• Aucun résultat trouvé

Les espaces publics du Grand Paris Express à l épreuve des mots

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Les espaces publics du Grand Paris Express à l épreuve des mots"

Copied!
26
0
0

Texte intégral

(1)

Les espaces publics du Grand Paris Express à l’épreuve des mots

Le Grand Paris Express (GPE) est un projet de réseau de transport public comprenant la création d’un métro automa- tique souterrain en boucles autour de Paris. D’une longueur totale de 200 kilomètres, il est réalisé par la Société du Grand Paris (SGP), un établissement public à caractère industriel et commercial créé à cet effet en 2010. La SGP conduit les opérations de construction des tunnels et des soixante-huit gares, en porte le financement tout en coordonnant ses actions avec celles des autres acteurs concernés par le projet, en particulier Île-de-France mobilités196, la RATP, la SNCF et les élus. Les travaux de forage ont commencé pour certaines lignes en 2018 et l’ensemble des opérations est phasé sur un temps long qui échelonne les mises en circulation entre 2024 et 2030.

Depuis 2015, l’articulation de ce projet global de trans- port aux territoires traversés est devenue une préoccupation forte de la SGP, qui est prise en charge par son Unité Espaces publics et inter- modalité (UEPI). Des « comités de pôle » regroupant l’ensemble des partenaires sont alors mis en place pour chacune des gares, en lien avec Île-de-France Mobilités. Dans ce cadre et avec le soutien finan- cier de la SGP, des « études de pôle » sont lancées avec pour objectif de définir un programme d’intervention sur les espaces publics situés dans un périmètre de 300 mètres autour de la gare. La mise en place de l’Atelier des places vient compléter le dispositif à partir de 2017. Il s’agit d’un groupement pluridisciplinaire qui se structure pour répondre à un appel d’offres197 lancé par la SGP dans la perspective de définir la 196 . Île-de-France Mobilités, appelé (des transports d’Île-de-France) jusqu’en

juin 2017, est l’autorité organisatrice des transports de la région Île-de-France. Ses membres sont la région et les six départements franciliens.

197 . La SGP était à la recherche d’« un prestataire aux compétences variées menées par un urbaniste », incluant « le paysage et l’éclairage ». Mais considérant que la

(2)

d’une marge de manœuvre pour mettre en débat le lexique d’usage en urbanisme, afin d’éviter d’être pris aux mots ? Plus largement, prendre les mots au sérieux peut-il faire bouger les lignes entre les différents acteurs et ainsi contribuer à faire évoluer les représentations de la ville et ses modes de production ?

À partir de cette expérience, il s’agit de dégager quelques pistes de réflexion sur les usages possibles d’un travail sur les mots, dans des contextes opérationnels où les enjeux de médiation, de pilotage, de coordination ou encore d’expérimentation deviennent de plus en plus fondamentaux200. En effet, les métiers de l’urbain se sont diversifiés et les relations interprofessionnelles s’intensifient. Au sein de collectifs d’architectes s’expérimentent en particulier de nouvelles manières, collaboratives, inclusives, transitoires et incrémentales, de faire la ville201. Or, les recherches menées dans d’autres champs, comme en sociologie des organisations202 ou en sciences de gestion203, ont bien montré l’enjeu que constituent le langage et les mots dans les relations entre les membres d’une même organisation, d’autant plus quand ils ont des expériences, des savoirs et savoir-faire hétérogènes.

Qu’en est-il dans le champ de la production de l’urbain ? Un travail sur les mots peut-il réellement faire évoluer un projet ou n’apparaît-il pas plutôt comme un outil transitionnel permettant le passage d’une étape à une autre ? Ce faisant, il nous a semblé nécessaire d’intégrer aussi une interrogation sur le rôle du temps, entre ressource et contrainte204.

200 . Biau, Véronique et Tapie, Guy, (sous la direction de), La fabrication de la ville : métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, 2009.

201 . Atelier Georges, Rollot, Mathias, (sous la direction de), L’hypothèse colla- borative  : conversation avec les collectifs d’architectes français, Paris, éditions Hyperville, 2018.

202 . Callon, Michel, Akrich, Madeleine et Latour, Bruno, (sous la direction de), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, Sciences sociales, 2006.

203 . Girin, Jacques, Langage, organisations, situations et agencements, Québec, Presses de l’Université Laval, 2016.

204 . La prise de conscience de l’enjeu que constitue le temps pour l’urbanisme date des années 1990. Voir Ascher, François, « Du vivre en juste à temps au chrono-urba- nisme », Annales de la Recherche Urbaine, n° 77, 1997, pp. 113-121 ; Lussault, Michel,

« Temps et récit des politiques urbaines », Paquot, Thierry, (sous la direction de), Le quotidien urbain, Paris, La Découverte, 2001, pp. 145-167.

philosophie de conception des futurs projets d’espaces publics autour des gares du GPE. Il est piloté par l’agence d’architectes-urbanistes TVK, associée à deux autres agences de paysagisme et d’urbanisme qui en définissent la composition. Autour d’eux, s’agrègent un concep- teur lumière, des consultants sur les questions de mobilité, du confort climatique, d’urbanisme temporaire ou de concertation citoyenne, ainsi que plusieurs « experts » dont nous faisons partie – avec un socio- logue – en tant qu’urbanistes-universitaires inscrits dans les champs de la géographie, de l’histoire et de l’architecture.

Dans le calendrier très contraint du GPE, cette mission de réflexion sur la définition des espaces publics arrive tardivement, bien après le lancement du concours des soixante-huit gares et alors même que les études de pôles, voire certains chantiers sont déjà bien engagés. Cette situation paradoxale impose d’emblée au groupement des délais très courts pour mener une réflexion que le commanditaire souhaite la plus prescriptive possible198. Or, dans ce cadre, nous avons tous les trois insisté pour que soit mis en œuvre un travail collectif sur et avec les mots, ce travail – que nous avons largement porté au sein du groupement – devant permettre non seulement de « s’entendre » et de dissiper tout malentendu avec le commanditaire, mais aussi de construire un point de vue commun au sein du groupement, voire de fournir des leviers de projet.

Notre propos est ici de rendre compte des manières dont nous avons utilisé les mots au sein de cet atelier, en revenant sur les raisons qui nous ont poussés à le faire. Bien que ce questionnement ait déjà fait l’objet d’études199, notre positionnement à la croisée de la recherche fondamentale et appliquée, permet de l’aborder de manière relativement originale. Au-delà d’un simple retour d’expérience, il s’agit d’interroger le pouvoir des mots, leur capacité à normaliser, voire à contraindre la conception des formes, mais aussi à infléchir, en prenant en considération les temporalités des projets. Dispose-t-on

conception des espaces publics requiert « une expérience des usages et une anti- cipation des évolutions comportementales  », elle souhaitait également que celui- ci dispose « d’intervenants tels que géographe, sociologue, spécialiste des sciences humaines, sociales et environnementales » (Source : Cahier des clauses techniques particulières, 2016). Par nos compétences respectives en matière d’espaces publics, nous avons été invités par l’agence TVK à prendre part au groupement.

198 . Le cahier des charges de l’appel d’offre stipule que le groupement choisi doit étudier « les besoins des voyageurs actuels et, surtout, futurs, les nouvelles mobi- lités et méthodes de composition des espaces publics, pour faire des propositions et des prescriptions à l’attention de ses partenaires, concepteurs des futurs pôles ».

199 . Fijalkow, Yankel, (sous la direction de), Dire la ville c’est faire la ville. La performativité des discours sur l’espace urbain, Villeneuve d’Ascq, Presses univer- sitaires du Septentrion, 2017.

(3)

En observant les différents sites, nous pouvons en effet constater sans difficulté que les concepteurs auraient rarement à réaliser des places devant ou autour de chaque nouvelle gare, mais une large gamme d’espaces publics (rue, quai, square, esplanade, boulevard, etc.), variables selon chaque contexte. Tel qu’utilisé par la SGP, le terme de « place » semble pouvoir se substituer à un ensemble d’expressions permettant de qualifier les différents types d’espaces publics qui n’en ont pourtant ni la forme, ni les fonctions. Cet abus de langage, qui nous interroge en tant que spécialistes, n’est pourtant pas surprenant : le sens commun confère généralement à cette forme urbaine prestigieuse – toujours idéalisée – un imaginaire puissant, fait de désirs, d’émotions, d’aspirations au rassemblement collectif. Ce constat, étayé par nos propres connaissances du sujet207, nous permet de prendre quelque distance avec ce qui s’apparente à une politique de communication où les espaces publics sont mis au service d’une image de marque de la métropole et de son attractivité. Cherchant à éviter cet écueil, nous nous efforçons de reformuler la proposition et d’attirer l’attention sur la nécessité, dans le cadre de projets très contraints, de faire de la place aux usagers, aux piétons en particulier, pour mieux leur permettre de prendre place.

