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Souvenirs d'enfance et de jeunesse du Syllabus à Vatican II. Une place pour l'anticléricalisme croyant ?

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Souvenirs d'enfance et de jeunesse du Syllabus à Vatican II. Une place pour l'anticléricalisme croyant ?

L’anticléricalisme croyant relève de ces conflits de l’ombre, de ces tensions, frictions à l’intérieur d’une catégorie sociale, d’une institution qui, comme le rappelle Frédéric Chauvaud dans un article

« La conflictuosité en histoire » sont redécouverts par les historiens après l’effacement des grands paradigmes1 à partir des années soixante-dix. L’actuelle crise des institutions, la place de l’individu, le rapport à l’autorité interpellent les chercheurs de différentes disciplines. Le thème de l’enfance, de la jeunesse est placé au cœur des interrogations sur le « Faire société » aujourd’hui et demain.

L’anticléricalisme croyant peut alors être un chemin de traverse dans une histoire plus globale des rapports à l’institution dans nos sociétés contemporaines et des processus d'individualisation.

Jusque dans les années mille neuf cent soixante, dans un environnement qui n'est plus celui de la chrétienté mais où l'idée de transcendance reste familière, l'enfant, l'adolescent grandit à l'écoute d'une expression religieuse dans une société qui se laïcise. Baptisés, pour la plupart, recevant le sacrement de communion pour un grand nombre et encore soumis à une éducation religieuse, ils sont

"naturellement" d'église car nés dans l'Eglise.

Alors même que la société se sécularise, la trace est là qui, dans de nombreux récits biographiques ou autobiographiques de la deuxième moitié du XIXe et du XXe siècles, signale cette relation privilégiée entre le temps de l'enfance, le domaine de la foi et l'institution ecclésiale, pour après s'en abstraire. L'éveil d'une conscience religieuse ou la découverte de l'athéisme placent progressivement le

"je" de l'adolescent en situation de choisir à des époques où la religion devient une opinion.

La source privilégiée dans cette étude est le récit autobiographique, un discours rétrospectif qui repose sur la mémoire et ses facéties2. La source n’échappe pas au présent de son auteur. Elle porte les

« interdits socio-culturels » et les « principes identitaires » auxquels chaque autobiographe adhère consciemment ou inconsciemment3. Tout en ne perdant pas de vue les caractéristiques de cette source rappelées par le titre même de cet article, l’aventure est à tenter pour retrouver derrière les mots de l’adulte, l’enfant que l'auteur a été. Dans cette aventure, nous suivrons donc partiellement l’historien Darya Vassigh qui revendique d’accorder une certaine confiance à la parole autobiographique4.

Les récits sont d’une grande variété et pour le sujet particulier qui nous importe, il a fallu beaucoup feuilleter pour mettre à jour des itinéraires de vie compliqués naviguant entre croyance et incroyance.

1 Frédéric Chauvaud, « Les conflictuosités en histoire », Les Cahiers du GERHICO , n° 3, 2002, p.16

2 André Maurois dans Aspects de la biographie, Paris, 1930, pp.193-213 retient cinq raisons principales qui conduisent à

« rendre inexact ou mensonger le récit autobiographique » : le simple oubli, l’oubli volontaire pour raisons esthétiques, la censure naturelle, la pudeur, la reconstitution après coup d’une causalité qui n’existait sans doute pas sur le moment

3 Voir en particulier les travaux du spécialiste français de l’autobiographie comme genre littéraire Philippe Lejeune. Philippe Lejeune, Je est un autre,, Paris, 1980 , ouvrage dans lequel il tranche pour l’impossibilité d’une autobiographie d’être fidèle à la vérité. Mais aussi, Philippe Lejeune, Moi aussi, Paris, 1986 où à partir de ce qu’il appelle « l’idéologie autobiographique », il nuance son approche en estimant que quelque part l’auteur qui se situe à la foi dehors et dedans peut s’engager à dire la

« vérité ».

4 Darya Vassigh, Les Relations adultes-enfants dans la seconde moitié du XIXe siècle (1850-1914). Etude discursive des écrits autobiographiques, éducatifs, juridiques et médico-légaux relatifs à cette question, Thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Michèle Perrot, Paris VII, 1996, p.31

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La capacité à exprimer par des mots des sentiments complexes comme ceux du rapport au religieux mais aussi l’intérêt trouvé à aborder ces questions dans ses souvenirs d’enfance et de jeunesse expliquent, en partie, la part belle faite à des populations particulières, plutôt masculines, comme celle des hommes de lettres, des hommes politiques, des militants chrétiens, des clercs. La forme prise par les récits dépend également des motivations des auteurs. S’intéressant aux souvenirs d’enfance, l’américain Richard N.Coe distingue le récit qui se présente principalement comme une quête existentielle de celui qui est une narration d’expériences sociales5 : deux formes complémentaires pour mener à bien cette étude.

Les mots des adultes peuvent chercher à redécouvrir la foi de leur enfance. Mais, dominés par l'abandon ou la fidélité ultérieurs, les récits évacuent facilement une relation à l'institution qui ne s'inscrit pas dans cette partition. Faut-il voir là le travail de la mémoire ou la preuve d'une difficulté de l'enfant et de l'adolescent à se situer sur le terrain inconfortable et éminemment personnel et réflexif de l'anticléricalisme croyant ? Et d'abord, pour les mineurs, qu'est ce que la foi, qu'est ce que l'Eglise ? Les formes sont particulières et les mots n'ont pas le même sens.

Certains pourraient penser que l'anticléricalisme croyant, dans son affirmation religieuse et sa critique ou rejet de l'institution, ne peut être qu'une position d'adulte affranchi. Une autre démarche, par l'attention portée à certains signes, attitudes ou engagements, peut chercher, au contraire, avec ce concept, à rendre compte de positions caractéristiques de l'enfance et de l'adolescence dans le domaine religieux. Il ne faut pas alors s'attendre à découvrir chez l'enfant les expressions adultes de l'anticléricalisme croyant mais partir à la découverte des formes correspondant à son être, son avoir et à son savoir .

Finalement, l'expression peut-elle souffrir ou s'enrichir d'une déclinaison par âges ? En partant de l’enfant dans la société cléricale et en découvrant des marques d’opposition, les faits rassemblés sont susceptibles d'éclairer une histoire centrée sur l'enfant et, peut-être, de donner du sens à des cheminements qui le mènent à l'âge adulte vers des croyances religieuses, l'incroyance ou l'indifférence.

L’enfant dans la société cléricale

La société ou contre-société cléricale lorsque la sécularisation oblige au repli et à la contre- offensive, est un univers, une évidence dans des bastions de chrétienté encore en place au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Cette réalité est particulièrement sensible dans l’horizon des moins de treize ans avec une religion qui est souvent celle des mères et qui, chez l’enfant, demeure davantage celle du milieu que du sujet.

Avant treize ans, le consensus est large qui veut que le jeune acquière une instruction religieuse et puisse recevoir le sacrement de la communion. Acte religieux, rite social, déjà au milieu du XIXe siècle, l’abbé Timon David pouvait écrire que dans les milieux populaires, « ne pas faire sa première

5 Richard N.Coe, When the grass was taller. Autobiography and the Experience of chilhood, New Haven, London,, 1984

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communion est un déshonneur, une preuve de stupidité ou de corruption précoce »6. Mais, qu’elle soit fondatrice ou quasi accidentelle, cette expérience partagée par une classe d’âge est largement dépassée par le vécu de certains qui, évoluant dans des milieux particulièrement pieux, grandissent dans l’odeur de l’encens.

