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BIOFUTUR 328 • JANVIER 2012 35 Depuis Aristote et les débuts de la biologie, les
scientifiques ont toujours eu du mal à bien dis- tinguer ce que les êtres vivants font de ce qu’ils ont. Les sciences du « comment ça marche ? » (physiologie, biochimie, biologie cellulaire…) ont permis de comprendre le monde vivant à tra- vers les causes présentes de sa dynamique natu- relle, tandis que les sciences du « Qu’est-ce que c’est ? D’où ça vient ? » (anatomie comparée, paléontologie, systématique, taxonomie…) ont permis de décrire les structures du monde vivant et d’en inférer les causes passées, puis de clas- ser ses objets en fonction de leur origine.
Aujourd’hui, la demande politique est forte pour que nous comprenions les dynamiques naturelles, du fonctionnement des génomes à celui des éco- systèmes, et que nous modélisions ces dyna- miques. Le but est de prédire ce qui pourrait se passer demain dans les milieux si nous continuons à les perturber, et quels sont les services éco- systémiques rendus par les espèces que nous ris- quons d’impacter. À terme, ces données serviront à prendre des décisions en matière de conser- vation et de gestion des environnements. On s’in- téresse donc davantage à ce que les espèces font plutôt qu’à ce qu’elles ont.
Mais si nos décisions de conservation oublient ce qu’elles ont, nous risquons fort de perdre un patrimoine précieux. L’ornithorynque est négli- geable en termes de services écosystémiques et de biomasse. S’il disparaissait des rivières de Tasmanie et d’Australie, il pourrait très bien être remplacé par d’autres mammifères placentaires comme des rats musqués. Cependant, l’anatomie de l’ornithorynque est ultra-originale et ultra- minoritaire au sein des mammifères actuels, pour ainsi dire irremplaçable. Il en va de même pour le cœlacanthe, animal découvert en 1938, truffé de
caractères rares que l’on pensait disparus depuis 70 millions d’années, ou des 27 espèces d’estur- geons toutes menacées à court terme. On pour- rait objecter que quelques unes de ces espèces sont déjà emblématiques et à ce titre, déjà « sau- vées ». Mais que dire des limules, de l’aye-aye, des tarsiers, du desman des Pyrénées, de la sala- mandre de Lanza, de l’amie chauve, de l’apron du Rhône, espèces originales, non consommées, dont la biomasse reste extrêmement modeste et dont les rôles écologiques trouveront aisément des remplaçants ? En d’autres termes, l’ordre éco- logique ne reflète pas l’ordre historique.
La science qui estime le caractère patrimonial d’une espèce à travers ce qu’elle a (et non ce qu’elle fait) est la systématique, science des clas- sifications. Cette science est oubliée de tous les textes politiques (testés sur les années 2008- 2010) sur l’orientation à donner à la recherche sur la biodiversité (1). Elle n’est même pas réper- toriée parmi les disciplines qui catégorisent les articles des journaux de vulgarisation scientifique lorsque ceux-ci parlent de biodiversité : on préfère
« écologie », « biodiversité » ou « évolution ».Les Libres points de vue d’académiciens sur la bio- diversité, publiés en juillet 2010, ne citent la sys- tématique que deux fois sur 108 pages, et encore pour parler d’autre chose (2). Le livre de Robert Barbault publié en 2006 ne cite la systématique qu’en début d’ouvrage, évoquant le passé linnéen, comme si elle n’était pas une science cruciale d’aujourd’hui (3). Le Conseil scientifique du patri- moine naturel et de la biodiversité a publié deux petits volumes collectifs très bien faits sur La bio- diversité à travers des exemples La systématique ou la taxonomie ne sont citées aucune fois en deux volumes (4)! Dans le document de pros- pective 2009-2013 de la Fondation pour la
© SECRETARIAT OF THE CONVENTION ON BIOLOGICAL DIVERSITY
recherche sur la biodiversité, la systématique est citée onze fois (et la taxonomie cinq fois) mais il n’en est vraiment question que sur 3 pages sur un total de 91 pages (5). L’écologie, par exemple, est citée cinq fois plus. La science qui consiste à savoir sur quoi on travaille, sur laquelle se basent toutes les autres disciplines biologiques, se retrouve dépouillée, le plus souvent incons- ciemment, par ceux-là même qui en ont le plus besoin. L’aspect fourre-tout du concept de
« biodiversité » n’y est pas pour rien. (6) G
Guillaume Lecointre
Professeur au Muséum national d’histoire naturelle Directeur du département de recherche Systématique et évolution lecointr@mnhn.fr
(1) Lecointre G (2011) Comptes Rendus Palevol 10, 331-4 (2) http://tinyurl.com/points-de-vue
(3) Barbault R (2006) Un éléphant dans un jeu de quilles. Seuil, Paris
(4) Bœuf G (Dir.) (2009) La Biodiversité à travers des exemples. Conseil Scientifique du Patrimoine Naturel et de la Biodiversité (CSPNB), Paris
(5)Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (2009) Prospective scientifique sur la recherche française en biodiversité, Paris
(6) Tillier S (Dir.) (2000) Systématique : ordonner la diversité du vivant. Rapport sur les sciences et les techniques de l’Académie des Sciences n°11. Éditions Tec & Doc, Paris
Une impasse systématique
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