Dans le Référentiel de conception des gares, « place » et « parvis » sont par ailleurs souvent synonymes. Dans ce cadre,

« parvis » désigne improprement l’espace ouvert situé devant la gare. Il semble devoir jouer toutes les fonctions à la fois : un espace technique hyper sécurisé et « une plage de respiration », un espace de mouvement et d’arrêt, inclus dans un « parcours de bienveillance » pour les piétons mais traversé par de multiples flux. Il est à la fois générique (avec des éléments répétés pour les soixante-huit gares) et se décline en plusieurs types assez simplificateurs. Considérant que tout cela contredit l’idée même du projet d’espace public, l’équipe décide de quasiment l’aban- donner et de ne l’utiliser que pour désigner sa domanialité (SGP)208.

Enfin, le référentiel associe souvent aux mots « place » et « parvis », celui de « forum ». Hérité d’un urbanisme des décennies 1960-1970 dit

« de retour à la ville » qui fait la part belle aux archétypes d’espaces

207 . Texier-Rideau, Géraldine, L’esprit de la ville. Regards croisés sur la place pari- sienne. Du temps des embellissements à celui de la science des villes. XVIIIe-XXe siècles, Thèse de doctorat en histoire urbaine, Université Versailles Saint-Quentin en Yvelines, 2015.

208 . Le foncier de la SGP intègre l’emprise en surface et en souterrain de la « boîte gare » et une partie – 1000 m2 maximum – d’espace public l’environnant nommé

«  parvis  ». Au-delà, on retrouve la domanialité plus classique des collectivités territoriales.

Les mots de l’Atelier des places in progress

Sans prédéfinir les objectifs à atteindre, la démarche se fabrique in itinere, chaque étape de la réflexion rendant compte d’une manière de construire un cadre pour les travaux de l’équipe et les échanges avec nos différents interlocuteurs. Aussi le travail sur les mots, mis en œuvre selon différentes approches (lexicographique, lexicologique et sémantique), se construit-il au fil de l’avancement de l’atelier.

Pour un rappel du sens des mots : repérer les

« mots-problèmes »

Pour se forger une culture commune, les membres de l’Atelier des places s’approprient dans un premier temps un certain nombre de travaux préexistants : les référentiels de concep- tion205 produits à destination des maîtres d’œuvre des gares et de leurs

« parvis », ainsi qu’une publication de la SGP, Les Places du Grand Paris.

Repères pour l’aménagement des espaces publics autour des gares du Grand Paris Express (2015)206. Dans ces documents, la récurrence de certains mots, ainsi que leur glissement d’un niveau de discours à un autre, nous conduisent à penser qu’un travail sur les espaces publics de la métropole parisienne ne peut faire l’économie d’un travail sur les types de qualification des espaces urbains.

Même s’il s’agit d’un premier pas de côté par rapport au cahier des charges qu’on nous a confié en tant qu’« experts », nous faisons de cette approche – par mise en débat et déconstruction – un préalable indispensable à la mission qui incombe au groupement.

En sélectionnant quelques « mots-problèmes », récurrents dans les documents de la SGP, nous constituons un premier « glossaire » (voir tableau 1). L’idée est de dé-couvrir la polysémie de ces mots, d’en donner une définition plus précise ou de les redéfinir à l’aune des champs disciplinaires de chacun, afin qu’ils soient utiles par la suite à toute l’équipe, ou bien de les mettre à distance, voire de côté.

Le mot « place », délibérément choisi par la SGP, à la fois pour le titre de l’ouvrage précédemment cité et pour qualifier l’ate- lier lui-même, apparaît comme surinvesti, tout en restant très ambigu.

205 . Avec l’architecte Jacques Ferrier, l’Unité Gare de la SGP met au point un réfé- rentiel de conception pour les gares et leurs « parvis ». Régulièrement enrichi et mis à jour par la suite, ce référentiel est systématiquement remis aux équipes de conception.

206 . Coordonné par l’architecte-voyer Bernard Landau, cette publication insiste à la fois sur les nouvelles intermodalités et sur la nécessité de concevoir des « espaces urbains de qualité, accessibles, confortables et accueillants ».

(4)

pas forcément se concentrer dans un espace restreint – ce qui risque d’enlever à cet espace public toutes ses qualités – et que l’on peut aussi inclure les espaces publics existants à proximité des sites de gares dans les questionnements. C’est aussi dans ce sens que nous introduisons, en lien avec les spécialistes de mobilité présents au sein du groupement, une réflexion sur la « marchabilité » et le « piéton », en rappelant non seulement les bienfaits de ce mode de déplacement, à nouveau valorisé par rapport à celui de l’automobile, mais aussi son rôle pivot dans le passage d’un mode à l’autre, un rôle d’autant plus important dans un contexte où l’offre de mobilité se diversifie. Ce faisant, l’équipe propose la notion de « co-modalité » plutôt que celle d’intermoda- lité, afin d’insister sur les usages qui pourront se développer grâce au bouquet des offres de services composant le système de mobilité dans son ensemble.

Vis-à-vis du terme « pôle », nous lui associons le concept « d’échelles intermédiaires », déjà travaillé par l’agence TVK au sein de l’AIGP212, avec l’idée que le périmètre d’étude et d’action ne peuvent se limiter à celui du pôle (soit 300 mètres autour de la gare). Cette réflexion sémantique sur les échelles spatiales s’articule à un travail d’analyse cartographique mené par TVK. En même temps que nous cherchons à re-formuler, il nous faut en effet re-présenter, les cartes à notre disposition213 ne suffisant pas à rendre compte de ce qui nous apparaît prégnant avec les mots : il s’agit de donner à voir, autant par les mots que par les cartes, les inscriptions spatiales de la gare à différentes échelles – du quartier au grand paysage, en passant par le territoire intercommunal et par le bassin de vie – et les enjeux multiples associés à ces différentes échelles. Mettre en avant les échelles inter- médiaires revient ainsi à insister sur les nécessaires articulations de la gare aux espaces publics alentours, mais aussi sur le rétablissement de continuités piétonnes et cyclables à plus large échelle, ou encore sur l’accès aux équipements et aux centralités commerciales d’envergure métropolitaine.

Pour la rédaction du premier livrable214, nous réflé- chissons à mieux valoriser ce travail sur les mots, au-delà d’un seul 212 . Atelier International du Grand Paris, mars 2013. TVK (mandataires), Transition, habiter les intermédiaires (avec Güller Güller architecture urbanism, ACADIE, Bas Smets, Franck Boutté, Simon Grand, Jordi Julia, Joachim Lepastier, Sébastien Marot, Pierre Musso, Soline Nivet, Michel Schuppisser, Ville Ouverte). https://www.atelier- grandparis.fr/aigp/conseil/tvk/TVKHabiter2013.pdf

213 . ’elles aient été produites par la SGP ou par l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) dans le cadre de l’Observatoire des quartiers de gare du Grand Paris.

214 . Couramment utilisé aujourd’hui dans différentes sphères professionnelles, le terme désigne le produit d’une prestation qui doit être remis selon les termes d’un contrat ou d’une commande. Si le principal livrable est remis à l’aboutissement publics antiques pour qualifier les places des villes nouvelles209, le

terme « forum » n’est pas stable : son emploi oscille constamment entre une définition typologique relativement restrictive (grosso modo des gradins, ou tout du moins une forme d’assise liée à l’architecture du sol) et des suggestions d’usages (arrêt, pause, contemplation, etc.).

Proposée par Jacques Ferrier quelques années auparavant, alors que la réflexion sur les espaces publics n’est qu’à l’état d’ébauche au sein de la SGP, l’idée d’installer un « forum » à côté de chaque gare est finale- ment abandonnée. Nos interlocuteurs nous le confirment rapidement et nous demandent de ne retenir que « l’esprit » du forum, entendu par eux comme un lieu d’échanges, de rencontres et de rendez-vous.