Avec cette « énorme présence de Dieu »7 évoquée par certains , c’est d’abord l’univers familial qui est visé. La « religion de ma mère » est un topos de nombreux récits autobiographiques. Il y a là un pouvoir conditionnel de la femme sur le jeune enfant. Puis la volonté du père ou du mineur prend le relais. La mère fait l’apprentissage des premières prières, elle veille à la pratique. Selon sa propre culture religieuse, elle peut construire un monde pour l’enfance où religion et religiosité se mêlent dans des récits qui terrifient, protègent et émerveillent. Hervé Bazin, né en 1911, évoque le Dieu- Amour de sa grand-mère qu’il oppose d’ailleurs au Dieu-Manitou de l’institution religieuse dans laquelle il est placé. Françoise Dolto a écrit de très belles pages sur l’ange gardien de son enfance mais aussi des mots terribles sur une mère la rendant responsable du décès de sa sœur pour ne pas avoir assez bien prié le jour de sa communion8. Fils d’un officier clérical, Jacques Le Roy Ladurie, né en 1902, parle d’une « foi totale » qu’il décrit comme le « pôle de notre vie affective ». Il y a la messe, il y a les vêpres qui impressionnent. Ce n’est pas le cas du petit Jean Dutour qui, devenu adulte, se rappelle son ennui pendant les offices où il accompagne sa mère : « Je tâchais de me distraire en contemplant les caissons du plafond et les colonnes en marbre de la nef, je me complaisais à penser que les enfants de chœur, qui ne se lavaient jamais, devaient avoir les ongles noirs et être sales comme des cochons sous leur joli costume rouge »9.

Certaines familles développent un rapport privilégié avec les clercs, fondé sur la culture mais aussi sur l'économique. Fruit de ces interactions, un milieu riche en vocations se dessine, que renforcent des alliances matrimoniales. C’est pour partie la situation vécue par Jean Espinasse, futur prêtre corrèzien, né en 1906. Ses parents travaillent pour le clergé local et la maison familiale est connue comme celle

« des curés et des bonnes sœurs »10 L’avenir d’un enfant peut alors être conditionné par l’appartenance à ce qu’il convient d’appeler des réseaux à partir desquels repenser certaines insertions ou ascensions sociales. Hubert Beuve-Méry, l’ancien directeur du Monde, a grandi dans un univers de femmes et de prêtres. Sa mère se retrouvant dans une situation précaire, il peut néanmoins faire des études quasi gracieusement et son insertion professionnelle se réalise avec l’aide du réseau dominicain.

Dans les mémoires, la société cléricale peut être associée à un milieu, une odeur avec lesquels le temps de l’enfance finit par se confondre. Edouard Bled évoque la chapelle de son enfance. « c’était l’âme de notre quartier. Sa cloche nous parlait. Nous la comprenions »11. Il y a là, déjà, une évocation

6 Abbé Timon David, Traité de la confession des enfants et des jeunes gens, Marseille, 1859, p.60

7 Hervé Bazin, Ce que je crois, Paris, 1977

8 Françoise Dolto, Enfances, Paris, 1986

9 Jean Dutour, Jeannot, mémoire d’un enfant, Paris, 2000, p.15

10 Jean Espinase, Prêtre en Corrèze, Paris, 1979, p.17

11 Edouard Bled, J’avais un an en 1900,, Paris, 1987, p.62

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de l’institution et de ses rites : une ambiance. L’architecture, la musique sacrée sont des éléments relevés à la fois pour décrire une émotion mais aussi un quotidien qui s’accroche à ces repères pour auréoler de mystères et de beauté une vie qui balance entre des lieux ordinaires. L’acteur Louis Velle aime à se rappeler « cette église magnifique », un lieu qu’il associe à une marraine attentionnée et à un cadre champêtre. L’église peut être simple ou prestigieuse. Elle rompt avec le cadre étriqué de nombreux lieux d’habitation ou le quotidien parfois solitaire des enfants des classes moyennes et supérieures. Elle est un théâtre, et le lecteur contemporain peut être surpris du plaisir que l’enfant associe à des rites répétitifs mais magiques. Parfois, le décor suffit à l’enfant. Plus grand, il peut alors culpabiliser. N’est-il pas voleur quelque part, celui qui découvre qu’il n’a pas la foi mais qui jouit de ses pompes et rituels ?

L’enfant de la paroisse peut être impressionné par des hommes et des femmes non ordinaires car appelés par Dieu. Futur séminariste, puis scientiste convaincu, Ernest Renan grandit sous la Monarchie de Juillet et se rappelle une enfance à l’ombre des clochers : « Toutes leurs paroles me semblaient des oracles ; j’avais un tel respect pour eux, que je n’eus jamais un doute sur ce qu’ils me dirent avant l’âge de seize ans, quand je vins à Paris »12. Quant à Paul Anglade, né un siècle après dans un village de Haute-Loire, il se souvient des villageois comme ayant du prêtre une idée « absolue »13. Les souvenirs s’attardent plus particulièrement sur les processions, la parade prestigieuse de l’Eglise en marche. Il y a bien sûr la figure de l’évêque au moment de la confirmation ou d’un prédicateur en mission. C’est Henri Vincenot qui, dans un récit largement autobiographique, évoque la prédication de l’évêque de Tibériade, le charisme du personnage, la force du message. Et pour mieux témoigner de l’impression reçue, ce fils de cheminot s’en prend au monde sans mystère de l’école : cette « pauvre école communale » mais aussi à ce « pauvre ridicule petit instituteur » qui n’aurait jamais pu lui donner « ce frisson glacial qui me secouait jusqu’à la nausée »14.

Le religieux et le clérical forment un tout chez un certain nombre de témoins. L’idée de bloc est renforcée par une scolarité dans des établissements tenus par des clercs, qu’ils soient privés ou publics comme ces nombreuses écoles de filles même après la loi Goblet de 1886, longue à mettre en place.

Louis Velle parle d’une salle d’asile (école maternelle) comme d’un prolongement de l’église parce qu’elle était tenue par des soeurs15. Dans l’entre-deux-guerres, admis dans un collège confessionnel à la frontière, il utilise l’expression de « déluge religieux ». La religion rythme son quotidien et s’impose comme l’« élément principal, permanent »16 d’un univers somme toute rassurant. Une description qui pourrait être comparée à bien d’autres et qui définit l’horizon confit de nombre de pensions ou collèges pour filles et garçons du XIXe siècle17 et de la première moitié du XXe siècle.

12 Ernest Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris, 1ére édition 1883, 1983, p.18

13 Paul Anglade, Prêtre ouvrier forgeron. Ce que c’est qu’obéir, Paris, 2001, p.26

14 Henri Vincennot, Je fus un saint, Paris, 2002

15 Frédérique Hébrard, Louis Velle, La protestante et le catholique. Récit, Paris, 1999, p.11

16Ibid, p.97

17 Voir les récits de Marie d’Agoult ou les descriptions beaucoup plus critiques de Georges Sand

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L’enfant peut être distingué, convié à se rapprocher de ces clercs perçus comme une autre humanité. Dans la paroisse, il peut devenir enfant de chœur. Les motivations sont variées. A côté des avantages matériels procurés par la fonction, l’enfant recherche le prestige et la distinction qu’il associe au service. L’habit, la relation privilégiée avec le clerc (tel évêque lave les pieds de ses enfants de chœur le vendredi saint) l’intègrent un peu plus dans l’univers clérical. Dans les pensionnats et collèges, une même volonté de distinguer une élite conduit à la mise en place de différents groupes et communautés. Chez les filles, ce peut être l’appartenance aux Enfants de Marie.

La laïcisation scolaire de la fin du XIXe siècle accroît les enjeux autour de l’enfance. Le catholicisme d’œuvres entend bien sauver l’âme de ces enfants des écoles sans Dieu, donc sans morale. La contre-société catholique se présente alors à de nombreux enfants sous les traits du patronage. L’enfant y reçoit une instruction religieuse et est encadré dans ses loisirs. Au XXe siècle, le développement des mouvements de jeunesse part des patronages avant d’acquérir une relative autonomie qui modifie la relation au clergé paroissial.

Cet univers religieux et clérical autour de l’enfance peut être décrit comme une évidence.

S’appuyant sur des histoires familiales, il est consolidé par l’enseignement de l’Eglise

L’enseignement de l’Eglise

Les premiers traités de psychologie de l’enfant de la fin du XIX° siècle présentent le sentiment religieux ou la religiosité comme relevant d’une nature enfantine et les expressions d’incroyance chez de jeunes enfants sont jugées suspectes, anormales. Des auteurs évoquent la foi de charbonnier de leur enfance ou aiment à rappeler la candeur de leurs premières années. L’incarnation dans une religion instituée est davantage reconnue comme un fait social et culturel relevant de l’éducation familiale et de l’instruction des clercs.

