règlement extrajudiciaire des différends en ligne pour les litiges concernant les consommateurs. V. le document « Le règlement extrajudiciaire des litiges (REL) et le REL en ligne : un pas en avant pour le consommateur européen », communiqué de la Commission européenne du 12 mars 2013 (réf. MEMO/13/193) (accessible à : http://europa.eu/rapid/press-release–MEMO-13-193–

fr.htm?locale=en) ; le texte concerné, soit la résolution législative du Parlement européen du 12 mars 2013 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif au règlement en ligne des litiges de consommation (règlement relatif au RLLC) (COM(2011)0794– C7-0453/2011 – 2011/0374 (COD)), est accessible à : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P7-TA-2013-0065+0 +DOC+XML+V0//FR.

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ment que les autorités étatiques nationales, régionales et internationales sont invitées à s’inspirer de normes et de principes développés dans le secteur privé, le décloisonnement visant ainsi à favoriser les interactions et la fertilisation croisée entre normes étatiques et normes privées (soft law), ce qui a déjà été pratiqué avec succès pour certaines questions juridiques relatives aux réseaux numériques1.

En somme, il s’agit de créer et de préserver un écosystème équilibré et évolutif de la propriété intellectuelle sur les réseaux numériques. C’est assurément une tâche ambitieuse, mais elle ne doit pas faire oublier que l’application du droit de la propriété intellectuelle sur les réseaux ne pose pas systématiquement des questions insolubles, comme le confirme parfois la jurisprudence2.

M. Jérôme FRANTZ. – Merci Monsieur le professeur.

J’exprime le regret d’avoir si peu de temps parce que ces sujets sont vraiment passionnants.

Je retiendrai cette nécessité d’unifier les règles de droit au niveau international, en appliquant évidemment les solutions apportées par notre droit français et par le droit européen, car ce sont les meilleures – c’est un appel que je vous lance car j’estime que c’est vraiment votre travail à tous.

Sans plus tarder, je vais passer la parole à Pierre Sirinelli, qu’on ne présente plus, qui va nous exposer des problématiques encore plus complexes et tout aussi passionnantes.

1.On peut se référer dans ce contexte au mécanisme de règlement des différends relatifs aux noms de domaine

« .eu » pour lesquels le règlement 874/2004 expose (considérant 16) que « [le] registre doit prévoir une procédure de règlement extrajudiciaire des litiges tenant compte des meilleures pratiques internationales dans ce domaine », confirmant ainsi l’importance déterminante des meilleures pratiques internationales, et spécifiquement de la précieuse expérience acquise dans le cadre del’Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy(UDRP) – réglementationde source privéeélaborée sous l’égide de l’Icann – dans la conception du système de règlement des litiges pour les noms de domaine « .eu ».

2.Preuve en est l’arrêt rendu par l’England and Wales Patents County Courtadmettant la violation du droit moral de l’auteur d’une photographie causée par la mise à disposition d’une photographie modifiée sur un site internet (avec condamnation à la réparation du préjudice pour un montant de £ 50) : arrêt du 18 mai 2012 dans l’affaireDelves – Broughton v House Of Harlot Ltd[2012] EWPCC 29 (accessible en ligne à : http://www.bailii.org/ew/cases/EWPCC/2012/29.html).

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