Pour y répondre, le groupement privilégie par la suite une réflexion plus globale sur les assises, leur nombre, leurs diverses formes (bancs, emmarchements, bordures, etc.) et localisations dans l’ensemble des espaces publics environnant la gare.

Du lexique au vocabulaire :

des mots à points de vue multiples

Après avoir travaillé sur ces « mots-problèmes » avec l’idée de retrouver le juste sens des mots, nous commençons à en instruire de nouveaux pour lesquels les discussions au sein du groupe- ment nous font alors pressentir un potentiel pour les futurs principes d’aménagement210 et donc pour les projets ultérieurs (voir tableau 1).

L’idée est désormais de construire un lexique ouvert211, avec une liste plus large de mots nous permettant de mettre en avant les différents points de vue qui s’expriment au sein de l’équipe et d’appuyer ce faisant des visions alternatives de la ville et de l’espace public, que les premiers documents convoqués ne permettaient pas de révéler.

Ainsi, par exemple, pour ne pas réduire la question de ces espaces publics à celle de l’« intermodalité », nous insistons sur leur nécessaire « polyvalence » et n’hésitons pas à faire l’éloge de la « distance », avec l’idée que les équipements et les flux ne doivent 209 . Voir par exemple «  Agora d’Évry  », Villes nouvelles. Région parisienne,

Techniques et architecture, 301, 1974, pp.  60-62 et Pierre-François, Large, Des Halles au forum, Paris, L’Harmattan, 1992.

210 . Le principal objectif de la mission confiée au groupement est de construire un

« référentiel » contenant une série de « principes » (initialement nommés « prin- cipes-guides » avant que le terme ne soit abandonné) à destination des maîtres d’ou- vrage et des concepteurs.

211 . Plus que le glossaire (recueil de termes difficiles ou mal connus centrés sur un domaine particulier), le lexique a été retenu car considéré comme plus englobant puisqu’il permet d’intégrer une plus grande diversité de termes. La notion d’ou- verture renvoie à l’idée que d’autres mots puissent s’agréger à ceux précédemment choisis pour élargir et nuancer le propos, sur un mode évolutif.

(5)

liens entre les projets d’espaces publics et les contextes dans lesquels ils s’implantent, y compris aux « échelle intermédiaires ». Un second ensemble de principes est fortement articulé à la prise en compte du temps comme ressource pour le projet et aux réflexions menées, au cours de la première phase de l’atelier, notamment autour des notions de « chronotopie »216 ou de « flexibilité ». Le terme d’« évolutivité » est considéré, au sein de l’équipe, comme le plus adéquat pour caracté- riser ces principes qui, tous, incitent à concevoir des espaces publics qui s’adaptent aux changements et à l’imprévu. Enfin, reprenant nos réflexions antérieures sur « l’hospitalité » et l’« affordance » des lieux, des principes de « disponibilité » montrent comment fabriquer des espaces publics librement accessibles pour toutes et tous, susceptibles d’accueillir une gamme diversifiée d’usages au-delà de la seule mobilité.

Dans cette phase, l’équipe s’affranchit finalement des mots et se détache d’une démarche lexicologique, pour entrer dans le jeu, en fabriquant des slogans. « La métropole n’est pas un style » ou encore « le temps est une ressource, pas une contrainte » sont autant d’injonctions adressées à la SGP comme aux futurs maîtres d’ouvrage, pour les inciter à voir et à faire autrement. Cette nouvelle approche conduit l’équipe à jouer sur les mots dès lors qu’il s’agit de montrer la capacité de certains lieux ou situations spatiales récur- rentes (que nous nommons « topos ») à fonctionner à « double sens ».

Ainsi, en associant des mots techniques liés à « l’intermodalité » à ceux de l’espace public, nous mettons l’accent sur la « polyvalence » des espaces à créer. Construites à partir des études de cas, ces prescrip- tions gémellaires – « La gare routière est une place », « La voie sans issue est une aire de jeux », « Le giratoire est un square », « Le souter- rain est un passage couvert », « Le franchissement est un belvédère »,

« Le parking est un parc » – apparaissent comme autant d’espaces possibles, des formulations qui ouvrent l’imagination et permettent de convoquer de multiples références lorsqu’il est question de les illustrer.

Elles apparaissent dans le référentiel, comme des temps de respiration entre les principes d’aménagement, permettant de faire passer le même message autrement.

Tout en s’éloignant d’une démarche lexicologique, l’équipe souhaite cependant accorder une place stratégique aux mots dans le référentiel, avec l’accord du commanditaire. Loin de l’arbo- rescence proposée dans le premier livrable, nous arrêtons donc une liste plus limitée (voir tableau 1) et décidons de mettre chaque notion en correspondance avec des éléments de méthode et des grands

216 . Voir Gwiazdzinski, Luc, Drevon, Guillaume, Klein, Olivier, Chronotopies.

Lectures et écriture des mondes en mouvement, Paris, Elya éditions, 2017.

lexique. Nous pensons d’abord à un « abécédaire », sur le modèle de celui de Marcel Roncayolo215, mais nous optons finalement pour un

« vocabulaire », combinant un ensemble de termes propres au groupe- ment et constituant un préalable désormais nécessaire à la compréhen- sion du diagnostic et de la méthode élaborée. Dans la formalisation du document remis en octobre 2017, l’ordre alphabétique est maintenu mais le vocabulaire fonctionne désormais en arborescence, par familles de mots (voir tableau 1), pour conférer à l’ensemble sa cohérence. Ces familles entrent en résonance les unes avec les autres par un système de corrélats permettant d’insister sur les liens entre différents points de vue exprimés au sein de l’équipe ou échelles. Les statuts et les rôles des mots y sont extrêmement divers : du mot précis qui renvoie à un détail à la notion générale, en passant par l’évocation des échelles, des figures archétypales ou des actions. Des textes de nature, de formats et de statuts divers les accompagnent, écrits et illustrés par l’ensemble des membres de l’équipe et faisant, pour certaines, référence à nos propres recherches. Cette diversité nous permet d’allier les visions du proche et du lointain, de convoquer des images, de mettre en tension réalité et imaginaire, bref, un prélude à la conception, qui ouvre les projets à venir et évite la simple prescription. Il s’agit également de combiner de multiples représentations sur les territoires accueillant le réseau et les gares du GPE : cet ensemble de mots est à l’image de la métropole, protéiforme et pouvant se lire par fragments ou comme système, à plusieurs échelles.

Principes, topos, slogans : faire circuler les mots

Une fois ce livrable achevé, l’équipe laisse de côté ce vocabulaire pour se concentrer sur des études de cas, avant de passer à la phase d’élaboration des principes d’aménagement. Le travail sur les mots qui a été mené jusque-là alimente néanmoins cette nouvelle étape de la réflexion. Il sert même à organiser le futur référentiel et ses principes. Le terme de « continuité », travaillé depuis le début de l’atelier, est ainsi choisi pour caractériser un premier ensemble de principes qui insistent sur l’opportunité de produire ou consolider les

d’un projet, plusieurs livrables peuvent être demandés, en particulier des livrables intermédiaires. Ainsi, notre groupement devait remettre un premier livrable propo- sant un diagnostic global et explicitant la méthode, puis un deuxième développant plusieurs études de cas, et enfin un troisième correspondant au référentiel d’amé- nagement des espaces publics.

215 . Chesneau, Isabelle, Roncayolo, Marcel, Abécédaire de Marcel Roncayolo.

Entretiens, Gollion, Infolio, Archigraphy Poche, 2011.

(6)

temps, pour parler « à chaque fois » de la même chose et consolider petit à petit une démarche.