Ce que les clercs ont mis dans la religion de l’enfant peut être historiquement daté. Avec des nuances, selon les hommes, les ordres, l’environnement, il est possible de parler d’un long XIX° siècle qui a pu survivre jusqu’à Vatican II dans certaines paroisses. Il ne s’agit pas ici de démêler les fils d’un enseignement religieux plus ou moins rigoriste ou laxiste mais de s’arrêter sur l’image de l’Eglise présentée aux enfants dans leur instruction religieuse.

Dans de nombreuses régions, dès le XIXe siècle, les clercs sont sur la défensive. Nombre d’enfants, et plus précisément les garçons, abandonnent toute pratique religieuse après leur communion. Cette hémorragie est vécue comme autant d’échecs collectifs et individuels par les clercs. C’est en partie cette situation qui justifie le développement d’une psychologie de l’enfance et de la jeunesse débouchant sur des traités, des enquêtes et, dans les années 1950, sur la création de centres de recherches de psychologie religieuse des adolescents18. En milieu populaire, seule une minorité de jeunes issus des milieux populaires fréquente les catéchismes de persévérance avant l’ère des mouvements de jeunesse.

18 P. Babin, o.m.i., Les jeunes et la foi, Lyon, 1960

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S’appuyant sur une pédagogie du péché et du salut, l’enseignement religieux justifie l’institution.

L’ouvrage de l’ecclésiastique Jean Grivet L’Eglise et l’Enfant, (1911) définit bien cette approche. Les règles sont simples et précises : « Pas d’éducation qui ne soit orientée et réglée par la fin de l’homme …Pas d’obligation morale qui ne s’appuie sur la fin de l’homme…C’est l’Eglise qui apprend à l’homme à parvenir à sa fin. Donc pas d’éducation si ce n’est sous la direction de l’Eglise…Dans l’état actuel des choses, seule l’Eglise a le secret de nos obligations »19. Dans un manuel de persévérance réédité une seconde fois en 1846, le directeur des catéchismes de la Paroisse Saint Sulpice présente le prêtre comme le directeur de l’âme du jeune. Il appuie son affirmation sur « une maxime enseignée par le Saint Esprit » selon laquelle « personne ne doit compter sur sa propre sagesse » pour assurer son salut20. L’ouvrage cite Saint Paul afin de rappeler aux persévérants que celui qui les soutient dans leur faiblesse, de par son sacerdoce, détient une autorité, véritable émanation du domaine souverain de Dieu. Le culte entretient les fidèles dans la même idée, comme ce prêtre qui, du haut de sa chaire, dans les années 1940, chaque dimanche, aimait à répéter avant le sermon cette même formule : « Mon Dieu, donnez-nous des prêtres, donnez-nous des saints-prêtres, et rendez-nous dociles à leur enseignement »21.

Parce que l’homme est entaché par le péché originel, le croyant doit s’appuyer sur l’Eglise enseignante. Celle-ci est largement présentée comme s’incarnant dans des hommes ayant une conscience aiguë de la supériorité de leur christianisme sur celui des simples laïcs. Le prêtre bénéficie d’une autorité charismatique parce que présentée comme reposant sur une légitimité sacrée. Comme l’a bien rappelé Jean Faury dans son étude sur l’anticléricalisme dans le Tarn, le progrès spirituel est pensé comme ne pouvant être atteint que par l’action de l’Eglise visible, présente au monde, et de conclure que « Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, alors que l’offensive laïque s’intensifie, la mise en place d’une « contre-société catholique s’accompagne souvent d’une radicalisation idéologique »22.

Dans un numéro de la revue contestataire Jeunesse de l’Eglise daté de 1953, le dominicain Marie- Dominique Chenu mettra d’ailleurs en cause des théologiens d’une « foi ecclésiastique selon laquelle ce qui détermine notre adhésion à la vérité révélée, et dans certains cas de manière exclusive », n’est pas tant « la parole de Dieu dans l’Esprit, mais la formulation autoritaire de l’Eglise » et le dominicain de stigmatiser « un torrent de manuels et catéchismes » diffusant un « cléricalisme intellectuel »23.

La définition de l’Eglise comme corps du christ et assemblée des fidèles perce durant l’entre-deux- guerres dans les mouvements d’action catholique. Auprès des populations et plus précisément des jeunes, cette représentation est longtemps marginale comme le démontrent différentes enquêtes

19 Jean Grivet, S.J., L’Eglise et l’Enfant, Paris, 1911, p.28

20 Le directeur des catéchismes de la paroisse St Sulpice à Paris, Persévérance chrétienne ou moyens d’assurer les fruits de la Première Communion,, Paris, 2ème édition, 1846, p.273

21 Michel Clévenot, Haut-le-Pied. Itinéraire d’un homme de foi, Paris, 1989, p.33

22 Jean Faury, Cléricalisme et anticléricalisme dans le Tarn (1848-1900),, Thèse d’histoire, Toulouse II, 1978, p.486

23 Marie-Domonique Chenu, « L’Eglise, mystère et société », Jeunesse de l’Eglise, n°22, juin-juillet, 1953

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publiées dans La vie au cours des années cinquante et soixante. Appelés à définir l’Eglise, les jeunes catholiques interrogés sont majoritaires à réduire l’institution à ses clercs et à leur autorité.

Ces enfants de la contre-société catholique et cléricale sont dans une tradition ayant force d’évidence. Leurs familles, l’Eglise leur disent qui ils sont. Mais déjà il est possible de distinguer différents itinéraires. Ces enfants sont marqués par leur milieu d’appartenance, placés sous un contrôle social qui justifie bien des attitudes. Réduire la croyance mais aussi le cléricalisme à ces seuls facteurs serait nier chez ces jeunes l’accès à toute autonomie dans une société de plus en plus ouverte sur d’autres influences. Si beaucoup abandonnent toute pratique après treize ans, certains restent fidèles à leur représentation de l’homme. La jeunesse cléricale a pu se faire discrète alors que l’Eglise épousait la réaction sous la Restauration. A la charnière des deux siècles, elle se manifeste davantage à travers des affirmations d’appartenance qui dépassent les convenances.

Combat pour l’Eglise

Le cléricalisme d’une partie de la jeunesse peut être saisi à un moment particulier de l’histoire de l’institution. L’avènement de la Troisième République amène au pouvoir des libéraux soucieux de libérer l’homme de l’obscurantisme qu’incarne alors l’Eglise du Syllabus. Une active politique de laïcisation est engagée. Le soutien clérical au camp conservateur maximalise les positions. L’histoire semble alors pouvoir se décliner en noir et blanc entre anticléricaux et cléricaux. Deux systèmes de pensée s’opposent, et le pacte laïque, étudié par Jean Baubérot, s’il rassemble progressivement les opinions modérées des deux camps, n’autorise officiellement l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France à admettre la légitimité de la laïcité qu’en 1945. Puis, c’est Vatican II et la reconnaissance d’une modernité légitime à travers une déclaration sur la liberté religieuse

Les souvenirs de toute une jeunesse sont marqués par l’opposition des deux mondes. La question de l’école place les jeunes aux premières loges. Le choc peut être rude et le spectacle de l’anticléricalisme transforme le prêtre en martyr.

Les lois anticléricales du début du siècle ont pu être autant d’événements matrice radicalisant les positions. Certains citent l’expulsion de leurs maîtres, d’autres la réalisation des inventaires et les affrontements qui ont pu, ponctuellement, les accompagner. Après l’évocation sensible d’une première communion qui le plonge dans « une douceur invisible », Jean Boulier né en 1894, « prêtre rouge » de l’après-guerre, se souvient d’une adolescence bouleversée par des propos anticléricaux, le défilé de chars anticléricaux et la décision alors de vouer sa vie à Dieu. « Il faut comprendre que le combisme avait chassé de France nos maîtres et nous avec eux. Nous prenions peu à peu des mentalités d’émigrés ». Il se rappelle avoir été particulièrement sensible aux accusations visant « le père flamidien », à ses yeux saint et martyr, rendu faussement responsable du décès d’un enfant24. Un anticléricalisme qui le scandalise au sein même de sa famille où chaque vendredi saint, alors que sa mère prépare de la morue, le père mange ostensiblement un bon bifteck.