Ce faisant, les mots nous mènent progressivement vers une approche partagée. Autour des mots, le temps de cette mission pour la SGP, nous tentons en d’autres termes de construire une communauté de pratique218. À partir des ajustements, des coopé- rations et des échanges suscités par ce travail entre des membres qui ne se connaissent pas tous a priori, il est en effet possible de négocier, d’emblée, le sens de notre action les uns avec les autres219. Cependant, dans la première phase de ce travail, quand bien même nous faisons disparaître nos signatures individuelles des documents remis à la maîtrise d’ouvrage, chacun reste dépositaire d’un mot ou ensemble de mots et les nombreuses notes de bas de pages et de références renvoient encore aux disciplines ou cultures professionnelles de chacun des auteurs malgré l’anonymat. Dans le « vocabulaire », c’est finalement l’agencement des mots, en particulier avec les nuages de mots, qui permet de faire collectif. L’exemple des mots relatifs aux « usages » en témoigne : on trouve, d’un côté, les termes d’» espace autorisant » ou de

« présomption de confiance », inventés par le consultant en urbanisme temporaire Yes We Camp et, d’un autre côté, les termes de « détour- nement » et de « sécurité / prévention » dont la définition est rédigée par le sociologue. Il faudra sans doute plus de temps et un travail de quelques mois supplémentaires pour parvenir à écrire ensemble ces mots et leurs définitions tels qu’ils apparaîtront dans le référentiel remis à la SGP en fin de mission.

Fabriquer la ville

À plus long terme, ce travail sur les mots apparaît comme un outil de médiation non seulement interne mais aussi externe : un moyen de mener une incursion dans un jeu d’acteurs complexe où les expériences de terrain sont très différentes (avec des configurations urbaines et institutionnelles variées) et les points de vue sur l’espace public parfois divergents, en lien avec des cultures professionnelles et des domaines de compétence divers220. Dans ce 218 . Wenger, Etienne, Communities of Practice: Learning, Meaning, and

Identity, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

219 . Wenger, Etienne, Mcdermott, William et Snyder, William, (sous la direction de), Cultivating Communities of Practice, Harvard Business School Press, Boston, 2002.

220 . Cette diversité des points de vue, parfois conflictuelle, est relativement courante au sein des services des grandes villes. Voir Fleury, Antoine, Les espaces publics dans les politiques métropolitaines. Réflexions au croisement de trois expé- riences : de Paris aux quartiers centraux de Berlin et Istanbul, Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2007. Elle est d’autant plus principes d’aménagement. En accord avec le reste de l’équipe, nous

sélectionnons alors une partie du vocabulaire initial, augmentée de quelques nouveaux mots, soit parce que nous constatons qu’ils sont souvent utilisés (comme « jardiner » ou « milieu »), soit parce qu’ils nous permettent de rassembler plusieurs mots du vocabulaire initial (comme « hospitalité »).

En définitive, le choix des mots, ainsi que la manière de les définir et de les présenter, ont évolué au cours du temps, de même que leur place voire leur poids dans nos réflexions au sein de l’Atelier des places. Ces déplacements et évolutions sont le reflet des relations parfois complexes entre les membres de l’équipe et les autres parties prenantes de ces futurs espaces publics, quant aux orientations à prendre, aux idées les plus essentielles à défendre, donc à la philoso- phie générale du projet.

Mots, pluridisciplinarité et nouveaux modes de production de la ville

Cette expérience de participation à l’Atelier des places nous permet de donner aperçu des usages possibles d’un travail sur les mots à l’heure où les métiers de l’urbain tendent à s’imbriquer de plus en plus et où les enjeux de médiation, de pilotage, de coordination ou encore d’expérimentation prennent de l’importance217. Ainsi, au fil de l’atelier, les mots nous ont d’abord permis d’instruire une approche au sein d’une équipe pluridisciplinaire en construction, puis de la discuter avec l’Unité Espace public intermodalité (UEPI), notre commanditaire, avant de la déployer en la testant sur quelques cas, enfin de la rendre partageable avec les acteurs impliqués in situ.

Faire équipe

Un même mot – a fortiori celui d’espace public – ne désigne pas nécessairement les mêmes réalités ou ne renvoie pas aux mêmes enjeux de projet pour un géographe, une historienne, des architectes, des urbanistes et des paysagistes. Même s’il s’agit d’un constat relativement banal, il a fallu faire avec et, surtout, en faire un atout. Ce travail sur les mots nous permet en premier lieu de mieux nous connaître et de mieux nous comprendre au sein d’une équipe pluridisciplinaire, les mots devenant support de dialogue et d’échange.

Il est également utile en matière de pilotage. En effet, au sein d’une équipe nombreuse, réunie régulièrement mais rarement au complet, s’entendre sur les mots s’avère être un bon moyen pour gagner du

217 . Biau, Véronique et Tapie, Guy, (sous la direction de), op. cit.

(7)

livrables, a sans doute aussi contribué à leur assurer une certaine performativité222.

Dans le cadre du dernier livrable, à savoir le référen- tiel qui listera et explicitera les principes d’aménagement, le vocabu- laire et ses notices laisseront place à une série de mots accompagnés de leur définition, dans un format court et à travers des textes travaillés collectivement au sein de l’équipe. Le document est appelé à être transmis aux multiples acteurs des projets d’espaces publics autour des gares, l’idée étant de rendre la démarche de l’équipe compréhensible et donc appropriable tout en leur proposant un vocabulaire commun, simple qui permettra de faire projet ensemble, au-delà de la diversité de leurs compétences, points de vue et cultures techniques. Le temps long et lointain, le nombre et la variété des situations dans lesquelles ce référentiel sera amené à être appliqué confère ainsi aux mots une grande importance.

Temporiser

Au-delà de l’expertise, que retenir d’une telle explora- tion par les mots ? Peu conventionnelle, cette approche in progressne permet certes pas de juger de sa réelle pertinence tant le chemin est encore long jusqu’aux espaces publics réalisés et pratiqués autour des soixante-huit gares. Considérée parfois comme trop « impression- niste », peu démonstrative ou performative, cette démarche par les mots a pu apparaître aux yeux de certains comme une perte de temps.

Dans le calendrier très contraint de notre commanditaire, s’arrêter sur les mots à ce moment-là, c’est effectivement se placer à contre- temps. Mais par notre démarche, nous lui adressons un message fort : il fautprendre le temps de réfléchir à la nature des espaces publics à construire et aux objectifs de cette action, pour éventuellement dans un deuxième temps renforcer, infléchir ou rectifier certains choix initiaux. Ce faisant, nous prenons aussi le temps de nous éloigner – au moins dans un premier temps – de la question prescriptive, à savoir quels sols et quels équipements prescrire pour que ces espaces publics à venir soient « efficaces », résistants, hospitaliers, etc. C’est ainsi que nous avons tenté de déplacer la focale : parler du temps permet de ne plus raisonner en termes de vitesse, parler du sol et d’espace public permet d’élargir le périmètre de la réflexion bien au-delà du rayon des 300 mètres. D’ailleurs, « distance » et « lenteur » font partie des mots qui nous importent et que nous avons délibérément inscrits dans le vocabulaire de la mobilité, ce qui nous permet ensuite de répondre à

222 . Derrida, Jacques, « Signature, event, context », Glyph, n° 1, 1979, pp. 172-197.

cadre, comme cela a été fait en interne, le recours aux mots permet de pousser les uns et les autres à se positionner, mais aussi et surtout de se faire comprendre, d’échanger voire d’expérimenter pour construire ensemble les principes d’aménagement.

S’arrêter ainsi sur les mots est aussi un moyen pour notre équipe de ré-énoncer la commande initiale et peut-être d’en réorienter certains enjeux, tout en incluant et en interpellant le commanditaire sur les termes qui lui semblent importants. Ceci nous permet de vérifier d’emblée notre marge de manœuvre : ce que nous pouvons critiquer, faire évoluer ou non dans la « doctrine » de la SGP. Notre « vocabulaire », qui nous assure de bien nous faire comprendre par le commanditaire, est un moyen de lui faire valider la démarche de l’équipe dès le premier livrable. Au cours de la phase 2 de l’atelier, le jeu avec les mots, à travers slogans et topos, permet de faciliter les échanges avec les partenaires, de rendre compte de manière claire et ludique de notre démarche au sein des ateliers et conférences organisés avec la SGP et au cours desquels l’équipe s’est confrontée aux techniciens des collectivités en charge des études de pôle. Au même moment, le passage progressif des nuages de mots à un classe- ment en trois entrées (« continuité », « évolutivité » et « disponibilité ») témoigne de l’importance prise par certains termes qui sont désor- mais utilisés moins pour leur définition que parce qu’ils renvoient à des valeurs désormais partagées.

Les réunions entre le groupement et l’UEPI, qui se tiennent au cours de l’automne 2018, nous permettent de le vérifier221.