24 Jean Boulier, J’étais un prêtre rouge, Paris, 1977p.36

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Le thème de la défense de l’Eglise persécutée peut se construire dans la crise de l’entre-deux siècles. Elle s’accroche parfois à une histoire plus ancienne où se perpétue le souvenir de l’aide familiale apportée aux prêtres réfractaires de la Révolution française. La fidélité à l’Eglise persécutée définit une culture de l’honneur qui répercute les actions de solidarité d’une génération à l’autre. Né en 1906, le jeune Jean Espinasse partage une mémoire héroïque de la Séparation. Son grand-père aide les ursulines à déménager de nuit les lits pour la nouvelle école…Plus tard, il peut écrire : « Je me suis senti appelé à être un de ses prêtres persécutés, « couaqués » de mon enfance »25.

La solidarité avec l’Eglise persécutée a été une source de vocation religieuse. Elle a pu également déboucher sur des engagements politiques dans les formations hostiles à la République comme le démontre la place des étudiants chrétiens parmi les camelots du roi de l’Action Française durant l’entre-deux-guerres. A l’inverse, plus difficilement ou du moins plus discrètement, ces mêmes condamnations de la République laïque par les représentants les plus éminents de l’institution ont détaché nombre de croyants de toute pratique et d’une institution « trop vieille ». Alors que la religion s’impose comme une affaire personnelle, un espace peut alors se créer pour un anticléricalisme croyant rarement revendiqué mais présent dans les consciences.

L’affranchissement du mineur

Dans ses travaux, Michel Foucault voit dans la modernité un carcan pour le mineur. L’école est l’une de ces institutions qui enferment, règlent, quadrillent la vie de l’enfant. Objet d’un contrôle social renforcé de la part de l’Etat ou des entrepreneurs de morale, il perd en liberté et devient un objet de savoir pour de nouveaux spécialistes. Cette approche a irrigué de nombreuses recherches. Les apports de Foucault méritent néanmoins d’être nuancés par des approches plus positives en terme de liberté. Certes, les lycées et collèges du XIX° siècle sont bien proches des casernes et des couvents, et l’investissement sur l’enfant est source de nouvelles contraintes. Il n’empêche, des idées sont posées, des héritages sont recueillis qui déterminent autour de l’enfant de nouveaux possibles. Ce citoyen en devenir, cette personne à construire élargit son horizon dans un contexte économique, social et politique transformé. Le principal changement vient de la place naturelle désormais acquise dans la vie de l’enfant par l’école.

Après l’Empire et jusqu’aux grandes lois scolaires de la République, cette école est sous la tutelle de l’Eglise et le maître doit ouvrir sa classe au curé. Cette situation n’arrête pas la sécularisation des sociétés et l’ouverture sur de nouvelles sources de savoir. Les lois de laïcisation et la « guerre scolaire » accélèrent ou radicalisent l’entrée dans la modernité et l’école publique comme d’autres institutions ou révolutions arrachent, en partie, l’enfance à l’emprise des appartenances collectives pour mieux faire émerger le sujet. Déjà les Lumières ont revendiqué l’autonomie de la connaissance et de l’individu en opposant la raison à la foi mais aussi l’expérience et l’esprit critique à la tradition

25 Jean Lespinasse, op.cit., p.21

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reçue. L’école de la République s’impose comme un vecteur essentiel de la sécularisation culturelle, laquelle s’appuie sur l’individualisation des sujets et la promotion des connaissances scientifiques.

Que l’enfant soit croyant ou incroyant, il tend à devenir l’acteur d’un monde plus vaste, qu’il est susceptible d’évaluer. Il profite toujours plus largement d’une culture qui se fabrique et qui se transmet ailleurs que dans l’Eglise. La figure de l’instituteur polarise en partie la reconnaissance du mineur.

Chez des témoins qui ont pu profiter de la méritocratie républicaine, la gratitude est répandue à l’égard des maîtres qui les ont sortis des ténèbres.

L’Eglise a pu également être saisie comme une institution libératrice. D’anciens pensionnaires d’établissements religieux, écoles ou séminaires tiennent à souligner le rôle joué par tel maître, parfois un jésuite dans leur formation personnelle, intellectuelle ou religieuse. C’est le cas du jeune Boulier, élève d’un collège de jésuites, qui apprécie de pouvoir choisir son confesseur, lequel lui apprend la méditation et le forme à « une vie de piété intérieure et très personnelle ». Il voit dans cet éveilleur celui qui l’a aidé à renforcer « son indépendance »26. Des jeunes garçons (et non des filles) saluent chez ces clercs des hommes qui ont su leur présenter avec impartialité les apports de la modernité dans la pensée ou les sciences.

Au plan religieux, mais les témoignages pour l’entre-deux siècles concernent une élite, certains saluent l’aide apportée par des clercs dans la découverte d’une foi. personnelle qui vient alors se substituer à la tradition, à un catholicisme d’habitude. Dans sa faim de Dieu, le jeune, plus que l’enfant, est davantage renvoyé à sa conscience

A partir de l’entre-deux-guerres, les mouvements d’action catholique spécialisés sont susceptibles de devenir, pour de jeunes croyants issus de différentes classes sociales, des lieux de formation à l’autonomie. Cette action participe à la promotion du laïcat qui n’est d’ailleurs pas toujours comprise de la même façon par les clercs et les non-clercs. Adultes ou mineurs, ces chrétiens sont appelés à incarner le christianisme. L’aumônier a une autorité mais la promotion d’une christianisation par le milieu, le message et la pédagogie, modifie une donne qui participe à une timide démocratisation de l’Eglise. La révolution est en particulier soulignée par des jeunes d’origines populaires passés du patronage aux mouvements de jeunesse. Peuvent être également cités ces témoignages féminins qui reviennent sur l’émancipation acquise par la JOCF. Ces femmes évoquent d’ailleurs le souvenir des difficultés à faire accepter par les proches des réunions tardives, une participation à des manifestations collectives27.

Xavier de Chalendon, né en 1924, est sensible dans un ouvrage de mémoire à cette ouverture apportée par les mouvements de jeunesse, et des développements pourraient également être apportés sur le scoutisme catholique ou la part prise par des catholiques, durant l’entre-deux-guerres, à différents mouvements d’éducation nouvelle. De nombreux traités évoquent une nécessaire éducation de la responsabilité et la question de la conscience personnelle. Ce futur prêtre ne peut manquer de

26 Jean Boulier, op.cit., p.31

27 Voir en particulier les témoignages rassemblés par Jeanne Aubert, JOC, qu’as tu fait de nos vies ? La Jeunesse ouvrière chrétienne féminine : sa vie, son action,, Paris, 1990

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faire le lien entre la promotion du laïcat dans l’Eglise et la promotion d’une nouvelle figure de prêtre parmi le « peuple des baptisés ». Il écrit : « Les activités en équipes de JEC [à Clermont-Ferrand] me firent découvrir le prêtre comme un ami, un confident, un animateur ayant une compétence biblique et théologique, une expérience spirituelle travaillant en lien avec une institution ecclésiale, mais agissant librement en son nom, plus qu’au nom d’une autorité hiérarchique »28.

Enfin, un mot doit être dit sur une nouvelle « race » de jeunes croyants susceptibles de développer une relation différente à l’institution : la famille des autodidactes de la foi. Ces enfants et ces jeunes qui ont été élevés hors du christianisme ou dans le matérialisme découvrent la croyance par eux- mêmes. Esprits indépendants, ils s’inventent un parcours spirituel à travers des lectures ou des rencontres. Enfant d’instituteurs bretons, Bernard Besret, le futur abbé de Boquen a été élevé dans la morale laïque et une certaine indifférence religieuse. Il parle de son cheminement solitaire dans un monde d’adultes qui n’étaient pas en mesure de répondre à ses interrogations « sur le sens de la vie ou celui de la mort, ni même de guider ma recherche »29. Adolescent , sa quête spirituelle a pris forme à partir de la lecture des ouvrages d’Aldous Huxley comme Contre-point, La fin et les moyens et surtout La Philosophie éternelle. C’est alors « un coup de foudre mystique », un « appel » pour ce garçon de 16 ans « en quête d’un art de vivre centré sur Dieu »30. A cette époque, l’Eglise n’est pas dans le champ de ses préoccupations. « Seul Dieu m’intéressait »31.