Dans les discussions voire les négociations déjà engagées autour des études de pôle, « nos » mots apparaissent désormais mobilisés quasi- ment comme des « droits opposables ». Ainsi, qu’il s’agisse de (re) construire des « continuités » (du sol, des parcours pour les piétons), de concevoir l’espace public comme un « milieu » où la pleine terre doit être au maximum préservée, ou bien de trouver une bonne « distance » entre les stations bus et la gare, le commanditaire se réapproprie large- ment ces mots et la démarche qui les sous-tend ; dans ses échanges avec les autres services de la SGP et les maîtres d’œuvre des gares, ils les utilise même pour faire évoluer le dessin des espaces publics en train d’être produits. Faire revenir « nos » mots de manière récurrente dans les discussions avec le commanditaire, puis dans les deux premiers

forte et traversée de rapports de pouvoir pour les espaces publics qui nous occupent que les projets sont complexes et les maîtres d’ouvrage nombreux.

221 . Cette série de réunions vise à présenter aux membres du groupement l’avan- cement des études de pôle et les enjeux locaux autour de l’aménagement des futurs espaces publics.

(8)

un discours sur la vitesse par une réflexion sur le temps223. Ce travail sur les mots peut de fait être interprété, a posteriori, comme une tenta- tive de ralentir le temps224.

Au final, l’évolution de la place accordée aux mots au cours du temps témoigne de la capacité d’improvisation225 dont il faut faire preuve dans ce cadre, en répétant le même message tout en l’adaptant à des contextes, formats et interlocuteurs variés : comités stratégiques, partenaires, séminaires, etc. C’est sans doute aujourd’hui la condition sine qua non pour que les mots s’incarnent véritable- ment dans des projets complexes, pilotés par une multitude d’acteurs.

Expérimentale, cette recherche « en mouvement », qui comporte une grande part d’imprévisibilité, doit pourtant être entendue comme une manière autre de poser les questions. En revenant au sens des mots et en évacuant les néologismes pour revenir aux fondamentaux, nous pensons ouvrir un espace temporel qui tient à distance la prescription hâtive, à laquelle les commanditaires veulent souvent circonscrire la réflexion, et contraindre l’imaginaire.

223 . Rosa, Hartmut, Aliénation et accélération : Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012.

224 . Godillon, Sylvanie, Lesteven, Gaële, et Mallet, Sandra, «  Réflexions autour de la lenteur », Carnets de géographes [En ligne], n° 8, 2015, http://journals.

openedition.org/cdg/281, consulté le 25 novembre 2018.

225 . Voir Soubeyran, Olivier, Pensée aménagiste et improvisation. L’improvisation en jazz et l’écologisation de la pensée aménagiste, Archives contemporaines, 2015 et Lisa Lévy, L’improvisation en aménagement du territoire : d’une réalité augmentée aux fondements d’une discipline pour l’action. Enquête autour d’un projet interdépartemental (le Pôle d’Orly), Thèse de géographie, Université de Grenoble, 2013.

(9)

Les mots du tram : vers une nouvelle lexicalité urbaine ?

La cité est un discours, et ce discours est véritablement un langage : la ville parle à ses habitants, nous parlons notre ville où nous nous trouvons, simplement en l’habitant, en la parcourant, en la regardant.

Roland Barthes, L’aventure sémiologique, 1985, p. 265.

Re(co)naissance du tramway

Fort d’un succès retentissant sur le territoire hexagonal et signe de reconnaissance d’un savoir-faire d’excellence, le tramway moderne « à la française226 » s’exporte outre-Atlantique et aux quatre coins du monde. Mais pour parvenir à cette réussite sans précédent, il lui aura fallu près de quarante ans pour faire ses preuves. Aujourd’hui et plus que jamais, ce mode de transport en site propre apparaît comme un véritable outil de requalification urbaine, aboutissant à ce que certains spécialistes nommeront « l’urbanisme du tramway227 ».

Bien des vertus curatives lui sont attribuées depuis son retour en force à l’orée des années 1980. Des vertus visant notamment à assainir les villes congestionnées par les précédentes politiques du tout automobile, au regard des enjeux sanitaires, économiques et environnementaux auxquels elles sont à présent confrontées. Parallèlement, le tramway 226 Kaminagai, Yo, Tramway. Une école française, catalogue conçu et réalisé à l’occasion de l’exposition présentée au Lieu du Design du 4 avril au 12 juillet 2014, Paris, IAU Île-de-France, 2014, [en ligne].

227 Ibidem .

(10)

redynamiser les centres urbains [...], améliorer l’environnement232 ».

Nonobstant, le tramway participe à promouvoir les territoires par une stratégie de communication savamment orchestrée. Les villes inter- rogent en effet le tramway non plus sous le seul angle de la mobilité, mais également sous le prisme promotionnel. Il va sans dire que le tramway recouvre en son sein tout un champ lexical qu’il convient de regarder de plus près, tant ce dernier met en évidence les enjeux socio- spatiaux des villes contemporaines, mais aussi, certains rapports de force et dissensions entre discours et pratiques233.

Que se tram(e)-t-il dans nos villes ?

Aujourd’hui, le tramway semble être le vecteur d’un retour en force de l’urbanité et du piéton dans les villes, donnant à ces dernières une image « apaisée » voire « accueillante ». Le choisir, c’est ainsi opter pour une ville « durable », tout à la fois « verte » et

« mobile », soucieuse du bien-être de ses habitants et faisant la part belle au retour en grâce du flâneur. C’est promouvoir en somme une ville « sensible », qui va de pair avec les enjeux environnementaux. Le tramway contribue également, par l’intégration de démarches artis- tiques annexées et d’un soin esthétique accordé au matériel roulant, à inscrire la ville sous de nouvelles acceptions. Il participe et s’articule notamment au cœur de villes se voulant présentement « récréatives » auprès d’un nouveau public, ou bien encore « intelligentes » dans la mouvance des smart cities. d’adjectifs adossés aux villes contem- poraines, qui n’est pas sans rappeler que celles-ci bien souvent leurs discours selon une démarche de marketing urbain faisant d’elles de véritables lieux de marché234. Du reste, cette diversité de vocables véhiculée par les discours officiels des acteurs du projet et mis en exergue par la communauté scientifique235, esquisse l’image d’une ville plurielle que le tramway semble vouloir introduire auprès des habitants et des décideurs locaux. Elle révèle surtout une stratégie de narrativisation des projets de tramway mise en œuvre pour produire 232 Pécheur , Pascale, « la ville autrement avec le retour du tramway », Revue géné-

rale des chemins de fer, novembre-décembre 1998, p. 22.

233 Notre contribution prend appui sur des observations et enquêtes menées auprès des utilisateurs et acteurs des projets, notamment sur les lignes du tramway parisien intra-muros, strasbourgeois et niçois, dont les premiers résultats ont été exposés dans notre thèse soutenue en 2013.

234 Noisette, Patrice, Vallérugo, Franck, Le marketing urbain. Tome 1 : Théories et méthodes, La Tour-d’Aigues, L’aube, 2018, p. 95.

235 Voir notamment l’ouvrage de Hamman, Philippe, Blanc, Christine, Frank, Cécile, La négociation dans les projets urbains de tramway. Éléments pour une sociologie de la « ville durable », Bruxelles, Peter Lang, 2011.

moderne est employé pour retisser des liens pérennes entre les diffé- rents quartiers disparates. Il se veut garant d’une dimension sociale portée par le principe d’urbanité et de partage, à travers une réflexion globale sur la gouvernance des villes contemporaines, mais aussi d’une requalification de l’espace public.

Malgré un premier démantèlement de son réseau en France dès les années 1930 et à l’orée des années 1950228, ce mode de transport a depuis été repensé dans sa forme en adéquation avec l’espace urbain et les nouvelles orientations véhiculées par les collecti- vités. Il participe au début des années 1990 à des orientations urbaines stratégiques qui s’inscrivent peu à peu dans une perspective multisca- laire des territoires, allant de la simple échelle de la commune à celle de l’agglomération pour atteindre aujourd’hui celle des métropoles229.

Aussi n’est-il plus restreint au seul désengorgement des voies urbaines, mais à l’instar du projet précurseur strasbourgeois, dessert les princi- paux pôles constitutifs des agglomérations et met de fait en évidence l’accroissement inexorable du territoire urbain. C’est ainsi qu’à partir des années 2000, le tramway présent dans les principales villes françaises « accompagnera » la réorganisation profonde des agglomé- rations (restructuration globale des réseaux de transport, nouvelles centralités urbaines, etc.) pour devenir peu à peu, au fil des projets, un objet ou plutôt un outil de mercatique urbaine.