Dans cette société qui se sécularise, la figure du clerc se banalise, se désacralise. Le sujet que devient timidement l’enfant ou le jeune peut être amené à choisir sa religion. Des adultes valorisent dans leurs souvenirs de jeunesse la place prise par une foi personnelle, une relation directe avec le christ, « leur affaire secrète »32 n’ayant pas grand chose à voir avec « tout ce baratin « pieux » ou moralisant » de l’institution. Et Marc Oraison d’évoquer un milieu familial qui l’y encourage mais aussi des lectures profanes qui, à une époque (les années trente) où le catéchisme ne lui avait pas permis d’aborder directement et personnellement la Bible, le mettent au contact de « la Parole » dans une première approche « claudienne et poétique »33. Tout en demeurant croyants, certains utilisent cet esprit critique qui caractérise l’accès à la modernité pour dénoncer l’autorité de l’Eglise

L’anticléricalisme croyant et l’esprit moderne

L’anticléricalisme croyant est un modèle d’interprétation d’une façon d’être et de penser.

Confronté au silence de la source, à l’historien d’apprécier certains comportements et d’apposer cette grille de lecture susceptible de relier entre elles différentes formes d’opposition à l’autorité ecclésiale dans un environnement mental où la croyance tente de coexister avec l’esprit du siècle.

28 Xavier de Chalendon, Faire mémoire. Souvenirs et réflexions d’un prêtre, Cerf, 1995, p.111

29 Bernard Besret, Confiteor. De la contestation à la sérénité, Paris, 1991, p.46

30 ibid., p.72

31 Ibid., p.55

32 Marc Oraison, né en 1914, Tête dure, autobiographie, Paris, 1969, p.38

33 Ibid., p.60

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Une première forme d’anticléricalisme croyant peut être rattachée à la découverte des valeurs modernes de la laïcité. Dans leurs mémoires, différents auteurs décrivent un temps de l’enfance qui se joue des oppositions entre les deux mondes. Candide et malléable, l’enfant n’aurait pas vécu sous forme de crise l’opposition entre le système laïque de l’école et l’enseignement de l’Eglise conservatrice. A l’inverse, d’autres auteurs reviennent sur la découverte de la laïcité et sa conséquence sur leur représentation de l’institution ecclésiale. Le leader communiste Jacques Duclos, né en 1896, a été enfant de chœur. Avant de verser dans l’athéisme, il s’est détaché de l’Eglise progressivement.

Différents événements balisent un parcours avec comme étape un anticléricalisme croyant. Si pendant un temps, il ne voit pas de contradiction entre le discours du prêtre et de l’enseignant, la traduction de la nouvelle législation de laïcisation de l’école publique ne le laisse pas indifférent. Une scène domine la révélation du fait laïque : lorsque l’instituteur qu’il admire décroche le crucifix. Les explications fournies par le maître sont éblouissantes pour l’enfant : une étape est franchie dans la « marche vers le progrès »34.

Un même constat a pu être fait par l’historien Michel Lagrée dans le chapitre d’égo histoire de son dernier ouvrage, judicieusement intitulé « Chemins de traverse »35. Il est un fils d’instituteurs catholiques d’une école publique en Bretagne. L’enfant et sa famille s’approprient la laïcité de l’école républicaine comme une évidence et un progrès du monde moderne et se tiennent volontairement à distance de la contre-société catholique. A l’exemple de ce que prône un philosophe comme Mounier, il vit une laïcité qui semble s’imposer d’elle-même dans un milieu où l’on estime que foi et politique se situent sur deux plans différents. Une conviction qu’il dit avoir acquise dès l’âge de raison.

La modernité, c’est aussi l’ouverture sur l’esprit critique et les nouveaux savoirs. A l’époque du syllabus, le croyant doit souvent choisir entre fidélité et science pour rester dans une Eglise qui exclut plutôt qu’elle n’aménage des marges. Il est vrai que la défense de la science peut plonger directement l’enfant dans le matérialisme comme dans le cas de la jeune Jeannette Vermeersch. Sa jeune institutrice, future militante communiste, lui fait partager sa représentation du monde qui exclut toute idée de Dieu : « J’écoutais Melle Devernay bouche bée. Elle nous expliquait qu’il n’y avait pas de

« ciel. Là-haut, tout n’était que matière, air, nuages, vents et pluie ! »36. A l’inverse, de jeunes catholiques sont tentés de vouloir réconcilier la révélation chrétienne et les apports de la science.

Dans le contexte de la crise moderniste, l’adolescent François Mauriac est particulièrement impressionné par son ami André Lacaze. Tous deux collégiens dans un établissement confessionnel, ils se passionnent pour les Annales de philosophie chrétienne du père Laberthonnière mais aussi pour les œuvres consacrées à la critique historique des Evangiles de Loisy, mises à l’index en 1903.

Mauriac admire Lacaze, n’hésitant pas à lui consacrer un carnet intime intitulé « Pensées d’André Lacaze ». Ensemble, ils établissent une liste dite des « catholiques intelligents ». Après l’affaire Dreyfus, la crise moderniste crée une fêlure dans sa relation à l’institution. Elle est plus profonde chez

34 Jacques Duclos, Mémoires, t. I : 1896-1934. Le chemin que j'ai suivi : de Verdun au parti communiste, Paris, 1971

35 Michel Lagrée, Religion et modernité. France XIXe-XXe siècles, Rennes, 2002

36 Jeannette Thorez-Vermeersch, La vie en rouge, mémoires, Paris,1998, p.11

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son camarade qui, tout en faisant le choix de la cléricature, est décrit par le biographe de Mauriac, Jean Lacouture, comme un être « d’autant plus révolté contre cette Eglise répressive et bornée qu’il n’envisageait pas d’autre avenir que sous la camisole de force qu’il se passa lui-même en revêtant la soutane ». Et lorsque dix ans après leurs études communes à Grand-Lebrun, Lacaze tenant des propos sur le catholicisme de son temps scandalisant l’épouse bien pensante de Mauriac, à la question de cette dernière : « Mais enfin, monsieur l’abbé, pourquoi êtes-vous entré dans l’Eglise ? », ce dernier de répliquer : « Pour tout faire sauter, madame »37.

L’anticléricalisme croyant a pu être une réaction à des condamnations mais également s’épanouir dans le rejet de certains enseignements. Au premier rang de ceux-ci : une morale soupçonneuse posée comme un carcan sur la naturelle concupiscence de l’être humain. La confession comme pratique et la morale sexuelle comme sujet polarisent les critiques. Le tout peut alors être mis en relation avec « une liberté qui me gratte » à l’âge de l’adolescence et des éducateurs (en l’occurrence, des jésuites) à la

« mentalité si agressivement cléricale »38.

La définition de la morale de l’Eglise est trouvée par bien des adolescents surannée, inepte ou inadaptée au monde moderne ou bien son enseignement autoritaire contradictoire avec le comportement de nombre de leurs contemporains « bien pensants » laïcs ou clercs. Hervé Bazin concède avoir connu « la faim d’un certain Dieu » alors qu’il avoue n’avoir rien compris, enfant, à ce

« barbu solennel de la rosace de l’église de Maran » qui autorisait son père à prendre « ses clefs de voiture, toujours posées dans la fente de son chapeau, à mettre ce chapeau sur sa tête et à s’en aller voir une dame des environs, dix minutes après nous avoir réunis autour de lui, auguste et moustachu, pour la prière du matin »39.

A la morale sont associés un encadrement pesant et cette remarque d’une Eglise qui ne fait pas confiance aux jeunes. C’est le rejet du modèle de la contre-société après expérience comme dans le cas du futur militant chrétien André Despature qui avoue ne pas avoir apprécié le patronage car confiera-t- il à l’historienne Christine Bard « c’était vraiment de l’encadrement : on appelait ça « les œuvres de préservation ». Un homme libre n’a pas besoin d’être préservé »40. Le clergé constate les réticences de nombreux jeunes à se voir imposer un confesseur ou à se confesser41 et la liberté peut être grande avec la morale prescrite plongeant les uns dans les affres de la culpabilité ou dans l’indifférence.

D’autres histoires mettent en cause les mœurs ou l’autoritarisme d’un clerc dans la paroisse, un établissement d’instruction ou d’éducation correctionnelle longtemps quasi exclusivement encadré par des congrégations féminines lorsqu’il s’agit de filles. Pour les unes, véritable conservatoire d’une relation à l’enfant dominée par l’humiliation, les pratiques disciplinaires des clercs sont de moins en

37 Jacques Lacouture, François Mauriac, 2 vol., t.1 : Le sondeur d’abîme 1885-1932, Paris, 1980, p.43 et suiv.

38 Hervé Bazin, op.cit.

39 Hervé Bazin, op.cit., p.23

40 Christine Bard, Paroles de militants. Témoignages de syndicalistes CFTC/CFDT du Nord-Pas-de-Calais 1925-1985, Lilles, 1990,, p.13

41 P.Babin, op.cit.

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moins comprises et acceptées par des jeunes choqués par la distance entre une religion davantage centrée sur l’amour de Dieu et leur expérience quotidienne de l’institution.

Dans le discours de l’Eglise sur le monde moderne, une relativisation de la parole de l’institution pointe dans certaines réactions. Elle peut d’ailleurs s’appuyer sur l’exemple familial et opposer au magistère l’expérience et la conscience individuelle. Marc Oraison est né en 1914. Son père, catholique pratiquant, est chirurgien à Bordeaux. Il le présente comme possédant une « indépendance d’esprit lui permettant d’habiter une organisation mais de ne pas être prisonnier du « système » qu’elle tend toujours à devenir » et de remarquer : « souvent je l’ai entendu dire, à propos de règlements de l’Eglise : « D’accord. Mais le bon Dieu est plus intelligent que ça ! » Cette phrase, sans aucun doute, m’a profondément et pour toujours marqué ». Il conclut ce passage par cette observation définitive sur son enfance : « Bien que pratiquant, le monde « ecclésiastique nous était étranger »42.

Le thème de l’hypocrisie est un classique de la pensée anticléricale. Dans une Eglise qui centre davantage son message sur le Dieu-amour et les enseignements du christ, paradoxalement, le croyant peut être encore davantage bousculé par les contradictions entre un message, une foi personnelle et l’expérience qu’il a de l’institution. Le terrain de la politique est propice à la critique de l’autorité de l’Eglise. Le thème de l’injustice définit bien des regards d’enfants et d’adolescents pris dans ce qui leur semble être une mystification des puissants.

Anticléricalisme croyant, politique et justice sociale

La politique est un champ particulièrement sensible auquel l’enfant et encore moins le jeune ne sont pas forcément étrangers. La condamnation des valeurs de 1789, et en particulier du régime républicain, a divisé les catholiques. Le catholicisme libéral a été, pour partie, politiquement cassé par le syllabus. L’échec du ralliement avant 14 n’a pas empêché des choix individuels qui irriguent des engagements républicains de convention ou plus sincères dans des milieux où s’il est tu, le catholicisme inspire des façons de dire ou de faire caractéristiques, par exemple, chez les hommes de loi.

L’indépendance des uns définit des climats familiaux indifférents ou hostiles à l’égard de la société cléricale dans des milieux croyants. La part des choses peut être difficile à établir. Les révoltes collégiennes et lycéennes qui accompagnent les changements de régime au XIXe siècle ont pu avoir une dimension anticléricale d’autant plus affichée que l’Instruction était sous l’autorité de représentants de l’Eglise. Ce refus de l’autorité ecclésiale se mêle au rejet des excès d’un régime quasi carcéral des établissements mais aussi à la condamnation des gouvernements ou idées politiques défendues par une partie de la hiérarchie43. Quant à la défense d’une croyance, elle peut apparaître

42 Marc Oraison, op.cit., 1969

43 Voir la contribution de Jean-Claude Caron , "Les jeunes à l'école. Collégiens et lycéens en France et en Europe (fin XVIIIe-fin XIXe siècle)", in Giovani Levi et Jean-Claude Schmitt (dir.), Histoire des jeunes en Occident, t..II : L'époque contemporaine, Paris, 1996,pp.143-207. Voir l'ouvrage d'Agnès Thiercé, Histoire de l'adolescence (1850-1914), Paris, 1999

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marginale dans le collectif alors en lutte ou même impossible à certaines périodes, proches de la Révolution et où la jeunesse révoltée des lycées peut, au mieux, être présentée comme voltairienne.

A la lumière des parcours individuels, en liaison avec le politique, l’anticléricalisme accompagne bien des passages à l’adolescence. L’avènement de la IIIe République radicalise les ruptures. Il s’agit de choisir son camp ce qui limite les expressions conscientes d’un anticléricalisme croyant peu compatible avec les dimensions militantes nées des enjeux associés à la victoire de chaque camp. Une situation qui ne dit rien des consciences privées ou qui autorise bien des accommodements avec celles- ci dans un contexte de sécularisation des sociétés et de partage des rôles dans bien des familles selon le genre et l’âge. Après la guerre, la réintégration officielle des catholiques français dans le jeu politique ne fait pas disparaître un anticléricalisme populaire dominé alors par des représentations continuant à réunir l’Eglise et les milieux de la réaction ou des puissants. Prolongeant les sources de l’anticléricalisme du XIXe siècle, l’association entre Eglise et injustice en est la traduction la plus répandue.

Un événement fixe de nombreuses révoltes : la première communion. Le rituel des cérémonies engage la société rurale ou le quartier. Ce rituel distingue des enfants mais aussi des familles. Il est entendu par les familles populaires que cette distinction doit reposer sur des critères religieux et plus précisément le rang acquis au catéchisme dans une société du mérite individuel. La bousculade des rangs de classement, la distribution arbitraire des distinctions pendant la cérémonie à des enfants de familles « honorables » par un clergé encore très marqué par le sens des hiérarchies débouchent sur des crises profondes dont témoignent nombre de biographies. Guy Mollet est né en 1906. Dans la chambre de ses parents, il peut voir chaque jour un crucifix sur le mur et une photographie de Jaurès sur la commode. Le jeune garçon est reçu premier au catéchisme de première communion pour l’ensemble de la commune. Selon la tradition locale, le premier a le privilège de réciter « l’acte des fonts ». Dans cette histoire de vie, ce n’est pas le rang social qui aurait justifié le refus du prêtre d’accorder cet honneur à sa famille mais plutôt l’appartenance de l’enfant à la « laïque ». La mère, profondément croyante, et le fils se révoltent contre « cette injustice »44. Déjà ; dans les années 1880, alors que différents livres de morale et d’instruction civique sont mis à l’index, des enfants sont menacés d’être privés de communion. En 1883, cette menace est mise à exécution à Gaillac dans le Tarn. Des enfants de l’école laïque défilent alors dans les rues, drapeau tricolore en tête et pourchassent les prêtres en chantant la marseillaise45. Ces années ont pu être marquées par un véritable climat de haine souvent incompris par des enfants pris comme otages dans un bras de fer entre Eglise et République.

L’injustice est un mot qui revient également dans des histoires d’enfants de chœur et encore une fois, c’est le comportement d’un prêtre qui sert à l’enfant pour condamner une institution. Accédant à cette responsabilité contre l’avis de son père, le jeune Gérard. sert dans l’église d’un quartier ouvrier

44 Denis Lefebvre, Guy Mollet, le mal aimé, Paris, 1992, p.19

45 Jean Faury, op.cit, p.155

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créé par l’entreprise Michelin à Clermont-Ferrand. D’origine ouvrière, il remarque que les messes les plus prestigieuses lui sont refusées au profit des enfants de cadres. Ce futur militant trotskiste date sa révolte contre l’ordre établi de cette expérience. Elle ne le conduit pas à un anticléricalisme croyant.

Alors que la crise avec l’institution peut être suivie d’années de balancement concernant le domaine de la foi, chez lui, la rupture est radicale. Sa foi d’enfant était enracinée dans un message porté par des hommes sacrés. A partir du moment où l’homme d’Eglise n’agit pas conformément au message, il ne peut y avoir que tromperie globale sur l’existence de Dieu46.