À l’heure actuelle, près d’une trentaine de communes comptant parmi les principales agglomérations françaises l’ont accueilli en site propre sur leur territoire, comme Strasbourg, Montpellier, Bordeaux ou bien encore Lyon. Sans conteste, sa présence participe à une écriture singulière des villes qui, à bien des égards, fait écho aux directives imposées par les édiles et autres stratégies terri- toriales précitées. Pascale Pécheur230, ancienne directrice générale de la SEAMES231, explique ainsi que « les atouts du tramway sont donc nombreux : requalifier l’espace, embellir la ville, retisser les liens entre les quartiers, lutter contre l’exclusion, favoriser l’accessibilité à tous,

228 De nombreuses littératures abordent l’histoire du tramway en France, parmi elles l’ouvrage de Tricoire, Jean, Le tramway en France, Paris, La Vie du Rail, 2007, et plus récemment l’ouvrage dirigé par Gardon, Sébastien, Quarante ans de tramway en France, Lyon, Libel, 2018.

229 Redondo , Belinda, « Tramway et territoire : quel urbain en perspective ? », Revue Géographique de l’Est, vol. 52 / 1-2 | 2012, [en ligne].

230 Anciennement secrétaire générale du GART (Groupement des Autorités Responsables des Transports) et directrice générale déléguée à la RATP.

231 Société Anonyme d’Économie Mixte d’Exploitation du Stationnement de la Ville de Paris.

(11)

conjuguer différentes narrations pré-existantes et ancrées dans le lieu, comme l’atteste l’écrivain Charles Robinson238 : « la production d’un récit s’inscrit dans un paysage déjà proliférant en narrations de tous ordres : communications politiques et urbaines, stratifications d’his- toires portées par les habitants et les acteurs associatifs, rumeurs, relec- tures actives […] Produire un récit, c’est d’abord écouter ceux qui parlent, et apprendre à repérer les invariants, les figures, les tensions […] 239». Dès lors, la question est de savoir quelle force narrative émane de chaque discours prononcé par les acteurs des projets du tramway.

Le récit employé semble ici inscrit dans l’optique de convoquer une certaine ré-appropriation, mais également, de générer une certaine désirabilité du lieu et par là même du tramway. Au demeurant, Barthes rappelle que le récit, « commence avec l’histoire même de l’humanité ; il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit240 ».

Comme en écho à cette pensée, le psychologue Pierre Janet avance également que « ce qui a créé l’humanité, c’est la narration241 ». Nous devons ici comprendre qu’il n’y a point de société sans discours et plus largement sans récits fédérateurs. Pour Robinson « le récit propose un choix de vie possible, à travers un récit qui articule des lignes de sens, de valeurs, de décisions politiques, dans une dynamique242 ». Plus qu’une simple cohabitation des voix, il est question avec le récit de mettre en exergue la « relation » qui subsiste entre elles, convoquant en outre l’expérience au premier plan. Aussi, pour définir autrement le processus narratif, nous pourrions emprunter la formulation de l’anthropologue Tim Ingold, lequel précise qu’il s’agit d’un « chemin » partagé où chaque individu peut à travers un passé écrire son futur243.

Concrètement, quelle forme cela peut-il prendre au cœur des projets de tramway ou dans tout autre politique d’aménagement des villes ?

Dans un usage opérationnel, le récit nous permet de décrire, de valoriser, voire de configurer l’espace urbain. Outil de communication, il concourt à la fabrique d’un imaginaire urbain, permettant l’avènement – dans le meilleur des cas – d’une nouvelle identité urbaine des villes. À échelle réduite, le récit restitue du sens au lieu, en fédérant habitants et acteurs du territoire autour d’une ligne 238 Robinson, Charles, « Que peut un récit pour un projet urbain. Point de vue d’un écrivain sur les potentiels du récit en e », in Les Carnets du Polau, #2, 2018, p.14.

239 Ibidem .

240 Barthes , Roland, L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 167.

241 Janet , Pierre, L’évolution de la mémoire et la notion du temps, Leçons au Collège de France (1927-1928), Paris, L’Harmattan, , 2006.

242 Robinson , Charles, op.cit., p. 24.

243 Ingold , Tim, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2011, p. 120.

ce dit renouveau des villes. Une démarche narrative qui vise autant à promouvoir et justifier la présence du tramway, qu’à engager une forme de compétitivité sous-jacente au sein des collectivités. Plus largement, le tramway met ainsi en exergue un phénomène symptomatique des villes actuelles : la mise en récit de l’espace urbain.

L’extension du réseau de tramway sur le territoire hexagonal depuis près de quarante ans236 nous permet aujourd’hui d’étudier les différentes stratégies communicationnelles mises en œuvre par les collectivités à travers le temps, afin de promouvoir sa

présence sur le territoire et de l’inscrire durablement dans notre paysage urbain. Elles laissent apparaître au premier abord des simila- rités de par la récurrence de certains mots, et parfois même une forme d’ambigüité entre le discours construit et promu par les collectivités et la pratique quotidienne des habitants et utilisateurs de ce mode de transport. À l’instar du projet du Grand Paris Express dont il est question plus haut, l’usage de certains vocables recouvrent plusieurs acceptions, voire deviennent de véritables outils de médiation et de promotion. Le projet de tramway ne fait ici pas exception : élus, archi- tectes, designers, concepteurs ou simples citadins, tous porteurs d’un champ lexical propre, ont chacun une perception singulière du tramway, mais aussi des attentes vis-à-vis d’une ville rêvée. Par consé- quent, si les mots qui gravitent autour des projets de tramway semblent pleinement être au service de la ville et participent plus largement à la construction de son image médiatique, ils nous interrogent par là même sur le devenir du tramway une fois implanté sur le territoire, où la réalité des actes quotidiens rattrape bien souvent la fiction des discours. La ville rêvée du tramway se résumerait-elle plutôt à un acte de langage qu’à un fait urbain ? Cette question nécessite de prêter une attention toute particulière à ce qui se dit et se pratique réellement dans cet espace urbain réécrit à l’aune de ce mode de transport en commun en site propre.

Textualité urbaine

La ville est une forme manifeste de langage, dont certains spécialistes ont tenté de percer les mystères237. Le sémiologue Roland Barthes désignait déjà dans son ouvrage L’aventure sémiologique (1985) la cité comme un discours. Si le discours participe en soi indénia- blement à la construction d’un récit singulier, ce dernier doit toutefois 236 Voir notamment l’ouvrage de Laisney, François, Atlas du tramway dans les

villes françaises, Paris, Recherches, 2011.

237 Voir notamment l’ouvrage de Bailly, Jean-Christophe, La phrase urbaine, Paris, Seuil, 2013.

(12)

d’une gouvernance urbaine plus ou moins affirmée, le réseau du tramway semble recouvrir néanmoins deux imaginaires distincts.

En effet, pour reprendre les réflexions de l’ingénieur et historien Antoine Picon, tout réseau mobilise par essence l’imaginaire propre

aux décideurs politiques et autres concepteurs, mais également celui propre aux représentations « collectives alternatives que développent les usagers des réseaux249 ». Deux imaginaires qu’il faut concilier au mieux et rendre compréhensibles dans les discours et autres outils promotionnels qui gravitent autour des projets. Conséquemment, la ville esquissée par les projets de tramway, ne peut se réduire à la seule voix de l’élu. Bien au contraire, elle est la résonance de multiples voix (édiles, artistes, habitants, concepteurs), possédant pour chacun ce que les sociologues appellent familièrement le langage « indigène », à savoir

« un langage de métier dans un univers de travail nécessairement étranger aux profanes [...]250 ». C’est donc une analyse de ces vocables qui définissent la ville qu’il convient à présent de mener.