Dans une société de la citoyenneté, enfance et jeunesse associent facilement Eglise et conservatisme politique et social. Alors que les idées socialistes gagnent du terrain et que subsiste dans des mémoires le mythe d’un socialisme chrétien enterré en 1848 et par la Commune, la révolte peut se fixer sur une Eglise coupée des ouvriers et du progrès social. Né en 1873, Charles Péguy grandit à Orléans. L’enfant ne semble pas avoir été sensible à la différence des enseignements apportés par l’Eglise et par l’école de la République. C’est à l’adolescence que son socialisme s’affirme ainsi que son anticléricalisme. Mais c’est à l’âge adulte (1897) qu’il insert son admiration d’enfant pour Jeanne d’Arc dans une forme d’anticléricalisme croyant. En pleine période dreyfusarde, Jeanne d’Arc devient, pour le jeune écrivain, le type même du héros socialiste. « elle n’obéit qu’à son inspiration qui lui vient de Dieu et ne tient pas grand compte des autorités religieuses »47.

Si avant 14, c’est l’engagement de l’Eglise dans le camp des adversaires de la République qui crée le malaise, après la guerre, c’est davantage la représentation de ses relations privilégiées avec les

« adversaires de la classe ouvrière » ou toute expression du pouvoir dans une société bourgeoise (Etat et forces de l’ordre compris) qui polarisent les antagonismes. L’idée d’une collusion avec les milieux patronaux suffit à certains enfants pour fuir tout contact avec le clergé. Eugène Descamps, futur jociste et secrétaire général de la CFDT, est l’un d’eux. Il grandit dans les cités ouvrières du Nord. Le père est anticlérical et cégétiste mais croyant au moment de son adhésion. A la maison, un Evangile est présent, le jeune Descamps lui préfère le dictionnaire ou la lecture d’un roman populaire mettant en scène des patrons qui «en allant à la messe le dimanche » veillaient «à conserver une façade honorable », tout en se choisissant des maîtresses parmi les ouvrières de l'usine48. Dans son milieu, la coutume veut que l’enfant aille au catéchisme pour préparer sa communion. Lui s’y refuse, justifiant alors son choix par le fait qu’il n’a pas de temps à perdre avec une Eglise et des catholiques étrangers aux batailles ouvrières, et de décrire dans un ouvrage de souvenirs des gamins discutant politique et une division passant entre les enfants socialistes d’orientation Front populaire et « les enfants de chrétiens…modérés »49. L’anticléricalisme annihile l’expression d’une croyance jusqu’à la rencontre

46 Entretien à Clermont-Ferrand avec Gérard .B, né en 1943, le 9 juillet 2003

47 Fernand Lelotte, S.J., avec la collaboration d’un groupe d’écrivains, Convertis du XXe siècle, Paris, Tournai, 4 vol., t..II, Paris, 1960, p.234

48 Eugène Descamps, Militer, une vie pour un engagement collectif, Paris, 1971, p.14

49 Ibid.

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avec la JOC qui, tout en le plaçant dans l’Eglise, ne le détourne pas de ses convictions politiques. En quelque sorte, il s’engage à mener un combat de l’intérieur pour une Eglise non cléricale.

La personnalité du cardinal Liénart dans le diocèse de Lille a désamorcé le malaise de certains jeunes ouvriers chrétiens. Moins cléricale, l’Eglise peut s’ouvrir à une relative pluralité.

L’autoritarisme reste pourtant jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, voire au-delà, une forme d’administration naturelle de l’institution. Alors que l’Eglise a pris ses distances avec la politique durant l’entre-deux-guerres, le contexte de Vichy a fait resurgir un cléricalisme qui a pesé sur bien des consciences. Divisés sur la question de la relève puis du STO, des évêques ont pu encourager des jeunes chrétiens à partir travailler en Allemagne, amenant certaines de leurs ouailles à leur désobéir et à s’écarter d’une institution se compromettant avec un régime collaborationniste.

Passé culturellement à droite à la fin du XIXe siècle, le nationalisme manifesté par des clercs ou l’attitude plus globale de l’Eglise française pendant la Première Guerre mondiale ont pu également perturber des jeunes dans leur jugement sur l’institution. Pierre Château a été un jeune garçon pour lequel la question de savoir s’il croyait en Dieu ne se posait pas : « je savais qu’il y avait dans ma vie une présence indéfectible »50. Le premier cas de conscience auquel il dit avoir été confronté

« relativement au discours de l’Eglise » se pose lorsque, sur le chemin de l’école, il passe devant un christ sur lequel est fixée une plaque avec cette inscription : « A vous l’honneur. Et la gloire de la victoire. Que vous nous avez accordé. 11 Novembre 1918 ». L’inscription le révolte, lui qui ne peut imaginer Jésus prendre parti dans cette guerre « atroce ». Adolescent dans les années trente, il devient un militant pacifiste. Le jeune homme ne se retrouve plus dans cette Eglise « par définition internationale » et qui pourtant lui semble apporter « sa caution à cet étrange morcellement de l’humanité ». Parallèlement, cette institution lui parait aller à contre courant de « l‘élan de libération sociale » qui s’annonce. Il cesse de fréquenter le culte dominical mais est taraudé par la question de savoir si « lorsque cette fraternité fait défaut, une foi authentique peut s’épanouir »51.

A la limite de la classe d’âge ici étudiée, des jeunes hommes d’une autre génération ont pu reprocher à une partie de la hiérarchie catholique son sens du service de l’Etat et sa représentation de la défense de la nation française, celle des appelés d’Algérie. Dans le diocèse de Clermont-Ferrand, l’évêque de La Chanonie encourage les séminaristes à accomplir leurs devoirs pour défendre la

« civilisation chrétienne », et même à entrer dans le corps des officiers52. Ici, comme ailleurs, plusieurs reviendront particulièrement traumatisés par l’expérience et certains comme Jean Lajonchère deviendront des prêtres contestataires.

Si des contextes sociaux et familiaux prédisposent à un anticléricalisme de gauche qui stigmatise, comme à Clermont, les collusions avec le paternalisme d’entreprise pour maintenir les masses dans l’aliénation, d’autres atmosphères amènent des mineurs à se retrouver dans un anticléricalisme que l'on

50 Pierre Château, Militant chrétien. Réflexions et souvenirs, Paris, 1991, p.21

51 Ibid., p.110

52 Jean Lajonchère, Le curé rouge, Paris, 2002, p.42

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peut qualifier de droite reprochant à l’institution de se compromettre avec des idées politiques et sociales du siècle.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, les manifestations de cet anticléricalisme de droite sont limitées par la représentation dominante d’une institution apolitique ou conservatrice mais aussi par la place qu’occupent le principe hiérarchique et la dimension sacrale du prêtre et de l’Eglise. A signaler tout de même, dans certains milieux comme la famille de Simone de Beauvoir, l’incompréhension à l’égard des expressions prises par le catholicisme social assimilées à un empiétement dans le politique d’une institution devant se limiter au spirituel. Peuvent être rangées également dans cette catégorie, des réactions intimes ou politiquement plus visibles de jeunes chrétiens comme au moment de la condamnation par la papauté en 1926 de l’Action Française, des jugements sur l’institution stigmatisant sa compromission avec l’esprit du siècle, son manque de fermeté dans la défense de certaines valeurs et son retrait de l’arène politique. Dans le cas présent, c’est la fidélité à l’idéal clérical sur la société qui pousse ces jeunes gens à contester, de l’intérieur, l’institution.

Après 1945, la politisation d’un certain nombre de clercs engagés dans le combat ouvrier fait scandale et entraîne des condamnations. Cette interprétation nouvelle du sacerdoce qui s’accompagne d’une présence du clerc dans les combats de la cité est vécue comme un détournement de pouvoir sur les âmes, préjudiciable à la mission spirituelle de l’Eglise. Une représentation qu’il ne faudrait pas limiter au monde des adultes et qui, après Vatican II et la plus grande liberté de parole reconnue dans l’institution aux clercs et aux laïcs, a pu, éventuellement, trouver dans l’intégrisme un accrochage idéologique.

Dans l’anticléricalisme classique, le clerc est renvoyé au spirituel mais la façon d’exercer son ministère spirituel peut, chez des fidèles, développer un esprit d’opposition au magistère à la base d’un anticléricalisme croyant.