Réécrire la ville pour la promouvoir

Si le retour en force du tramway participe à une forme de réécriture des villes, tant ce dernier a su réinvestir l’espace urbain comme l’affirme le directeur général de l’Institut d’Architecture et d’Urbanisme Île-de-France François Dugeny251, son implantation et son déploiement sur le territoire hexagonal s’accompagnent indubi- tablement d’une mise en récit de l’espace urbain et avec elle, d’une inscription de nouveaux vocables dans le champ lexical de la ville. On voit ainsi apparaître parmi les voix des édiles les concepts d’espaces dits « partagés » et « pacifiés », qui paradoxalement prennent racine au sein d’une politique mercatique territoriale aux conséquences certaines puisque bien souvent accompagnées d’effets délétères, telle la « gentri- fication touristique252 ». Somme toute, c’est l’avènement d’un véritable projet de ville qui gravite autour des tramways qui est ici mis en exergue.

Lorsque vient le temps de présenter aux yeux des concitoyens l’arrivée du tramway, nous pouvons constater que concepteurs et commandi- taires partagent cette même représentation d’une ville contemporaine complexe répondant aux enjeux du moment et faisant du tram un 249 Picon , Antoine, La ville des réseaux  : un imaginaire politique, Paris,

Manucius, 2014, p. 11.

250 Beaud Stéphane, Weber, Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 67.

251 Kaminagai, Yo, op.cit., p. 5.

252 Gravari-Barbas , Maria, Aménager la ville par la culture et le tourisme, Paris, Le Moniteur, 2013, pp. 114-115.

directrice commune. Sa force réside en ce qu’« il met en mouvement celui qui l’écoute244 », et donc par là même intègre l’individu, l’être, dans son environnement. Il est de fait et dans une certaine mesure comme le précise le sociologue Patrick Baudry « le garant du sens de l’habiter et de la forme urbaine ainsi que de leur synchronicité245 ».

Plus largement, dans cette ligne continue où se dessine une certaine recherche d’urbanité, l’espace peut être appréhendé comme « une grille sémiotique d’interprétation de la communication sociale », selon les termes énoncés par le spécialiste des sciences de l’information et de la communication Bernard Lamizet. Rappelons que la communication promotionnelle, comme en témoigne les urbanistes Patrice Noisette et Franck Vallérugo, « s’attache à raconter des histoires, à créer une connivence entre l’objet du message et son destinataire grâce à l’iden- tification que permet le récit […] L’image d’une ville est une sorte de métarécit, fait de multiples histoires enchevêtrées d’où naissent des harmonies qui composent les éléments communs de représentation.246»

Si la ville en tant qu’« espace de communication, intègre, transversa- lement, les codes des différentes structures sociales et des différentes structures d’usage qui la composent247 », nous sommes par consé- quent invités à penser l’urbanisme et plus spécifiquement les projets urbains en termes d’outils promotionnels et narratifs, chaque compo- sant urbain venant ici renforcer le récit urbain des villes. Or, penser la ville en ces termes soulève à bien des égards la question de la compré- hension de ces discours. En effet, par des jeux de langage, les acteurs de la ville (élus, concepteurs, habitants) appréhendent chacun diffé- remment le territoire, la ville, au regard de leurs propres attendus et expériences. Un double voire un triple discours transparaît alors bien souvent à l’occasion du lancement de projets urbains, au sein desquels l’avènement d’un récit urbain fédérateur peut sembler être compromis.

Le projet de tramway véhicule en son sein tout autant les ambitions urbaines et stratégiques des édiles, que le savoir-faire et la créativité de ses concepteurs, ou bien encore l’empreinte des usages du quotidien laissée par ses utilisateurs. Le sociologue Jean-Christophe Bailly rappelle d’ailleurs que « chaque objet a été fabriqué dans une certaine aire culturelle, dans un pli du temps particulier au sein de cette aire, et le raconte248 ». Or, si ce mode de transport témoigne de par son infrastructure, son tracé ou encore sa forme, de l’expression

244 Noisette, Patrice, op. cit., p. 148.

245 Baudry , Patrick, La ville une impression sociale, Circé, 2012, p. 71.

246 Noisette , Patrice, op. cit., p. 148.

247 Lamizet , Bernard, Sanson, Pascal (sous la direction de), Les langages de la ville, Marseille, Parenthèses, 1997, p. 47.

248 Bailly, Jean-Christophe, Sur la forme, Paris, Manuella, 2013, p. 51.

(13)

Transport), et plus largement, d’un urbanisme du tramway. L’architecte Roland Castro ne cesse pour sa part de répéter que le tramway est un transport poétique par excellence, « un événement cinématogra- phique […] Les gens se mettent plus facilement en scène les uns par rapport aux autres dans ce mode de transport et il fabrique du travel- ling urbain.256 » Somme toute, l’arrivée d’un tramway participe sans conteste à une redéfinition fonctionnelle voire symbolique des villes, les recouvrant de multiples acceptions.

Ce florilège, convoquant à n’en pas douter le champ de l’imaginaire, est ici renforcé par le soin accordé aux tramways eux-mêmes et par la présence de programmes artistiques qui jalonnent leur réseau, comme énoncé précédemment. De par leurs attributs et leur mise en récit, ces projets alliant technologie et esthétique sont assurément révélateurs de cette appréhension promotionnelle des villes. En effet, ces dernières étant de façon plus générale « en compéti- tion sur la scène nationale ou internationale », le système de transport devient « un élément fort de leur identité et de leur image257 » comme le rappelle l’ingénieur Georges Amar. Pour le graphiste et designer Ruedi Baur, invité à concevoir la livrée du tramway de Reims, c’est même encore plus radical : « l’identité d’un tramway, c’est l’identité d’une ville » assure-t-il. Des propos que nous nuancerons à la lumière de certains projets existants. On observe en effet que le tramway n’a pas la même portée structurelle et symbolique d’une ville à l’autre, au regard des stratégies de mobilité impulsées par les collectivités. C’est ainsi qu’à Paris, et bien que les discours en vantent les qualités, le tramway demeure assez sobre dans son habillage, un simple liseré vert venant égayer la motrice. Le tramway s’inscrit dans une offre de trans- port déjà existante et performante (RER, métro, bus). À l’opposé, le tramway montpelliérain se pare dès les premières lignes de couleurs chatoyantes et facilement repérables pour les utilisateurs. Son réseau structure véritablement la ville, mais pas seulement. Appuyé par un discours politique plus engagé visant à en faire un véritable levier pour le développement du territoire, il inaugure l’ouverture de la métro- pole du même nom. Somme toute, malgré ces disparités, le tramway est l’occasion d’imaginer la ville de demain : une ville tout à la fois verte, innovante, attrayante, compétitive, récréative, accueillante ; une

256 Propos extraits de : Du Grand Paris à Paris en Grand, rapport de la mission confiée par le Président de la République à M. Roland Castro, 2018, [En ligne], URL : http://www.cohesion-territoires.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_r.castro_grandparis.pdf.

257 Amar, Georges, Mobilités urbaines. Éloge de la diversité et devoir d’invention, La Tour d’Aigues, L’aube, 2004, p. 232.

véritable vecteur promotionnel. Un tramway circulant sur une coulée verte marquera par exemple le passage de la ville « verte » soucieuse d’une qualité environnementale253. Revêtu de sa plus belle livrée, elle- même dessinée par des artistes et designers de renom254, il participera à rendre la ville plus « attractive ». En impulsant un réaménagement urbain de façade à façade, un traitement de la chaussée et un rééquili- brage des flux, il sécurisera également les déplacements des piétons en ville et en cela fera de cette dernière une ville plus « sûre » et « accueil- lante ». Son tracé, quant à lui, mettra en connexion les quartiers de la périphérie avec le cœur de ville. C’est un travail de « couture » qui s’opère dès lors en vue de « créer du lien » comme l’affirme à juste titre l’architecte urbaniste Anne Grillet-Aubert : « le tramway, opportunité et levier d’un projet de territoire, a contribué à tisser des liens spatiaux entre les lieux […] construire la ville des liens et une culture partagée de l’espace public […]255 ». Le tramway sera enfin « une invitation au voyage » qui, à écouter certains édiles, suggèrera un retour du flâneur…

Ce n’est pas tant les superlatifs employés ici pour définir toutes les vertus que le tramway pourrait apporter à la ville, que la récurrence de certains vocables présents au sein des écrits et discours des acteurs, qui traduisent cette ambition commune de faire d’une partie du tramway

« l’identité », la vitrine des villes contemporaines, voire de rendre ces dernières compétitives entre elles, à l’échelle nationale et européenne.