Anticléricalisme croyant et vie spirituelle

Dès l’enfance, la contestation de l’autorité de l’Eglise a pu jouer sur une spiritualité imposée à travers ce cléricalisme intellectuel que dénonce le père Chenu dans les années cinquante. Les formes retrouvées sont rares qui soient susceptibles de s’inscrire dans un anticléricalisme de l’intérieur. De nombreux jeunes cherchent le plus souvent à échapper à l’enseignement de l’Eglise plutôt qu’à le remettre en question dans l’institution ou à ses marges. Certains bricolent une religion et s’arrangent avec le dogme. Quel savoir, quelle spiritualité le jeune croyant peut-il opposer ouvertement au personnage sacré et savant qu’est le prêtre ? C’est pourtant la démarche dans laquelle ose s’engager André Marie, futur moine et artiste.

L’homme est né en 1937 et grandit dans le nord de la France. A neuf ans, le jeune garçon a déjà pris la décision de d'entrer dans les ordres. Enfant de chœur, il ose pourtant défier l’autorité spirituelle de l’Eglise en condamnant l’attitude du prêtre qu’il sert. L’ecclésiastique refuse d’accompagner un mourant sur le motif que vivant avec une protestante, il est en état d’adultère, donc de péché mortel. Il

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exige de ce dernier la confession. Le mourant se rebelle refusant de voir dans l’amour qui le lie à sa femme la source d’un péché alors que l’Eglise n’a pas voulu le marier. Il renvoie le prêtre avec cette phrase « Partez, monsieur le curé, je me débrouillerai tout seul avec Lui…Je suis sûr qu’il me comprendra. ». Alors que le représentant de l’Eglise menace de l’enfer le mourant s’il ne se met pas en règle, le couple murmure le Notre Père. L’enfant est perturbé. Au catéchisme, il a appris que Dieu a sacrifié son fils par amour des hommes, « tous les hommes pour les sauver ! Celui-là est bon, cela se voit. »53. Il vient de découvrir que « le représentant de Dieu, en vertu du règlement, n’a pas pardonné ». L’homme est sur le point d’être enterré à la sauvette, à la nuit tombante. André prend la décision de se rendre au cimetière. Avant, il s’empare de la croix de procession, vole de l’eau bénite

« en implorant son Dieu de lui laisser assumer cette faute »54.Sur les lieux, il dit la prière aux défunts, tend le bénitier à la veuve avant de faire lui-même le signe de croix sur le cercueil. Comme Bernard Besret, l'abbé de Boquen, c'est en devenant moine et non membre du clergé séculier, qu'André-Marie concrétisera sa foi, une façon de fuir un modèle d'institution.

Alors que le gallicanisme de certains milieux est heurté par l’ultramontanisme croissant du corps sacerdotal et des dogmes comme celui de l’infaillibilité pontificale dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ailleurs, ce sont des familles aux traditions jansénistes qui souffrent de certaines réorganisations du culte ou de l’enseignement religieux. Jacques Le Roy Ladurie conserva toute sa vie l’image de ce père arrivant à table et brandissant un journal : « « Mes enfants, c’est la révolution ! » Catastrophe, me dis-je l’impôt sur le revenu ! Pas du tout, il s’agissait du décret pontifical du pape Pie X (décret quorum singularis) fixant dorénavant la première communion dite privée à l’âge de raison, c’est à dire à sept ans….Catholiques fidèles, nos parents s’inclinèrent, à la différence de beaucoup d’autres,

« intégristes » avant l’heure »55.

Dans un esprit différent, la crise spirituelle peut naître de la désacralisation du clerc ou de sa représentation. Adolescent, Bernanos développe un anti-jésuitisme virulent. Elève d’un collège jésuite à partir de 1897, il condamne, à travers l’Action catholique des pères, un « humanisme chrétien » dans lequel il voit une trahison de l’Evangile et « une coupable faiblesse devant l’esprit du siècle ». Selon son biogaphe, Max Milner, il leur reproche également d’instaurer « un système d’éducation et une idéologie de vie chrétienne qui écrasent les libres aspirations de l’individu »56 et l’homme de lettres de comparer le prête humaniste de son enfance au « plus singe des singes…tout grouillant de vers latins comme un cadavre d’asticots »57. Chez Simone de Beauvoir (née en 1908), la désacralisation du prêtre s’opère à travers la confession. Adolescente, elle est choquée par le ton familier emprunté par son confesseur. Une phrase suffit à la faire basculer : « Il m’est venu à l’oreille que ma petite Simone avait changé ». « Mes joues s’embrasèrent. Je regardai avec horreur l’imposteur que pendant des années,

53 Alain Scherrer, André-Marie, « le faiseur d’espoir », Héricy, 1997, p.27. L'édition de 1995 comporte un titre plus complet : André-Marie, « le faiseur d’espoir » ou la Liberté de Dieu, chronique de divorces obligés, Woignarue, 1995

54 Ibid, p.29

55 Jacques Le Roy Ladurie, Anthony Rowley, Mémoires 1902-1945, Paris, 1997, p.21

56 Max Milner, Georges Bernanos, Paris, 1ère édition 1967, 1989, pp.24-25

57 Georges Bernanos, Nous autres Français, Paris, 1939, p.165

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j’avais pris pour le représentant de Dieu…désormais il m’eût paru aussi odieux de m’agenouiller devant l’abbé Martin que devant « l’épouvantail à moineaux » »58. Elle prend alors ses distances avec l’Eglise mais ne bascule dans l’incroyance que bien des années après.

La crise mystique de l’adolescence évoquée par bien des auteurs peut rapprocher le mineur de l’institution ou l’en écarter. Certains restent dans l’Eglise, d’autres estiment impossible de s’arranger avec elle. Que ce soit à la lumière des écrits des romantiques ou de certains spiritualistes du XIXe siècle ou bien à travers un cheminement intime, la découverte d’une foi plus personnelle débouche sur des balancements qui éloignent progressivement des jeunes catholiques d’une religion autoritaire ou simplement encadrée. Le développement d’une psychologie de l’adolescent à partir de la fin du XIXe siècle associe facilement cette effervescence à « la crise d’opposition de l’adolescence ». En 1960, l’ecclésiastique P. Babin s’en prend à « ce culte de la sensation religieuse »59, à cette « religion naturelle »60 de nombre d’adolescents qui « n’éprouvent pas le besoin d’Eglise pour pratiquer cette religion »61. Il y a ces années de doute sur l’institution qui finissent par se fondre dans un processus plus définitif de perte de foi.

Pour conclure

En s’intéressant à la conversion des intellectuels au catholicisme en France entre 1885 et 1935, Frédéric Gugelot revient sur des hommes qui, pour la plupart, ont été élevés dans le catholicisme et qui ont perdu la foi en « moyenne autour de 17 ans, dans une échelle de 14 à 29 ans »62. L’historien observe que, comme la conversion, la perte de la foi est souvent un processus long. Certes, l’anticléricalisme croyant s'est souvent présenté comme une étape dans la sortie du religieux. Chez d'autres jeunes, c'est une crise passagère dans la relation à l'institution. Enfin, l'anticléricalisme croyant de l'enfant ou de l'adolescent a pu marquer une rupture définitive avec une religion instituée ou définir une révolte permanente dans ou aux marges de l'Eglise.

Dans les limites de cette étude, à travers les quelques trajectoires explorées et les indices relevés, le concept d’anticléricalisme croyant est susceptible de rendre compte des « balancements » dans un croire qui s’individualise et s’autonomise face à une institution qui, longtemps, attachée à sauver les âmes, ne peut concevoir ou admettre la liberté de pensée du sujet, encore moins s'il est mineur.

A la sortie de l'enfance, les signes d'un anticléricalisme croyant témoignent d'un esprit critique à l'égard d'une institution porteuse d'un catholicisme intégral ou, plus rarement, qui se compromet avec le siècle. Pendant la période étudiée, les manifestations relevées disent les difficultés nées d'une individualisation du croire pour l'enfant et l'adolescent dans une société qui désacralise l'institution.

L'Eglise, elle, stigmatise « cette terrible indocilité …qui est le grand mal de la jeunesse chrétienne »,

58 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, .Paris, 1958, cité par P.Babin, op.cit., p.99

59 Ibid., .97

60 Ibid.,p.113

61.Ibid

62 Frédéric Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935, Paris, 1998, p.119

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