Certains mots et expressions s’affichent avec récurrence dans les discours d’inauguration, plaquettes promotionnelles et autres magazines intercommunaux. En faire la synthèse laisse à penser que le tramway permet de regarder la ville autrement. De même est-il un outil pour embellir la ville, un outil pour le développement durable, un projet fédérateur atténuant les disparités sociales. Il impulse un espace urbain réinventé et c’est à ce titre qu’il doit être pensé à la dimension du territoire ; en atteste encore aujourd’hui son inscription au cœur des échelles intercommunales, à l’image du futur tramway du Grand Avignon. On parle également d’un « tramway des gens », d’un tramway plus proche de ses usagers (pour reprendre l’expression de Xavier Allard, directeur du développement chez Design&Styling d’Alstom 253 Charmes , Éric, Souami, Taoufik, Villes rêvées, villes durables?, Paris,

Gallimard, 2009.

254 Sans toutefois établir une liste exhaustive, citons la participation de l’artiste Daniel Buren à la conception du tramway de Tours, de l’artiste Hervé di Rosa à celui d’Aubagne, du designer graphique espagnol Peret à celui de Mulhouse, mais aussi le travail du designer français Ruedi Baur sur le tramway de Reims.

255 Grillet-Aubert , Anne, «  Troll de tram, recomposer les usages de l’espace public », Gardon, Sébastien (sous la direction de), Quarante ans de tramway en France, op. cit., p. 212.

(14)

récits qui gravitent en son sein. Ici, l’image s’allie aux mots, d’autant que ce processus narratif inhérent aux projets de tram s’inscrit pleine- ment au sein d’une tendance plus globale, portée par une forme de compétitivité et d’attractivité des villes contemporaines et décrite par les sociologues Gilles Lipovetsky et Jean Serroy sous le concept de

« capitalisme artiste » (2013). Dans cette approche, la valeur esthétique et expérientielle est porteuse d’une valeur économique. L’esthétique est poussée à son paroxysme par son hyperconsommation. Elle devient :

Un objet de consommation de masse en même temps qu’un mode de vie démocratique. Ceci pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur tient dans un univers quotidien de plus en plus remodelé par l’opérativité de l’art, l’ouverture à tous les plaisirs du beau et des narrations émotionnelles ; le pire, une culture dégradée en show commercial sans consistance, une vie phagocytée par un consumé- risme hypertrophié264.

Ce capitalisme artiste s’emploie à mobiliser toutes les formes de sensibilité de l’individu, en stimulant notamment ses sens au détour de multiples expériences urbaines sensibles, rendues manifestes par des processus de scénarisation et de spectacularisation des villes.

Aussi ces dernières vont-elles spéculer sur la valeur marchande des démarches culturelles et expérientielles émanant de programmes artis- tiques et urbains, en vue de renforcer leurs attractivité et compétitivité.

Comme le souligne l’historien et urbaniste Charles Ambrosino : Les édiles locales se saisissent bien souvent de l’idée d’esthétique urbaine sous l’angle étroit de l’attractivité économique et touristique […] les opérations engagées viennent satisfaire des besoins de communication et de promotion territoriale265.

On parle alors de ville « créative », de ville « récréa- tive », de ville « festive », « ludique » pour ne citer que ces terminai- sons. Toutes portent en elles l’ambition de renouveler l’image des villes, ancrant dès lors le tramway moderne dans cette dérive de l’esthétique marchande. Des visites guidées à son bord sont dès lors proposées aux riverains, aux utilisateurs, aux touristes pour explorer les œuvres artis- tiques et architecturales jalonnant son parcours266, contribuant à en Ville & Transports, mars 2013, p.10. Voir également, Hamman, Philippe, Blanc Christine, Frank, Cécile, La négociation dans les projets urbains de tramway.

Éléments pour une sociologie de la « ville durable », Bruxelles, Peter Lang, 2011, pp. 104-106.

264 Lipovetsky, Gilles, Serroy, Jean, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013, p. 435.

265 Ambrosino, Charles, «  Ces esthétiques qui fabriquent la ville  », J.-J., Terrin (sous la direction de), La ville des créateurs, Marseille, Parenthèses, 2012, p. 181.

266 Redondo, Belinda, «  La ligne esthétique du tramway  : une approche touris- tique de l’urbain », Gravari Barbas, Maria et Delaplace, Marie, (sous la direction ville plurielle pour reprendre l’expression de François Ascher lequel

avançait que « la ville du XXIe siècle ne peut être que diversité258».

Alors que le tramway a su (re)conquérir les grandes agglomérations françaises, c’est au tour des moyennes agglomérations d’y recourir pour valoriser leur politique urbaine tournée vers deux enjeux majeurs : le développement durable et l’attractivité. Àl’exemple de la ville d’Avignon, dernière en date à s’en doter et dont l’inaugu- ration s’est tenue en octobre 2019. Malgré un tracé initial revu à la baisse259, son arrivée vise à répondre – d’après le trimestriel inter- communal du Grand Avignon – « à la nécessité de revitalisation de nos centres anciens […] tout en contribuant à l’amélioration de notre environnement », car pour le président de l’agglomération Jean-Marc Roubaud, « la qualité des déplacements conditionne l’attractivité d’un territoire et nous voulons le Grand Avignon attractif et compétitif pour y accueillir de nouvelles activités et de nouveaux habitants260 ». Avec l’arrivée du tramway, c’est le territoire du Grand Avignon qui entend s’esquisser et prendre peu à peu forme concrète, avec en parallèle la conception de nouveaux quartiers urbains (tel Avignon Confluence à proximité de la gare TGV). Ville labellisée patrimoine de l’Huma- nité, le tramway avait pour intention première de faire un clin d’œil au patrimoine architectural par un travail spécifique de la livrée visant à rappeler les ouvertures des fenêtres du Palais épiscopal261. Ce sera finalement les personnalités d’Avignon qui seront mises à l’honneur262.

Esthétique urbaine

Tout le soin esthétique apporté à l’infrastructure du tramway, notamment par la présence d’œuvres d’art longeant le parcours ou par un recouvrement de la livrée confié à des artistes et designers de renom, ne fait que renforcer un peu plus cette volonté de scénariser, de théâtraliser la ville. Le tramway, observé par les passants ou les visiteurs d’un jour, devient un spectacle, une « œuvre d’art » ambulante263. Un spectacle lui-même alimenté par tous les

258 Ascher , François, Les nouveaux compromis urbains. Lexique de la ville plurielle, La Tour d’Aigues, l’Aube, , 2008, p. 17.

259 R.C., « Le tramway remis sur les rails après une longue panne politique », La Provence, 11 janvier 2015.

260 Communauté d’agglomération du Grand Avignon, « Dossier : travaux du tram, top départ ! », Grand Avignon mag, 2016, n°27, p. 13.

261 Rohée , Justine, « Alstom présente la maquette grandeur nature du tramway Citadis d’Avignon », Alstom, 16 décembre 2013, [en ligne].

262 Communauté d’agglomération du Grand Avignon, « Dossier : la révolution est lancée ! », Grand Avignon mag, 2019, n°39, p. 19.

263 « À Nice, le tramway traverse une galerie d’art. À Tours, le tram est une œuvre d’art  » énoncera Régine Charvet-Pello directrice de l’agence RCP Design Global,

Références

Documents relatifs

illustration vierge, dessiner les détails du Gloubidou et dire à quoi il sert.. Inventer des mots qui n’existent pas

c) Lister les modes de dialogues possibles afin de pouvoir communiquer en dehors des heures de cours entre les membres de chaque groupe de projet (en technologie). d) Indiquer

Utiliser le contexte pour donner du sens aux mots..

Certains déchiffrent, d’autres utilisent des syllabes déjà connues (le GA de galette comme dans GABIN), d’autres reconnaissent globalement le mot, d’autres s’appuient sur

CES Classe de transition, Maromme (Seine- Maritime) Notre

prenaient conscience de ce devoir moral, notre coopérative pourrait alors assumer son rôle en toute indépendance et réduire au strict minimum les compromis,

« sein » et de ses motifs dans Le Rire de la méduse d’Hélène Cixous et dans Le Corps lesbien de Monique Wittig est un poste d’observation heuristique qui permettra de mettre

Fiche réalisée par Céline Lamour-Crochet, illustrations : Olivier Daumas, avec l’aimable autorisation des éditions Bilboquet.. Retrouve dans le tableau, les mots de la liste